Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 193-203).

INGWA-BANASHI[1]

La femme du daimyô se mourait ; et elle le savait. Elle n’avait pas pu quitter sa couche depuis le commencement de l’automne du dixième Bunsei (1827). On était maintenant dans le quatrième mois du douzième Bunsei, en l’année 1829 suivant le calendrier occidental. Et les cerisiers étaient en fleurs. Elle songeait aux cerisiers de son jardin, et à la joie du printemps. Elle pensait à ses enfants. Et elle pensait surtout aux différentes concubines de son mari, — et en particulier à la Demoiselle Yukiko[2], âgée de dix-neuf ans !

— Ma chère femme, lui dit le daimyô, vous avez beaucoup souffert depuis trois longues années. Nous avons fait tout en notre pouvoir pour vous guérir ; nous vous avons veillée nuit et jour, et nous avons prié pour vous, nous avons même jeûné à votre intention. Pourtant, malgré tous nos soins affectueux, et malgré la science de nos meilleurs médecins, il semble que le terme de votre vie ne soit plus très éloigné. Nous aurons sans doute plus de chagrin que vous lorsque vous serez obligée de quitter ce que le Bouddha a si justement appelé « la maison brûlante de la vie ». Je donnerai des ordres afin que soient célébrés, quel qu’en soit le coût, tous les rites religieux qui pourront vous servir pour votre réincarnation. Nous prierons tous incessamment pour vous, afin que vous n’erriez point dans l’espace noir, mais au contraire que vous parveniez vite au Paradis et atteigniez ainsi au rang de Bouddha.

Il lui parlait avec la plus grande tendresse, tout en la caressant. Alors, les yeux fermés, elle lui répondit d’une voix flûtée comme celle d’un insecte :

— Je suis reconnaissante, très reconnaissante de vos affectueuses paroles… Oui, il est vrai, comme vous dites, que j’ai été malade depuis trois longues années, et que j’ai été traitée avec tout le soin et toute l’affection possible… Pourquoi, en vérité, me détournerais-je du seul chemin véritable au moment de ma mort ?… Peut-être n’est-il guère convenable de songer à des questions mondaines à un pareil moment. Mais je n’ai plus qu’une seule requête à vous faire, — plus qu’une seule ! Appelez-moi la Demoiselle Yukiko. Vous savez que je l’aime comme une sœur. Je désire lui parler des affaires du ménage.

La demoiselle Yukiko obéit à l’appel de son seigneur, et, sur un signe de lui, elle s’agenouilla auprès de la couche de la mourante. La femme du daimyô ouvrit les yeux ; elle regarda Yukiko et dit :

— Ah ! voici Yukiko ! Je suis si contente de vous voir ! Approchez un peu, afin de bien m’entendre, je ne puis parler très haut… Yukiko, je vais mourir. J’espère que vous serez, en toutes choses, fidèle à notre seigneur ; je veux que vous preniez ma place après ma mort. J’espère qu’il vous aimera toujours, et cent fois plus qu’il ne m’a jamais aimée, et que vous serez bientôt promue à un rang plus élevé, et que vous deviendrez son épouse honorée… Et je vous supplie de toujours chérir notre cher seigneur ; ne permettez jamais à une autre femme de vous dérober son affection. Voilà tout ce que je voulais vous dire, chère Yukiko. J’espère que vous m’avez bien comprise ?

— Oh ! ma chère Dame, protesta Yukiko, ne me tenez pas, je vous en prie, d’aussi étranges propos. Vous savez très bien que je suis pauvre, et d’humble condition. Comment oserais-je jamais aspirer à devenir la femme de notre seigneur ?

— Si ! si ! répéta l’épouse du daimyô d’une voix rauque. Mais ce n’est pas le moment pour des paroles de cérémonie. Ne nous disons que la vérité. Après ma mort, vous serez certainement promue à une place élevée, et je vous assure, une fois encore, que je désire que vous deveniez la femme de notre seigneur. Oui, Yukiko, je désire cela plus encore que je ne désire devenir un Bouddha… Ah ! j’avais presque oublié. Vous allez faire quelque chose pour moi, Yukiko. Vous savez qu’il y a, dans le jardin, un cerisier à fleurs doubles, — un Yaï-zakura. On l’a rapporté, il y a deux ans, du Mont Yoshino. Il paraît qu’il est tout en fleurs, — et je désirais tant le voir fleurir ! Dans très peu de temps, je serai morte, mais avant de mourir, il faut absolument que je voie cet arbre. Portez-moi jusqu’au jardin, Yukiko, afin que je le voie immédiatement ! Oui, portez-moi sur votre dos, Yukiko, — portez-moi sur votre dos.

Tout en faisant cette demande, sa voix était devenue claire et forte, comme si l’intensité de son désir lui eût donné une vigueur nouvelle. Puis tout à coup, elle éclata en larmes. Yukiko demeurait à genoux, immobile, ne sachant que faire. Mais le seigneur fit un geste d’assentiment.

C’est son dernier désir en ce monde, dit-il. Elle a toujours aimé les fleurs de cerisiers, et je sais qu’elle souhaitait vivement voir fleurir le cerisier de Yoshino. Allons, ma chère Yukiko, accordez-lui ce qu’elle veut.

Alors la jeune fille offrit ses épaules à la femme du daymiô, ainsi qu’une nourrice tourne le dos à son nourrisson pour qu’il s’y cramponne. Et elle lui dit :

— Madame, je suis prête. Dites-moi de quelle façon je puis le mieux vous aider.

— Mais comme ceci, répondit la mourante, en se soulevant par un effort presque surhumain, et en s’agrippant aux épaules de Yukiko. Mais au moment où elle se trouva debout, elle glissa vivement ses mains maigres par-dessus les épaules, sous la robe de la jeune fille, et lui saisissant les seins elle éclata d’un rire méchant.

— J’ai ce que je voulais, s’écria-t-elle. Mon désir pour les cerisiers en fleurs… est exaucé ! Mais il ne s’agissait pas du cerisier du jardin ! Ah ! j’ai ce que je voulais, — quelle joie !

Et en prononçant ces paroles, elle retomba sur la jeune fille agenouillée, et mourut.

Les serviteurs essayèrent immédiatement de soulever le corps des épaules de Yukiko et de l’étendre sur le lit. Mais, et cela est étrange à dire, — ils ne purent accomplir cette tâche, qui pourtant paraissait si aisée. Les mains froides de la morte s’étaient attachées, mystérieusement, aux seins de la jeune fille, et semblaient même s’être incrustées dans la chair vive. Yukiko perdit connaissance de peur et de douleur.

On appela des médecins. Ils ne comprirent pas ce qui s’était passé. Il fut impossible de détacher les mains de la morte des seins de sa victime par aucun moyen ordinaire ; elles s’agrippaient si fort que le moindre effort pour les enlever faisait couler le sang. Non pas que les doigts tinssent les seins ; mais la chair de la paume des mains s’était unie inexplicablement à la chair des seins.

Dans ce temps-là, le chirurgien le plus habile de Yedo était un étranger, — un Hollandais. On décida d’avoir recours à lui. Après un examen minutieux, il déclara ne rien comprendre à ce cas ; mais le seul moyen de procurer un soulagement immédiat à Yukiko était de trancher les mains du cadavre, car il serait fort dangereux d’essayer de les détacher des seins. On suivit son avis, et on amputa les mains à la hauteur des poignets. Mais elles restèrent accrochées aux seins ; et là, elles se noircirent et se desséchèrent, comme les mains d’une personne morte depuis longtemps.

Et cependant, ce n’était là que le commencement de l’horreur.

Toutes desséchées et exsangues qu’elles paraissaient, ces mains n’étaient pas mortes. Elles remuaient parfois, furtivement, comme de grandes araignées grises. Et désormais, chaque nuit, commençant toujours à l’heure du Bœuf, elles tiraient, et pinçaient et torturaient les seins de Yukiko… Et la douleur ne cessait qu’avec l’Heure du Tigre.

Yukiko coupa ses cheveux et se fit religieuse mendiante. Elle fit faire un ihai, une tablette mortuaire, sur lequel elle fit inscrire le nom posthume de sa maîtresse morte, Myô-Kô-In-Den Chizan Ryô-Fu Daishi. Elle emporta cette tablette dans toutes ses pérégrinations. Et, s’agenouillant tous les jours devant l’Ihai, elle implorait humblement le pardon de la morte, et elle célébrait un rite bouddhique afin que l’esprit jaloux pût trouver du repos. Mais le mauvais Karma qui avait permis à un pareil malheur de s’abattre sur elle ne pouvait se dissiper rapidement. Chaque nuit, à l’Heure du Bœuf, les mains ne cessaient de la tourmenter. Et cela continua ainsi pendant dix-sept ans, selon le témoignage de certaines personnes auxquelles Yukiko raconta son histoire, alors qu’elle s’arrêta pour passer la nuit chez Noguechi Dengozayémon, dans le village de Tanaka, province de Shimotsuké. Et ceci eut lieu dans la troisième année de Kôkwa (1846). Et depuis ce temps on n’entendit plus jamais parler d’elle.

  1. Littéralement une « histoire de ingwa ». Ingwa est un terme bouddhique japonais pour « mauvais karma », ou la conséquence désastreuse d’actions commises dans une existence antérieure. Peut-être comprendra-t-on mieux le titre curieux de ce récit, si l’on connaît l’enseignement bouddhique japonais, qui déclare que les morts n’ont le pouvoir de nuire aux vivants qu’en conséquence des mauvaises actions commises par leurs victimes dans des existences précédentes. Le titre et le récit se trouvent tous deux dans la collection d’histoires étranges appelée Hyaku Monogatari.
  2. Neige.