Au seuil du siècleÉditions du Capitole (p. 223-231).

BIENFAITEURS

Il y a de nos jours un auteur comique, presque un auteur de bouffonneries, que des admirateurs enthousiastes ne sont pas éloignés d’égaler à Molière lui-même. Des louanges immodérées auront peut-être fini par nuire à la réputation de M. Georges Courteline et par écraser son œuvre — qui n’est guère qu’une œuvrette — et son talent, qui est pourtant certain. Tout le lyrisme de M. Catulle Mendès ne nous fera pas prendre Boubouroche pour le Misanthrope et M. Courteline, qui a de la finesse, ne s’enorgueillit certainement pas à songer que ses Fourberies de Scapin c’est la charge de Théodore cherche des allumettes.

Tout cela ne l’empêche pas d’avoir désormais un trait commun avec les plus grands écrivains. On cite souvent le cas de Balzac dont l’œuvre a marqué ses contemporains d’une empreinte si forte que certains des personnages formés par la puissance de son génie ont un beau jour paru, en chair et en os, dans la société française. On vit ainsi des Rastignac, des Rubempré, des Nucingen. De même, avec la vogue d’Alexandre Dumas fils naquit une postérité à Ryons et à Olivier de Jalin. Voilà le genre de gloire assez rare, et envié avec raison par les romanciers et par les dramaturges, qu’il faut reconnaître aujourd’hui à M. Georges Courteline.

Peut-être n’êtes-vous pas très familier avec son théâtre. Vous avez néanmoins dû entendre parler du héros symbolique de ses plus célèbres saynètes. Ce héros a le nom, le physique et l’intelligence du bourgeois moyen. Il est doué, à ce titre, d’un bon sens aigu et d’une intarissable faculté de raisonner. En outre, intraitable sur ses droits, il entend ne les jamais laisser léser. Voilà, en gros, le personnage que M. Courteline a situé dans la vie de tous les jours, aux prises avec les tracas auxquels nous sommes continuellement exposés : chinoiseries bureaucratiques, embûches légales, complications administratives. Fort de son droit, armé de son esprit ingénieux et un peu chicanier, et de sa langue rapide, le héros de M. Courteline brave les bureaux et prouve l’absurdité des règlements et des lois. Il confond le propriétaire, l’huissier, le juge de paix et l’employé de la poste. Il gagne, contre toutes ces forces alliées, de dures victoires. Mais même s’il tombe sur un tribunal inique et qui le condamne avec tous les dépens, il estime encore n’avoir perdu ni son temps ni sa peine en préparant, par sa persévérance, ses libertés et ses commodités futures.

Ce personnage qui paraît avec succès depuis quelques années, dans des situations nouvelles et toujours amusantes, sur diverses scènes de Paris, est vite devenu populaire. Il l’est au point d’avoir créé assez vite des imitateurs. C’est en cela que M. Courteline se hausse à la taille de Balzac et de Dumas fils.

Et peut-être, en ce sens, les dépasse-t-il. Les succédanés de Rastignac et de Ryons ne devaient guère être que d’insupportables paradeurs. Les imitateurs que font les héros de M. Georges Courteline serviront, au contraire, et peut-être avec efficacité, le bien général.

On a assez reproché au Français, et l’on avait raison, cette contradiction essentielle de son caractère par laquelle, impatient de toute autorité, et prompt à s’enflammer pour la vaine liberté politique, il n’offre, au contraire, que douceur, humilité, il faut presque dire empressement à la rogue tyrannie des bureaux ; les bureaux en ont profité pour se rendre encore plus désagréables à un public trop accommodant. Et comme il est naturel, ce sont les moins élevés dans la hiérarchie bureaucratique qui se sont empressés de se rendre odieux. Chacun sait par expérience quel personnage est le modeste employé des postes et avec quelle attitude il convient de l’aborder si l’on veut obtenir de lui des menus services pour lesquels, nous autres, contribuables, l’appointons de nos deniers. Récemment, un citoyen impatienté des lenteurs d’un télégraphiste et qui lui avait adressé une épithète en somme assez douce, se vit condamner en simple police pour outrage à un fonctionnaire. C’est ce qu’il est permis d’appeler un comble. Le bureaucrate, payé par nous, et en outre, quatre fois sur cinq, chargé de recueillir dans nos bourses l’impôt, sous une forme ou sous une autre, est protégé par une sorte de loi de lèse-majesté. Jusqu’où notre complaisance ne fera-t-elle pas croître l’audace des successeurs que la démocratie a donnés aux « dîmeux » et aux « gabelous ».

Cette « satrapie de roture », comme disait d’Argenson d’un mot énergique au XVIIIe siècle, a singulièrement augmenté avec l’agencement de la société contemporaine. Je ne veux pas parler seulement des scribes officiels dont le nombre a enflé, par le jeu naturel des institutions démocratiques, dans la proportion que l’on sait. Il y a mieux. Certains services, certaines exploitations, destinés à la commodité du public, sont devenus, en raison de leur organisation compliquée, à peu près pareils à des administrations d’État. Leurs employés empruntent aussitôt l’arrogance propre à tout ce qui participe de l’administration. Il en résulte cette situation peu banale et au fond assez comique, que nous trouvons des fonctionnaires, c’est-à-dire des maîtres, là où nous devrions avoir affaire à des serviteurs. On pourra défendre un autre jour, et d’un autre point de vue, les diverses sociétés de transport, les Compagnies gazières ou autres. Mais reconnaissons que leurs employés sont franchement insupportables. Encore, par un reste de pudeur, les directeurs enjoignent-ils à leurs subordonnés de témoigner au public de la complaisance et des égards. Le jour où, par les progrès de la démocratie, la socialisation de tous les services sera chose faite et où nous n’aurons plus que des conducteurs d’État, des cochers d’État, des électriciens d’État, l’existence sera drôle !

Le génie de M. Courteline est d’avoir fait sentir tout cela à nos contemporains et de leur avoir montré, tout en les faisant rire, à quelle servitude les menait leur complaisance aux fantaisies des bureaucrates et quelle dose de courage et de bon sens il fallait à l’honnête homme du XXe siècle pour secouer un joug ridicule et conquérir de menues libertés. Son héros a fini par trouver d’énergiques imitateurs. Je lisais récemment à la rubrique des tribunaux qu’un M. Adenis venait de gagner, en appel, un procès par lui intenté à une Compagnie parisienne de tramways dans les conditions suivantes.

Le cahier des charges de cette compagnie l’oblige à mettre à la disposition des voyageurs un certain nombre de places de seconde. M. Adenis, ayant constaté que ce nombre n’était pas atteint, monta dans les premières et refusa de payer le supplément de prix qu’on exigeait de lui. Contravention, procès, — pour dix centimes. Condamné devant le juge de paix, M. Adenis eut l’héroïsme de venir en appel où, après avoir lui-même plaidé sa cause, tout comme le contrevenant à l’homérique Article 330 qui eut tant de succès au moment de l’Exposition dernière, il eut la satisfaction de s’entendre donner raison.

Supputez le temps et l’argent que M. Adenis a perdus à faire triompher cette petite question de principe. Il aurait eu du bénéfice à prendre tous les jours des premières dans son tramway. C’est donc pour le seul avantage du public qu’il a travaillé et travaillé avec désintéressement, car on gagne parfois à moins de frais un siège de député.

Honneur à ce bienfaiteur courageux. Honneur aussi à Georges Courteline qui l’a préfiguré. La littérature a de ces surprises. C’est pourquoi les gouvernements doivent toujours trembler devant elle. La démocratie peut avoir à son tour son Mariage de Figaro

15 juin 1903.