UN HOMME D’AFFAIRES

En même temps qu’il travaille à l’édition de ses œuvres complètes, et en attendant le Fantôme — un roman qu’il vient d’achever — M. Paul Bourget publie un nouveau volume composé de quatre récits : Un homme d’affaires, Dualité, Un Réveillon, L’Outragé. C’est le premier qui donne au livre son titre général. Il est aussi le plus important. C’est une de ces « longues nouvelles » que M. Paul Bourget affectionne, à l’exemple de Balzac qui en a donné un modèle dans son admirable Honorine. Et l’on se souvient que dans l’Écran et les Drames de famille, M. Bourget avait déjà adopté ce genre où le conte s’élargit et peut se permettre de plus délicates études psychologiques, sans perdre toutefois ses qualités de dramatique concision.

Un homme d’affaires pourrait, comme une tragédie espagnole, porter en sous-titre : ou la vengeance perd son temps. Un proverbe dit que la vengeance est un plat qui se mange froid et un autre qu’il n’est vengeance que de vieil homme. Tel est bien le cas de Firmin Nortier, le directeur du Grand Comptoir. Fils de paysans beaucerons, il est maintenant de ceux qui règlent le cours de la Bourse. Ce parvenu, qui remue les millions, est un homme fort, un Maître.

Il a conquis de haute lutte sa situation financière comme son rang dans le monde. Et pourtant ce violent, cet orgueilleux, souffre depuis vingt ans la présence continue, dans sa maison et à sa table, d’un tiers qui est, à la connaissance de tous, l’amant de sa femme et le vrai père de sa fille. Personne ne peut concevoir l’extraordinaire patience de Nortier, qui n’est ni aveugle ni magnanime. Et les moins clairvoyants — sauf les coupables, endormis par une longue impunité — se demandent par quel drame se dénouera cette situation. Nortier, en effet, n’a pas oublié sa vengeance, pour l’avoir différée sous la crainte à la fois du scandale et d’un coup d’épée de l’amant, escrimeur redouté, et afin de ne pas perdre l’avantage du nom que sa femme lui a apporté en dot.

Sa vengeance, calculée comme un coup de Bourse, de longue main, Nortier la veut non seulement entière et raffinée, mais encore utile à ses intérêts. Ce parvenu n’a plus qu’un désir : faire partie d’un grand club pour que son nom soit sur les annuaires mondains, suivi du J tant envié. Il fera servir, à cette fin, la fille adultérine qui porte son nom en la contraignant à épouser le marquis de Longuillon, futur prince de Latour-Enguerrand. Ainsi par cette « combinaison » où revivent tous les instincts du paysan féroce et cupide, Nortier fait souffrir trois êtres qu’il a longtemps poursuivis de sa haine : le vrai père, la mère et l’enfant, qui tous trois désirent un autre mariage.

On verra dans ce livre comment ses calculs sont en partie déjoués et comment la jeune fille sacrifiée reçoit quelques consolations grâce à la pitié de Camille Favier, c’est, on se rappelle, la si tendre Duchesse bleue, d’abord complice de cette abominable machination. Mais ne distingue-t-on pas tout de suite, lorsque l’on connaît les tendances intellectuelles de M. Paul Bourget, les deux idées qui dominent ce dramatique récit ?

C’est d’abord l’idée naturaliste et scientifique de l’atavisme qu’il a souvent exprimée dans ses ouvrages précédents. Sous le vernis du financier qui joue les grands seigneurs, on retrouve vite le dur Beauceron, le terrien farouche, qui veut avoir son heure, qui est sûr de l’avoir et n’y renoncera pas.

L’autre idée, mystique celle-là, encore qu’on puisse sur bien des points la rapprocher de la précédente, est que, d’après une loi mystérieuse mais certaine, — ces mots sont de M. Paul Bourget, — l’innocence doit ici-bas payer pour le crime. « Quæ non rapui, tunc exsolvebam », dit un verset de l’Ecriture. J’ai rendu ce que je n’ai pas pris. Et nous avons déjà lu une autre nouvelle, l’Échéance, où M. Bourget montrait les effets de cette inexorable loi.

Mais il fut toujours incliné à se former de sombres imaginations sur les choses humaines. C’est un moraliste amer. Et je crois qu’il appellerait sur notre espèce les plus terribles châtiments s’il n’avait un sens exquis de la pitié.

C’est elle qui lui a inspiré la délicate nouvelle intitulée : Dualité. N’excuse-t-il pas Mme de Saint-Cygne — noblesse de haute fantaisie — d’aimer son fils et en même temps d’« aimer sa vie » dont elle a honte. C’est encore cette pitié par qui, dans l’Outragé, deux amis, qu’une femme a séparés, se réconcilient au delà de la tombe. Et c’est elle qui donne à M. Bourget les traits les plus touchants pour peindre une femme vieillissante et dont la beauté à son déclin s’est changée en grâce fragile.

C’est donc, dans ce petit recueil de contes, Paul Bourget tout entier que l’on retrouvera. Fidèle à lui-même comme à la tradition des romanciers français, il pratique toujours l’analyse psychologique. Mais de plus en plus il se fait historien des mœurs. Et là, à l’opposé de la plupart des modernes qui écrivent moins des romans que des pamphlets contre la société et des déclamations sentimentales, c’est une véritable enquête sur la France contemporaine que mène M. Paul Bourget : Disciple de Balzac et de Taine, héritier de leurs fermes idées et de leurs justes principes, il prend hautement son rang à côté d’eux, parmi les maîtres qui expriment le plus dignement le génie français. Un homme d’affaires est une pierre nouvelle apportée au bel édifice qui forme son œuvre de philosophe, de moraliste et d’artiste réfléchi.

5 décembre 1900.