Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 141-157).



VIII

l’installation



L e lendemain, vers midi, c’est-à-dire lorsque la faible clarté qui apparaissait chaque jour pendant quelques heures éclaira un peu la pénombre, Vernier monta dans la grande hune et interrogea l’immensité.

Les flots de la mer Arctique avaient complètement disparu. Partout la glace amoncelée offrait un spectacle désolé et navrant.

Vernier ne s’attarda pas dans ce poste aérien, car la température était effroyable. Les cordages du Caïman, couverts de givre, étaient aussi raides et cassants que s’ils eussent été de verre. Aussi fut-ce avec des précautions infinies que le capitaine redescendit sur le pont, où les matelots contemplaient avec effroi d’énormes glaçons ondulant dans la petite baie.

Ce qu’avait prévu Vernier arrivait : la baie se congelait. Il fallait donc se prémunir contre toutes les éventualités.

Les matelots reçurent l’ordre de transporter à terre toutes les poutres et planches qu’ils trouvaient dans la cale, ainsi que les chaloupes que l’on avait démontées après l’embarquement dans la baie de Mackenzie, puis il traça sur le sol le plan de la baraque qu’il avait projeté de faire élever.

Stimulés par les encouragements de leur capitaine, et aussi par le froid mortel qui ne leur permettait point de rester en place, les matelots menèrent si activement la besogne, qu’en deux jours ils eurent construit un baraquement assez vaste pour que tous pussent y circuler à l’aise.

La toiture était formée de bâches solides. D’autres bâches tapissaient les parois, et deux portes vitrées enlevées au navire avaient été encastrées à droite et à gauche, pour tenir lieu des fenêtres.

Lorsque le baraquement fut terminé, Vernier fit démonter la machine à vapeur et celle qui produisait l’électricité, puis il les fit installer dans l’intérieur.

Grâce à l’intelligence du mécanicien, cette opération fut rapidement menée à bonne fin. Alors, on transporta également le charbon, les caisses de provisions, les tonneaux d’eau douce, de vin et de rhum.

En agissant ainsi, Vernier ne songeait qu’à gagner du temps. Pour lui, la destruction du Caïman ne faisait aucun doute. Il l’avait donc fait évacuer, mais sans donner la moindre explication à l’équipage, qui, bien que très étonné, obéit avec la ponctualité habituelle aux gens de mer.

Ces différents travaux avaient pris cinq jours. Quand ils furent achevés, la baie était complètement gelée. On dut casser la glace pour se procurer l’eau nécessaire à l’entretien de la chaudière.

Chacun se demandait à quoi pourrait bien servir la vapeur, mais l’incertitude cessa lorsque Vernier eut fait transporter et planter en terre un mât de rechange et que, en haut de ce mât, il eut fait accrocher le réflecteur électrique.

— Qui comptes-tu donc éclairer ainsi ? lui demanda le comte lorsque la projection lumineuse creva les ténèbres.

— Qui sait si un autre navire n’est pas, comme le nôtre, cerné par les glaces et à peu de distance ? Dans ce cas, notre feu peut être aperçu et, quand viendra le dégel, ceux qui l’auront vu nous signaleront dans les ports où ils se rendront.

— S’il y a un navire en vue, bien entendu.

— Parfaitement.

— Et si, plus heureux que nous, il s’en tire.

— Naturellement.

— Ce sont des espérances, somme toute.

— Eh ! mon cher, il ne nous reste que cela. L’espoir, vois-tu, c’est la dernière chose qui s’éteint dans le cœur de l’homme.

Tout le monde s’était enfermé dans la baraque, où, grâce à la machine, régnait une douce température. Néanmoins, Vernier avait recommandé à ses hommes de ne pas rester inactifs afin de conserver toujours une certaine chaleur naturelle, ce qui vaut mieux que la chaleur artificielle.

Cependant le froid qui augmentait d’intensité commençait à s’introduire dans la case, malgré le foyer de la machine, et chacun songeait avec terreur au moment où le mécanicien jetterait dans la fournaise sa dernière pelletée de charbon.

Les malheureux étaient à terre depuis quinze jours, quand la neige se mit à tomber avec abondance, menaçant de bloquer la case.

Vernier fit aussitôt sortir ses hommes avec des pelles, pour déblayer la neige. Mais l’avalanche continuait si serrée, que l’ont dût bientôt renoncer à ce moyen.

Le capitaine laissa alors la neige s’entasser autour de la case, et lorsqu’elle eut atteint environ un mètre d’épaisseur, il fit pratiquer quelques ouvertures dans les cloisons et un jet de vapeur déblaya rapidement les alentours ; mais il fallut recommencer quelques heures après.

Soudain, un craquement sinistre se fit entendre. La bâche formant toiture était surchargée de neige et s’abaissait, menaçant d’entraîner la charpente dans sa chute.

— Tout le monde dehors ! cria Vernier… Qu’on prenne des perches et qu’on déblaie le toit.

Les matelots, malgré le froid terrible qui glaçait leurs membres, ne se firent pas répéter cet ordre et bientôt la neige vola dans l’espace, déchargeant la toiture de la case.

À peine fut-on dans l’intérieur, que l’on s’aperçut que deux hommes manquaient. Vernier sortit rapidement et trouva leurs cadavres, déjà raidis, à quelques pas de la porte…

Les deux pauvres matelots avaient succombé à une congestion cérébrale causée par le froid, et la neige, en tombant, les couvrait de son linceul.

Le capitaine rentra tristement, et quoique tous les regards fussent fixés sur lui pour l’interroger, il ne prononça pas une parole.

Le lendemain, la neige cessa de tomber. Alors, on respira plus librement, car les fréquentes sorties que les matelots étaient obligés de faire pour déblayer la toiture leur causaient de mortelles appréhensions. Ils avaient découvert les cadavres de leurs infortunés camarades et cette vue les avait glacés d’épouvante, car ils comprenaient qu’à chaque excursion au dehors, ils risquaient de partager leur sort.



Ce fut donc avec une joie extrême qu’ils accueillirent la fin de ce déluge de neige.

Lorsque Vernier fit une dernière fois sortir ses hommes afin qu’ils déblayassent les alentours de la case, un cri de stupéfaction s’échappa de toutes les poitrines : le Caïman avait disparu. À sa place on voyait une masse blanche d’où émergeaient trois pointes : la cime des mâts du navire.

D’un coup d’œil, Vernier jugea la situation : sous l’action de la bise glaciale qui soufflait sans interruption, cette agglomération de neige allait se congeler et la compression qui en résulterait pouvait broyer le Caïman.

Il fallait donc au plus vite prévenir ce désastre. Par son ordre, les matelots, le lieutenant, le comte lui-même, s’emparèrent de tous les outils renfermés dans la case et attaquèrent l’amas de neige avec une vigueur que décuplait un sentiment plus puissant que la peur de perdre le navire : l’avarice. En effet, l’or recueilli sur les bords du Klondyke était encore dans la cale, le capitaine n’ayant pas jugé à propos de le faire débarquer.

Le danger que courait le Caïman avait frappé tout le monde et une vision rapide avait montré à chacun les sacs d’or coulant à fond au moment où le navire, broyé, disparaîtrait sous la surface glacée de la baie. Aussi travaillait-on avec une incroyable activité. La neige, violemment attaquée, volait de tous côtés, non plus en flocons comme lorsqu’elle s’était amoncelée, légère, sur le bâtiment, mais par masses énormes.

En moins de deux heures, on découvrit le pont, qui fut soigneusement balayé. Les matelots, alors, respirèrent : La précieuse cargaison était là, sous leurs pieds, et toute crainte de la perdre avait disparu. Sortiraient-ils jamais de ces glaces ?… Cette pensée ne leur venait même pas à l’esprit. Le froid ? ils ne le sentaient plus. La fatigue ? elle n’existait point. Ils ne voyaient qu’une chose : la cargaison était sauvée, du moins pour le moment. Vernier s’empressa de ramener son monde à la case, où une distribution de café noir fut aussitôt faite.

Cependant, le danger que venait de courir le Caïman préoccupait fort Vernier. La neige, qui avait tombé si abondamment, pouvait tomber encore et pendant des jours, voir même des semaines. Dans ce cas, cela serait fait du navire et de sa précieuse cargaison. Il résolut donc de mettre sans retard cette dernière en sûreté.

La fugitive lueur blafarde dont on jouissait toutes les vingt-quatre heures s’éteignait. Le capitaine fit allumer des falots et emmena ses matelots à bord du Caïman, afin de faire opérer le transport des sacs contenant le fauve métal dont la conquête coûtait si cher à nos aventuriers.

Cette opération était trop en harmonie avec les craintes de chacun pour qu’elle ne fût pas menée rondement.

L’exercice physique étant ce qu’il y a de mieux pour combattre le froid, Vernier ordonna à chaque matelot de se rendre de la cale à la case, avec sa charge, sans s’arrêter en route. C’était fatigant, mais souverain pour développer le calorique et surchauffer le sang. Chaleur naturelle, plus salutaire que celle que procurerait le plus gigantesque brasier.

Une fois la cargaison en sûreté, on soupa d’une maigre ration de lard, puis les pipes furent allumées et les matelots, groupés selon leurs sympathies, commencèrent ces interminables causeries qui, à bord, font trouver moins longue la traversée.

Le comte s’était retiré, avec son ami, dans une sorte de cabinet formé dans un angle de la case, à l’aide d’une toile de voile. C’était là qu’ils avaient fait dresser leurs lits de camp et que, durant de longues heures, ils devisaient sur l’avenir. M. de Navailles espérait quand même ; le capitaine, au contraire, tentait de l’amener à une perception plus exacte de leur situation et faisait tous ses efforts pour lui faire envisager froidement le dénouement fatal qu’il pressentait, qu’il croyait inévitable. Il aurait voulu être certain qu’à l’heure suprême son ami accepterait avec une chrétienne résignation le résultat de sa folle entreprise. Connaissant la nature nerveuse et impressionnable du jeune homme, il tremblait à la pensée du désespoir furieux dont il serait témoin lorsque, tout espoir ayant disparu, le comte devrait regarder la mort en face. Il savait, il sentait que cet homme de vingt-sept ans, pour qui la vie n’avait été qu’un jardin fleuri, n’accepterait pas avec calme sa défaite.

Nous avons dit que, ce jour-là, le comte et son ami s’étaient retirés dans leur rudimentaire cabine, laissant les matelots à leurs conversations.

Les deux hommes s’étaient assis silencieusement au bord de leurs lits.

— Vernier, dit tout à coup M. de Navailles, tu mériterais que je te fisse des reproches.

— Vraiment ! fit ce dernier.

— Oui, car depuis que nous sommes ici, tu n’as cessé de me prédire une catastrophe, alors que tu n’en pensais pas un mot.

— Je t’avoue que je n’ai pas l’habitude de déchiffrer les énigmes. Explique-toi donc plus clairement.

— Ne cherches-tu pas continuellement à me persuader que nous mourrons ici ?

— Après ?

— Est-ce vrai, oui ou non ?

— C’est exact, mais je ne vois pas où tu veux en venir, ni en quoi j’ai mérité ces reproches dont tu prétends avoir le droit de m’accabler.

— Puisque rien, selon toi, ne peut nous sauver, pourquoi as-tu pris soin de sauver la cargaison ?

Vernier haussa les épaules.

— Mon cher, dit-il en souriant, tu raisonnes comme un phoque.

— Merci, fit le comte froissé.

— Inutile de me remercier ; j’en aurai autant à ton service chaque fois que tu me poseras une sotte question.

— Frappe, dit le comte, mais n’insulte pas.

— Te frapper, dit en riant Vernier, jamais ; quant à t’insulter, je n’y songe pas davantage.

— Admettons qu’en comparant mon intelligence à celle d’un phoque tu m’aies dit une gracieuseté, mais tu n’as point répondu à ma question.

Vernier devint grave.

— Mon ami, dit-il, nous approchons du moment où j’aurai à combattre, non plus seulement le froid et la faim mais aussi le désespoir de mes matelots. Bien que j’aie fait diminuer considérablement les rations de vivres, je vais être obligé de les restreindre encore. Tant que nos compagnons contempleront les sacs d’or, ils penseront que tout espoir n’est pas perdu et ils m’obéiront. En faisant transporter ici la cargaison, j’ai ranimé les courages abattus, car chacun a supposé que si je songeais à sauver nos richesses, c’est que j’étais certain que nous-mêmes serions sauvés. Tant que mon équipage aura confiance en moi, il souffrira en silence, mais le jour où la vérité lui apparaîtra, qui sait ce qui peut arriver ?… Des hommes affolés par le désespoir sont capables de tout.

En ce moment, le mécanicien souleva la toile.

— Que voulez-vous ? lui demanda Vernier.

— Capitaine, je viens de brûler le dernier morceau de charbon.

Ces mots, si simples en apparence, avaient une signification terrible. Plus de charbon, c’était la mort imminente, car il était impossible de vivre une heure sans feu, par ce froid mortel.

Le comte avait blêmi.

Quant à Vernier, il avait simplement répondu

— Envoyez-moi le second.

Le mécanicien se retira, et presque aussitôt le second entra.

— Vous m’avez fait appeler ? dit-il à Vernier.

— Oui, car la situation est grave. Le mécanicien vient de m’avertir que nous n’avons plus de charbon.

— Alors, dit froidement le lieutenant, c’est la fin, car aucun homme ne pourrait supporter une pareille température.

— La fin, non ; mais le commencement de la fin.

— Vous jouez sur les mots.

— Pas du tout, car cette fin dont vous parlez, nous pouvons, sinon l’éviter, du moins la reculer le plus possible.

— Par quel moyen ?

— En brûlant le Caïman. En procédant avec économie, peut-être atteindrons-nous l’époque du dégel ; alors il nous restera la chance d’être aperçus d’un navire passant dans ces parages.

— Vous avez raison, il n’y a pas à hésiter… Quand commencerons-nous la démolition du navire ?


Capitaine, je viens de brûler le dernier
morceau de charbon (page 150).

— Demain. Pour entretenir le feu jusque-là, dites au mécanicien de ramasser tous les morceaux de bois qu’il trouvera dans la case… À propos : que font les matelots en ce moment ?

— Quelques-uns dorment, les autres causent.

— Ne les prévenez pas. Laissez-les prendre un peu de repos. Dans quelques heures, je leur ferai connaître la situation avec tous les ménagements possibles, car le coup sera rude.

Le second salua et alla transmettre au mécanicien l’ordre du capitaine, avec recommandation d’attirer le moins possible l’attention des matelots.

Pourtant, deux hommes savaient la vérité. Ces deux hommes étaient Loriot et Valentin.

Assis un peu à l’écart de leurs compagnons, ils causaient à voix basse et leur pâleur aurait seule pu faire soupçonner ce qu’ils disaient.

— Mon pauvre Valentin, soupirait le Parisien, pour le coup c’est bien fini… Je ne reverrai jamais ma pauvre vieille mère !

— Espère, Loriot, espère, disait doucement Valentin. Pour moi, j’ai le ferme espoir que nous sortirons de ce mauvais pas.

— Mais nous n’avons presque plus de vivres.

— Le capitaine réduira encore les rations.

— Le charbon est épuisé… Vois le mécanicien ; il ramasse soigneusement les dernières parcelles qui sont à terre… Je te le répète, rien désormais ne pourra nous sauver.

Au lieu de répondre, Valentin posa un doigt sur ses lèvres et, se penchant vers son ami :

— Regarde, lui souffla-t-il à l’oreille en lui désignant la porte, qui, après s’être ouverte doucement, se refermait sans bruit.

Autour d’eux, les matelots dormaient dans les hamacs ; le mécanicien sommeillait devant son feu ; dans un coin, le second était étendu sur son lit de camp.

— Reste ici, dit Loriot ; je vais savoir ce que signifie cela.

Et il se dirigea sans bruit vers la porte, par laquelle il disparut, léger comme une ombre.

Son absence dura un quart d’heure. Quand il revint, transi de froid, il avait l’air soucieux et les sourcils froncés.

— Eh bien ! interrogea vivement Valentin, qu’as-tu vu ?

— J’ai vu le Gascon et le Marseillais qui se dirigeaient vers le Caïman. Il m’a semblé qu’ils portaient quelque chose, mais l’obscurité m’a empêché de m’en assurer.

— C’est tout ?

— Non pas. En arrivant près du Caïman, ils se sont arrêtés un instant, puis ils sont montés sur le pont. Je les ai suivis, mais au moment où j’y arrivais moi-même, ils disparaissaient par une écoutille.

— Peut-être ont-ils été cacher un sac d’or.

Le Parisien secoua négativement la tête.

— Non, dit-il, ce ne peut être cela, car les sacs ne sont pas assez nombreux pour qu’on puisse en supprimer un sans que l’on s’en aperçoive.

— Pourtant, ils ne sont pas allés sur le bâtiment uniquement pour faire une promenade.

— C’est louche, en effet… Attention, les voilà qui rentrent.

La porte, en s’ouvrant lentement et sans bruit, venait de livrer passage à deux hommes qui se dirigèrent vers leurs hamacs et s’y étendirent incontinent.

— Il est environ minuit, dit le Parisien. La nuit prochaine, je les surveillerai, car s’ils se cachent c’est qu’ils font mal, et il est indispensable que nous sachions à quoi nous en tenir. Ce Gascon est une mauvaise tête dont je me méfie ; quant au Marseillais, il ne vaut guère mieux.

— Si j’en parlais au capitaine, hasarda Valentin.

— Garde-toi d’en rien faire. Si, comme je le crains, ces gaillards-là trament quelque chose, la mèche serait éventée. Laisse-moi faire et demain nous serons fixés.

— Que crois-tu donc ?

— Rien, si ce n’est que certains hommes sont capables de chercher à sauver leur peau au détriment de leurs camarades.

— Je les défie bien de nous fausser compagnie, dit Valentin avec un triste sourire. Nous sommes si bien rivés les uns aux autres que nous devons fatalement périr ou nous sauver ensemble.

— Tu peux avoir raison, cela ne m’empêchera pas de suivre mon idée ; mais, de ton côté, sois muet comme une carpe.

— Je te le promets.

— Sur ce, allons nous coucher.

Les deux amis se dirigèrent vers leurs hamacs, qui étaient voisins l’un de l’autre, et quelques minutes plus tard, tout était silencieux dans la case.

Au dehors, le vent soufflait avec de rauques mugissements.

Vers huit heures du matin, le sifflet du maître d’équipage éveilla les dormeurs, qui sautèrent en bas des hamacs.

Le café noir fut distribué, puis le capitaine rassembla ses hommes, et leur annonça que, le charbon étant épuisé, il avait décidé de brûler le Caïman.

À cette nouvelle, des lamentations coururent dans les rangs, mais Vernier y mit fin en expliquant que, sans ce sacrifice, dans quelques heures, tous seraient morts, tandis que le bois du navire permettrait d’attendre la fin de l’hiver.

— Mes amis, dit-il en terminant, tout n’est pas perdu. Je vous demande seulement d’avoir confiance en moi et de ne pas discuter mes ordres, car ils auront toujours pour but l’intérêt général. Rendez-vous donc à bord et commencez à enlever les cloisons et les meubles des cabines. Cela nous suffira pour trois ou quatre jours ; après, nous verrons… Lieutenant, ajouta-t-il en s’adressant au second, veuillez faire exécuter les ordres que je viens de donner.

Le second se plaça en tête des matelots, et tous quittèrent la case.

Vernier resta seul avec le comte et Valentin.

— Mon pauvre garçon, dit-il à ce dernier, tu fais un drôle de service.

— Je ne me plains pas, répondit doucement l’honnête serviteur.

— C’est vrai, mais avoue que tu préférerais épousseter les meubles de l’hôtel de la rue de Varennes que balayer la neige autour de la case.

— Certainement ; mais puisqu’il en est autrement, je dois en prendre mon parti. D’ailleurs, mon maître est-il plus heureux que moi ?… Si nous sommes ici, c’est que le bon Dieu l’a voulu ; inclinons-nous donc devant sa volonté.

— Bien parlé, mon garçon, dit Vernier en frappant amicalement sur l’épaule de Valentin, et je donnerais beaucoup pour que ton maître raisonnât comme toi. Ah ! si j’étais certain que tous mes hommes fussent aussi résignés que tu l’es, je ne serais pas aussi inquiet.

— Que craignez-vous donc, monsieur Vernier ?

— Rien, mon ami, rien, dit vivement le capitaine, qui craignait d’alarmer le comte.

Celui-ci, l’œil fixe, semblait complètement étranger à cette conversation. Sa pensée avait franchi d’un bond l’immensité glacée et s’était envolée vers la France, où elle vagabondait en liberté.

La porte de la case, en s’ouvrant, l’arracha à son rêve, et deux matelots entrant, chargés de planches, achevèrent de le rappeler à la navrante réalité.

Il poussa un profond soupir et se retira dans le réduit qui lui servait de cabine.

Vernier le regarda s’éloigner en murmurant :

— Cœur faible, homme sans énergie, combien tu dois souffrir !

Et il sortit de la case, pour aller rejoindre ses matelots à bord du Caïman.