Au seuil du siècleÉditions du Capitole (p. 211-220).

LE ROMAN D’UNE FRANÇAISE

L’histoire d’une petite fille racontée par une femme qui a vécu toute une partie de notre histoire, qui a vu défiler les hommes, changer les idées, — jusqu’aux siennes — cet album, cette planche d’anatomie fleurie comme un poème, c’est le Roman de mon enfance et de ma jeunesse, de Mme Juliette Adam.

Mme Adam, qui devait apporter à la politique la passion et la générosité d’un cœur féminin, mais aussi une fermeté d’âme et une constance que beaucoup d’hommes pourraient lui envier, eut cette fortune (appelez-la heureuse ou funeste) d’entendre à son foyer toutes les opinions possibles. Une grand’mère royaliste, un grand-père bonapartiste, un père jacobin renouvelaient devant cette petite fille précoce, qui parvint à l’âge de raison dans « l’année climatérique » de 1848, les débats qui déchiraient la France entière. Mme Adam, dans ses souvenirs, nous fait un délicieux tableau de cette originale famille fixée sur le vieux sol historique où finit l’Ile-de-France et où commence la Picardie. Cette peinture d’ailleurs absolument vraie, — il y a des accents qui ne trompent pas — d’une famille bourgeoise de province au milieu du dix-neuvième siècle est d’une exquise originalité. Que de braves gens ! Lettrés, passionnés d’idées, au tour d’esprit romanesque et, en dépit de leur condition, ne concevant pas du tout bourgeoisement l’existence, ils nous intéressent pourtant moins que l’enfant sensible, intelligente et d’une nature si parfaitement délicate que chacun d’eux tâchait de former à son image et sur l’esprit de laquelle chacun prétendait l’emporter d’influence.

Mme Adam nous raconte que Juliette Lambert qui ne prit jamais au sérieux les rodomontades napoléoniennes de son grand-père (de qui les états de service se comptaient aux ambulances, car il avait été médecin), fut d’abord plus docile aux enseignements de sa grand’mère. Bourgeoise fière de son rang, celle-ci apprenait à la fillette la monarchie de Louis XI « le père des Communes », de Louis XIII « qui avait fendu en deux les tours féodales », et enfin de Louis-Philippe qui avait élevé à sa plus haute splendeur le Tiers Etat. Les semences ainsi jetées par cette digne bourgeoise de Picardie ne devaient pas être à tout jamais perdues, encore qu’elles aient été par la suite si violemment contrariées.

La bonne dame royaliste ne s’adressait chez sa petite-fille qu’à un sentiment, l’orgueil de son rang. Si fort qu’il fût, il ne tint pas contre les tempêtes que leva dans son jeune cœur l’ardent jacobinisme de son père. M. Paul Bourget a donné dans un passage de l’Étape une définitive analyse de la « poésie de la Révolution » ; les souvenirs de Mme Adam s’accordent tout à fait avec ces hautes vues de psychologie critique. Ce sont d’inestimables pages que celles où elle a noté les progrès que faisait dans l’esprit d’une romanesque fillette l’idéalisme verbal de son père, — d’ailleurs professeur de son métier, comme le Monneron de M. Paul Bourget, qui est décidément un « type ». Mais voici comment elle juge aujourd’hui et les erreurs que lui inculqua ce père et la sorte d’ascendant qu’il réussit, malgré des efforts contraires, à prendre sur elle :

« Il est facile d’expliquer la séduction de théories aussi naïves sur l’esprit d’un enfant. De tels mots résonnaient bien à l’oreille. Mon père était le type de ceux qu’on a appelés plus tard les vieilles barbes de 1848. Idéaliste, sans aucune notion des possibilités du réel, mon père croyait que ses conceptions politiques étaient des vérités absolues. Aussi sentimental et aussi romanesque que ma grand’mère, il nourrissait pour la vie publique des illusions semblables à celles qu’elle nourrissait pour la vie individuelle.

« Cependant quelques-unes de ces conceptions m’apparurent peu à peu à moi enfant comme sublimes.

« Mon père mêlait la nature à tout ce qu’il me prêchait, car il me prêchait ! La doctrine du Christ, qui avait donné au monde les formules de liberté, d’égalité et de fraternité, se mêlait en son esprit à un paganisme exubérant, poétique, et cet amalgame fournissait à ses discours de pompeux arguments sur la charité, sur les lois du sacrifice social, sur la divinisation de l’héroïsme humain. Mon imagination de fillette, initiée déjà aux recherches de ce que ma grand’mère appelait les « choses supérieures », éblouie, se laissait peu à peu séduire. »

Mme Adam confesse que durant trente-cinq ans elle resta sous l’empire des idées de son père. Trente-cinq ans, cela mène aux environs de 1885. C’est à cette date que l’amie de Gambetta et de tous les républicains d’alors commença de comprendre ses illusions. Qui avait pu déterminer une conversion aussi imprévue ?

Parmi les rêveries que lui avait communiquées son père, il en était une que l’esprit droit et bien fait de la jeune fille avait tout de suite transformée en idée positive : l’amour de la patrie. Le jacobin Lambert, comme tous les démocrates du temps, était d’un patriotisme farouche et intransigeant. Il s’exaltait, bien sûr, du systématisme idéaliste qui nous a valu l’unité italienne et l’unité allemande et qui faisait consister la grandeur du pays dans son « rayonnement moral ». C’est ce patriotisme qui demande que la France désarme pour donner au monde un grand exemple et qu’elle ouvre ses frontières pour inaugurer la fraternité des peuples.

Mme Juliette Adam ne l’entendit pas de la sorte : elle avait un fonds sensé et réaliste, bien que ses « Nuées » y aient résisté longtemps. La défaite de 1870 la meurtrit comme tous ceux de sa génération, mais devait laisser en elle une autre blessure dont elle ne comprit pas d’abord la nature : le coup de l’année terrible avait atteint en même temps ses idées les plus chères, celles qui s’étaient mêlées à la vie de son esprit et de son cœur.

Elle ne s’en rendit pas compte tout de suite. Animée par l’espoir de la revanche, elle se figura que le parti républicain, énergique en paroles, et intraitable en proclamations, ne songeait qu’à la restitution des provinces perdues. Il fallut à Mme Adam plusieurs années, les trahisons, les déceptions, l’enseignement des faits pour comprendre qu’elle devait renoncer à la Révolution ou à la France. Douloureux choix auquel longtemps elle ne put se résoudre. Il lui fallait, comme elle le dit par une formule digne d’être retenue, sortir d’un « état lyrique de la pensée ».

Mme Adam ne peut s’empêcher d’être frappée aujourd’hui, et tous ses lecteurs le seront avec elle, en constatant que les illusions démocratiques s’accordaient si bien aux aspirations sentimentales d’une pensionnaire et d’une première communiante. Regardant son enthousiasme d’enfant avec sang-froid (bien des hommes ne seraient pas capables d’en faire autant), elle écrit ces mots qui pourront faire réfléchir utilement beaucoup de grandes personnes :

« Dire qu’il entrait des idées pratiques, réalisables, dans les esprits des révolutionnaires de 1847, certes non, puisqu’une jeune personne de onze ans et demi comme moi pouvait être initiée à tous les projets de la Révolution, les comprendre, s’en enthousiasmer, en prêcher l’accomplissement. Ces projets avaient donc quelque chose d’enfantin. »

On ne peut pas mieux montrer, ni avec une simplicité plus pénétrante, la puérilité de l’illuminisme révolutionnaire. Voilà deux phrases auxquelles il faudrait faire une fortune : elles provoqueraient chez les Français intelligents de fécondes pensées.

Ayant découvert ses erreurs, Mme Adam s’applique à en détourner les autres : c’est bien la tâche qu’on devait attendre d’une âme aussi ardente et aussi généreuse. Le Roman de mon enfance et de ma jeunesse, avec ces nouvelles dispositions d’esprit, est devenu un des meilleurs livres, un des plus vivants et, comme on aime à dire aujourd’hui, des plus vécus, sur l’histoire des idées et des sensibilités en France au XIXe siècle.

23 juin 1902.