Au bord des terrasses/13

Madame Alphonse Daudet ()
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 39-40).




MIRAGES




Au cours de quelque marche, et dans la traversée
De la foule, et parmi des milliers d’inconnus,
Il s’évoque souvent, au fond de ma pensée,
Des traits familiers et du lointain venus.

Et c’est d’entre les morts que cette ressemblance,
En mirage trompeur, poursuit mon souvenir.
Non parmi les plus chers que je sais retenir,
Dans une inséparable et muette présence.


Mais ceux-là dont la vie a peuplé le chemin,
Rencontres d’une fête, ou de moindre aperçue
Dont j’ai connu le nom, dont j’ai serré la main.
Triomphants, ou portant quelque mine déçue,

Regardés à l’instant qu’ils dominaient le flot,
Puis retombés dans le naufrage et la tempête,
Ressurgissent portés au hasard d’un îlot,
Dans ces courants humains dont une rue est faite.

Et je dois réfléchir alors qu’ils sont allés
Trop loin pour nos regards limités à la vie,
Que je ne puis les voir, heureux ou consolés,
Qu’une forme jamais aux tombes n’est ravie.

Pourtant quelque reflet, venu des cieux cachés,
Des soleils disparus, des étoiles absentes,
Ne peut-il subsister des morts, vite arrachés
À l’ombre immense où s’élaborent leurs attentes ?