Au bord des terrasses/33

Madame Alphonse Daudet ()
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 95-98).




REMORQUEURS




Ces longs trains de bateaux qui passent sur la Seine,
Dans les mugissements hâtifs de la sirène,
Je les connais depuis longtemps ; je sais qu’ils vont
De Rouen à Corbeil, et d’aval en amont ;
J’ai vu souvent, derrière un rideau de verdure,
Leur longue file et le reflet de leur peinture ;
Et j’ai pu regarder, sur leurs ponts ambulants,
Les femmes qui cousaient, ou les jeux des enfants,
Ou la ligne qui pend en un fil blanc et mince,
Tout auprès de leur nom pris à quelque province.

Ils ne connaissent rien de ce Paris si beau,
Que ses reflets tombant de toutes parts dans l’eau,
Les toits du Louvre et ceux de la Conciergerie,
Les quais des Augustins, de la Mégisserie,
Les tours de Notre-Dame ombrant le Petit-Pont.
Ils arrivent ainsi vers Bercy, Charenton,
Puis dans l’écartement des berges abaissées,
Il tombe plus de ciel aux zones renversées,
Villeneuve, Vigneux glissent sur les remblais.
Pays de mon enfance, ô rives que j’aimais,
Peut-être verrait-on encor près d’une grille,
Cette enfant que j’étais, cette petite fille
Si sensible au nuage, à la pluie en réseau,
Qui s’attardait au cri voletant de l’oiseau,
Et dont l’esprit, mûri d’un peu de solitude,
S’activait en silence, et rêvait sur l’étude.

Des ponts, l’ardoise en fleur de quelque pavillon,
La vigne en échalas, et l’avoine en sillon ;
Puis voici Champrosay, ses jardins, ses terrasses,

Ses bateaux prisonniers lorsque les eaux sont basses,
Et la porte du parc, et l’allée au tournant
Borné de prés, et qui va rejoindre un vieux banc.

Les grands trains annoncés par la longue sirène
Réveillent les échos des bois et de la plaine.
Ils verront tout ce que je ne veux plus revoir,
Ils entendront aussi l’écluse et le battoir,
Et le cri sautillant de la bergeronnette
Dans les roseaux du bord, que le fleuve reflète.

Qu’ils passent… J’ai connu le rêve qui les suit.
Le sillage sans fin qui s’écarte, et conduit
La vague et la pensée aux rives incertaines ;
Projets, illusions, ont escorté ces chaînes
Remontant les chalands, aux cris des mariniers.
Oserais-je encor dire en voyant les derniers :
« Attendez, je reviens ; je mets à votre suite,
Tout ce que j’attendais de l’heure avant sa fuite,
Que le balancement de votre train nombreux
Berce le souvenir sombré des jours heureux… »


Mais au delà du pont allégé de cordages,
Ils vont… Ils reviendront en leurs fréquents voyages.
À leur remorque moi, je ne confierai plus
Les espoirs submergés et les vœux superflus !