LES DIEUX ONT SOIF

Après l’Ile des Pingouins, ce livre de parodie et de sarcasme, on était autorisé à penser que M. Anatole France, dans son « évolution », n’avait pas tout perdu, puisqu’il restait sceptique. Son nouveau livre nous soulage définitivement d’un doute : non, M. Anatole France a eu beau écrire une préface pour les discours de M. Combes, il n’est pas tombé dans la religion républicaine. On m’a raconté qu’il disait un jour joyeusement, voilà cinq ou six années de cela, à un candidat à l’Académie[1] qui lui faisait la visite de rigueur : « Eh bien, avouez-le : vous vous attendiez à trouver le bonhomme Raspail. » Le ciel soit loué : nous en sommes sûrs à présent, M. Anatole France n’est pas la même chose que le bonhomme Raspail ni que le petit père Combes.

Les Dieux ont soif, c’est un roman sur la Révolution. Ce n’est ni un roman contre-révolutionnaire, ni un roman anti-révolutionnaire. Mais, quand on l’a lu, on sait ce qui fait horreur à M. Anatole France dans la Révolution. Et ce qui lui fait horreur, c’est Jean-Jacques, ce sont les doctrines de Rousseau. Il est très beau et il est très bien que ce livre paraisse au moment même de la cérémonie du Panthéon, puisqu’il est employé tout entier à montrer la malfaisance essentielle de la croyance à la bonté naturelle de l’homme.

Évariste Gamelin, jeune peintre, ardent disciple de David, est un jacobin à principes. C’est un pur entre les purs. C’est un fanatique, c’est un monstre, c’est un imbécile. La citoyenne Élodie, qui lui accorde ses faveurs, lui fait croire qu’elle a été séduite par un aristocrate, alors qu’en vérité le séducteur de la belle était clerc d’huissier. Évariste, juré du tribunal révolutionnaire, fait condamner à mort sur le plus léger et le plus trompeur des indices, un ci-devant en qui il s’imagine reconnaître le corrupteur de l’innocence. Il donne à une pauvresse la moitié du pain que lui accorde la réquisition, l’autre moitié à sa vieille mère, mais il enverrait froidement tous les siens à la guillotine s’ils étaient soupçonnés d’incivisme. Cet Éliacin de la République une et indivisible verse le sang pour assurer le bonheur des hommes. Jamais un doute ne l’assiège. C’est un sinistre fanatique, pour qui les paroles de Robespierre sont révélation. Voici l’état de son âme après une séance aux Jacobins, où « l’incorruptible » a désigné les traîtres.

« Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction d’Orléans, et de méditer la ruine de la ville héroÏque qui avait délivré la France et qui délivrerait un jour l’univers. Maintenant, à la voix du sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures ; il concevait une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des grossières contingences, à l’abri des erreurs des sens, dans la région des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et pleines de confusion ; la complexité des faits est telle qu’on s’y perd. Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité : dans l’unité et l’indivisibilité était le salut ; dans le fédéralisme la damnation. Gamelin goûtait la joie profonde d’un croyant qui sait le mot qui sauve et le mot qui perd. Désormais, le Tribunal révolutionnaire, comme autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du crime verbal. Et, parce qu’il avait l’esprit religieux, Évariste recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme ; son cœur s’exaltait et se réjouissait à l’idée que désormais, pour discerner le crime et l’innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, ô trésors de la foi ! »

Il fallait citer cette page parce qu’elle donne le ton du livre. Vous connaissez les endroits où Voltaire se moque de Rousseau : la même ironie règne dans Les Dieux ont soif.

M. Anatole France a même son porte-parole, un épicurien, l’ex-traitant Brotteaux des Ilettes, qui, après avoir possédé de grandes richesses, joui de tous les plaisirs de la vie, subsiste avec peine dans un grenier, en fabriquant des pantins. Là, ce mécréant recueille, en dépit du péril, un barnabite, le P. Longuemare, avec lequel il engage de vives et brillantes controverses philosophiques, égales aux pages les plus célèbres de la Rôtisserie de la Reine Pédauque et de Jérôme Coignard. À ce couple bizarre se joint même un soir une malheureuse fille qui a poussé des cris séditieux : mécréant, moine et prostituée sont également coupables aux yeux des hommes vertueux et sensibles qui adorent l’Être suprême, et il va sans dire qu’ils seront tous les trois condamnés à mort par le tribunal révolutionnaire, guidé par les lumières de l’inflexible Gamelin. On peut penser ce qu’on voudra de l’idée qu’a eue M. Anatole France de réunir en un trio symbolique les trois victimes du génie révolutionnaire, qui sont d’après lui, la foi traditionnelle, l’agnosticisme et le plaisir de vivre. Mais la page où le P. Longuemare, Brotteaux et la jeune Athénaïs vont à l’échafaud, dans la même charrette, est tout à fait émouvante et belle et dans la ligne la plus pure du bel art de M. France.

Il importe d’ailleurs de ne pas se méprendre sur sa pensée. Lui-même a mis ses lecteurs en garde contre une interprétation inexacte de son livre. Il a soin de blâmer quelque part son cher Brotteaux qui avait « la faiblesse de croire que les révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres hommes, en quoi il tombait dans l’idéologie ». La sottise et la méchanceté des révolutionnaires venaient seulement, selon M. France et la raison, de ce qu’ils croyaient, avec Rousseau, qu’il fallait « suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère qui ne se trompe jamais ». Évariste Gamelin poussait, aux mânes de Jean-Jacques, des invocations de ce style : « Homme vertueux, inspire-moi, avec l’amour des hommes, l’ardeur de les régénérer. » Et, dans cette ardeur sainte, il envoyait, pêle-mêle, ses contemporains à la guillotine. Brotteaux, grand lecteur de Lucrèce, chez qui il puise l’aspiration au néant, pourrait prendre à son poète les vers que M. France ne cite pas, mais qui semblent être inscrits en filigrane à toutes les pages de son livre : Tantum relligio… Vous comprenez dès lors le sens du titre, dont l’image sibylline, d’ailleurs puissante et belle, est, paraît-il, empruntée à un discours de Camille Desmoulins. Les dieux de la Révolution avaient soif, soif de sang. Et c’est le principe religieux de la Révolution qui l’a rendue détestable et sanguinaire.

M. Anatole France, dans ce livre, qui est avant tout un livre d’irréligion, ne dit pas autre chose et le lui faire dire serait bien imprudent. Cela nous suffit et même nous enchante. Libre au lecteur, n’est-ce pas, de tirer toutes les conclusions qu’il voudra, dans le domaine philosophique et politique, de la répulsion qu’inspire à l’auteur des Dieux ont soif la mystique révolutionnaire.

Le livre lui-même procure à son lecteur plus d’un enchantement d’une autre sorte. M. Anatole France s’est plu à célébrer la grâce, l’esprit, les jeux, l’art et la fine volupté en face de l’obtuse vertu et de l’inhumaine doctrine d’Évariste Gamelin. Il a en même temps brossé à larges traits un beau tableau d’histoire. Je ne crois pas qu’il existât encore dans toute notre littérature un livre propre à donner une idée aussi nette de ce que furent Paris et la France durant la Terreur et de ce que fut la Terreur elle-même. L’ironie qui coule sur ces pages ne fait que les rendre plus fortes : c’est le procédé ordinaire de M. Anatole France, renouvelé de Renan et de ses drames philosophiques (on pense souvent, en le lisant, à l’Abbesse de Jouarre), et si ce procédé rend quelquefois son intention et sa pensée intime plus difficiles à déchiffrer, les sentiments et les opinions de ses personnages en tirent une netteté et même — qu’on me passe le mot pédant — une objectivité extraordinaire. Le réalisme, la vérité par l’ironie, c’est peut-être le secret de son art.

Tout le Paris de 1793 revit dans Les Dieux ont soif. Le 9 thermidor est raconté d’une façon puissante et tragique. Çà et là paraît toujours la lumineuse intelligence de M. Anatole France qui lui dicta tant d’heureuses formules de son « Histoire contemporaine ». Jamais, depuis Taine, esprit non prévenu n’avait aussi bien démonté le mécanisme de la Révolution, et je préfère même de beaucoup la psychologie du jacobin selon M. Anatole France à celle de Taine. Il a surtout, d’une formule admirable, précisé le mot illustre de cet orateur de la Restauration louant les terroristes d’avoir sauvé la France de l’invasion étrangère : « Sûrs de périr si la patrie périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et l’intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, leurs passions, leur conduite… » Quand je vous disais que Les Dieux ont soif, c’est une planche de l’histoire naturelle de la Révolution.

23 juin 1912.
  1. Le candidat était Maurice Barrès.