Au seuil du siècleÉditions du Capitole (p. 151-161).

PIERRE LOTI
ET LA NEURASTHÉNIE

Il y a des personnes dénuées d’idéal et qui considèrent que la seule chose importante ici-bas est de tuer le temps. C’est un art difficile et dans lequel je ne crois pas que M. Pierre Loti puisse être surpassé. Il convient d’admirer l’ingéniosité avec laquelle cet officier supérieur sait renouveler ses distractions. Au rebours de tant de blasés qui prétendent, sans rien connaître, que le monde est petit, il a cherché sur notre planète tous les motifs d’agréments, de nouveauté, de rêverie qu’elle peut offrir. Il a demandé des amusements au Japon et il en a trouvé en Océanie. Ce mélancolique s’est diverti à zigzaguer parmi les villes mortes et parmi les déserts, en Chine, au Maroc, en Terre-Sainte. Récemment, il inventait le pays basque et mettait à la mode le jeu de la pelote et le fronton Saint-James, comme autrefois les japoneries. La saison d’après le voyait aux Indes, non pas celles des paquebots et des uniformes kaki, mais « l’Inde sans les Anglais » comme il disait lui-même. Je présume que c’est en revenant de ce voyage-là — car, très abondant quand il s’agit de faire connaître ses impressions et ses sensations, M. Pierre Loti devient avare de détails quand il s’agit des circonstances de fait — qu’il a entrepris cette promenade en Perse dont il vient de publier le récit intitulé Vers Ispahan.

Que dire à propos de ce volume qu’on ne sache déjà sur la personne de l’auteur ? Car on se doute très bien que son livre nous parle infiniment moins de la Perse et des Persans que de Loti, de l’âme de Loti, du système nerveux de Loti, parmi les paysages et les hommes de ce monde nouveau. La plus forte originalité du livre, à notre sens, et ce qui le met un peu à part des autres, c’est qu’on en pourrait extraire une excellente méthode pour un traitement antineurasthénique.

Baudelaire se vantait de connaître l’art d’évoquer les minutes heureuses. Loti semble posséder l’inestimable science d’anéantir les heures mauvaises qui ne sont point les heures passées mais l’heure présente et surtout les heures futures. Les médecins soignent la neurasthénie par l’isolement et par un exercice modéré et régulier. Le dernier voyage de Loti ressemble beaucoup à ce traitement-là. Du golfe Persique à Ispahan à dos de cheval par petites journées, avec l’unique société d’un domestique français, les guides et l’escorte ne comptant guère : les nuits passées dans des villages inconnus, à peine civilisés, où les caravansérails ressemblent assez à des bergeries ; pas de nouvelles d’Europe, pas de lettres, à peine dans quelques rares cités un Européen avec qui l’on cause une heure ; on doit revenir guéri après quelques mois d’un régime aussi parfait.

Les nerveux, les trépidants pourront apprendre dans ce livre comment se soigne leur maladie. Vers Ispahan, ce n’est pas un guide en Perse, c’est un guide pour une cure sédative. Tout le monde n’a pas le moyen d’aller soigner ses nerfs sur les hauts plateaux iraniens. Cependant ceux que la vie parisienne, les passions ou les affaires ont affaiblis, ou mieux déséquilibrés, apprendront de Loti comment on se détache de tout ce qui paraît être de près l’intérêt essentiel de l’existence, comment on laisse passer le temps, loin du monde, sans ennui, comment on perd l’inquiétude et comment on recouvre la sérénité que les sages ont toujours tenue pour le premier des biens. Voilà comment on peut lire ce livre, voilà comme il peut être bienfaisant. Mais surtout qu’on y cherche bien les expériences d’un malade, et non pas les conseils d’un médecin.

À cela près — ainsi qu’il advient ordinairement de tous les livres de Loti — il ne demeure pas grand’chose dans l’esprit après la lecture de ce volume ; à peine la cendre et la fumée d’un « kalyan » éteint. D’une inconsistance, d’une indolence vraiment orientales, l’intelligence de Loti ne peut retenir un fait, ni à plus forte raison en grouper deux et en faire sortir une idée. À travers le déluge des innombrables impressions de ses sens, toutes minutieusement notées, c’est tout au juste si le lecteur, en fait de notions positives et pratiques, en emporte trois douzaines dont deux sont relatives à la façon de faire un voyage qui ne tentera jamais qu’un original, et la dernière seulement d’un intérêt un peu général, par exemple sur l’influence des Russes en Perse, sur la haine que l’Anglais inspire, sur la décadence de notre commerce et sur le prestige que conserve toujours et malgré tout dans ces lointaines régions la civilisation française. Encore tout cela tiendrait-il dans trois pages.

D’ailleurs on sent que Loti ne s’attache pas à ces affaires, qui sont pour le reste des humains prétextes d’agitations et causes de soucis : bon modèle en cela encore pour les neurasthéniques. On devine aussi que Loti, qui est loin d’être un ignorant et qui connaît les pays où il promène sa sensibilité avide, ne s’attache ni à la science ni aux livres. Pas d’efforts intellectuels : ainsi le veut la cure. Avec un manuel d’histoire et du penchant à la rêverie on suffit à tout. La visite de Loti à Persépolis, aux ruines grandioses des palais de Darius et de Xerxès le montre assez. Dans ces lieux fameux il n’apporte que ses lointains souvenirs de classe et ne s’embarrasse pas d’archéologie. Cependant il heurte du pied une poutre de cèdre à moitié calcinée et c’est un motif suffisant pour qu’il évoque avec abondance la folie incendiaire d’Alexandre et qu’il élève de longues lamentations sur l’inconstance de la fortune et la chute des empires : nous lisons cela qui vient d’être imprimé et publié, sous une couverture neuve ; et nous ne lisons plus les Ruines de Volney.

C’est sur les ruines précisément que s’accuse et que s’exagère la mélancolie que Pierre Loti promène et soigne sous tous les climats. Instable et inquiet, de même qu’il ne peut rester en paix dans son pays et dans sa maison, Loti se trouve mal à l’aise dans le siècle où il vit. Aux pays lointains où il distrait ses humeurs, il ne demande pas seulement des horizons nouveaux, mais le sentiment de vivre dans d’autres âges. M. Loti est ce qu’on pourrait définir le réactionnaire par neurasthénie.

M. Pierre Loti est de ceux qui n’aiment point la civilisation moderne et qui se figurent que les hommes d’autrefois vivaient d’une façon bien différente et étaient infiniment plus heureux que ceux d’aujourd’hui. Sur ce thème il faut citer son morceau capital témoin de son illusion : « Au caravansérail, ce matin, Badji-Abbas, le prévôt des marchands, averti par une lettre, s’est hâté de venir. Quelques notables l’accompagnaient, tous gens cérémonieux et de belles manières, en longue robe, grosses lunettes rondes, et très haut bonnet d’astrakan… Après beaucoup de compliments en langue turque, la conversation s’est engagée sur les difficultés du voyage : « Hélas ! m’ont-ils dit, un peu narquois, nous n’avons pas encore vos chemins de fer ! » Et, comme je les en félicitais j’ai vu à leur sourire combien nous étions du même avis, sur les bienfaits de cette invention… Des rideaux de peupliers et d’arbres fruitiers tout fleuris nous masquaient la ville, dont rien ne se devinait encore ; mais on apercevait des vergers, des foins, des blés, un coin de cette plaine heureuse de Chiraz qui communique à peine avec le reste du monde, et où la vie est demeurée telle qu’il y a mille ans. Des oiseaux sur toutes les branches chantaient la gaie chanson des nids. En bas, dans la cour où nos bêtes se reposaient, des muletiers, des garçons du peuple, l’air calme et sain, les joues dorées de grand air, fumaient nonchalamment au soleil, comme des gens qui ont le temps de vivre, ou bien jouaient aux boules et on entendait leurs éclats de rire. Et je comparais avec les abords noircis de nos grandes villes, nos gares, nos usines, nos coups de sifflet, et nos bruits de ferraille, nos ouvriers blêmes sous le poudrage de charbon avec des pauvres yeux de convoitise et de souffrance… »

Ainsi Pierre Loti s’imagine qu’il y a mille ans les oiseaux chantaient plus gaiement, que la vie était moins âpre, le soleil plus brillant, les femmes plus belles, et les loisirs plus nombreux. Triste illusion de décadent. Si M. Loti visitait plus souvent nos boulevards, il verrait à quelle foule d’hommes du temps présent il est permis de se promener en fumant avec nonchalance, et combien d’autres, sans pensée, comme de vrais arabes, restent assis des heures à la terrasse des cafés. Et lui-même, dans cette Chiraz magique, ville de repos et de parfait bonheur, n’a-t-il pas rencontré des artisans qui frappent le cuivre sans relâche dans les boutiques souterraines où ne pénètre jamais le jour ? Et n’est-ce pas l’équivalent de nos usines ?

Est-ce donc une nécessité que les hommes d’aujourd’hui ne puissent avoir sur le passé que deux opinions : ou celle, très enfantine, de Loti ; ou celle, très niaise, des gens qui croient dur comme fer que l’existence n’est tenable que depuis 1789 et que, avant cette aube, le monde était un enfer ? Ne peut-on se persuader que la vie, toujours pareille à elle-même, a toujours été dure mais a toujours donné aussi des douceurs et des satisfactions ? Il semble que cette idée de l’identité du sort humain dans tous les temps et sous tous les climats soit, autant qu’exacte, consolante, et qu’elle pourrait être utilement cultivée par tous les neurasthéniques. C’est à ce titre qu’on la recommande aux méditations de Pierre Loti et aussi de ses lecteurs.

27 août 1904.