Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 205-220).

LES EMPREINTES DU BOUDDHA

I

Je fus récemment très étonné de trouver cette déclaration dans le Catalogue de Peintures Japonaises et Chinoises dans le British Museum, par Anderson : « Il est à noter qu’au Japon la silhouette du Bouddha n’est jamais représentée par les pieds ou piédestal seul, comme dans les ruines d’Amravâti, et dans bien d’autres reliques d’art hindoues. » Or en fait, cette représentation n’est pas même rare au Japon. On la trouve non seulement sur les monuments de pierre, mais aussi dans des peintures religieuses, et surtout dans certains kakémonos suspendus dans les temples. Ces kakémonos exhibent en général de très grandes empreintes du pied du Bouddha, agrémenté d’une multitude de symboles et caractères mystiques. Les sculptures sont peut-être moins communes, mais à Tokyô seul il existe un nombre de Butsu-soku-séki, ou « Pierres des Pieds de Bouddha » que j’ai vues, et sans doute y en a-t-il plusieurs que je n’ai pas vues. Il y en a une au temple d’Eko-In, près de Ryôgôku-bashi : une autre au temple de Dentsu-In à Koiskikawa ; et une autre encore au temple de Denbo-In à Arakusa ; et un très bel exemple à Zojoji à Shiba. Ces empreintes ne sont pas taillées dans un seul bloc de pierre, mais sont composées de fragments cimentés dans la forme irrégulière traditionnelle, et surmontées d’un épais bloc de granit de Nebukawa, sur la surface polie duquel le dessin est gravé en lignes d’un dixième de pouce de profondeur. La hauteur des piédestaux est en général d’environ deux pieds quatre pouces ; et leur plus grand diamètre atteint environ trois pieds. Dans la plupart des cas, douze petits bouquets de boutons ou de feuilles Bodai-ju (« Bodhidruma »), (l’arbre Bodhi de la légende bouddhique) entourent les empreintes. Dans chaque cas, le dessin du pied est à peu près le même ; mais les monuments diffèrent en qualité et en exécution. Celui de Zojoji, avec des figures de divinités taillées en bas-relief sur ses côtés, est le plus orné et le plus coûteux des quatre. Le spécimen d’Eko-In est très pauvre et ordinaire.

Le premier Butsu-soku-séki fait au Japon est celui érigé à Todaiji, à Nara. Il fut copié d’après un monument similaire existant en Chine et qui fut, dit-on, la copie exacte de l’original hindou. Voici la tradition donnée dans un vieux livre bouddhique au sujet de cet original hindou.

« Dans un temple de la province Makada (Maghada) il se trouve une grande pierre. Le Bouddha se tint une fois sur cette pierre dont la surface conserva l’empreinte des plantes de ses pieds. Les impressions ont un pied et huit pouces de long et un peu plus de six pouces de large. Sur la face de chaque empreinte il y a l’impression d’une roue ; et sur chaque empreinte des dix orteils, il y a un dessin de fleur qui parfois dégage de la lumière. Lorsque le Bouddha sentit approcher le temps de son Nirvana, il alla à Kushima ( Kusinâra) et se tint debout sur cette pierre. Il se tenait le visage tourné vers le sud. Alors il dit à son disciple Anan (Ananda) : « Je laisse en cet endroit l’empreinte de mes pieds en guise de dernier souvenir. Bien qu’un roi de ce pays essaiera de détruire cette impression, elle ne pourra jamais être complètement effacée. Et en effet elle n’a pas été détruite jusqu’à ce jour. Mais il advint qu’un roi qui détestait le Bouddhisme fit décaper la surface de la pierre, afin d’enlever l’impression. Mais lorsqu’elle eut été enlevée, les empreintes reparurent sur la pierre. »

Concernant la vertu de la représentation des empreintes du Bouddha, on cite parfois un texte du Kwan-butsu-sanmai-kyo (« Bouddhadhyâna-samâdhi-sâgara-sûtra ») qui a été traduit pour moi comme suit : « À ce moment Shaka (Çakyamùni) leva le pied. Et lorsque le Bouddha leva le pied, tout le monde put apercevoir sur la plante la forme d’une roue aux mille raies… Et Shaka dit : « Celui qui apercevra le signe sur mon pied sera purifié de tous ses défauts. Et de même celui qui apercevra le signe après ma mort sera délivré de tous les mauvais résultats de ses erreurs. » Plusieurs autres textes du bouddhisme japonais affirment que celui qui contemplera les empreintes du Bouddha « sera libéré des liens de l’Erreur et mené sur le Chemin de la Connaissance ».

Un dessin des empreintes, telles qu’elles sont gravées sur un des piédestaux japonais, devrait présenter quelque intérêt, même pour des personnes familières avec les sculptures hindoues du S’rînâda. J’en ai un qui montre les deux empreintes, et qui a été fait d’après celui relevé à Dentsu-In, où les empreintes ont la pleine dimension légendaire. Sur ce dessin il n’y a que sept emblèmes ; ceux-ci sont appelés au Japon le Shichi-So, ou « les Sept Apparences. » J’ai obtenu certains détails sur ce sujet dans le Sho-eko-Ho-Kwan, livre employé par la secte de Jodo. Ce livre contient également de grossières gravures sur bois représentant les empreintes ; celles des doigts de pied sont décorées d’emblèmes d’une forme très curieuse. Ce sont, paraît-il, des modifications du manji ou Svastîkâ ; mais j’en doute. Dans les dessins du Butsu-soku-séki, les figures correspondantes suggèrent le « dessin de fleur » mentionné dans la tradition de la pierre Maghada ; tandis que les symboles représentés dans la gravure du livre rappellent des flammes. Leur contour ressemble même à un tel point au dessin conventionnel de flammes, de la décoration bouddhique, que je ne puis m’empêcher de croire qu’à l’origine ces flammes devaient servir à indiquer la luminosité traditionnelle se dégageant des empreintes sacrées. Il y a aussi un texte dans le livre appelé Ho-Kai-Shidai qui confirme cette supposition. « La plante du pied du Bouddha est plate, — comme la base d’une table de toilette… Dessus sont tracées des lignes qui forment l’apparence d’une roue à mille raies… Les orteils sont minces, ronds, allongés, droits, gracieux et quelque peu lumineux. »

L’explication des Sept Apparences, qui est donnée par le Sho-Eko-Ho-Kwan, n’est pas ce qu’on peut appeler satisfaisante. Mais elle n’est pas sans intérêt par rapport au Bouddhisme japonais populaire. Les emblèmes sont considérés dans l’ordre suivant :

1o  Le Svastîkâ : le dessin sur chaque doigt de pied est, dit-on, une modification du manji[1], et bien que je doute que cela soit toujours le cas, j’ai observé que, sur certains des grands kakémonos représentant les empreintes, l’emblème est vraiment le svastîkâ ; ce n’est ni une flamme, ni le dessin d’une fleur[2]. Le commentateur japonais explique que le svastîkâ est un symbole de la « béatitude éternelle ».

2o  Les Poissons (Gyo). Le poisson signifie délivrance de toute contrainte. De même que dans l’eau un poisson se meut facilement dans toutes les directions, de même dans l’État de Bouddha celui qui est pleinement émancipé ne connaît ni contrainte ni limitation.

3o  La Masse de Diamant (jap : Kongo-sho ; sanscrit : « Vadjra »). Elle signifie la force divine qui frappe et brise tous les désirs (bonno) du monde.

4o  Le Conque (Jap : Hora) ou la Trompette. Emblème de la prédication de la Loi. Le livre Shin-zoku-butsu-ji-ben l’appelle le symbole de la voix du Bouddha. Le Dai-hi-kyô l’appelle le signe de la prédication et de la puissance de la doctrine de Mâhâyâna. Le Dai Nichi-Kyô déclare : « Au son de la conque, toutes les divinités célestes se réjouissent, et viennent entendre la Loi. »

6o  Le Vase à Fleurs (Jap : Hanagamé). Emblème de muro, — mot mystique que l’on pourrait traduire littéralement par l’expression « qui ne fuit pas », et qui signifie cette condition d’intelligence suprême qui triomphe de la naissance et de la mort.

6o  La Roue à Mille raies (Sansc. « Tchakra »). Cet emblème, appelé en japonais Senfuku-rin-so, s’explique de « façon curieuse dans diverses citations. Le Hokké-Monku déclare : Une Roue a pour effet d’écraser quelque chose, et l’effet de l’enseignement du Bouddha est d’écraser les illusions, erreurs, superstitions et doutes. C’est pourquoi la prédication de la doctrine s’appelle « tourner la Loi »… Le Sei-Ri-Ron déclare : « Ainsi que la roue ordinaire a des raies et un moyeu, ainsi dans le Bouddhisme y a-t-il plusieurs branches du Hasshi-Shôdo.(Chemin à Huit Embranchements ou Huit Règles de Conduite).

8o  La Couronne de Brahma. Sous le talon du Bouddha se trouve la Couronne aux Trésors (Ho-Kwan) de Brahmâ (Bon-Ten-O), symbolisant la suprématie du Bouddha sur les Dieux.

Mais je crois que les inscriptions sur chacun de ces Butsu soku-séki, sont plus significatives que ces efforts imparfaits pour en expliquer les emblèmes. Les inscriptions sur le monument de Dentzu-In sont typiques. Sur les différents côtés du monument, près du haut et placés selon la règle de façon à faire face à certains points du compas, sont tracés cinq caractères sanscrits qui sont les symboles des cinq Bouddhas élémentaires, ainsi que des textes commémoratifs tirés des écritures. Voici la traduction de ces derniers :

Le HO-KO-HON-NYO-KYO déclare : Dans ce temps-là, les plantes des pieds du Bouddha irradiaient une lumière ayant l’aspect d’une roue à mille raies. Et tous ceux qui virent cette irradiation demeuraient strictement justes et obtenaient la Connaissance Suprême.

Le KWAN-BUTSU-SANMAI-KYO déclare : Quiconque contemple les empreintes du Bouddha sera délivré des résultats d’innombrables milliers d’imperfections.

Le BUTSU-SETSU-MU-RYO-JU-KYO déclare : Dans les pays que le Bouddha foule aux pieds en voyageant, il n’y aura pas même une seule personne dans toutes les multitudes de villages qui n’en dérivera pas un bienfait quelconque. Alors la paix et le bon vouloir régneront sur le monde. Le soleil et la lune seront clairs et brillants. La calamité et la pestilence cesseront. Le pays deviendra prospère ; la population sera libérée de tout souci. Les armes deviendront inutiles. Tous les hommes vénéreront la religion, et régleront leur conduite dans toutes les affaires avec sincérité et modestie.

(Texte Commémoratif).

Le Cinquième Mois de la Dix-Huitième année de Meiji, nous, les prêtres de ce temple, achevâmes et érigeâmes ce piédestal portant l’effigie des empreintes du Bouddha et l’avons placé dans la cour principale de Dentsu-In, afin que la graine de la sainte illumination pût être semée pour l’avenir, et pour l’avancement du Bouddhisme.

Taijo, prêtre, soixante-sixième grand-prêtre de ce temple, a respectueusement composé ce texte.

Junyu, le prêtre mineur, l’a révéremment inscrit.

II

Des faits étranges affluent à la mémoire tandis que l’on contemple ces empreintes gravées, empreintes gigantesques certes et pourtant encore moins gigantesques que la personnalité humaine dont elles demeurent le symbole. Il y a deux mille quatre cents ans, à la suite d’une méditation solitaire sur la douleur et le mystère de l’existence, le cerveau d’un pèlerin hindou conçut la vérité la plus élevée qui ait jamais été enseignée aux hommes, et, à une époque stérile de science, il anticipa la connaissance la plus extrême de notre philosophie actuelle de l’évolution, concernant l’unité secrète de la vie, les illusions infinies de la matière et de l’esprit, et la naissance et la mort des univers. Par la raison pure — et jusqu’à notre époque, il fut le seul à le faire, — il trouva de dignes réponses aux trois questions : D’où venons-nous ? — Où allons-nous ? et Pourquoi sommes-nous ? — et il créa avec ses réponses une Foi nouvelle et plus noble que la croyance de ses aïeux. Il parla et redevint poussière ; et les gens adorèrent les empreintes de ses pieds morts à cause de l’amour qu’il leur avait enseigné. Et après lui on assista à la grandeur et au déclin du nom d’Alexandre, de la puissance de Rome, et de la puissance de l’Islam. Des nations s’élevèrent et disparurent ; des villes apparurent et furent annihilées ; les enfants d’une autre civilisation, plus vaste que celle de Rome, ceinturèrent la terre de leurs conquêtes, et fondèrent des empires lointains, et parvinrent enfin au pays natal du pèlerin. Et ceux-ci, riches pourtant de la sagesse de vingt-quatre siècles, furent émerveillés par la beauté de son message, et firent transcrire tout ce qu’il avait prêché et tout ce qu’il avait fait en des langues qui n’étaient pas encore nées au temps où il vivait et enseignait. Ses empreintes irradient toujours de la lumière en Orient ; et le grand Occident émerveillé suit toujours leur lueur dans sa quête pour l’Illumination Suprême. C’est ainsi qu’autrefois le roi Milinda suivit le chemin menant à la maison de Nagasena, d’abord seulement pour interroger à la manière subtile des Grecs, et ensuite pour accepter avec une noble révérence la méthode plus noble du Maître.

  1. Littéralement, le « signe aux mille caractères ».
  2. Sur certains monuments et dessins, il y a sur chaque orteil un disque fait d’une ligne unique tracée en spirale, ainsi que le dessin d’une petite roue.