Astronomie populaire (Arago)/XXVIII/13

GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 418-425).

CHAPITRE XIII

mesure de la vitesse de la lumière par des observations faites sur la terre à de courtes distances


Le complément nécessaire du chapitre précédent sera l’indication de la méthode employée par M. Fizeau pour résoudre le problème, en apparence insoluble, qu’il s’était proposé.

Depuis les tentatives faites sans succès par Galilée, il devait paraître inutile de chercher à mesurer la vitesse de la lumière par des expériences directes faites sur la Terre. Dans le premier des dialogues delle scienze nuove, Galilée fait énoncer par Salviati, un des trois interlocuteurs, les épreuves très-ingénieuses qu’il avait employées, et qu’il croyait propres à résoudre la question. Deux observateurs, avec deux lumières, avaient été placés à environ 1 800 mètres de distance : l’un d’eux, à un instant quelconque, éteignait sa lumière ; le second couvrait la sienne aussitôt qu’il ne voyait plus l’autre ; mais comme le premier observateur voyait disparaître la seconde lumière au même moment où il cachait la sienne, Galilée en conclut que la lumière se transmet dans un instant indivisible à une distance double de celle qui séparait les deux observateurs. Des expériences analogues que firent les membres de l’Académie del Cimento, mais pour des distances trois fois plus considérables, conduisirent à un résultat identique.

M. Fizeau, en 1849, a été plus heureux que ses illustres devanciers du xvie siècle. Il a remarqué d’abord que si l’on fait tourner avec une grande rapidité une roue portant à sa circonférence des dents également espacées, chacune de ces dents mettra à franchir l’intervalle vide qui la sépare de la dent consécutive un temps très-petit que l’on pourra toutefois mesurer, si l’on connaît la vitesse de rotation de la roue. Supposons, par exemple, qu’une roue fasse 10 tours par seconde, et qu’une dent occupe la millième partie de sa circonférence, chaque dent passera évidemment par le même point de l’espace, en un dix-millième de seconde ; on pourra facilement obtenir en décuplant la vitesse de la roue, une durée de un cent millième de seconde pour le temps employé par une dent pour passer au même point déterminé. Voilà donc des temps très-courts parfaitement mesurés. On conçoit que M. Fizeau était certain par cette méthode de diviser le temps en intervalles assez petits pour que la lumière ne parcourût plus, malgré la grandeur de sa vitesse, que des espaces assez petits pendant de tels instants.

Imaginons maintenant qu’un rayon de lumière traverse l’intervalle laissé entre deux dents consécutives d’un disque tournant, aille se réfléchir au loin sur un miroir, et revienne pour passer par le même point de l’espace. Le disque étant en mouvement, on conçoit qu’en ce point il pourra se trouver une dent qui interceptera la lumière. On pourra donc connaître le temps que la lumière aura mis à aller et à revenir, puisque l’on connaît le temps employé par les dents du disque tournant à franchir les intervalles vides qui les séparent les unes des autres.

M. Fizeau a trouvé le moyen de réaliser les conditions précédentes dans le système de deux lunettes L et L″ dirigées l’une vers l’autre (fig. 339), de manière que l’image de l’objectif de chacune d’elles se forme au foyer de l’autre. Un miroir m est placé au foyer de la lunette L″ ; entre le foyer et l’oculaire de la lunette L se trouve en K une glace transparente inclinée de 45 degrés sur l’axe et pouvant recevoir la lumière émanée d’une lampe V et rendue convergente en K par la lunette L′. Un faisceau de rayons partant de V arrive ainsi converger en K, d’où émane par réflexion un nouveau faisceau formant à la sortie de la lunette L une colonne de rayons parallèles qui vont se concentrer au foyer m de la lunette L″ pour se réfléchir, sortir de nouveau de cette dernière lunette, pénétrer par l’objectif dans la lunette L et laisser apercevoir à travers la glace K, par l’oculaire o, l’image réelle du pinceau primitif.

Fig. 340. — Coupe de la lunette et du disque denté au repos dans l’appareil de M. Fizeau.

Cette disposition a très-bien réussi avec des lunettes de 6 centimètres d’ouverture seulement. La première lunette L était placée dans le belvédère d’une maison située à Suresnes, la seconde L″ sur la hauteur de Montmartre, à une distance de 8 633 mètres. On voyait par l’oculaire o un point lumineux semblable à une étoile et formé par de la lumière qui partie de K avait traversé un espace de 17 266 mètres et était revenue passer exactement par le même point avant de parvenir à l’œil.

Fig. 341. — Coupe de la lunette et du disque denté en mouvement avant la première éclipse du point lumineux dans l’appareil de M. Fizeau.

C’est sur ce même point que M. Fizeau a fait passer les dents d’un disque tournant R, pénétrant dans la lunette en avant de K par une échancrure.

Le disque tournant reçoit son mouvement de poids moteurs P, descendant à l’extrémité d’une corde enroulée sur un barillet A. Sur ce barillet est monté une roue dentée B qui conduit un pignon C. Ce pignon à son tour mène la roue D, qui engrène avec le second pignon E monté sur le même axe que la roue dentée F. Cette dernière roue mène le pignon G qui donne le mouvement à la roue H. Le disque denté R doit sa rotation au pignon I qui engrène avec la roue H. Le mouvement a lieu sans intermittence, les engrenages, construits avec toute l’habileté que l’on connaît à M. Froment, étant hélicoïdaux.

Fig. 342. — Coupe de la lunette et du disque denté pendant la première éclipse du point lumineux dans l’appareil de M. Fizeau.

Un frein J que l’on presse à volonté par le moyen d’une vis, permet de régulariser le mouvement, dont la vitesse peut être rendue extrêmement grande si l’on augmente suffisamment les poids P.

L’expérience réussit très-bien. Dans l’état de repos du disque denté on voit nettement le point lumineux (fig. 340) ; lorsque le disque tourne avec une certaine vitesse, l’éclat du point lumineux diminue (fig. 341) ; il s’éclipse totalement pour une vitesse suffisamment grande (fig. 342). Dans les circonstances où l’expérience a été faite, une première éclipse se produit vers 12,6 tours par seconde.

Fig. 343. — Coupe de la lunette et du disque denté pour une vitesse double de celle qui a produit la première éclipse dans l’appareil de M. Fizeau.

Pour une vitesse double, le point brille de nouveau (fig. 343) ; pour une vitesse triple, il se produit une deuxième éclipse ; le point brille de nouveau pour une vitesse quadruple, et ainsi de suite.

Il ne reste, comme on voit, qu’à connaître exactement la vitesse de rotation pendant chaque éclipse totale du point lumineux. Un compteur Z, que l’on fait à cet effet embrayer avec l’appareil au moment où il est réglé, donne le nombre de tours effectué pendant un temps marqué par un chronomètre à pointage.

Les premiers essais de M. Fizeau ont fourni une vitesse par seconde de 78 841 lieues de 4 000 mètres chacune, valeur qui n’est que peu différente de celle déduite de l’observation des éclipses des satellites de Jupiter.

Le grand appareil qui a été construit sous la direction des commissaires de l’Académie des sciences permettra de répéter les belles expériences de M. Fizeau avec toute l’exactitude que commande l’intérêt des sciences.