Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 169-191).

BOUTS DE POÉSIE

I

Nous supposerions volontiers que l’idéal ordinaire de la vie serait très noble chez un peuple pour qui la poésie a été, depuis des siècles, la façon universelle d’exprimer toute émotion. Et même si les classes supérieures d’un tel peuple ne se comparent qu’assez médiocrement à celles d’autres nations, nous ne saurions douter que ses classes inférieures ne soient très en avance moralement et autrement sur les nôtres. Et les Japonais nous présentent en effet actuellement un phénomène de ce genre.

Au Japon, la poésie est aussi répandue que l’air. Tout le monde la ressent. Tout le monde la lit. Et tout le monde la compose, quelle que soit la classe ou la condition de l’aspirant poète. Et elle n’est pas répandue ainsi seulement dans l’atmosphère mentale ; l’oreille peut l’entendre et l’œil peut la discerner partout.

On l’entend, car là où l’on travaille, on chante aussi. Le labeur des champs, les travaux des rues, sont accomplis au rythme de vers chantés et la chanson semble être une expression de la vie du peuple, à peu près dans le même sens qu’elle est une expression de la vie de la cigale. Quant à la poésie visible, elle apparaît partout, écrite ou gravée, en caractères chinois ou japonais, — comme motif de décoration. Vous pourriez constater dans des centaines de mille demeures que les écrans à glissières qui séparent les chambres ou ferment les alcôves portent des textes chinois ou japonais, et ces textes sont des poèmes. Dans les maisons des classes supérieures, on voit généralement suspendues plusieurs gaku ou tablettes, qui portent pour tout ornement un vers merveilleusement calligraphié. On découvrira des poèmes tracés sur presque chaque ustensile domestique, — comme sur les braseros, les bouilloires de fer, les vases, les plateaux de bois, les objets en laque ou en porcelaine, les bâtonnets et même les cure-dents ! Des poèmes sont peints sur les enseignes, les panneaux, les écrans et les éventails. Des poèmes sont imprimés sur les serviettes, les draperies, les rideaux, les fichus, les doublures de soie et les dessous en crêpe de soie des femmes. Des poèmes sont gravés sur le papier à lettre, les enveloppes, les bourses, les gaines de miroirs et les sacs de voyage. Des poèmes sont plaqués dans les émaux, gravés sur le bronze et sur les pipes de métal, ou brodés sur les blagues à tabac. Il serait impossible d’énumérer un dixième des articles décorés de textes poétiques. Sans doute, mes lecteurs ont-ils déjà entendu parler de ces réunions où la coutume exige que chaque invité compose un poème que l’on suspend aux arbres en fleurs, et du festival de Tanabata en l’honneur de certaines divinités astrales, quand des poèmes inscrits sur des bouts de papier de couleur et attachés à de minces tiges de bambou peuvent être vus le long des routes, battant au vent comme de minuscules drapeaux. Peut-être pourrait-on découvrir un hameau japonais sans fleurs et sans arbres, mais on n’en trouverait jamais sans poésie visible. Vous pourriez errer, comme il m’est arrivé de le faire, dans une agglomération si pauvre que vous ne sauriez y obtenir, même au prix de l’argent, une tasse de thé véritable. Mais je ne crois pas que vous puissiez découvrir un hameau, si petit soit-il, où il n’y aurait personne capable d’écrire un poème.

II

Récemment, en parcourant de nouveau une collection de poèmes manuscrits qui étaient pour la plupart de courtes notations d’un caractère émotif ou descriptif, il me vint à l’esprit qu’un choix de ceux-ci pourrait illustrer certaines qualités essentiellement japonaises de sentiment, ainsi que certaines théories japonaises sur l’expression artistique, assez peu connues. J’entrepris donc derechef d’écrire cette étude. Les poèmes avaient été réunis à mon intention par différentes personnes, à des moments et des endroits bien différents. Ils appartenaient pour la plupart au genre écrit sur certaines occasions sociales, et étaient exprimés en des formes plus compactes, sinon actuellement plus brèves, que celles qui distinguent la prosodie occidentale. Sans doute, très peu de mes lecteurs sont au courant de deux faits curieux se rapportant à cet ordre de composition, et qui sont prouvés par des exemples contenus dans l’histoire et dans les textes de ma collection, — bien que je ne puisse espérer reproduire dans mes versions l’effet de l’image ou du sentiment original.

Le premier fait curieux est que depuis des temps très anciens, la composition de courts poèmes a été pratiquée au Japon, plutôt comme devoir moral que comme simple art littéraire. L’ancien enseignement éthique contenait en fait les conseils suivants : « Êtes-vous très fâché ? Alors ne dites rien de méchant, mais composez vite un poème. — Votre bien-aimé est-il mort ? Ne vous abandonnez pas à un désespoir stérile, mais essayez de calmer votre esprit en composant un poème. Êtes-vous troublé parce que vous êtes sur le point de mourir en laissant tant de choses inachevées ? Alors soyez brave, et écrivez un poème sur la mort ! Quel que soit l’injustice ou le malheur qui vous trouble, renoncez à votre ressentiment ou à votre chagrin aussi vite que possible, et écrivez, en tant qu’exercice moral, quelques lignes de vers sobres et élégants. Donc, dans l’ancien temps toutes les formes de malheur étaient parées d’un poème. Le chagrin, la séparation, le désastre suscitaient des vers au lieu de plaintes. La dame qui préférait la mort à la perte de son honneur composait un poème avant de se percer la gorge. Le samouraï condamné à mourir par sa propre main écrivait un poème avant d’accomplir hara-kiri. Et même à cette époque beaucoup moins romanesque du Meiji, les jeunes gens qui ont résolu de se suicider ont l’habitude d’écrire quelques vers avant de quitter ce bas monde. Et c’est encore la coutume d’écrire un poème en temps de malheur. J’ai souvent lu des poèmes écrits dans les circonstances les plus tragiques de la misère et de la souffrance, — oui, même sur un lit de mort. Et si les vers ne révèlent pas un talent transcendant, ils montrent du moins une extraordinaire maîtrise de soi sous l’empire de la douleur… Et assurément le fait de la composition, en tant qu’entraînement éthique, présente un plus grand intérêt que tous les traités qui furent jamais écrits sur les règles de la prosodie japonaise.

L’autre fait curieux n’est qu’une théorie esthétique. Le principe artistique, commun à toute la classe de poèmes que nous considérons en ce moment, est identique au principe ordinaire de l’art pictural japonais. Par l’emploi de quelques mots choisis, l’auteur d’un court poème essaie d’accomplir exactement ce que le peintre s’efforce de réaliser grâce à quelques coups de pinceau, c’est-à-dire d’évoquer une image ou un état d’esprit, de faire revivre une sensation ou une émotion. Et l’atteinte de ce but — que ce soit par le poète ou par le peintre — dépend absolument de leur habileté à suggérer, et à suggérer seulement. Un artiste japonais serait perdu s’il essayait d’introduire des détails compliqués dans une esquisse qui n’a d’autre but que de recréer le souvenir de quelque paysage entrevu à travers la brume bleue d’une matinée de printemps, ou dans la grande lumière blonde d’une après-midi d’automne. Non seulement serait-il un traître envers les traditions de son art ; mais il condamnerait du même coup l’objet qu’il poursuit. De la même façon, un poète serait perdu s’il essayait d’atteindre une expression complète dans un poème très court ; son objet devrait se borner à stimuler l’imagination sans la satisfaire. Ainsi le terme ittakkiri signifiant « tout à fait parti », « entièrement disparu » dans le sens de « fini », s’applique-t-il avec mépris aux vers dans lesquels le poète a exprimé sa pensée tout entière. Mais l’on ne ménage pas les louanges aux compositions qui laissent dans l’esprit le frisson de l’inexprimé. Pareil au tintement unique d’une cloche de temple, le poème court, pour être parfait, doit déclencher dans l’esprit de l’auditeur d’infinies vibrations spectrales d’une longue durée.

III

Mais, pour la même raison que l’on peut comparer les courts poèmes japonais aux tableaux japonais, il faut, pour les comprendre vraiment, avoir une connaissance intime de la vie qu’ils reflètent. Et ceci est surtout vrai de la classe des poèmes émotifs, dont la traduction littérale ne signifierait, dans la plupart des cas, absolument rien pour l’esprit occidental. Voici, par exemple, un petit poème qui est très pathétique pour les japonais :

Chôchô ni !
Kyonen shishitaru
Tsuma koishi !

Traduit, ce poème semblerait vouloir dire tout simplement : « Deux papillons !… L’année dernière, ma chère femme est morte ». Et à moins que vous ne connaissiez le joli symbole japonais qui compare les papillons à un mariage heureux, et la vieille coutume de joindre une paire de grands papillons en papier (ochô-mechô) au cadeau de noce, ce poème risquerait de paraître insignifiant. Ou bien prenez cette composition récente écrite par un étudiant de l’Université, qui a été louée par des juges compétents :

Furusato ni
Fubo ari — mushi no
Koë-goë !

« Dans mon village natal vivent les vieilles gens (ou mes parents), — clameur de voix d’insectes ! » Ici le poète est un jeune campagnard. Dans des champs inconnus, il écoute le grand chœur automnal des insectes ; et ce bruit ravive en lui le souvenir de son foyer lointain, et de ses vieux parents.

Mais voici quelque chose d’incomparablement plus touchant, — quoique sans doute plus obscur dans la traduction littérale, qu’aucun des deux exemples précédents :

Mi ni shimiru
Kazé ya !
Shoji ni
Yubi no ato !

« Oh ! vent qui transperce le corps ! l’œuvre de petits doigts dans le shoji »… Qu’est-ce que cela exprime ? Tout simplement la douleur d’une mère qui pleure son enfant mort. Shoji est le nom de ces légers écrans en papier blanc qui servent à la fois de portes et de fenêtres dans une maison japonaise, émettant beaucoup de lumière, mais dissimulant l’intérieur comme une vitre opaque, le préservant contre tous les regards indiscrets, et excluant le vent. Les bébés japonais adorent trouer ces shoji en perçant le papier peu résistant de leurs petits doigts ; le vent siffle ensuite par ces trous. Dans ce cas particulier le vent souffle, glacial, en vérité, — jusque dans le cœur même de la mère ; car il passe par les trous pratiqués dans le shoji par les petits doigts de son enfant mort.

On comprendra maintenant l’impossibilité de conserver le sens intime de ces poèmes dans une version littérale. Tout ce que je puis essayer de faire sera forcément ittakkiri, car il faut exprimer le non-exprimé, et ce qu’un poète japonais réussit à formuler en dix-sept ou vingt et une syllabes en nécessitera peut-être deux fois autant en anglais. Mais peut-être ce fait ajoutera-t-il à l’intérêt des atomes d’expression émotive qui suivent.

Le Souvenir d’une Mère

Douce et claire dans la nuit, la voix d’un garçon qui étudie
Lisant dans un livre… Moi aussi, j’ai eu un fils autrefois.

Souvenir du Printemps

Celle qui, en quittant ces lieux, laissa aux fleurs du prunier
Qui fleurit près de nos larmiers, le charme de sa jeunesse et de sa beauté,
Et la pureté virginale de son cœur, pour aviver leur rougeur et leur parfum,
Ah ! où habite-t-elle maintenant, cette chère petite sœur disparue ?

Fantaisies d’une Autre Foi

1o  Je cherchai dans le lieu des tombes celle de mon ami disparu.
Là-haut, dans les vieux cèdres, le cri d’une palombe vibra.


2o  Peut-être n’est-ce qu’un caprice du vent, peut-être est-ce pourtant le signe d’un souvenir,

Que cette feuille solitaire tombée sur l’eau que je verse pour les morts.

3o  Je murmurai une prière auprès de la tombe ; un papillon s’éleva et se mit à voleter.

Ton esprit peut-être, cher ami ?

Dans un Cimetière, la Nuit

Cette lumière de la lune qui joue sur l’eau que je verse pour les morts
Ne diffère en rien du clair de lune des années précédentes.

Après une Longue Absence

Le jardin que j’ai aimé autrefois, et même la haie du jardin,
Tout est changé et étrange. Seul le clair de lune est fidèle ;
La lune seule se souvient du charme du passé.

Clair de Lune sur la Mer

Ô Lune vaporeuse du printemps ! Si seulement un seul plongeon dans l’eau

Pouvait me permettre de renouveler ma vie sous la forme d’une partie de ta clarté jouant sur les eaux ?
Pauvreté Heureuse

Le parfum des fleurs de prunier que le vent porte dans ma chambre
Transforme mon carreau brisé en une source de joie.

Après les Adieux

Où regarderai-je maintenant ? où est-il le lieu de la séparation ?
Toutes les frontières ont disparu ; aucune direction ne subsiste :
Seule demeure la désolation de la mer sous la lune brillante.

Fantaisies d’Automne

[1] Le trèfle est fané maintenant ; les herbes sont flétries et desséchées ;
À quoi rêve le matsumushi dans les champs d’automne désolés ?
[2] La cloche du soir résonnait, me semble-t-il, avec une étrange tristesse ;
Heureusement ses tons annonçaient la nuit où meurt l’automne.
[3] En contemplant cette lune d’automne, je rêve à mon village natal
Sous la même douce clarté, et aux ombres qui entourent mon foyer.

Pendant un Chagrin
en écoutant chanter les Semi[1].

Seulement « Moi », « Moi » ; le cri du sot semi !
Chacun sait que le monde est aussi vide que sa coquille délaissée.

Sur la coquille abandonnée d’un Semi.

Rien que cette coquille pitoyable… Ô pauvre chantre d’été !
Pourquoi consumer ainsi tout ton corps en chansons ?

Le Sublime De La Puissance Intellectuelle.

L’esprit qui, sans se ternir, absorbe ensemble le pur et l’impur,
Devrait plutôt s’appeler une mer profonde de mille pieds[2]!

Rêverie Shintoïste.

Les vagues folles dévorent des rochers ; je me demande dans l’obscurité :
Suis-je devenu un dieu ? La nuit est obscure et farouche.


« Suis-je devenu un dieu ? » — c’est-à-dire : « Suis-je mort ? Ne suis-je qu’un fantôme dans cette désolation » ? Les morts, devenant kami ou dieux, sont supposés hanter de préférence des solitudes farouches.

IV

Les poèmes cités plus haut sont plus que descriptifs : ils suggèrent quelque émotion ou sentiment. Mais il y a des milliers de poèmes descriptifs qui ne font rien de tel, — et ceux-ci paraîtraient tout simplement insipides au lecteur qui ignorerait leur objet véritable. Lorsque vous apprenez qu’un texte exquis tracé en caractères d’or signifie tout simplement « Soleil du soir sur les ailes d’une poule d’eau » ; ou bien « Maintenant les fleurs s’épanouissent et les papillons volettent dans mon jardin », — votre premier enthousiasme pour la poésie décorative japonaise subit un certain refroidissement. Pourtant ces petits textes possèdent un mérite réel très particulier, et un rapport intime avec le sentiment et l’expérience esthétique des Japonais. De même que les dessins décorant les écrans, les éventails et les coupes, ils font plaisir en rappelant des impressions de la Nature, en ravivant des incidents heureux survenus au cours d’un pèlerinage ou d’un voyage, en évoquant le souvenir de beaux jours passés. Et lorsqu’on comprend bien ceci, l’attachement que les poètes japonais modernes révèlent encore, en dépit de leur éducation universitaire, aux anciennes méthodes poétiques, paraît fort justifié.

Je ne présenterai que très peu d’exemples de poèmes purement descriptifs. Les suivants, simples croquis en vers, sont tout à fait modernes.

Solitude.
Furu-dera ya :
Kané mono iwazu,
Sakura chiru.

« Vieux temple ; cloche silencieuse ; fleurs de cerisiers qui tombent.

Au Matin, en s’éveillant après une Nuit Passée dans un Temple.
Yamadera no
Shicho akéyuku :
Taki no oto.

« Dans le temple montagnard, le moustiquaire en papier s’éclaire par l’aube : bruit de torrent. »

Scène d’Hiver.

Yuki no mura ;
Niwatori naité ;
Aké shiroshi.

« Village de neige ; chant du coq ; aube blanche ».

Laissez-moi conclure cette causerie sur la poésie en citant deux curiosités du genre impromptu, extraites d’un autre groupe de poèmes également descriptifs, mais remarquables surtout par leur ingéniosité. Le premier est très ancien, car il est attribué à la poétesse Chiyô. Comme on l’avait mise au défi de composer un poème de dix-sept syllabes se rapportant à un carré, à un triangle et à un cercle, elle répondit, dit-on, sur-le-champ par les vers suivants.

Kaya no té wo
Hitotsu hazushité,
Tsuki-mi kana.

« Détachant un coin de la moustiquaire, miracle ! j’aperçois la lune ! » Le haut de la moustiquaire, suspendu par des cordes à chacun de ses quatre coins, représente le carré ; en détachant un coin de la moustiquaire, on obtient le triangle, et la lune figure le cercle !

L’autre curiosité est une récente improvisation qui s’efforce de décrire en un seul poème de dix-sept syllabes le dernier degré de la pauvreté. Il s’agit peut-être de la misère courageuse d’un étudiant vagabond, et je doute beaucoup que l’on puisse y apporter une amélioration quelconque :

Nusundaru
Kagashi no kasa ni
Amé kyû nari.

« La pluie tombe lourdement sur le chapeau que j’ai volé à l’épouvantail ».

  1. Grillon musical, calyptotryphus marmoratus.
  2. Ceci est tout à fait nouveau à sa façon, et fut écrit par un étudiant de l’Université. Voici l’original.
    Nigoréru mo
    Suméru mo tomo ni
    Iruru koso
    Chi-hiro no umi no
    Kohoro nari-keré !