Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 139-149).

UNE HISTOIRE DE DIVINATION

J’ai connu une fois un diseur de bonne aventure qui croyait vraiment à la science qu’il professait. Il apprit, en tant qu’étudiant de la vieille philosophie chinoise, à croire à la divination bien avant d’avoir l’idée de la pratiquer. Pendant sa jeunesse, il avait été au service d’un Daimyo très riche, mais plus tard, comme des milliers d’autres samouraïs, il se vit réduit à une situation désespérée à la suite des changements sociaux et politiques du Meiji. C’est alors qu’il devint diseur de bonne aventure, un uranaiya ambulant, et il allait à pied d’une ville à l’autre et ne regagnait sa demeure qu’une fois par an avec les profits de son voyage.

Il eut assez de succès comme diseur de bonne aventure, surtout, je crois, à cause de sa parfaite sincérité, et aussi à cause de la douceur très particulière de ses manières qui inspiraient confiance. Son système ressemblait à l’ancien système des érudits, il se servait du livre Yi-King et d’une série de jetons d’ébène, qu’il disposait de façon à former des diagrammes chinois. Et il commençait toujours sa divination en adressant une prière fervente aux dieux.

Il tenait le système pour infaillible aux mains d’un maître. Il reconnaissait avoir fait quelques prédictions malheureuses, mais il affirmait que ces erreurs étaient entièrement dues à sa propre ignorance au sujet de certains textes ou diagrammes. Pour lui rendre justice, je dois avouer que dans mon propre cas (il me dit ma fortune quatre fois) ses prédictions se réalisèrent de telle façon que j’en éprouvai une certaine crainte. Vous pouvez ne pas croire dans la bonne aventure et même la mépriser, intellectuellement, mais il existe chez la plupart d’entre nous une tendance superstitieuse, — et quelques expériences étranges peuvent s’adresser à cette tendance au point d’éveiller l’espoir ou la crainte les plus déraisonnables dans la bonne ou mauvaise fortune que nous a promise un devin quelconque. Car ce serait un grand malheur de voir vraiment notre avenir. Imaginez ce qui résulterait si nous savions que d’ici deux mois nous devrons éprouver un terrible malheur contre lequel il nous est impossible de nous protéger.

Il était déjà un homme âgé lorsque je le vis pour la première fois, en Izumo. Il avait certainement plus de soixante ans, mais il paraissait beaucoup plus jeune. Plus tard je le rencontrai à Osaka, à Kyotô et à Kobe. J’essayai plus d’une fois de le retenir chez moi pendant les mois glacés d’hiver, car il possédait une connaissance extraordinaire des traditions, et eût pu m’être d’un service inestimable au point de vue littéraire. Mais je ne pus jamais le garder chez nous plus de deux jours à la fois, car l’habitude de vagabonder était devenue chez lui une seconde nature, et il avait un amour de l’indépendance aussi farouche que celui des romanichels.

Il venait tous les ans à Tokyô, en général à la fin de l’automne. Il errait à travers la ville pendant plusieurs semaines, allant d’un quartier à l’autre, puis il disparaissait de nouveau. Mais il ne manquait jamais de me rendre visite au cours de ses séjours fugitifs ; il m’apportait des nouvelles de mes amis d’Izumo et aussi quelque petit cadeau bizarre, généralement d’un caractère religieux, provenant d’un lieu de pèlerinage célèbre. Je réussissais alors, à bavarder quelques heures avec lui. Parfois la conversation roulait sur des choses étranges qu’il avait vues ou entendues au cours de son récent voyage ; ou bien sur d’anciennes légendes et croyances, ou bien encore sur la divination. La dernière fois que nous nous rencontrâmes, il me parla d’une science de divination chinoise très exaltée, qu’il regrettait n’avoir jamais pu apprendre.

« Celui qui connaîtrait cette science, dit-il, pourrait non seulement vous dire le moment exact où chaque poutre de cette maison cédera à la pourriture, mais la direction dans laquelle elles se briseront et tous les résultats de leur chute. Mais je me ferai mieux comprendre en vous racontant une histoire.

« Cette histoire a pour héros le célèbre diseur de bonne aventure chinois que nous appelons au Japon Shokô Setsu, et elle est contée dans le livre Baikwa-Shin-Eki, qui est un livre de divination. Alors qu’il était encore tout jeune, Shokô Setsu parvint à une situation très élevée par raison de son érudition et de sa vertu ; mais il donna sa démission et gagna la solitude afin de consacrer tout son temps à l’étude. Il vécut plusieurs années dans une cabane perdue au milieu des montagnes ; il étudiait, sans feu l’hiver et sans éventail l’été. Et, comme il manquait de papier, il écrivait ses pensées sur les murs de sa cabane, et une tuile lui servait d’oreiller.

« Un jour, pendant la période de la chaleur estivale la plus intense, il se sentit vaincu par le sommeil. Et il s’étendit pour se reposer, la tuile sous sa tête. À peine s’était-il endormi, qu’un rat traversa son visage en courant, et l’éveilla en sursaut. Furieux, il prit la tuile et la lança contre le rat ; celui-ci s’échappa sans aucun mal, mais la tuile fut brisée. Shokô Setsu considéra tristement les fragments de son oreiller et il se reprocha sa mauvaise humeur. Puis tout à coup il remarqua, sur l’argile fraîchement exposée de la tuile brisée, quelques caractères chinois, gravés entre les surfaces supérieure et inférieure. Cela lui parut fort étrange, et, ramassant les débris, il les examina avec soin. Alors il découvrit qu’on avait tracé dix-sept caractères dans l’argile avant que la tuile n’eût été soumise à la cuisson. Et ces caractères disaient : « Dans l’année du Lièvre, le quatrième mois, le dix-septième jour, à l’heure du Serpent, cette tuile sera lancée contre un rat et brisée. »

« Or, la prédiction avait bien été accomplie à l’heure du Serpent, le dix-septième jour du quatrième mois de l’année du Lièvre. Très étonné, Shokô Setsu examina de nouveau les fragments et découvrit le sceau et le nom du fabricant de la tuile. Alors il quitta précipitamment sa cabane, et emportant avec lui les morceaux de la tuile, il se hâta jusqu’à la ville voisine, à la recherche du fabricant. Il le trouva et, lui montrant la tuile cassée, il lui demanda ce que cela signifiait.

« — Cette tuile fut en effet fabriquée chez moi. Mais les caractères tracés dans l’argile furent écrits par un vieillard, un diseur de bonne aventure, qui me demanda la permission d’ajouter cette inscription avant que la tuile ne fût soumise à la cuisson.

« — Savez-vous où il demeure ? demanda Shokô Setsu.

« — Il vivait autrefois assez près d’ici. Je puis vous mener jusqu’à sa maison, mais je ne connais point son nom.

« Arrivé devant la maison du vieillard, Shokô Setsu se présenta et sollicita la permission de parler au maître de céans. Un étudiant serviteur le pria courtoisement d’entrer et le fit pénétrer dans une pièce où plusieurs jeunes gens étaient occupés à étudier. Lorsque Shokô Setsu s’assit, tous les jeunes gens le saluèrent. Puis celui qui lui avait parlé le premier se prosterna à ses pieds et dit :

« — Nous sommes désolés de vous informer que notre maître est mort voici quelques jours. Nous vous attendions, car il avait prédit que vous viendriez aujourd’hui, à cette heure précise. Vous vous appelez Shokô Setsu. Notre maître nous a dit de vous remettre un livre qui vous rendra de grands services. Le voici : acceptez-le, je vous prie.

« Shokô Setsu n’était pas moins enchanté que surpris. Car le livre était un manuscrit infiniment rare et précieux et contenait tous les secrets de la science de la divination. Après avoir remercié les jeunes gens, et leur avoir exprimé en termes convenables son regret de la mort de leur maître, il regagna sa cabane. Là, il se mit à éprouver la valeur du livre en le consultant sur sa propre fortune. Le livre lui indiqua que sur le côté sud de sa demeure, à un endroit particulier, près d’un mur de la cabane, beaucoup de chance l’attendait. Il creusa un trou à l’endroit indiqué et trouva une jarre remplie d’or, qui le rendit très riche.

Mon vieil ami quitta ce monde d’une façon aussi solitaire qu’il y avait vécu. Un hiver, tandis qu’il traversait une rangée de montagnes, il fut surpris par une tempête de neige et perdit son chemin. Plusieurs jours plus tard, on le retrouva debout, appuyé contre un sapin, son petit baluchon attaché à ses épaules, véritable statue de glace, les bras croisés et les yeux fermés comme dans la méditation. Sans doute, en attendant que la tempête se dissipât, avait-il cédé à la somnolence qu’engendre le froid, et la neige s’était accumulée sur lui pendant qu’il dormait. Et, apprenant sa mort étrange, je me souvins du vieux dicton japonais : Uranaiya minouyé shiradzu. « Le diseur de bonne aventure ne connaît pas son propre destin ».