Au bord des terrasses/32

Madame Alphonse Daudet ()
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 89-94).




PROMENADE



Pour Monsieur François Coppée.



Est-il rien plus charmant en province française
Que de s’en aller libre, et l’esprit à son aise,
Parcourir tout un jour les routes et chemins ?
C’est la fin de l’été, ce sont ses lendemains
Déclinant vers l’automne, où la terre encor sèche
Dégage ses parfums dans la brise plus fraîche ;
L’allure des chevaux s’active et s’en ressent ;
Et sur le terrain net, qui monte et qui descend.
Leur pas soulève à peine un flocon de poussière.
Nous sommes dans la plaine, et là-bas la rivière

S’étend comme un miroir pour le ciel transparent.
Ses îles en bouquets rompent son flot errant,
Nulle barque n’y passe, encor moins de fumée :
C’est la Loire inutile en ses bords enfermée.

Les prés sont moissonnés, mais la vigne rougit.
La route, devant nous, s’étend et s’élargit
Jusqu’à nous étourdir d’un vertige d’espace ;
Alors chaque détail nous charme et nous délasse.
La clôture où le temps, brisant les menus bois,
Laisse passer des fleurs, à la mode autrefois :
Vieux dahlias, phlox de neige et ces plantes grimpantes
Qui rampent en mettant des tiges sur les pentes.
Un volet détaché de quelque vieux manoir
S’ajuste à la chaumière, et l’on y peut revoir
Le dessin régulier datant de Louis Seize ;
Ici la tour résiste, et là-bas le toit pèse ;
Deux pavillons anciens, dans les lierres perdus.
Gardaient le parc absent et l’aire confondus,
Une vache pâture où le mur fait la brèche,
Plus loin un paysan, accoudé sur sa bêche,
Figure un frontispice aux rustiques travaux ;

On traverse un village. Au bord de ses caveaux
S’érigent des maisons, des toits, des cheminées
Arrivant jusqu’au sol fleuri de graminées ;
L’église y tient par une voûte, et le clocher
Est du même granit bleui que le rocher.
Un rideau s’est levé, juste à notre passage,
Une coiffe en l’écart apparaît blanche et sage,
Et tenant du village, encor plus du couvent,
Se dérobe, et reprend sa place sous l’auvent.
Que d’enfants ! presque autant que d’oiseaux sur la route
Qu’ils traversent avec de grands cris de déroute,
Comme font, au déclin du jour, les martinets !

Des arbres maintenant surgissent des guérets ;
Chênes et châtaigniers éventrés par l’orage
Centenaires et dont l’écorce indique l’âge ;
Puis nous entrons dans les grands bois profonds et sourds
Et roulons sur la mousse étalée en velours…
Bourdonnements nombreux dans l’ombre et le silence,
En flot aérien qui tombe et recommence,

Dans la vaste forêt, mère des continents !
Elle couvrait tous les pays environnants
Et le long des moissons comme au bord des clairières,
On voit des genêts d’or mêlés à des bruyères.

Mais l’allée aux chevreuils s’écarte en s’abaissant.
L’horizon apparaît alors, éblouissant,
Aux plans superposés, variant l’atmosphère
Du bleu pâle du fleuve à la vive lumière.
Les coteaux ont le voile en brume des lointains.
Un château s’y devine aux contours incertains,
Perdu dans le feuillage ; un autre, en sa clôture.
Laisse voir des frontons de vieille architecture,
Des tourelles sortant des jasmins enlacés :
C’est un domaine au nom de grands exploits passés ;
Une bataille fut célèbre à cette place.
Puis une favorite, abusant de sa grâce,
Y fit dresser le pont-levis devant un roi.
Les temps sont apaisés, nivelés, sans émoi.
Du haut du colombier un oiseau nous regarde.
Et, tirant sur sa laisse, un chien seul fait la garde.

Nous descendons vers l’eau, fatigués des hauteurs.
C’est l’écluse, un moulin, les fléaux des batteurs
Retentissent égaux dans le noir de la grange.
Au retour nous suivrons le fleuve, il luit et change
À tous les chatoiements du ciel capricieux ;
C’est un enchantement varié pour les yeux :
Gouffres verts recélant le triton, la sirène ;
Archipels que le flot en glissant ride à peine ;
La brise du couchant frappe aux vitres du bord.
Puis tout s’apaise, ainsi qu’en un vaste décor
Où l’on aurait baissé les splendeurs de la rampe !
Les passants, les maisons dans une vieille estampe,
Sont découpés avec leurs aspects du passé
Dont le contour saillant est bientôt effacé.

Le silence assoupit la campagne déserte,
On ne sait si le fleuve est bleu, la plaine verte ;
L’eau qui coule nous fait penser au temps qui fuit.
Qu’est-ce qu’un siècle, alors qu’on voit tomber la nuit ?
Tout se transpose au vague ébloui de notre âme ;

Nous avons en un jour, parmi l’ombre et la flamme,
Fait beaucoup de chemin dans l’espace et le temps,
Où les routes changeaient ainsi que les instants.
De l’antique ruine aux champs infatigables,
Des toits majestueux au chaume des étables,
Si bien que nous sentons le choc mystérieux
De notre vie actuelle, au passé des aïeux.
Et notre front en reste étonné sous nos voiles
Pendant l’ascension des premières étoiles !


Pray, 1905.