UN PÈRE ET UN FILS

Tout arrive : on vient d’inaugurer, à Paris, un buste attendu et mérité, celui d’un homme dont le nom, les œuvres et les traits mêmes sont presque populaires : Alphonse Daudet. Enfin, voilà une statue qui dira quelque chose au passant.

On n’a pas pu manquer de remarquer encore une autre anomalie : l’absence de toute participation officielle à la cérémonie inaugurale. À l’exception de M. de Selves qui a reçu le monument au nom de la Ville de Paris et qui n’a pas prononcé, il faut bien le dire, le discours le plus mauvais quoiqu’il parlât après des littérateurs de profession — on n’a point vu la moindre figure de ministre dans cette réunion littéraire.

Il est vrai que Barrès et Lemaître et Drumont, d’autres encore, anciens amis du romancier, étaient là, invités par la famille, et que les autorités se fussent choquées de leur présence. M. Léon Daudet, en veillant à ce que l’Académie ne vînt pas, par ses harangues et ses habits verts, infliger une sorte de nargue à la solide haine qu’avait pour elle l’auteur de l’Immortel, a également réussi à écarter des yeux de cet homme honnête et délicat la troupe des parlementaires et à épargner à sa mémoire les affronts de l’éloquence démocratique.

Quelques-uns penseront peut-être que ces soigneuses, ces farouches exclusions eussent semblé bien sévères à Alphonse Daudet lui-même. Ils rappelleront la bienveillance de ce fin visage, la douceur de ce regard myope et voilé qu’a reproduits le sculpteur. Ils jugeront que M. Léon Daudet a poussé un peu loin l’esprit de combat. Ils verront entre le père et le fils toute la distance qu’il y a de la raillerie à la polémique la plus brûlante, de l’ironie au pamphlet.

C’est ainsi qu’un jeune écrivain[1], dans un amusant et ingénieux recueil de pastiches et de petites scènes comiques dont les littérateurs et la littérature d’il y a cinq ans faisaient les frais, avait représenté Alphonse Daudet reprochant au bouillant auteur des Morticoles son accent mordant, ses verveuses attaques, son goût des violentes « personnalités ». Les mots de cette petite semonce supposée étaient drôles, certains même méchants. Je ne crois pas qu’ils fussent tous justes.

Il ne faut pas que le romancier idyllique, l’ami des humbles, des souffrants, des déshérités et des orphelins, le Dickens français comme on l’a appelé un peu niaisement parfois, fasse oublier le Daudet moqueur, qui avait de la griffe et de la dent. Ni le Nabab, ni Numa Roumestan ne révèlent beaucoup d’éloignement pour le roman à clef. Et l’épigraphe qu’a choisie un jour pour une de ses meilleures satires M. Léon Daudet : « Je tue ou je m’attache », conviendrait assez bien à la série des Tartarins dans un pays où l’on prétend que le ridicule est mortel.

Ne faut-il point se demander s’il n’y a pas dans cet esprit de moquerie, tourné chez le fils en vigueur et en âpreté, un phénomène capable d’intéresser les spécialistes de l’hérédité psychologique, dont la science est encore assez enfantine et tout à ses débuts ? M. Th. Ribot lui-même — de qui la gloire a beaucoup baissé depuis qu’il n’est plus cité dans les romans de M. Paul Bourget, occupé d’autres pensées et qui lui préfère maintenant M. Jules Soury et le Dr Grasset — M. Th. Ribot, dans son gros traité sur la question, n’a guère fait que recueillir et mettre bout à bout des observations. À son chapitre sur l’hérédité chez les écrivains, les savants et les artistes, le cas des Daudet ne fournirait pas une contribution négligeable.

Lorsque M. Léon Daudet, abandonnant la médecine, débuta dans la littérature, il semble qu’il ne pouvait guère affirmer davantage qu’il ne fit les traits qui le séparaient de son père. Ah ! certes, ce n’est ni des Amoureuses ni d’autres Lettres de mon moulin qui constituèrent ses premiers essais. Aux sourires, aux fleurs, à la lumière dont rêvait son père lorsqu’il débarqua dans Paris — on sait avec quelle grâce il a raconté ses souvenirs — M. Léon Daudet préféra l’horrible, l’hermétique, même l’extravagant. Il était méridional lui aussi mais comme un moine espagnol ou un magicien d’Afrique. À l’âge où son père inondait ses contes des beaux rayons d’un soleil provençal, il jetait sur les siens les clartés de l’« Astre noir ».

Mais presque aussitôt, abandonnant — s’il y revint encore ce fut par accident — le roman lyrique et néo-romantique qui lui parut vite suranné, M. Léon Daudet montra un véritable talent, qui est celui du satiriste. C’est ainsi que se sont transformés chez lui, dans sa nature musclée, chaude et sombre, les dons de malice et d’ironie que possédait son père. Dans les livres du fils, les silhouettes sont devenues de mordantes caricatures, les plaisanteries piquantes se transforment en coups de boutoir. Et toujours une certaine tendance à l’occulte et au mystère, une vision ordinaire des hommes et du monde chargée de cauchemars, aggravent l’amère impression qu’on emporte de ces lectures. Souvenez-vous des Morticoles.

Il y a là de fortes pages d’un franc comique à la façon de Rabelais si l’on veut ou peut-être plutôt de Swift. Les portraits de nos principaux médecins, la peinture de leurs procédés charlatanesques sont des charges vibrantes d’une sombre gaîté. Mais l’abondance et la terrible précision de certains détails, et le ton général du livre sont faits pour créer l’indignation. Don juvénalien que M. Léon Daudet possède au plus haut degré. C’est encore la sensation brûlante que laissaient les contes où, l’an dernier, il mettait en scène chaque dimanche à la Libre Parole M. Waldeck-Rousseau, ses acolytes et ses complices. M. Léon Daudet était parvenu à y mêler le terrible et le ridicule de façon à graver l’adversaire comme à l’eau-forte.

Tout cela est loin des fines et souples moqueries à travers lesquelles se jouent Tartarin, l’académie, Gambetta ou le comédien Delobelle. Tout cela en procède pourtant. Et personne, si ce n’est les victimes des Kamtchatka, des Morticoles ou du Pays des Parlementaires, ne pourra regretter que l’esprit d’Alphonse Daudet se soit durci en passant à son fils.

Et puis, il y a la bravoure. M. Léon Daudet eût pu faire un bon travailleur de lettres, réglé, rangé, compassé, prenant la suite des affaires de son père et exploitant, selon les procédés qu’il avait reçus de lui, un genre de roman, un « article » littéraire qui se vendait bien. Nous ne manquons pas de romanciers élégants et délicats. La satire veut un autre courage et M. Léon Daudet s’est révélé comme un grand satirique. On l’a dit parfois romantique par le tour de son esprit et ses modes favoris d’expression. Ne mettons pas le classique ni le romantique partout. Je ne sais pas si Rabelais était l’un ou l’autre.

L’heure n’est pas encore venue de dire les services qu’aura rendus la plume de M. Léon Daudet. On peut entrevoir déjà sa place et son rôle. Laissant aux uns le soin de donner des raisons, aux autres celui d’interpréter les faits, d’aiguiser et de diriger les esprits, il s’est chargé d’animer les imaginations et les sensibilités. Et tournant à cette fin les dons qu’il avait hérités de son père, il a combattu pour ses idées. Est-il défendu de croire qu’Alphonse Daudet eût été content ?

7 juin 1902.
  1. Ernest Lajeunesse, les Nuits, les Ennuis et les Âmes de nos plus notoires contemporains.