Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 159-179).



IX

la révolte



I l était dix heures du soir. Le brouhaha des conversations allait s’éteignant, et sous la clarté indécise d’une lampe accrochée au fond de la case, les matelots s’allongeaient lentement dans leurs hamacs, où, pendant quelques heures, ils allaient oublier leur infortune et les dangers qui les entouraient.

Profitant des allées et venues de ses camarades, un homme s’était glissé dehors, rapide et silencieux.

Cet homme, c’était Loriot.

Il s’élança au pas de course du côté du Caïman, y grimpa lestement et descendit dans l’entrepont.

Une fois là, il tira de sa poche un morceau de bougie, l’alluma et promena autour de lui un regard investigateur.

Des matériaux de toutes sortes, provenant de la démolition des cabines, étaient jetés çà et là. En quelques minutes il arrangea ces débris de manière à pouvoir s’y cacher complètement lorsqu’il en serait temps ; éteignant sa bougie, il se mit à courir de long en long, afin de combattre le froid qui déjà l’engourdissait.

De temps en temps il s’arrêtait pour s’approcher d’un hublot et écouter les bruits de la nuit, puis il reprenait sa course.

On se rappelle que le Parisien avait déclaré la veille à Valentin qu’il voulait savoir à quoi s’en tenir sur la sortie incompréhensible du Gascon et du Marseillais. Il était là depuis une heure, grelottant et claquant des dents, quand un bruit de pas attira son attention.

— Enfin ! murmura-t-il ; je commençais à craindre d’être obligé de battre la semelle toute la nuit.

Ce disant, il se dissimula sous les matériaux qu’il avait amoncelés pour s’en faire une cachette et un poste d’observation.

Il était à peine installé, que des pas résonnaient au-dessus de sa tête, puis une écoutille s’ouvrit, et deux ombres descendirent dans l’entrepont.

— Attends un instant, dit une voix que Loriot reconnut pour être celle du Gascon ; il fait noir comme dans un four.

Le Gascon fit trois ou quatre pas en tâtonnant comme s’il cherchait quelque chose, puis une allumette craqua et la lueur d’une lanterne perça les ténèbres.

Loriot put alors considérer tout à son aise les deux matelots.

En arrivant au bas de l’escalier, ils avaient déposé à terre chacun un paquet assez volumineux.

— Qu’est-ce que ça peut bien être ? pensait Loriot.

Et son regard ardent cherchait à percer les enveloppes de toile.

Lorsque le Gascon eut fait de la lumière, il reprit son fardeau ; son camarade l’imita et tous deux descendirent dans la cale.

Le Parisien, plus intrigué que jamais, s’avança en rampant jusqu’à l’ouverture béante par où les deux hommes venaient de disparaître et plongea ses regards dans les profondeurs du navire, mais la clarté de la lanterne du Gascon était comme perdue dans l’obscurité, et il ne distingua rien de ce qu’il voulait découvrir.

Alors il prêta l’oreille, mais le bruit des voix n’arrivaient à lui que confusément.

Jugeant inutile de s’exposer à être surpris, il regagna sa cachette, avec l’intention bien arrêtée de descendre dans la cale dès que les nocturnes visiteurs auraient quitté le bord.

Il avait à peine réintégré son poste d’observation que les voix se rapprochèrent, et bientôt les deux matelots reparurent dans l’entrepont.

Au lieu de remonter sur le pont, ils s’arrêtèrent au pied de l’escalier et continuèrent leur conversation, après avoir éteint la lanterne, dont la lueur aurait pu être aperçue à travers un hublot.

— Plus j’y pense, disait le Marseillais, plus je trouve la combinaison dangereuse.

— Poltron ! ricana le Gascon.

— Eh ! mon bon, il y va de la vie. Si nous échouons nous serons fusillés sans pitié. Le capitaine n’est pas un homme commode.

— Je te ferai observer que nous sommes huit.

— Mais je crains qu’au dernier moment les autres ne nous lâchent.

— Ce n’est pas à craindre, l’enjeu est trop beau. Pense donc, au lieu d’avoir une part insignifiante, nous partageons la cargaison. Quoiqu’elle soit moins importante que lors du premier voyage, elle représente au moins deux millions !

— Je sais tout cela, mais…

— Quoi encore ?

— Il y aura des camarades qui se fâcheront.

— J’y compte bien, fit le Gascon avec un ricanement diabolique.

— Dans ce cas il faudra en découdre, et je t’avoue que j’éprouve une certaine répugnance à faire couler le sang de nos compagnons.

— Si cela arrive, c’est qu’ils l’auront voulu.

— Tout à l’heure, quand je t’ai parlé de l’intervention des camarades, tu m’as répondu que tu y comptais bien, pourquoi ?

— Parce que les vivres diminuent terriblement et que, moins il y aura de bouches à nourrir, mieux cela vaudra.

— Cela n’est pas inquiétant pour nous, grâce à notre réserve.

— Qui a eu l’idée de cacher des provisions dans la cale ?

— Toi.

— Aie donc confiance en moi et tu ne le regretteras pas.

— Ainsi donc tu es décidé.

— Complètement. Nous supprimons le capitaine et son comte, ce qui nous assure la possession de toute la cargaison, et si nous pouvons sortir d’ici quand viendra le dégel, fût-ce avec un simple radeau, le lieutenant nous guidera, car il est bien entendu qu’il ne lui sera fait aucun mal.

— Acceptera-t-il ?

— Dame ! à moins qu’il ne préfère rester ici.

— Et si, de retour en France, il nous dénonce ?

— Sois bien tranquille à cet égard. S’il accepte franchement la situation, il partagera avec nous et sera notre complice ; si, au contraire, il fait la grimace, il n’ira pas jusqu’en France.



Et d’un geste menaçant, le Gascon souligna ces derniers mots.

— Allons, dit le Marseillais, c’est entendu. Mais quand ferons-nous le coup ?

— Demain soir.

— À quelle heure ?

— À minuit. Dans la journée nous préviendrons les amis.

— Pourvu que l’affaire réussisse !…

— C’est comme si c’était fait ; à la condition, pourtant, que l’on soit énergique. Pas de générosité mal placée : ceux qui ne seront pas avec nous seront contre nous, base-toi là-dessus. Maintenant, retournons à la case. Tout le monde doit dormir, on ne nous entendra pas rentrer.

Les deux matelots remontèrent sur le pont, et le bruit de leur pas sur la glace cessa bientôt de se faire entendre.

Alors le Parisien, à demi gelé, sortit de sa cachette.

— Les gredins ! gronda-t-il… Ah ! bandits ! vous voulez tuer le capitaine et ses amis afin de vous approprier leur argent !… Ce n’est pas encore fait.

Il ralluma sa bougie et descendit dans la cale pour explorer les fameux paquets.

Quelle ne fut pas sa fureur en constatant que tandis que le capitaine était forcé de diminuer les rations, du lard et des biscuits étaient entassés là par des misérables. Avec les provisions détournées l’équipage eut pu vivre pendant huit jours.

— Allons, allons, murmura Loriot, il y a un bon Dieu pour les honnêtes gens, et rira bien qui rira le dernier.

Sur cette conclusion, le brave Parisien quitta le navire et s’en fut réintégrer son hamac.

Le lendemain, lorsque le sifflet du maître d’équipage eut fait lever les matelots, Loriot prit Valentin par le bras et, tout en causant à haute voix de choses indifférentes, il s’approcha de l’endroit qui servait de cabine au capitaine et à son ami.

Après avoir jeté dans la case un regard scrutateur pour s’assurer qu’il n’était point observé, il passa rapidement de l’autre côté de la toile qui tenait lieu de cloison.

Le comte était encore couché, mais Vernier était debout, roulant une cigarette.

En voyant le Parisien entrer ainsi, le capitaine allait le réprimander vertement, mais le jeune homme mit un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence.

Ne comprenant rien à cette conduite de son matelot, Vernier le considérait, ne sachant que dire.

— Mon capitaine, dit Loriot à voix basse, il faut que je vous parle, car il y va de votre vie.

— Hein ? fit Vernier abasourdi par cette entrée en matière.

— Je dis qu’il se trame un complot contre vous et votre ami.

Le comte eut un geste de fureur, mais Vernier le contint d’un coup d’œil.

Puis s’adressant à Loriot :

— Assieds-toi là, près du comte, et explique-nous tes singulières paroles.

Le Parisien recommanda à Valentin de faire le guet près de l’entrée, puis il raconta aux deux amis ce qu’il avait vu et entendu.

Lorsqu’il eut achevé son récit, le comte était blême de fureur, mais Vernier, au contraire, était très calme ; seulement, il avait sur les lèvres un étrange sourire.

— Eh ! eh ! dit-il, le Gascon a raison, il y a ici trop de bouches à nourrir. Pourtant j’avoue que cette remarque, je ne l’avais pas encore faite.

— J’espère bien que tu vas brûler la cervelle à ce coquin ? dit rageusement le comte.

— Peste ! comme tu y vas.

— Comment ! tu laisserais impunie une telle infamie ?

— Ce brave garçon nous a dit qu’il y a huit mutins ; les connais-tu ?

— Non, mais…

— Je veux les connaître, et le seul moyen c’est de les laisser se démasquer.

— De quelle manière ?

— En feignant une complète ignorance. Laissons-les mettre leur projet à exécution, mais à ce moment-là ils trouveront à qui parler, je te le jure !

— C’est égal, j’aurai bien de la peine à me contenir jusqu’à ce soir.

— Tu me feras le plaisir de te tenir tranquille, n’est-ce pas ?… Celui qui commande ici, c’est moi, et j’entends être seul juge de ce qu’il convient de faire.

— Tu me parles sur un ton…

— C’est le ton que je prends toujours lorsque j’ai affaire à un écervelé.

— De mieux en mieux.

— Que tu es enfant, dit Vernier en serrant la main de son ami : tu ne comprends pas qu’en ce moment la ruse seule peut nous servir. En ma qualité de capitaine, j’ai parfaitement le droit de faire fusiller séance tenante le Gascon et le Marseillais, mais si j’agis ainsi, comment saurai-je les noms de leurs complices ?

— Tu as raison, dit enfin le comte.

— Il est heureux que tu t’en aperçoives,

Puis au Parisien :

— Mon garçon, envoie-moi le second et le maître d’équipage, mais fais en sorte que personne ne remarque ton manège.

— Soyez tranquille, capitaine ; on n’est pas Parisien pour rien.

Loriot manœuvra si adroitement, que cinq minutes après le second et le maître se trouvaient près de Vernier sans même que les matelots s’en fussent aperçus.

— Messieurs, leur dit Vernier, un complot est tramé contre moi et une partie de l’équipage.

— Vous en êtes sûr ? interrogea le second, tandis que le maître d’équipage semblait douter d’avoir bien entendu.

— Absolument, répondit Vernier, mais je ne connais que deux des coupables. Voici donc ce qu’il faut faire : dans une demi-heure je vous dirai de m’accompagner à bord afin de voir quelles sont les parties de Caïman que nous devons brûler. Quand j’aurai donné cet ordre, vous, maître, vous désignerez six hommes de corvée qui viendront avec nous. Il est bien entendu que vous nous suivrez, car nous aurons besoin de prendre des mesures énergiques pour faire tête à la révolte qui doit éclater ce soir.

— Quels sont les matelots que je devrai désigner ?

— Loriot, Martin, Baludec, Garnier, Grivat et Fertus, car je peux répondre de ceux-là.

— Est-ce tout, capitaine ?

— Oui. Vous pouvez vous retirer.

Une demi-heure plus tard, Vernier quittait la case escorté des hommes qu’il avait désignés.

Aussitôt à bord, il conduisit son monde dans l’entrepont.

— Mes amis, leur dit-il, si je vous ai fait désigner pour nous accompagner ici, c’est que l’heure est grave et qu’un danger nous menace tous. Des misérables ont juré de s’approprier la cargaison, mais comme ma présence est un obstacle à ce projet, ils doivent, ce soir, m’assassiner, ainsi que ceux qu’ils savent m’être fidèles. Sachant pertinemment que je peux compter sur vous, je vous ai réunis afin de vous mettre sur vos gardes.

Les matelots se regardaient les uns les autres, n’en pouvant croire leurs oreilles.

Baludec, le timonier breton dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, sortit le premier de sa stupeur.

— Voyons, capitaine, dit-il, êtes-vous bien certain de ce que vous dites ?

— Mon brave Baludec, je ne vous ai pas tout dit.

— Il y a encore quelque chose ?

— Tandis que la faim torture nos entrailles, que le moindre morceau est fraternellement partagé entre tous, des infâmes ont soustrait des provisions. Elles sont sous nos pieds, dans la cale… Loriot, ajouta Vernier, raconte ce que tu sais.

Le Parisien refit son récit, après quoi tous se rendirent dans la cale où ils constatèrent avec des cris de rage l’ignominie de leurs indignes camarades.

Dans leur légitime colère, les matelots parlaient de lyncher immédiatement le Gascon et le Marseillais, mais le capitaine les calma en leur expliquant un plan qu’il avait conçu, plan qui devait jeter bas les masques des mutins, qui, s’ils demeuraient inconnus, seraient un danger permanent pour leurs compagnons.


À moi, mes fidèles !… page 173.

— Quant à la cargaison, dit il en terminant, elle est à nous tous. Lorsqu’on a partagé les dangers et les souffrances auxquels nous sommes en butte, les conditions primitives cessent d’exister. Cette résolution je l’ai prise en abordant sur cette île, car cette expédition ne ressemble en rien à la première, et il ne serait pas juste que les parts fussent inégales. Quant à ceux qui ont voulu vous affamer, j’en fais mon affaire, à la condition, toutefois, que vous vous conformerez à mes instructions.

— Capitaine, comptez sur nous, dirent les matelots d’une seule voix.

— Surtout, soyez calmes, et que personne ne se doute de rien.

— Nous serons muets comme des poissons, dit le timonier breton !

— Maintenant que vous m’avez bien compris et que tout est convenu, retournons à la case et que chacun agisse comme s’il ne savait rien.

Le maître d’équipage reprit la lanterne qu’il avait apportée pour guider la marche, et se replaça en tête de la petite troupe, qui retourna à la case.

Fidèles à la promesse qu’ils avaient faite à leur chef, les matelots ne laissèrent rien transpirer du terrible secret qui leur avait été confié. Néanmoins, ils ne purent s’empêcher d’arrêter de temps en temps leurs regards sur leurs camarades comme s’ils eussent voulu fouiller leur conscience. Tel marin qui causait gaiement, faisait-il partie des révoltés ? Les fidèles du capitaine se le demandaient avec anxiété, car ils eussent voulu connaître, par avance, afin de les haïr, ceux qu’ils devaient combattre quelques heures plus tard, mais ces braves gens ne découvrirent aucun indice qui pût les fixer à cet égard : d’un côté comme de l’autre, chacun était impénétrable, et rien ne faisait reconnaître les amis ou les ennemis. Cette incertitude était poignante pour des hommes convaincus que le soir même la mort circulerait dans leurs rangs, arrachant violemment plusieurs d’entre eux à ce que le poète Gilbert a appelé le banquet de la vie ; aussi les bons matelots attendaient-ils avec une nerveuse impatience le moment de l’action.

À neuf heures, c’est-à-dire à l’heure du coucher, le réflecteur électrique installé dans la case était remplacé par une lampe à l’huile, dont la clarté n’éclairait que faiblement. Ce soir-là, le réflecteur resta en place. Plus d’un crut à une négligence du mécanicien et ne s’en préoccupa point.

Vers minuit, au moment où le plus grand silence régnait parmi les marins qui, tous, semblaient plongés dans le plus profond sommeil, une tête se souleva, puis une seconde, et enfin, plusieurs autres. Après avoir échangé quelques signes, huit hommes quittèrent sans bruit leur hamac et vinrent silencieusement se réunir autour du Gascon. Presque aussitôt, des lames de couteaux lancèrent de sinistres reflets sous la clarté de la lampe électrique.

Après s’être consultés un instant à voix basse, les révoltés se dirigèrent, sur la pointe du pied, vers l’angle de la case où reposaient le capitaine et son ami.

Arrivés là, ils s’arrêtèrent quelques secondes, prêtant l’oreille au moindre bruit, mais le silence qui régnait autour d’eux les rassura, et le Gascon écarta brusquement la toile qui le séparait de ceux dont il avait décidé la mort.

Mais au lieu d’avancer, il resta comme pétrifié. Vernier et le comte étaient debout, un revolver à la main. Quatre détonations éclatèrent, en même temps que le capitaine criait :

— À moi, mes fidèles !

Les six matelots dévoués bondirent à bas de leur hamac et s’élancèrent au secours de leur chef, le couteau au poing.

Les quatre balles tirées par ce dernier et le comte avaient jeté à terre trois des mutins. Les cinq autres, surpris de cette défense sur laquelle ils n’avaient point compté, comprirent aussitôt que c’en était fait d’eux, mais au lieu d’implorer un pardon que Vernier leur eût peut-être généreusement accordé s’ils avaient manifesté un sincère repentir, ils se ruèrent sur leurs camarades, qui les reçurent en gens de cœur, et une effroyable mêlée s’ensuivit, d’autant plus terrible que l’on ne pouvait faire usage des armes à feu, car les adversaires combattaient pied contre pied, poitrine contre poitrine ; les uns avec cette farouche énergie que donne la certitude d’une mort inévitable, les autres avec la légitime colère d’hommes que l’on a trahis. Il n’y avait plus d’anciens camarades ; il n’y avait que des ennemis mortels ; aussi les coups étaient-ils portés avec un acharnement incroyable et chaque cri de douleur était-il suivi d’un cri de triomphe.

Cependant, cette lutte fratricide ne pouvait durer longtemps. Aux fidèles du capitaine s’étaient joints le lieutenant, le maître d’équipage et ceux qui, le premier moment de stupéfaction passé, avaient résolument pris parti pour leur chef.

Ce que nous venons de raconter s’était passé en moins de deux minutes.

Accablés par le nombre, les révoltés avait fatalement succombé. Ils gisaient maintenant sur le sol, criblés de blessures ; les uns morts, les autres se tordant dans les suprêmes convulsions de l’agonie.

Un silence funèbre avait brusquement succédé au tumulte du combat. Les vainqueurs, presque tous blessés, regardaient avec tristesse les morts et les mourants, et à mesure que les esprits se calmaient, des larmes montaient aux yeux, larmes de pitié pour ces anciens compagnons dont le sang s’échappait par vingt blessures. Certes, ils avaient mérité leur sort, et la fureur inouïe avec laquelle ils s’étaient battus prouvait suffisamment que, s’ils l’eussent pu, ils n’eussent fait de quartier à personne ; pourtant, chacun les plaignait sincèrement.

— Voyons, dit tout à coup un matelot, il s’agirait de savoir ce que tout cela signifie. Réveillés par le bruit des revolvers, nous sommes accourus au secours du capitaine et, pour ma part, je ne le regrette pas, mais je voudrais bien savoir ce qui s’est passé.

Cette demande était trop juste pour que Vernier n’y fit pas droit. En quelques mots il expliqua à ceux qui ne savaient rien du complot, comment Loriot avait percé à jeu le plan des assassins.

— Ainsi, reprit le matelot, pendant que nous avions faim, ces gueux-là entassaient des vivres dans la cale du Caïman.

— Mon Dieu, oui, dit le second ; et tout à l’heure vous en serez convaincus en voyant rapporter ici les provisions soustraites. — Du moment que le capitaine l’affirme, je n’ai pas besoin de preuve. C’est égal, je regrette les deux larmes que j’ai senti tout à l’heure rouler sur mes joues.

— Ne les regrettez pas, dit Vernier d’une voix grave, car il est toujours pénible de verser le sang de ses semblables, surtout lorsqu’il s’agit de compagnons, avec lesquels on a vécu côte à côte et dont on a partagé les joies et les peines.

— Camarades, dit le Breton Baludec, à genoux et demandons au Seigneur de pardonner à ces malheureux.

Les matelots formèrent un cercle autour des cadavres et s’agenouillèrent, s’associant mentalement à la prière que récitait à haute voix le vieux timonier. Ce pieux devoir accompli, tous se relevèrent, et sur l’ordre de Vernier, on pansa les blessés, pendant que ceux qui n’avaient reçu que des coups insignifiants allaient déposer à quelque distance de la case les cadavres des vaincus.

Le capitaine eut bien voulu leur faire donner une sépulture, mais par le froid intense qui sévissait, il lui eut fallu risquer la vie de ses hommes, ce à quoi il ne put se résigner.

Les cadavres furent donc déposés à côté les uns des autres et abandonnés.

Le reste de la nuit se passa en commentaires sur cet événement sanglant. Peu à peu, la pitié qui s’était emparée des matelots fit place à une sourde rancune. La pensée du massacre prémédité par les révoltés les remplissait d’horreur. Ce fut bien autre chose lorsque le second, qui s’était rendu à bord avec les plus valides, revint, rapportant les vivres dérobés. À cette vue, l’indignation déborda et plus d’un poing se tendit dans la direction où reposaient les coupables.

Valentin, qui avait vaillamment combattu à côté de son maître, s’était tiré de la bagarre sans la moindre égratignure. Il n’en était pas de même du pauvre Loriot, qui avait reçu un coup de couteau en pleine poitrine. Quoique cette blessure ne fût pas mortelle, elle n’en était pas moins grave, aussi le bon Valentin lui prodiguait-il les soins les plus empressés.

— Courage, mon pauvre Loriot, lui répétait-il ; le bon Dieu ne voudra pas que tu meures pour avoir fait ton devoir.

À quoi le Parisien ne répondait que par un sourire résigné.

Comme il était le plus dangereusement blessé, chacun s’empressait autour de lui afin de le distraire des sombres pensées qui, parfois, faisaient passer un nuage sur son front. On fit tant et si bien que, la jeunesse aidant, Loriot fut hors de danger au bout de quelques jours.

En quittant la France, il y avait, à bord du Caïman, trente matelots, sans compter le mécanicien. Sept avaient trouvé la mort dans la rencontre avec les aventuriers, au bord du Klondyke ; deux étaient morts de froid dans l’île et huit venaient de tomber victimes de leur infamie.

Supputant le temps qui devait s’écouler avant la fonte des glaces, Vernier, après avoir examiné les provisions, fixa la quantité de vivres qui serait distribuée quotidiennement. D’après ses calculs, lorsque viendrait le dégel, on pourrait tenir encore quelques jours ; ensuite, on ne devrait compter que sur la Providence.

Ce point arrêté, il fit démolir le plancher de l’entrepont du navire, et les débris furent entassés dans la case, après quoi, l’on attendit, comptant les heures, qui passaient lentes et tristes.

Quand revenait, chaque jour, la lueur crépusculaire qui perçait comme à regret l’obscurité, les cœurs battaient d’espérance ; mais sitôt qu’elle s’éteignait, les fronts redevenaient soucieux, et les yeux, un instant irradiés, reprenaient leur atonie. À l’énergie des premiers jours avait succédé un profond abattement, et les pauvres matelots se demandaient, tout angoissés, s’ils reverraient jamais les êtres chers qu’ils avaient laissés au pays. Leur esprit troublé évoquait sans cesse des visions qui leur arrachaient des larmes. C’étaient des visages ridés de vieilles mères, de doux sourires d’épouses, des petits bras d’enfants qui semblaient se tendre vers eux : puis, soudain, la main brutale de la réalité dissipait ce mirage, et le rêve s’achevait dans un sanglot.

M. de Navailles, lui, n’avait pas la suprême consolation d’évoquer le passé. Tombé du haut de son espérance, il restait des heures entières, sombre et taciturne.

En vain Vernier tentait-il, par des paroles encourageantes, de galvaniser cette volonté abattue, le comte ne répondait que par un sourire amer qui ressemblait à un rictus. Malgré lui, ces mots de son ami : Nous allons tenter Dieu, lui revenaient en mémoire, et cet avertissement flamboyaient sans cesse devant ses yeux comme le Mane, thecel, pharès de Balthazar. Combien, en ce moment, il maudissait son fatal orgueil, cause de tout le mal ! Mais par respect humain, il n’en laissait rien paraître, craignant d’être ridicule en manifestant le moindre repentir, alors qu’un mot dans ce sens eût rendu si heureux l’ami dévoué qui souffrait de ne pouvoir parvenir à consoler celui qu’il avait suivi avec tant d’abnégation, car, en partant pour cette seconde expédition, Vernier n’avait pas un seul instant envisagé les bénéfices probables : il avait obéi à cet intérêt qui pousse les hommes de cœur à se sacrifier ; et son sacrifice avait été d’autant plus beau, qu’un pressentiment l’avait averti qu’il courait à sa perte. Oh si le comte l’eût écouté… mais aucun raisonnement n’avait pu ébranler sa résolution, et, victime de l’amitié, il avait pris pour la seconde fois le commandement de l’expédition, espérant que son expérience et sa présence d’esprit conjureraient les périls qu’il pressentait.

De tous, Vernier était le seul qui eût conservé un calme relatif. Aidé de son second, il se livrait à d’interminables calculs sur la durée probable de leur séjour dans l’île, subordonnée à la débâcle qui devait, en adoucissant la température, rendre libre la mer qui les entourait.

Espérant que l’on tiendrait jusque-là, il avait élaboré un plan fort ingénieux. Avec les débris du Caïman, on construirait un solide radeau, et, au lieu d’attendre qu’une voile passât à portée de l’île, on partirait à la recherche d’un navire sauveur. Peut-être, même, avec un vent favorable, pourrait-on atteindre la terre des Esquimaux.

Comme on le voit, le capitaine du Caïman ne se laissait point abattre et était décidé à lutter jusqu’au bout. Il ne redoutait plus qu’une chose, c’était que l’état mental de ses hommes ne leur donnât pas une énergie suffisante pour qu’ils pussent le seconder, car s’il était la tête qui pense et conçoit, ils étaient, eux, le bras qui exécute. L’abattement dans lequel il les voyait plongés lui faisait avec raison craindre de ne pouvoir mettre à exécution son projet, qui était la dernière chance de salut, et cette crainte le désespérait plus que la situation dans laquelle il se trouvait. C’est qu’il est pénible pour un homme au tempérament énergique de ne voir autour de lui que des regards mornes et éteints, alors que la force morale, qui décuple la force physique, lui serait si utile.

On a vu, dans des batailles, des soldats, affolés par la peur, jeter leurs armes et se laisser tuer sans se défendre ni fuir. De même, en présence d’un danger sérieux, certaines natures renoncent à lutter et attendent la mort avec une sorte de fatalisme contre lequel aucun raisonnement ne peut prévaloir. Aussi, Vernier, en considérant les visages pâlis de ses matelots, voyait-il avec douleur les premiers symptômes de cette funeste apathie.