Astronomie populaire (Arago)/XXII/12

GIDE et J. BAUDRY (Tome 3p. 581-591).

CHAPITRE XII

des effets que le passage subit du jour a la nuit produit sur les hommes et les animaux


Riccioli rapporte qu’au moment de l’éclipse totale de 1415, on vit en Bohême, des oiseaux tomber morts de frayeur. La même chose est rapportée de l’éclipse de 1560, « les oiseaux, chose merveilleuse (disent des témoins oculaires), saisis d’horreur, tombaient à terre. »

En 1706, à Montpellier, disent les observateurs, « les chauves-souris voltigeaient comme à l’entrée de la nuit. Les poules, les pigeons coururent précipitamment se renfermer. Les petits oiseaux qui chantaient dans les cages se turent et mirent la tête sous l’aile. Les bêtes qui étaient au labour s’arrêtèrent. »

La frayeur produite chez les bêtes de somme par le passage subit du jour à la nuit est constatée aussi dans le Mémoire de Louville relatif à l’éclipse de 1715. « Les chevaux, y est-il dit, qui labouraient ou marchaient sur les grandes routes, se couchèrent. Ils refusèrent d’avancer. »

Fontenelle rapporte qu’en l’année 1654, sur la simple annonce d’une éclipse totale, une multitude d’habitants de Paris allèrent se cacher au fond des caves. Grâce aux progrès des sciences, l’éclipse totale de 1842 a trouvé le public dans des dispositions bien différentes de celles qu’il manifesta pendant l’éclipse de 1654. Une vive et légitime curiosité avait remplacé des craintes puériles.

Les populations des plus pauvres villages des Pyrénées et des Alpes se transportèrent en masse sur les points culminants d’où le phénomène devait être le mieux aperçu ; elles ne doutaient pas, sauf quelques rares exceptions, que l’éclipse n’eût été exactement annoncée ; elles la rangeaient parmi les événements naturels, réguliers, calculables, dont le simple bon sens commandait de ne point s’inquiéter.

À Perpignan, les personnes gravement malades étaient seules restées dans leurs chambres. La population couvrait dès le grand matin, les terrasses, les remparts de la ville, tous les monticules extérieurs d’où l’on pouvait, espérer de voir le lever du Soleil. À la citadelle, nous avions sous les yeux, outre des groupes nombreux de citoyens établis sur les glacis, les soldats qui, dans une vaste cour, allaient être passés en revue.

L’heure du commencement de l’éclipse approchait. Près de vingt mille personnes examinaient, des verres enfumés à la main, le globe radieux se projetant sur un ciel d’azur. À peine, armés de nos fortes lunettes, commencions-nous à apercevoir la petite échancrure du bord occidental du Soleil, qu’un cri immense, mélange de vingt mille cris différents, vint nous avertir que nous avions devancé seulement de quelques secondes, l’observation faite à l’œil nu par vingt mille astronomes improvisés dont c’était le coup d’essai. Une vive curiosité, l’émulation, le désir de ne pas être prévenu, semblaient avoir eu le privilége de donner à la vue naturelle une pénétration, une puissance inusitées.

Entre ce moment et ceux qui précédèrent de très-peu la disparition totale de l’astre, nous ne remarquâmes dans la contenance de tant de spectateurs rien qui mérite d’être rapporté. Mais lorsque le Soleil, réduit à un étroit filet, commença à ne plus jeter sur notre horizon qu’une lumière très-affaiblie, une sorte d’inquiétude s’empara de tout le monde ; chacun éprouvait le besoin de communiquer ses impressions à ceux dont il était entouré. De là, un mugissement sourd, semblable à celui d’une mer lointaine après la tempête. La rumeur devenait de plus en plus forte à mesure que le croissant solaire s’amincissait. Le croissant disparut, enfin ; les ténèbres succédèrent subitement à la clarté, et un silence absolu marqua cette phase de l’éclipse, tout aussi nettement que l’avait fait le pendule de notre horloge astronomique. Le phénomène, dans sa magnificence, venait de triompher de la pétulance de la jeunesse, de la légèreté que certains hommes prennent pour un signe de supériorité, de l’indifférence bruyante dont les soldats font ordinairement profession. Un calme profond régna aussi dans l’air : les oiseaux avaient cessé de chanter.

Après une attente solennelle d’environ deux minutes, des transports de joie, des applaudissements frénétiques, saluèrent avec le même accord, la même spontanéité, la réapparition des premiers rayons solaires. Au recueillement mélancolique produit par des sentiments indéfinissables, venait de succéder une satisfaction vive et franche, dont personne ne songeait à contenir, à modérer les élans. Pour la majorité du public, le phénomène était arrivé à son terme. Les autres phases de l’éclipse n’eurent guère de spectateurs attentifs, en dehors des personnes vouées à l’étude de l’astronomie.

Ceux-là même qui, au moment de la disparition subite du Soleil, s’étaient montrés le plus vivement émus, s’égayèrent le lendemain, et ce me semble outre mesure, au récit des frayeurs que bon nombre de campagnards avaient éprouvées et dont, au reste, ils ne cherchaient pas à faire mystère. Pour moi, je trouvai tout naturel que des hommes illettrés, à qui personne n’avait dit qu’une éclipse devait avoir lieu dans la matinée du 8 juillet, eussent montré une grande inquiétude en voyant les ténèbres succéder si brusquement à la lumière. Qu’on ne s’y trompe point, l’idée d’une convulsion de la nature, l’idée que le moment de la fin du monde venait d’arriver, n’est pas ce qui bouleversa le plus généralement ces hommes incultes et naïfs. Lorsque je les questionnais sur la cause réelle du désespoir qui s’était emparé d’eux le 8 juillet, ils me répondaient sur-le-champ : « Le ciel était serein et, cependant, la clarté du jour diminuait, et les objets s’assombrissaient, et tout à coup nous nous trouvâmes dans les ténèbres : nous crûmes être devenus aveugles. »

Le Journal des Basses-Alpes rapporte, dans le numéro du 9 juillet 1842, une anecdote qui me semble mériter d’être conservée. Je laisse parler le journaliste :

« Un pauvre enfant de la commune des Sièyes gardait son troupeau. Ignorant complétement l’événement qui se préparait, il vit avec inquiétude le Soleil s’obscurcir par degré, car aucun nuage, aucune vapeur, ne lui donnait l’explication de ce phénomène. Lorsque la lumière disparut tout à coup, le pauvre enfant, au comble de la frayeur, se prit à pleurer et à appeler au secours !… Ses larmes coulaient encore lorsque le Soleil donna son premier rayon. Rassuré à cet aspect, l’enfant croisa les mains en s’écriant : o beou souleou ! (ô beau Soleil !) »

On trouve dans des ouvrages astrologiques anciens, et même dans des traités de médecine d’une date assez récente, que la plupart des malades éprouvent des crises au moment des éclipses. Cette opinion se trouve radicalement contredite par les observations auxquelles les médecins de Milan et de Vienne se livrèrent dans la journée du 8 juillet 1842. L’état des malades n’éprouva aucun changement qui pût être attribué aux phases de l’éclipse. Il faut même ajouter que la remarque s’étendit aux malades dont les souffrances augmentaient d’ordinaire au commencement de la nuit.

Venons maintenant aux animaux.

Je rapporterai d’abord une expérience qui montre, bien mieux que toutes les observations, fruits du hasard, ne sauraient le faire, à quel point les éclipses peuvent effrayer les animaux.

Un habitant de Perpignan priva, à dessein, son chien de nourriture, à partir de la soirée du 7 juillet. Le lendemain matin, au moment où l’éclipse totale allait avoir lieu, il jetât un morceau de pain au pauvre animal, qui commençait à le dévorer, lorsque les derniers rayons du Soleil disparurent. Aussitôt le chien laissa tomber le pain ; il ne le reprit qu’au bout de deux minutes, après la fin de l’obscurité totale, et le mangea alors avec une grande avidité.

Un autre chien se réfugia entre les jambes de son maître, au moment où le Soleil s’éclipsa.

Quatre à cinq pages ne suffiraient pas si je voulais reproduire ici tout ce qui m’a été raconté concernant des chevaux, des bœufs et des ânes qui, attelés à des charrues, à des charrettes, ou portant des fardeaux, s’arrêtèrent tout court quand l’éclipse totale arriva, se couchèrent et résistèrent obstinément à l’action du fouet ou de l’aiguillon. Quant aux chevaux de diligence qui couraient sur les routes au moment de l’éclipse, ils donnèrent tout aussi peu d’attention au phénomène que les locomotives des chemins de fer. Je ne puis avoir aucun doute sur ce fait curieux, car M. Fabre, mon compatriote, chef d’une entreprise de voitures publiques, avait recommandé aux conducteurs d’observer attentivement l’allure des attelages au moment où arriverait l’obscurité totale.

Dans une campagne dont je ne retrouve pas le nom, des poules, au moment de l’éclipse totale, abandonnèrent subitement le millet qu’on venait de leur donner et se réfugièrent dans une étable.

Au Mas de l’Asparrou, les poules se trouvant loin de toute habitation, allèrent se grouper sous le ventre d’un cheval.

Une poule entourée de poussins s’empressa de les appeler et de les couvrir de ses ailes.

Des canards qui nageaient dans une mare ne se dirigèrent pas, au moment de la disparition du Soleil, vers la métairie assez éloignée d’où ils étaient sortis deux heures auparavant ; ils se massèrent et se blottirent dans un coin.

À la Tour, chef-lieu de canton dans les Pyrénées-Orientales, un habitant avait trois linotes. Le 8 juillet, de grand matin, en suspendant à la fenêtre de son salon la cage qui renfermait les trois petits oiseaux, il remarqua qu’ils paraissaient très-bien portants ; après l’éclipse, un d’entre eux était mort. Faut-il croire que la linote se tua en heurtant avec force, dans un moment de frayeur, les barreaux de la cage ? Quelques faits observés ailleurs rendront cette supposition probable.

Les insectes eux-mêmes n’échappèrent pas aux impressions que l’éclipse produisit sur les quadrupèdes et sur les oiseaux. Je transcrirai ici une note qui m’a été remise par M. Fraisse aîné, de Perpignan :

« Je m’étais assis devant un petit sentier, tracé par des fourmis que le hasard me fit rencontrer. Elles travaillaient avec leur vivacité accoutumée ; toutefois, à mesure que le jour diminuait, leur marche se ralentissait ; elles paraissaient éprouver de l’hésitation. À l’instant où le Soleil disparaissait entièrement, je remarquai, malgré la faible lumière qui nous éclairait alors, que les fourmis s’arrêtèrent, mais sans abandonner les fardeaux qu’elles traînaient. Leur immobilité cessa dès que la lumière eut repris une certaine force, et bientôt elles se remirent en route. »

« À Montpellier on vit, dit M. l’abbé Peytal, des chevaux qui marchaient sur l’aire du battage du blé, se coucher ; des moutons dispersés sur la prairie, se réunir précipitamment comme dans un danger ; des poussins se grouper sous les ailes de la mère ; un pigeon, surpris par l’obscurité tandis qu’il volait, aller se heurter contre un mur, tomber tout étourdi et ne se relever qu’à la réapparition du Soleil. »

M. Lenthéric, professeur à Montpellier, a donné aussi quelques détails concernant les effets que l’éclipse totale produisit sur diverses espèces d’animaux. Des chauve-souris, croyant la nuit venue, quittèrent leurs retraites ; un hibou, sorti d’une tour de Saint-Pierre, traversa, en volant, la place du Peyrou ; les hirondelles disparurent ; les poules rentrèrent ; des bœufs, qui paissaient librement près de l’église de Maguelonne, se rangèrent en cercle, adossés les uns aux autres, les cornes en avant comme pour résister à une attaque.

Ce dernier fait eut pour témoin M. Laurent, secrétaire et agent comptable de la Faculté de médecine de Montpellier.

M. le docteur Arvedi, de l’École vétérinaire de Milan, M. le docteur Angelo Cavana, de Codogno, assurent que l’éclipse ne produisit d’effet ni sur les chevaux ni sur l’espèce bovine.

Le professeur Balsamo, de Milan, dit que deux chiens qu’il examinait attentivement restèrent parfaitement impassibles pendant toute la durée du phénomène.

M. Piola, au contraire, vit près de Lodi un chien de chasse qui se montra très-inquiet et poussa de longs gémissements. A Vérone, on fit la même observation.

Que conclure de la remarque de M. Balsamo comparée aux faits que j’ai rapportés d’après les observateurs de Perpignan, de Lodi et de Vérone ? Une seule chose, ce me semble : c’est qu’il n’y a pas moins de différence, quant à l’intelligence ou aux facultés provenant de l’instinct, entre les animaux de même espèce qu’entre les hommes.

Des observateurs de Crémone disent qu’il tomba à terre une immense quantité d’oiseaux. M. Zamboni, l’auteur des piles sèches, est cité pour avoir vu tomber à côté de lui un passere (un moineau).

M. Piola, qui était sous un arbre près de Lodi, remarqua que les oiseaux cessèrent de chanter au moment de l’obscurité ; mais aucun ne tomba.

Dans la relation que M. l’abbé Zantedeschi m’a fait l’honneur de m’adresser de Venise, je lis qu’au moment de l’obscurité totale, « des oiseaux voulant s’enfuir et n’y voyant pas, allaient se heurter contre les cheminées des maisons ou contre les murs, et qu’étourdis du coup ils tombaient sous les toits, dans les rues ou dans les lagunes. Parmi les oiseaux qui éprouvèrent de ces accidents, on peut citer des hirondelles et un pigeon. Des hirondelles furent prises dans les rues, l’épouvante qui les avait saisies leur ayant à peine laissé la faculté de voleter (svolazzare). »

Je lis, dans une brochure de M. Majocchi, que des abeilles qui avaient quitté leur ruche en grand nombre, au lever du Soleil, y rentrèrent même avant le moment de l’éclipse totale, et qu’elles attendirent, pour en sortir de nouveau, que l’astre éclipsé eût repris tout son éclat.

Voici ce que rapporte M. Kutczycki des effets produits sur les habitants des îles Sandwich par l’éclipse totale de 1850 :

« Quelques personnes qui m’entouraient gardaient aux approches de l’éclipse totale un silence solennel, et même les Indiens qui remplissaient la grande salle de la mission à Honolulu se turent complétement malgré leur loquacité ordinaire. Le silence dura pendant tout le temps de l’éclipse totale ; mais à la fin, au moment de la réapparition du Soleil, une acclamation immense et unanime retentit dans Honolulu et la campagne environnante, je puis dire dans l’île tout entière. Nul cas de terreur superstitieuse parmi les indigènes n’est parvenu à ma connaissance ; ils ont montré en général une grande curiosité ; les rues d’Honolulu, après l’éclipse, étaient littéralement jonchées de fragments de verre enfumé ; mais il y a eu des cas d’indifférence complète : on voyait plusieurs cerfs-volants, avec lesquels les enfants s’amusent presque continuellement, flotter tranquillement et se projeter en blanc sur le ciel assombri pendant l’éclipse totale…

« Quant à l’impression sur les animaux que les anciens observateurs ont consignée dans leurs relations, elle s’est presque complétement vérifiée. Les poules, les premières, se sont couchées, non en allant à leurs perchoirs ordinaires, mais en s’accroupissant où elles se trouvaient. Des quelques pigeons domestiques qui existent à Honolulu, on n’en a pas vu un seul pendant l’éclipse. Les chiens, tristes et tremblants, ne répondaient pas à l’appel du maître. Les troupeaux, immobiles, ne paissaient pas pendant la durée de l’obscurité. Mais des fourmis, dont une traînée travaillait auprès de moi, ont continué paisiblement leur ouvrage. »

Cette dernière observation serait en contradiction avec celle que j’ai rapportée plus haut et qui a été faite à. Perpignan par M. Fraisse. Mais on doit remarquer que les fourmis dont parle M. Kutczycki ont l’habitude de travailler la nuit.