LES VIEUX ATTENDRISSEMENTS
DE M. ANATOLE FRANCE

Dans ces entretiens que M. Jules Lemaître a eus, ces temps derniers, avec un de ses amis, n’avez-vous pas remarqué une phrase particulièrement malicieuse ? La voici : « Et dire que certains amis des persécuteurs actuels se fondaient jadis de tendresse sur Fiésole ou San Marco de Venise. Sont-ils donc devenus fous ? »

Par ce seul trait, M. Jules Lemaître a résumé tout un chapitre de l’histoire littéraire des quinze dernières années. Qu’est devenu le mysticisme esthétique qui fleurissait vers 1890 ? C’était le temps de l’Étui de nacre et du Puits de sainte Claire. Le goût préraphaélite de M. Anatole France ne faisait parler que des personnages simples et saints comme ceux de Giotto ou de fra Angelico, un peu grêles comme ceux de Masaccio, mieux en chair et d’une aisance plus humaine comme ceux de Filippo Lippi.

Que de madones ! Que de saintes Céciles ! Que de vierges consacrées au Seigneur ! Que de vénérables pontifes ! Sandro Boticelli, Ghirlandajo et Benozzo Gozzoli ensemble n’en ont point ranimé autant. Tandis qu’une partie de notre littérature se perdait dans les derniers excès du roman naturaliste, l’autre ne répandait que parfums d’onction et odeurs de sainteté.

Il faudrait peut-être rendre Renan responsable de cette vague religiosité esthétique, autant que Rosetti, John Everett Millais et tout the Preraphaelit brotherhood. On pourrait même soutenir que les poésies d’inspiration catholique de Verlaine autant que certains travaux, imités des érudits allemands, sur l’histoire de l’art, avaient contribué à former cette manie. Car c’était une manie véritable. Elle avait pénétré jusqu’à Rodolphe Salis, gentilhomme des cabarets de nuit, et envahi jusqu’au Chat Noir. Quelles arches de Noé, quels anges du désert, quels rois mages découpés en carton et mus à la façon des ombres chinoises édifièrent alors le public parisien ! M. Maurice Bouchor, qui rimait naïvement la légende de Tobie, est d’ailleurs, depuis, devenu moraliste et poète du Bloc et recommande la persécution tour à tour en prose benoîte et en vers puérils et suaves.

La petite phrase aiguë de M. Jules Lemaître évoquerait encore l’ex-abbé Charbonnel et ses essais sur la littérature mystique qui précédèrent si directement la littérature de l’églantine, de la Raison, d’Étienne Dolet et de la matraque. Ce serait aussi ce bon apôtre de Séailles qui ne trouvait pas Renan assez respectueux des convictions et des consciences et développait filandreusement et philanthropiquement ce point de vue sous l’égide d’un éditeur bien pensant, afin de préluder dignement à la présidence des meetings dreyfusards et socialistes…

J’ai repris quelques livres d’Anatole France. Voici ses vers. Le recueil en est rangé près de celui de Jules Lemaître où je trouve les Médaillons, les Petites Orientales et ces divins Risus rerum dont je connais bien les touches fines, spirituelles, de cru français. Le temps, les changements du goût n’ont rien altéré de ces figurines. Mais avec quelle impression relit-on les vers de M. France ? Gêne, ennui ?…

…l’Evêque, debout devant la vierge offerte,
Qui sut faire à son Dieu le plus cher des présents,
Montrant le ciel d’un doigt où luit la gemme verte,
Parle selon la paix de l’Eglise et des ans :

Mutans Evae nomen.

« Certes il est plus léger que les voiles d’Asie,
Ma sœur, le voile blanc de l’Épouse choisie.
Il brille mieux au doigt que le saphir, l’anneau
Qui destine la vierge aux noces de l’Agneau,
Plus que la soie et l’or, le drap du scapulaire
Réjouit l’œil auquel la chrétienne veut plaire…
« Et vous, prudentes sœurs dont l’essaim m’environne,
Abeilles que reçut la ruche d’Augustin,
Qui du lys virginal, de mélisse et de thym,
Sous le sceptre léger de la reine ouvrière,
Formez abondamment le miel de la prière,
Guidez la jeune abeille au tranquille vallon
Où fleurit en secret la rose de Saron,
Elle prendra le suc de la fleur bien-aimée
Et toujours sa cellule en sera parfumée. »

À ces parfums, à ces sucs, à ces roses, à ce miel et à cette mélisse, comme on ajouterait volontiers un peu de guimauve ! À côté de ces bêlements pseudo-raciniens, auprès de quoi les chœurs d’Esther sont virils, on lit encore des Madeleine, des Pia, des Danses des morts, dont le christianisme s’étale en vers forgés à l’instar de Leconte de Lisle. Si l’on fait une exception en faveur de Leuconoé, on abandonnera à peu près tout le restant de ces poésies languides et chartistes à des amateurs de potiches, de vieilles reliures et de missels et à ces jeunes gens riches qui font de la littérature dans un atelier meublé à l’hôtel Drouot. Yatagans, bonbonnières, fragments de vases antiques, gravures de la bonne époque, calices, tabernacles, ciboires et tomahawks : fuyons cette atmosphère de ridicule et d’ennui qu’on respire chez les collectionneurs…

J’ouvre le Jardin d’Épicure. Il est des gens pour qui ce fut le manuel de la sagesse. C’est bien exagéré. Pourtant on ne renoncerait pas de gaîté de cœur à tant de pensées justes et modérées sur la vie et sur les hommes. Le ton renaniste, le ton de l’érudit sceptique, qui fut ravissant à son heure, et qui fit rage à des tables académiques, agace quelquefois aujourd’hui. L’Entretien avec un fantôme sur les origines de l’alphabet sera sans doute bientôt dans tous les livres de lecture des collégiens. Ce n’est pas une recommandation, sans doute. Mais cela ne peut non plus suffire à faire dédaigner le Jardin d’Épicure.

Or, j’y ai trouvé ceci, sur les couvents de femmes, qui est dédié à M. Edmond Rod, genevois :

« …La vie religieuse fait peur à la nature et cependant elle a ses raisons d’être et de durer. Le peuple et les philosophes n’entrent pas toujours dans ces raisons. Elles sont profondes et touchent aux plus grands mystères de la nature humaine. Le cloître a été pris d’assaut et renversé. Ses ruines désertes se sont repeuplées. Certaines âmes y vont par une pente naturelle : ce sont des âmes claustrales. Parce qu’elles sont inhumaines et pacifiques, elles quittent le monde et descendent avec joie dans le silence et la paix… D’autres sont amenées au cloître par des raisons détournées. Elles ne prévoyaient pas le but. Innocentes blessées, une déception précoce, un deuil secret du cœur leur a gâté l’univers… Elles se cachent pour pleurer. Elles veulent qu’on les oublie, elles veulent oublier… Il en est d’autres enfin qu’attire au couvent le zèle du sacrifice et qui veulent se donner tout entières, dans un abandon plus grand encore que celui de l’amour. Celles-là, plus rares, sont les vraies épouses de Jésus-Christ… »

À partir de cet endroit, l’attendrissement de M. Anatole France prend des proportions extrêmes. Il a découvert sur les quais un livre de confession de sœur Anne, qui vers 1779 était soumise à la règle des Feuillantines. Un système ingénieux de petits papiers permettait à sœur Anne de noter rapidement et d’un seul coup d’ongle ses moindres péchés. Il n’en était que de véniels et les bandes destinées à marquer les fautes redoutables n’ont jamais été marquées. La voix de M. France se mouille quand il rapporte, d’après le vieux petit livre, que « Sœur Anne mangeait avec sensualité des racines cuites à l’eau ». Est-il également « touché jusqu’aux larmes » en lisant ce journal d’une religieuse chassée de son cloître que publie en ce moment le Figaro ? Mais il continue par ces paroles mesurées :

« Aujourd’hui (les religieuses) prennent le voile parce qu’il leur convient de le prendre. Elles le quitteraient s’il leur plaisait de le quitter et vous voyez qu’elles le gardent… Quant aux couvents, il faut bien que le monstre soit aimable puisqu’il ne dévore plus que des victimes volontaires. Le couvent a ses charmes. La chapelle, avec ses vases dorés et ses roses en papier, une Sainte Vierge peinte de couleurs naturelles et éclairée par une lumière pâle et mystérieuse comme le clair de lune, voilà les premières séductions du cloître ; elles l’emportent quelquefois sur celles du monde… »


Nous n’avons pas cité ces lignes pour la grossière malice de mettre M. Anatole France en contradiction avec lui-même. Ce n’est même pas pour laisser entendre qu’un certain penchant à la religiosité devait un jour mener M. France à la ferveur démocratique et au zèle dreyfusien. Non, c’est pour elle-même qu’il faut prendre cette page. Et que dites-vous de son accent bénisseur ?…

On a relu, on relira certainement encore le Lys rouge. Mais on en souhaiterait une petite édition expurgée. — Expurgée de quoi ? N’hésitons pas à le dire : de ce qui charmait jadis, de ce qu’il fallait goûter pour être délicat. Il faut s’avouer que les chapitres du séjour de Mme Martin-Bellême à Florence sont devenus insipides. Trop de visites, extatiques ou non, aux offices ; trop de Pieta ; trop de « Vierges siennoises aux longues mains » ; trop de miss Bell et trop de clochettes ; trop d’anges sur les fresques, trop de cierges devant les tabernacles. Jusqu’au manteau de Mme Martin qui devient « carmélite ».

Tout cela prend aujourd’hui le petit ton vieillot, tristement souriant, des conversations qui se tiennent chez les bonnes Mmes Marmet, veuves d’académiciens. Et l’on en conçoit un dégoût d’une singulière violence lorsqu’on se met à penser, comme l’a fait M. Jules Lemaître, que cela devait enfin engendrer des discours où est proclamée la nécessité de détruire le monachisme — toujours dans le style du Puits de sainte Claire

On garde encore beaucoup plus que de la curiosité pour M. France voltairien. Mais le France fade, attendri et benoît de jadis, nous préférons le savoir mort. L’attitude et l’accent dont il a donné l’exemple devront mettre en défiance désormais contre la religiosité esthétique. M. Anatole France a tant fait qu’on ne passerait plus aujourd’hui sans quelque écœurement devant la petite salle des primitifs italiens au Louvre.

17 octobre 1903.