Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 181-197).



X

la fonte des glaces



C inq mois se sont écoulés depuis que le Caïman a laissé tomber son ancre dans la petite baie, et l’on chercherait vainement le gracieux navire dont la fine mâture supportait naguère de blanches voiles gonflées par la brise. Une partie s’en est allée en fumée, l’autre, transformée en radeau, attend sur une couche de glace, que le dégel lui permette de se lancer de nouveau sur la mer azurée, non plus, ainsi qu’autrefois, légèrement, mais lourdement, comme si ces pauvres planches devaient porter le poids des souffrances dont elles ont été les impassibles témoins.

Ce radeau avait quinze mètres de long, sur huit de large. Au centre, un mât se dressait supportant une voile carguée. Comme le temps n’avait pas manqué aux constructeurs, il avait été perfectionné autant que le permettaient les maigres ressources dont on disposait.

Au moment de faire naufrage, on assemble tant bien que mal tout ce qui tombe sous la main, car la vague mugissante guette sa proie, et l’on ne songe qu’à lui échapper. Mais Vernier, qui aspirait gagner une terre, avait conçu son radeau avec toute l’ingéniosité possible. L’avant, en forme de proue, devait fendre les flots, sinon avec rapidité, du moins assez aisément. Une tente dressée à l’arrière devait abriter les passagers contre le froid qui, en toute saison, sévit dans les régions arctiques.

En escomptant un vent favorable, quelques jours devaient suffire pour atteindre la terre des Esquimaux, la plus proche d’après les calculs du capitaine.

Pénétrons maintenant dans la case.

La machine à vapeur du Caïman, on se le rappelle, avait été transportée à terre, non seulement parce que la grande chaleur qui se dégageait de son foyer était indispensable à cette agglomération d’hommes, mais aussi pour se procurer l’électricité qui alimentait le réflecteur élevé en haut du mât dressé près de la case. Cette machine dort maintenant son lourd sommeil métallique, et, près de ses flancs noircis, un brasier pétille tristement.

Dans un coin de la case, un amas de bois semble avertir les infortunés qu’après lui tout sera fini.

Assis près du feu, Vernier, les coudes sur les genoux et le visage dans les mains, garde une immobilité de statue.

Il songe. À quoi ? À cette sombre nuit qui semble ne devoir point finir et dans les brumes de laquelle les montagnes de glace se dressent comme des fantômes barrant la route. De tant de compagnons, sept subsistent : le maître d’équipage, le comte, Valentin, Loriot et trois matelots, dont le timonier breton. Les autres sont morts, morts de faim, de froid, de douleur et de désespoir !

Les survivants de cette expédition sont assis, çà et là, semblables à des spectres, le regard vitreux et sans volonté. Ils n’ont pas même la suprême ressource de penser, ce qui leur permettrait d’oublier parfois leur horrible situation pour rêver d’un avenir meilleur. Ils sont là, inertes et sans force, ne sentant plus la douleur.



Tout à coup, une voix trouble le silence. C’est celle d’un matelot qui, souriant comme un enfant, chante doucement :

Mon père a fait bâtir maison,
Tontaine, tonton,
Par trente gabiers d’artimon.

Celui-là a cessé de souffrir : la folie a envahi son cerveau affaibli par les privations.

Longtemps sa voix monotone répète le même refrain ; puis elle s’éteint peu à peu, et le matelot se couche, toujours souriant, pour dormir son sommeil éternel, sans qu’en sa pensée égarée passe un regret ou un adieu pour l’épouse qui, bientôt, se voilera de deuil, ou pour les orphelins qui appelleront en vain leur père.

Soudain, Vernier tressaillit violemment. À travers les vitres des fenêtres passait un rayon blafard qui faisait pâlir la lampe accrochée à la toiture.

D’un bond il fut debout, vacillant mais le visage rayonnant.

— Le jour ! cria-t-il, c’est le jour !… Nos souffrances vont-elles enfin finir ?

Et comme ses compagnons le regardaient sans rien comprendre à cette exaltation, il leur dit en riant d’un rire nerveux :

— Quoi ! vous restez immobiles quand je vous annonce le salut !

— Le salut ? interrogea le comte d’une voix faible.

— Eh ! oui.. Cette lueur pâle, c’est la fin de l’hiver. Demain et les jours suivants elle grandira… Les glaces fondront, la mer sera libre !

À ces accents vibrants, chacun s’était soulevé et approché d’une fenêtre, hésitant à croire à tant de bonheur. Alors, comme si Dieu eût voulu confirmer les paroles de Vernier, des craquements se firent entendre.

— C’est le dégel ! s’écria le capitaine. Allons, mes amis, du courage ! Ce n’est pas au moment d’être enfin sauvés que nous devons désespérer.

— J’ai faim ! gémit le comte.

— Tiens, mange ! lui dit son ami en tirant de sa poche un morceau de biscuit.

M. de Navailles se précipita sur cette manne qu’il mordit à belles dents, comme si c’eût été un plat savoureux.

Les autres regardaient toujours au dehors. Ils restèrent là plusieurs heures, jouissant de cette clarté en laquelle ils mettaient toute leur espérance. Mais quand elle déclina, faisant place à l’obscurité habituelle, les mêmes ténèbres envahirent l’esprit des malheureux, leurs regards reprirent leur atonie, et ils se laissèrent choir sur le sol, mornes et découragés.

Ils demeurèrent ainsi toute la nuit, sans même remarquer que Vernier et Valentin, quoique très faibles, allaient et venaient, s’employant à une mystérieuse besogne.

Depuis longtemps le capitaine avait dissimulé sous son lit un petit sac de farine, qu’il réservait comme ressource in extremis. Certain que l’on ne tarderait pas à prendre la mer, il confectionnait, avec l’aide de Valentin, des galettes qu’il faisait cuire sous la cendre et qui devait servir à la subsistance lorsqu’on serait sur le radeau.

Depuis deux semaines, il ne faisait distribuer qu’un biscuit par jour à chacun. Bien des fois il avait songé à sa précieuse réserve, et toujours il avait rejeté l’idée de l’employer, ce dont il s’applaudissait fort en ce moment.

Ah ! comme cette maigre pitance semblerait délicieuse à tous ces infortunés, non à cause de son goût exquis, car les galettes étaient confectionnées avec de l’eau de mer bouillie, la seule dont on disposât depuis plus d’un mois, mais pour le soulagement qu’elle procurerait en trompant la faim atroce qui les torturait.

Le jour parut enfin, et avec lui son cortège de radieuses espérances.

Mais que se passe-t-il donc ? Tous se lèvent, poussant des hurlements de joie et gesticulant comme des forcenés ! Vernier lui-même, l’impassible Vernier semble prêt à partager cet accès de démence.

C’est qu’un faible rayonnement dore la blanche lumière du jour qui commence, annonçant le soleil. Ce n’est pas, il est vrai, la pleine lumière des jours radieux précurseurs des nuits scintillantes, mais c’est la fin d’un sombre cauchemar qui avait semblé devoir se terminer dans une obscurité éternelle.

La faim, la soif, la fatigue, tout est oublié. On s’embrasse, on pleure, on rit ; des voix caverneuses commencent des refrains qu’elles n’achèvent point ; les mains se cherchent, se rencontrent, se serrent. Un matelot saute au cou du capitaine. Le maître d’équipage tire de son sifflet de manœuvre des sons aigus, et lorsqu’il l’écarte de ses lèvres, c’est pour crier :

— Largue le grand hunier, la grande voile, la misaine et la brigantine ! La barre à tribord, et profitons du vent !

Vernier adresse au ciel une prière d’actions de grâces. Son visage est empreint d’une joie intense. Il va pouvoir enfin sauver quelques-uns de ceux qui l’ont aveuglément suivi et qu’il avait craint de voir, jusqu’au dernier, mourir sous ses yeux.

La vision de ceux qui avaient succombé nuagea un instant le rayonnement de sa joie, mais il chassa bien vite cette pensée importune : le passé n’était plus ; le présent seul existait, et ce présent, c’était la presque certitude d’une délivrance prochaine. Il y aurait bien encore des épreuves à subir, mais la foi en des temps meilleurs lui donnait la ferme assurance qu’il triompherait des derniers obstacles.

Le jour grandissait. Bien que le froid fut toujours extrêmement rigoureux, chacun se couvrit de son mieux et l’on sortit de la case pour examiner l’horizon.

De tous côtés les glaçons rompus se mouvaient sur la crête des vagues. Au loin, les montagnes de glace oscillaient en se déplaçant lentement, dorées par les rayons obliques d’un soleil rouge comme une boule sanglante, soleil sans chaleur, mais qui jetait néanmoins l’espérance dans cette immensité désolée. Un cri sourd, suivi de la chute d’un corps, tira les aventuriers de l’extase dans laquelle ils étaient plongés. Le maître d’équipage venait de tomber, foudroyé par une congestion cérébrale causée par le froid.

— À la case ! cria Vernier. À la case, sans perdre un instant !

Puis voyant chanceler Valentin, il se précipita vers lui et le prit dans ses bras pour l’emporter, mais sa faiblesse était si grande qu’il ne put atteindre la case qu’en traînant péniblement son fardeau.

En entrant, il aperçut ses compagnons présentant au brasier leurs mains bleuies.

— Place ! dit il.

Loriot s’élança et aida le capitaine à transporter son camarade près du feu, dont la douce chaleur ranima bientôt le pauvre garçon.

Vernier regarda alors autour de lui, et son cœur se serra : le comte se chauffait tranquillement, sans même jeter un regard sur son dévoué serviteur, qui revenait lentement à la vie.

— Oh ! murmura Vernier, il n’a pas de cœur !… Et dire que c’est pour lui que tant d’hommes sont morts ; car sans sa funeste ambition, tous seraient encore vivants et heureux.

Et, triste, il alla s’asseoir à l’écart, méditant avec amertume sur les malheurs que peut causer une passion poussée à l’excès.

Ainsi, le comte, qui, autrefois, n’était que frivole et orgueilleux, ne ressentait plus maintenant aucun de ces sentiments dont Dieu s’est plu à orner le cœur de l’homme et qui font ressembler son enveloppe charnelle à un de ces grossiers silex dans lesquels se cache un diamant.

Ces beautés de l’âme, M. de Navailles ne les possédait plus ; une ambition démesurée les avait tuées en lui. Vernier ne se dissimulait point que ce changement avait été amené par l’écroulement de folles espérances, plus encore que par la perspective d’une fin tragique. Qui sait même si l’amitié n’avait pas sombré dans ce désastre des plus élémentaires vertus ?

Ce point d’interrogation, le courageux et loyal marin le tournait et le retournait sans parvenir à trouver une réponse ; douloureuse situation pour l’homme de cœur qui craint de voir s’évanouir une illusion dont il s’est longtemps bercé.

Quant au comte, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, il continuait de se chauffer tranquillement, tandis que ses compagnons, heureux d’entrevoir enfin une chance de salut, se livraient à toute l’expansion de leur joie.

Le lendemain Vernier fit transporter sur le radeau les sacs d’or et les vêtements, car le dégel s’accentuait de plus en plus. Les montagnes de glace disparaissaient à l’horizon, et les glaçons quoique nombreux, diminuaient de volume.

On attendit encore douze jours ; puis un matin, l’on remarqua que le radeau se balançait mollement sur l’eau de la baie, tandis que, au loin, les glaçons fuyaient, largement espacés les uns des autres.

Le capitaine annonça alors que l’on allait quitter l’île.

— Comment vivrons nous ? hasarda Baludec, le vieux timonier breton.

Vernier sourit et envoya Valentin chercher les galettes dissimulées avec soin. À cette vue, les malheureux affamés eurent un accès de délire qui ne se calma que lorsque chacun en eut reçu sa part.

— Ménagez-les, leur dit le capitaine, car ce sont nos dernières provisions. Je les ai réservées pour notre séjour sur le radeau, et qui sait ce qu’il durera ?…

Vernier prit sa boussole et divers instruments de marine, puis la case fut évacuée.

Quand l’embarquement des hommes et des objets fut opéré, le capitaine s’assit au gouvernail, fit larguer la voile et couper le câble qui retenait le radeau au rivage.

La voile s’enfla, le mât plia, et le radeau commença d’avancer, insensiblement d’abord, puis un peu plus vite, jusqu’à ce qu’il fut en dehors de la baie. Alors il oscilla selon le caprice des vagues et la marche devint plus rapide.

Quelques heures plus tard, l’île n’apparaissait plus que comme un point sombre.

Après avoir mis le cap au sud, Vernier assujettit la barre et alla rejoindre ses compagnons, groupés au pied du mât.

L’affaissement moral qui, la veille encore, les tenait dans une sorte d’anéantissement de tout leur être avait complètement disparu. Pourtant, la situation n’était rien moins que rassurante. Au lieu d’être emprisonnés par des barrières de glace, ils voguaient maintenant sur la mer libre, mais combien de temps durerait cette navigation et sur quelle côte allaient-ils atterrir ? Hélas ! ils n’y songeaient même pas. L’espace était devant eux, immense, infini, ils n’en demandaient pas davantage pour le moment.

Le soir venu, tous se retirèrent sous la tente dressée à l’arrière, sauf Vernier qui, appuyé au mât, constatait avec inquiétude que le vent avait une tendance à changer… et il ne restait de vivres que pour deux jours.

Le lendemain, une morne consternation remplaçait sur les visages l’expression joyeuse qu’y avait fait naître le départ. Le vent avait subitement tombé ; la voile pendait inerte le long du mât et le radeau restait immobile, sans que le roulis que lui imprimait la vague le fit avancer d’une ligne.

Vernier, le comte, Valentin, Loriot et le Breton Baludec avaient cet air résigné d’hommes qui renoncent à lutter et qui, certains de leur fin prochaine, attendent avec calme la mort inévitable. Mais il n’en était pas de même du matelot qui se trouvait avec eux.

En proie à une sorte de folie furieuse, il allait et venait, vociférant et gesticulant.

Tout à coup, il s’arrêta en face des sacs d’or et les contempla un instant.

— Maudit métal ! hurla-t-il, c’est toi qui nous a conduits ici !

Et rageusement, il empoigna deux sacs et les jeta à la mer.

— Misérable ! rugit le comte en s’élançant sur le matelot qui venait de jeter à l’eau deux autres sacs.

Mais l’homme le repoussa brutalement et continua de précipiter dans les flots les sacs d’or, avec un rire de démon.

Le dernier sac allait disparaître comme les autres, quand le comte réussit à s’en emparer. Alors commença entre ces deux hommes une lutte terrible dont le sac d’or était l’enjeu. Ils se roulaient sur le radeau, hurlant de fureur, devant leurs compagnons terrifiés.

Le matelot, ayant enfin réussi à ressaisir le sac, s’approcha du bord pour le lancer dans les flots. Mais le comte se rua sur lui avec une telle rage qu’ils roulèrent tous deux dans l’abîme.

Au cri d’horreur qui monta dans les airs, succéda le bruit de deux chutes dans l’eau.

Vernier et Valentin venaient de plonger pour porter secours, l’un à son ami, l’autre à son maître. Mais leur faiblesse était trop grande pour qu’ils pussent se livrer à de longues recherches. Ils ne tardèrent pas à reparaître, le visage livide et convulsé.

Après s’être cramponnés un instant au radeau afin de reprendre haleine, ils se disposaient à plonger de nouveau quand Loriot et Baludec les saisirent par les bras et les firent remonter de force.

Valentin pleurait à chaudes larmes.

Vernier, lui, les yeux hagards, explorait la surface de la mer, espérant apercevoir, vivant encore, celui à qui il avait tout sacrifié.

Mais la vague garda sa proie, et le comte ne reparut point.

Il était mort comme il aurait voulu vivre, un sac d’or entre les bras.

Lorsque Vernier fut bien certain que tout espoir de revoir son ami était perdu, il alla s’asseoir à l’arrière et pleura.

Cet homme de bronze, que nul danger n’avait pu émouvoir, était sans force devant cet irréparable malheur qui le frappait dans la seule affection qu’il eût au monde. Cet ami, qu’il s’était habitué à traiter en enfant terrible, il ne le verrait plus. Cette voix railleuse, il ne l’entendrait plus. Cette main fine et aristocratique qu’il avait tant de fois serrée ne se tendrait plus vers lui.

Il sentit une main se poser sur son bras. Relevant la tête, il vit Valentin à genoux devant lui, le visage inondé de larmes.

À la vue de cette douleur qui répondait si bien à la sienne, il ouvrit les bras, et le fidèle serviteur s’y jeta en sanglotant, comme si leurs larmes en se mêlant dussent être moins amères.

Longtemps ils restèrent ainsi. Enfin, par un violent


Mais le comte se rua sur lui avec une telle rage… (page 191)

effort de volonté, Vernier réagit contre sa douleur et se dégagea

des bras de Valentin.

— Il ne suffit pas de pleurer les morts, dit-il, il faut aussi songer aux vivants.

Et il désigna Loriot et Baludec qui, appuyés contre le mât, le regardaient avec des yeux humides, sans même remarquer que le radeau s’était remis en marche.

Après quelques heures de calme plat, le vent du nord soufflait de nouveau arrondissant la voile.

Hélas ! les malheureux ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’un nouveau malheur les accablait. Pendant la lutte du comte et du matelot, la caisse qui renfermait les galettes était tombée à l’eau sans que personne s’en aperçût.

— Allons, murmura Vernier, mon pauvre ami aura été jusqu’au bout la cause de notre perte.

Sans vivres et perdus dans l’immensité de la mer Arctique, que pouvaient espérer ces infortunés, sinon mourir le plus tôt possible ?

Ils le comprirent si bien, qu’ils ne proférèrent pas un cri, pas une plainte. Après s’être d’un commun accord serré les mains, ils se séparèrent les uns des autres et se couchèrent sur le radeau pour attendre la mort qui ne devait pas tarder à fondre sur eux, étant donné l’épuisement qui les anéantissait.

La nuit venue, le radeau continua de voguer silencieusement sans qu’aucune main dirigeât sa marche.

Lorsque l’aube blanchit les cieux, les quatre corps étaient dans la même position, allongés sur le dos et les yeux fixés vers l’infini.

Un rayon de soleil vint bientôt passer, comme une caresse, sur ces visages livides. Alors, Vernier se souleva péniblement en murmurant :

— Ce n’est donc pas encore fini ?

Un soupir poussé près de lui attira son attention. C’était Loriot qui, lui aussi, renaissait à la vie :

Le regard de Vernier se détacha bientôt du Parisien, pour se porter sur la mer, où apparaissait au loin un navire voguant toutes voiles dehors.

— Regarde, dit-il d’une voix faible à Loriot, en désignant le vaisseau qui s’avançait par bâbord… Peut-être nous a-t-on aperçus ?

Alors tous deux se traînèrent jusqu’au mât dont ils s’aidèrent pour se dresser sur leurs jambes vacillantes.

Le navire était encore loin, mais il était évident qu’il venait droit au radeau.

Soudain, Vernier eut un éblouissement. Il chancela et se cramponna au mât pour ne pas tomber.

— Il arrivera trop tard, dit-il d’une voix à peine intelligible… C’est fini !… Embrasse-moi, matelot !

Les deux hommes lâchèrent le mât et s’étreignirent affectueusement, puis ils roulèrent sur le radeau, où ils restèrent immobiles.

Un râle s’échappa de la gorge de Vernier, et les lèvres décolorées du Parisien murmurèrent :

— Adieu, maman !

Cependant, le navire avançait toujours. Lorsqu’il fut à cinquante brasses du radeau, il mit en panne et deux canots glissèrent le long de ses flancs.

En quelques coups d’avirons, ceux qui les montaient accostèrent le radeau, sur lequel ils s’élancèrent.

— Nous arrivons trop tard, dit en français un des matelots… Pauvres diables ! ils sont morts de faim.

— Au lieu de bavarder, emportez-les à bord, dit un jeune homme portant l’uniforme de lieutenant.

Cet ordre fut promptement exécuté, et en moins d’une demi-heure, les quatre naufragés se trouvèrent couchés dans des lits dressés à la hâte, car, quoi qu’en eût dit le matelot, ils respiraient encore.

Des soins aussi intelligents qu’empressés ne tardèrent pas à les rappeler à la vie, qui, au premier abord, semblait les avoir abandonnés.

On leur fit alors avaler quelques gorgées de bouillon et un doigt de vin, dont l’action bienfaisante se manifesta par un sommeil calme qui dura plusieurs heures, après quoi ils prirent une seconde ration de bouillon et de vin, qui acheva de rendre à leur esprit toute sa lucidité.