Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 199-209).



XI

le retour en france



D ès que Vernier eut repris possession de lui-même, sa première question fut de s’enquérir de ses compagnons.

Un matelot lui souleva la tête et lui montra Loriot, Valentin et Baludec, couchés, comme lui, dans des lits improvisés.

— Dieu soit loué ! dit-il, les pauvres gens sont sauvés.

Il questionna ensuite le matelot sur la façon dont lui et ses amis avaient été recueillis. Il apprit alors que ses sauveurs étaient, pour la plupart, des compatriotes.

Le navire sur lequel il se trouvait appartenait à un riche armateur français, bien connu dans le commerce des pelleteries, qui possédait une maison à New-York, but du voyage actuel.

Lorsque le matelot eut satisfait la légitime curiosité de Vernier, il se retira pour aller informer son capitaine du mieux qui s’était opéré dans l’état de ceux qu’il avait si heureusement secourus.

L’officier se rendit aussitôt près de Vernier qui, après s’être fait connaître, le remercia chaleureusement de son dévouement, à quoi le capitaine répondit qu’il n’avait fait que son devoir et qu’il le dispensait de toute reconnaissance.

Mais Vernier ne l’entendit pas ainsi, et une vive sympathie lia bientôt les deux marins.

Par égard pour la qualité de Vernier, le capitaine de la Belle-Hélène, ainsi que se nommait le navire, lui fit dresser un lit dans sa propre cabine.

Ce furent alors de longues conversations entre ces deux hommes également jeunes et intelligents.

Vernier avait raconté toutes les péripéties de sa dernière expédition, et le capitaine, enthousiasmé par la description des bords dorés du Klondyke, lui avait proposé d’y retourner ensemble, mais il avait répondu par un refus catégorique.

— Je n’ai entrepris ce second voyage que pour ne point abandonner mon ami à toutes les imprudences que lui aurait dictées son caractère léger, dit-il, aussi ne tenterai-je point à nouveau l’aventure. Il me semblerait voir se dresser devant moi, pour me barrer la route, les cadavres de mes infortunés compagnons. D’ailleurs, je suis riche, très riche même ; or, à quoi me servirait de chercher à augmenter une fortune plus que suffisante pour mes modestes besoins ? Je comprends fort bien que, pour se créer une situation, l’on chasse l’humeur casanière et que l’on s’élance hardiment vers l’inconnu, en acceptant par avance toutes les conséquences de la tentative, car rien n’est si déplorable que le spectacle de l’oisiveté dans laquelle se complaisent certains hommes jeunes et vigoureux qui traînent dans leur pays une existence précaire, alors qu’un peu d’audace pourrait les faire riches. Par exemple, lorsqu’on a été assez heureux pour culbuter tous les obstacles et voir ses efforts couronnés d’un plein succès, j’estime que l’on doit s’en tenir là et jouir paisiblement du fruit de ses peines. La mort de mon pauvre ami en est, hélas ! une navrante preuve. S’il se fût contenté des cent mille francs de rente que lui avait procuré notre premier voyage, au lieu de dormir au sein des flots, il promènerait son insouciante gaieté dans les salons parisiens, entouré des sympathies que la foule ne refuse jamais à une grande fortune.

— Je conçois jusqu’à un certain point votre renoncement aux richesses incalculables que vous avez eues sous les yeux, mais moi qui n’ai que ma solde…

— Aussi, interrompit vivement Vernier, vous donnerai-je toutes les indications nécessaires pour que vous parveniez jusqu’aux rives du Klondyke.

— Vous êtes un charmant compagnon ! s’écria le capitaine de la Belle-Hélène, en tendant la main à Vernier.

— N’est-ce point naturel ?… Vous nous avez sauvés, mes compagnons et moi ; pourquoi refuserais-je de faire votre fortune ? Ces trésors immenses appartiennent à la terre sur laquelle ils dorment depuis une longue suite de siècles. Les hommes assez audacieux pour leur faire visite n’auront qu’à se baisser pour s’en emparer.

Sur la demande de Vernier, le capitaine lui remit une carte. S’emparant d’une plume, notre ami y traça plusieurs itinéraires si explicites que son sauveur s’écria joyeusement :

— Je ne donnerais pas cette carte pour un million !

— Vous auriez tort, lui répondit Vernier, car un million constitue une assez jolie fortune.

— C’est vrai ; mais une vingtaine en constitue une bien plus belle.

— Je crains bien que les malheurs de mon ami ne vous empêchent pas d’être imprudent.

— Rassurez-vous, je ne verrai qu’une fois les bords du Klondyke, mais la visite que je ferai à cette petite rivière sera entourée d’un cérémonial assez imposant pour qu’elle me livre gracieusement une bonne partie de ses richesses.

— Je ne vous comprends pas.

— C’est pourtant bien simple. Au lieu de m’y rendre, comme vous l’avez fait, avec une poignée d’hommes, je vais monter l’affaire par actions et constituer une Société financière qui me permettra d’exploiter cette terre d’or sur une vaste échelle.

— Ma foi, dit naïvement Vernier, cette idée ne me serait pas venue.

— C’est que vous n’avez pas vécu pendant dix ans avec les Américains. En France, lorsqu’on a de l’argent, on aime assez à le placer sur une table pour jouir de sa vue, après quoi on l’enfouit au fond d’un coffre-fort criblé de serrures. En Amérique, au contraire, l’argent est un moyen d’action, un levier puissant grâce auquel les Américains accomplissent des merveilles. Avec les indications que vous venez de tracer sur cette carte, je me fais fort de trouver deux millions en huit jours.

— Je comprends maintenant qu’une seule visite au Klondyke puisse vous suffire.

— D’autant plus que d’autres y resteront après mon départ, ce qui me procurera encore d’assez beaux bénéfices.

— Expliquez-vous, car, cette fois encore, je ne vous comprends pas.

— Vous figurez-vous que mes actionnaires consentiront à abandonner le Klondyke tant qu’il y restera une parcelle d’or ? Non pas. Une fois la curée commencée, elle continuera.

— Si j’ai bien compris, vous allez fonder une société définitive pour l’exploitation continuelle des mines.

— Vous l’avez dit. Ainsi donc, vous toucherez de jolis dividendes sans être obligé à un nouveau voyage, car je ne consentirais jamais à m’enrichir sans que celui qui aura fait ma fortune y trouve aussi son compte.

— Merci de cette bonne parole qui dénote chez vous une loyauté peu ordinaire, mais je m’en tiens à ce que je vous ai dit… Je suis sans famille et à la tête de plus de deux millions, somme suffisante pour moi, et qui constituera, après ma mort, un assez beau denier pour les pauvres.

— C’est de la haute philosophie ! s’écria le capitaine en proie à un étonnement qu’il ne cherchait même pas à dissimuler.

— C’est le résultat de mes méditations pendant les cinq mois que j’ai passés au milieu des glaces, alors que mes compagnons tombaient autour de moi les uns après les autres. Lorsqu’on a subi de telles épreuves, on est assez enclin à se contenter de ce que l’on a.

— C’est votre dernier mot ?

— Absolument.

— Je n’insisterai donc pas, quoique je sois un peu gêné d’accepter le présent que vous me faites.

— Il est bien minime en comparaison de celui que vous nous avez fait en nous rendant la vie qui nous échappait. Acceptez donc sans fausse honte ce que je vous donne. Qui sait si je ne suis pas en ce moment l’instrument de la Providence ? Au lieu de la fortune que je crois vous donner, c’est peut-être votre mort que je prépare.

— Vous n’êtes guère rassurant, fit le capitaine un peu refroidi.

— C’est que je vois encore la vie à travers les brumes glacées auxquelles je viens d’échapper si miraculeusement. N’attachez donc aucune importance aux paroles d’un homme que les malheurs ont désabusé. Allez de l’avant, crânement, sans vous laisser rebuter par les difficultés, et l’avenir est à vous ; d’autant plus que votre route sera singulièrement aplanie par les puissants moyens dont vous disposerez.

Laissons les deux marins à leur conversation et voyons un peu ce que sont devenus Loriot, Valentin et le timonier breton.

Tandis que Vernier est hébergé par le capitaine, ils sont choyés des matelots qui leur font sans cesse raconter leur odyssée.

Les premiers récits faits par Valentin avaient été quelque peu embrouillés. Il avait alors été remplacé comme orateur par le père Baludec, mais la parole lente et grave du vieux timonier n’avait pas su trouver la note exacte ; ce fut du moins ce que pensa Loriot. Désireux d’éblouir un peu l’équipage de la Belle-Hélène, il narra à son tour l’histoire des deux expéditions.

Tranquille sur le présent, rassuré sur l’avenir, le Parisien avait retrouvé toute la verve gouailleuse qui faisait naguère le désespoir de Valentin.

Il décrivit avec un brio imagé et fantastique la rencontre avec les aventuriers, dont une vingtaine avait succombé sous sa hache, qui prenait alors aux yeux émerveillés de ses auditeurs la forme et les dimensions de l’épée flamboyante de l’archange chargé par Dieu de terrasser le démon.

Après cette première narration, Loriot fit une pause pour reprendre haleine. Pensez donc ! quand on a occis une vingtaine d’ennemis, il est bien permis de se reposer un peu.

Vint ensuite le chasseur canadien, qui avertit Vernier de l’attaque préméditée contre lui. Naturellement Loriot ne s’était décidé à suivre ses compagnons dans leur retraite qu’après avoir vainement tenter de les en dissuader.

Ce fut alors la marche dans la neige, à travers la pénombre, et la traversée des rivières couvertes de glaces. Loriot avait transporté presque toutes les chaloupes, ses camarades le suivant les mains dans les poches, en amateurs.

Une fois dans la baie de Mackenzie, il consacra une dizaine de mots à l’embarquement de la cargaison ; puis commença la marche du Caïman à travers les vagues couvertes de glaçons. Pendant deux jours, le Parisien n’avait pas quitté le gaillard d’avant, d’où il informait le capitaine de ce qu’il voyait. Il lui en coûta bien un peu d’avouer que Vernier avait été pour quelque chose dans cette marche sinistre et dangereuse, mais il dut sacrifier un peu à la vérité.

Enfin, on arriva dans l’île. Là le Parisien fut sublime de dévouement et d’énergie. Il distribuait aux autres sa maigre ration, se nourrissant d’espérance et se désaltérant à la coupe du malheur.

Comme cette nourriture semblait un peu légère à ses auditeurs, il n’insista pas trop sur ce point et passa à la révolte combinée par le Gascon et le Marseillais. Ah ! quel horrible carnage ! quelle hécatombe ! Dans la chaleur du récit, Loriot décrivit de tant de façon le coup de couteau qui lui avait troué la poitrine, que les matelots de la Belle-Hélène le considéraient comme s’il n’était plus qu’une agglomération de morceaux recollés.

Quand il eut achevé son récit, il éprouva l’ineffable satisfaction de se voir dévisagé par une cinquantaine d’yeux brillants d’admiration.

Hélas ! cette jouissance d’amour-propre ne dura pas, et ce fut son meilleur ami qui jeta sur l’enthousiasme une douche glacée.

— C’est beau ce que tu nous as raconté, lui dit naïvement Valentin, mais tu ne nous as pas dit à quelle époque ça s’est passé.

Du coup, Loriot se troubla visiblement. Néanmoins il répondit avec assez d’assurance :

— Mais c’est le récit de notre expédition.

— C’est extraordinaire ! fit de plus en plus candidement Valentin ; je n’ai rien vu de tout cela, et pourtant, j’y étais.

— Ma foi ! dit Baludec, il faut que ma pauvre cervelle se soit bien détraquée, car je ne reconnaissais plus du tout notre histoire. Il y a bien, par ci par là, des choses dont je me souviens, mais la majeure partie de ton beau récit m’échappe complètement.

L’admiration des matelots fit alors place à la moquerie. Ce que voyant, Loriot prit un air digne et monta sur le pont pour se dérober aux quolibets que chacun lui décochait, car il comprenait fort bien que se fâcher ne servirait qu’à stimuler la railleuse gaieté des matelots.

Une fois sur le pont, il alla s’asseoir sur un paquet de cordages, et, la tête dans les mains, il médita longuement sur la fragilité de l’amitié des hommes.

Cet animal de Valentin dont il avait fait son meilleur ami, cet étourdi venait de le précipiter du piédestal sur lequel il s’était hissé à la force de l’imagination. Avait-on jamais vu pareil lourdeau ? Ça allait comme sur des roulettes. Il se voyait déjà accablé de paquets de tabac et de politesses de toutes sortes, et voilà que, sans crier gare, son inséparable, celui qui jadis lui culottait des pipes faisait de lui un objet de risée.

Un bruit de pas frappant son oreille lui fit relever la tête.

Le coupable était devant lui. Loriot, sans prononcer une parole, se leva, le foudroya d’un regard à la Louis XIV et descendit dans l’entrepont, mais avec, sur le visage un air si farouche, que pas un matelot n’osa lui rire au nez.

— Allons, dit tristement le bon Valentin, le voilà fâché… Si seulement, il m’avait prévenu, tout cela ne serait pas arrivé.

Et le brave garçon, fort mécontent de lui-même, descendit à son tour dans l’entrepont, afin de se mettre à la recherche de son ex-ami, décidé à lui faire les plus plates excuses pour reconquérir son affection.

Ce ne fut que le soir qu’il rencontra enfin le Parisien. Ce dernier, à peu près calmé, daigna accepter les explications qui lui furent données et une poignée de main scella la réconciliation.

— Une autre fois, lui avait dit Valentin, préviens-moi et au lieu de te contredire, je t’aiderai.

Cependant, la Belle Hélène n’en continuait pas moins sa route ; aussi, un mois après que l’équipage eut recueilli nos amis, entrait-elle dans le port de New-York.

Il avait été convenu entre le capitaine et Vernier que ce dernier ne parlerait à personne des trésors du Klondyke, promesse qui fut religieusement tenue, d’autant plus que nos amis avaient hâte de revoir la France.

Aussitôt débarqué, Vernier se rendit au bureau des messageries et retint quatre places pour le premier paquebot en partance pour le Havre…

Le départ eut lieu trois jours plus tard.

Avec quelle ivresse Vernier et ses compagnons virent les côtes d’Amérique s’effacer au loin ! Il y avait bien encore à courir les chances d’une traversée d’une dizaine de jours mais qu’était cela comparé aux dangers passés ? Ils sentaient sous leurs pieds le plancher d’un solide paquebot autour duquel la mer secouait gracieusement sa robe de saphir et d’émeraude. N’eût été l’impatience de fouler la terre natale, ils eussent considéré comme une simple promenade cette dernière partie de leur long et périlleux voyage.