Au bord des terrasses/31

Madame Alphonse Daudet ()
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 87-88).




SOUVENIR




Un dimanche matin de ma dixième année,
C’est l’été ; la charmille est de ses fleurs ornée,
Au faîte des tilleuls, c’est le bourdonnement
Annonçant la chaleur et son rayonnement.
Mon père tient un livre, et pour lui faire face,
Je marche à reculons, et sautille sur place !

Il lit des vers et me les fait dire après lui.
C’est Lamartine ou c’est Hugo dont le nom luit

Au delà de l’exil, comme un astre qui brase
Et domine la mer, dans la gloire et l’emphase ;
C’est Vigny qui médite, ou c’est Valmore en pleurs.
J’écoute, en admirant les sons et les couleurs ;
Le rythme se confond aux rumeurs des abeilles
Qui, sans les voir, mettent leur chant à mes oreilles,
Les rythmes et les mots dans la sonore voix,
Plus grave maintenant, venant de l’autrefois
Au parfum des tilleuls, mêlés dans l’air mouvant
Se jouaient au-dessus des arbres, dans le vent.

Je connus la nature alors en poésie,
Dans ce parc, à cette heure, en la saison choisie ;
Si bien qu’au souvenir, je ne sais plus vraiment
Ce qui dut m’émouvoir le plus profondément
De l’été renaissant sous l’antique charmille,
Ou du père penché vers sa petite fille,
Ou du verbe enchanteur dont j’ignorais l’essor,
Flèche au profond azur, astre errant, oiseau d’or !