Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 151-158).

SUGGESTION

J’eus le privilège de le rencontrer à Tokyô où il faisait un court séjour, en route pour l’Inde. Nous fîmes une longue promenade ensemble et nous parlâmes des religions orientales, au sujet desquelles il en savait incomparablement plus que moi. Il commentait d’une façon surprenante tout ce que je pouvais lui raconter concernant des croyances locales, citant d’étranges correspondances existant entre certains cultes vivants des Indes, de Birmanie ou de Ceylan. Puis tout à coup il engagea la conversation dans une direction toute différente :

— J’ai songé dernièrement, dit-il, à la constance de la proportion relative des sexes, et je ne suis demandé si la doctrine bouddhiste pouvait en fournir une explication. Car il me semble que dans les conditions de karma ordinaire, la réincarnation humaine procéderait nécessairement suivant une alternance régulière.

— Voulez-vous dire par cela, demandai-je, qu’un homme renaîtrait comme femme et qu’une femme renaîtrait comme homme ?

— Oui, dit-il, car le désir est créateur, et le désir de chaque sexe tend vers l’autre.

— Et, dis-je, combien d’hommes souhaiteraient renaître comme femmes ?

— Sans doute très peu, répondit-il. Mais la doctrine du désir créateur n’implique pas que le désir individuel crée sa propre satisfaction. Tout au contraire. Le véritable enseignement est que tout désir égoïste se résout en une punition, — et que ce que le désir crée se révélera, du moins à la connaissance supérieure, — être la folie de désirer.

— Là, vous avez raison, dis-je. Mais je ne comprends toujours pas votre théorie.

— Eh bien, dit-il, si les conditions physiques de la réincarnation humaine sont toutes déterminées par le karma de la volonté se rapportant aux conditions physiques, alors le sexe serait déterminé par la volonté par rapport au sexe. Or, la volonté de chacun des sexes tend vers l’autre. Car l’homme désire la femme et la femme désire l’homme plus que tout au monde, sauf la vie. De plus, chaque individu éprouve perpétuellement, indépendamment de toute relation personnelle, l’influence de quelque idéal féminin ou masculin inné. C’est ce que vous appelez un « réflexe spirituel d’innombrables attachements dans des vies passées. » Et le désir insatiable représenté par cet idéal suffirait à lui seul à créer le corps masculin ou féminin de la prochaine existence.

— Mais, observai-je, la plupart des femmes souhaiteraient renaître hommes. L’accomplissement de ce désir ne participerait guère de la nature d’une pénalité.

— Pourquoi pas ? répliqua-t-il. Le bonheur ou le malheur de la nouvelle existence ne dépendront pas seulement du sexe. Ils dépendraient nécessairement d’une combinaison de plusieurs conditions.

— Votre théorie est intéressante, dis-je, mais je ne sais jusqu’à quel point on pourrait la concilier avec la doctrine acceptée. Et que dire de la personne qui, grâce à la connaissance et à la pratique de la loi la plus élevée, réussirait à demeurer supérieure à toutes les faiblesses du sexe ?

— Celle-là, répondit-il, ne renaîtrait ni homme ni femme, à condition qu’il n’y ait aucun karma préexistant, suffisamment puissant pour enrayer ou affaiblir les résultats de cette conquête de soi.

— Cette personne renaîtrait donc dans un des Ciels, dis-je, par vertu de la Naissance Apparitionnelle ?

— Pas nécessairement, dit-il. Un être de ce genre pourrait renaître dans un monde de désir, mais ni comme homme seulement, ni comme femme seulement.

— Dans quelle forme renaîtrait-elle donc ? dis-je.

— Dans celle d’un être parfait. Car un homme ou une femme n’est, à tout prendre, guère plus qu’un demi-être, puisque dans notre état imparfait chacun des sexes ne peut se développer qu’aux dépens de l’autre. Dans la composition mentale et physique de tout homme il se trouve une femme non-développée, et la composition de chaque femme comprend un homme non-développé. Mais un être complet serait à la fois un homme parfait et une femme parfaite, possédant les facultés les plus élevées des deux sexes, et les faiblesses d’aucun. En d’autres mots, il pourrait ainsi se créer une humanité supérieure à la nôtre.

— Mais, observai-je, vous n’ignorez pas qu’il existe des textes bouddhiques, dans le Saddharma Pundarika, par exemple, et aussi dans les Vinayas, qui interdisent…

— Ces textes, interrompit-il, font allusion à des êtres imparfaits qui sont moins qu’un homme et moins qu’une femme. Ils ne pourraient se rapporter à la condition à laquelle je fais allusion. Mais rappelez-vous que je ne prêche pas une doctrine ; je ne fais que hasarder une théorie.

— Puis-je publier votre théorie un de ces jours ? demandai-je.

— Mais oui, répondit-il, si vous jugez qu’elle mérite qu’on y réfléchisse.

Et beaucoup plus tard je l’écrivis ainsi de mémoire, aussi bien que je le pus.