Au bord des terrasses/12

Madame Alphonse Daudet ()
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 35-38).




ÂME SIMPLE




La pauvre paysanne, en place dans Paris,
Est entrée à l’église à l’heure de l’office,
Raconter son exil avec son sacrifice
Et cet étrange mal qu’on dit mal du pays,
Qui nous étreint le cœur comme dans un cilice ;

Son costume surprend : à cinq rangs de velours,
Le corsage croisé sous le fichu de bure,
La coiffe aux ailerons de fine dentelure,
Et le tablier vert sur la robe aux plis lourds ;
Elle vient de Bretagne et de la côte dure !


Sans chaise ni prie-Dieu les bras tendus et droits,
Vers son Sauveur qui l’aime à cause de sa peine,
Tour à tour enviant Marie ou Madeleine,
Elle fait sans fléchir son long chemin de croix,
Les genoux ramassés sous sa jupe de laine.

Mais que l’église est grande en ce pieux parcours,
Et que l’autel est loin pour sa brève prière !
Qui l’entendra, montant aux colonnes de pierre ?
Si Dieu ne la reçoit, d’où viendra le secours
À l’angoisse qui tient son âme tout entière ?

La haute nef a trop de cierges allumés,
L’orgue est comme un tonnerre ; et la Vierge Marie
Comme une reine a des colliers de pierrerie ;
Son bel enfant, un globe entre ses bras fermés,
N’est plus l’Enfant-Jésus que l’on aime et qu’on prie !

Elle revoit alors son modeste clocher :
Sur le seuil qui s’affaisse, une marche branlante.
Les fonts sont au revers de la porte battante.
Avec la corde, où le sonneur doit s’accrocher,
Pour les glas et les angélus à nuit tombante !


Voici les bancs de chêne où traînent les missels,
Car chacun tient toujours même place à l’église ;
Et la chaire à prêcher, à la tournante frise
Faite de fleurs, d’oiseaux, d’arbres essentiels,
Où des anges volants s’entrevoient par surprise ;

Le cimetière aussi : c’est par là que l’on vient,
En côtoyant ses morts, à Dieu qui vous appelle ;
Les croix font le sentier de la vieille chapelle,
Les tombes, les bouquets ; on pleure, on se souvient…
Et l’heure de la Messe en est plus solennelle !

La lumière du jour entre par le vitrail,
Que frôle le dessin d’une vigne enlacée,
Et cette même vigne en dentelle est tracée
Sur la nappe d’autel ; le plus petit détail
Émeut la pauvre femme et trouble sa pensée.

Le soir, au fond du chœur, la lampe qui brûlait,
Terne, devient plus vive et paraît une étoile.
Protégeant le petit navire avec sa toile,
Suspendu dans l’espace et comme s’il allait
Partir dans l’infini que la foi nous dévoile.


Qu’il faisait doux prier dans l’ombre qui noircit,
Où sont les revenants du souvenir fidèle !
Sa mère, tout enfant on priait auprès d’elle ;
Son père, du naufrage on lui fit le récit ;
Et celui qui l’aimait et qui la trouvait belle !

Mais tous ces pauvres gens ne viennent plus hanter,
Dans Paris trop bruyant, la route longue à suivre,
Et si, pour l’éprouver, Dieu la condamne à vivre,
Ainsi que son Sauveur, il lui faudra porter,
Toute seule, sa croix, au ciel qui nous délivre !


Paris, 1904.