Astronomie populaire (Arago)/XXI/28

GIDE et J. BAUDRY (Tome 3p. 475-485).

CHAPITRE XXVIII

intensité et couleur de la lumière cendrée


La lumière secondaire qui nous fait voir la totalité d’un hémisphère de la Lune, lors même que la portion éclairée par le Soleil se présente à nous sous la forme d’un croissant très-délié, cette lumière qu’on appelle aujourd’hui cendrée, fut remarquée des anciens, et les avait fort embarrassés. Les uns croyaient que la Lune était légèrement phosphorescente, et que c’était cette lumière propre qui nous faisait voir la totalité de l’astre dans des circonstances où, suivant la théorie des phases, on n’aurait dû en apercevoir qu’une très-petite partie ; mais dans cette supposition, la Lune ne devait jamais disparaître dans les éclipses totales, et le contraire est arrivé.

D’autres astronomes, tels que Posidonius, pensaient que la matière de la Lune était diaphane, de telle sorte que les rayons du Soleil pénétraient au delà de la surface directement éclairée par cet astre, et ensuite nous étaient renvoyés à la manière des rayons qui ont pénétré dans l’intérieur d’un nuage.

Cette opinion a été conservée par Vitellion et Reinhold.

Tycho-Brahé trouvait l’origine de la lueur cendrée dans la lumière de Vénus, qui, après avoir été illuminer la portion de notre satellite non visible du Soleil, était de là réfléchie vers la Terre.

Il en est qui sont allés jusqu’à chercher l’origine de cette lueur secondaire dans la lumière des étoiles ; enfin Maestlin, celui que Kepler appelait son maître, trouva la véritable cause de ce phénomène curieux dans la lumière solaire qui après être tombée sur notre globe et s’être réfléchie vers la Lune, revenait à la Terre à la suite d’une seconde réflexion éprouvée sur la matière dont notre satellite est formée. Cette explication fut publiée en 1604 dans l’Astronomiœ pars oplica de Kepler. En Italie on l’attribue à Léonard de Vinci, dans les manuscrits duquel elle se trouve, dit-on, consignée. Mais ce fait, que je n’ai nulle intention de révoquer en doute, s’il prouve toute la pénétration du peintre célèbre en matière de science, ne lui donne aucun droit au mérite de l’invention. Le véritable inventeur est celui qui a publié le premier, sauf de bien rares exceptions.

J’ai expliqué précédemment comment l’intensité de la lumière cendrée (chap. xxvi) dépend de la portion de la Terre visible de la Lune et de son état plus ou moins nuageux. Il serait donc très important de pouvoir déterminer les intensités comparatives de cette sorte de lumière. Ces intensités conduiraient inévitablement aux plus curieux résultats sur l’état plus ou moins nuageux de l’atmosphère terrestre au moment des observations. Or, le problème me paraît très-abordable. Voici comment il faudrait s’y prendre pour le résoudre.

Supposons qu’on place un cristal de spath d’Islande, qu’on a si improprement appelé prisme de Nicol, devant l’objectif d’une lunette prismatique de Rochon (liv. xiv, chap. ii). Le prisme de Nicol, comme on sait, a la propriété de ne transmettre que de la lumière polarisée.

Si la section principale de ce prisme coïncide avec celle du prisme intérieur, la lunette ne fournit qu’une seule image des objets sur lesquels elle est dirigée. Mais, dès le moment que les sections principales cessent de coïncider, une seconde image se forme aux dépens de la première, et son intensité va en augmentant jusqu’à 90° avec l’angle que font les deux sections. Ce que cette méthode a de caractéristique et de précieux, c’est que l’intensité de cette seconde image naissante peut être calculée avec toute l’exactitude désirable par ce qu’on appelle la loi du carré du cosinus, aujourd’hui vérifiée expérimentalement, comme on le verra dans mes Mémoires sur la photométrie.

Ainsi, l’image principale est un, et l’image secondaire zéro, lorsque les deux sections principales coïncident.

Le tableau suivant donne les rapports des intensités des deux images pour tous les angles des deux sections principales des deux prismes :

Inclinaison des sections principales des deux prismes. Image principale. Image secondaire.
0,99959 0,00041
0,99899 0,00101
0,99726 0,00274
0,99514 0,00486
0,99242 0,00758
0,98907 0,01093
0,98516 0,01484
0,98289 0,01711
0,97552 0,02448
10° 0,97208 0,02792
11° 0,96359 0,03641
12° 0,95677 0,04323
13° 0,94939 0,05061
14° 0,94147 0,05853
15° 0,93301 0,06699
16° 0,92402 0,07598
17° 0,91452 0,08548
18° 0,90451 0,09549
19° 0,89401 0,10599
20° 0,88301 0,11699
21° 0,87157 0,12833
22° 0,85967 0,14033
23° 0,84733 0,15267
24° 0,83467 0,16533
25° 0,82140 0,17860
26° 0,80783 0,19217
27° 0,79399 0,20601
28° 0,77960 0,22040
29° 0,76496 0,23504
30° 0,75000 0,25000
31° 0,73472 0,26528
32° 0,71919 0,28081
33° 0,70337 0,29663
34° 0,68730 0,31270
35° 0,67101 0,32899
36° 0,65602 0,34398
37° 0,63782 0,36218
38° 0,62096 0,37904
39° 0,60356 0,39644
40° 0,58684 0,41316

41° 0,56958 0,43042
42° 0,55236 0,44764
43° 0,53488 0,46512
44° 0,51745 0,48255
45° 0,50000 0,50000

Cela étant admis, veut-on comparer l’intensité de la portion cendrée de la Lune à celle de la partie directement éclairée par le Soleil qui est d’un éclat constant ou à peu près constant ? On ajuste les prismes intérieurs et extérieurs, de manière qu’une seule image soit visible ; on fait tourner ensuite le prisme de Nicol, par exemple, jusqu’à ce que, dans ce que j’ai appelé l’image secondaire, la portion correspondante à la partie de la Lune directement éclairée par le Soleil ait une intensité égale à la portion cendrée de la première image.

La table précédente donnera les rapports des intensités de ces deux portions de notre satellite, avant le partage de la lumière en deux images. Si on craignait de ne pas avoir déterminé, avec une exactitude suffisante, le point où les deux sections principales coïncident, le point où l’image secondaire disparaît totalement, le point à partir duquel les angles de rotation du prisme de Nicol doivent être comptés, on ferait l’expérience que je viens de rapporter, en faisant tourner ce prisme dans deux sens contraires, et ce serait avec la moitié de l’angle ainsi parcouru qu’il faudrait chercher dans la table le rapport des intensités désirées.

Je sais trop la différence qu’il y a entre un projet d’expérience et une expérience effectuée, pour que j’eusse voulu présenter le petit appareil dont je viens de parler, comme un moyen assuré d’arriver à la comparaison de la lumière cendrée de la Lune à la lumière presque toujours constante ou variable, suivant des principes connus, de la portion de cet astre qui reçoit les rayons directs du Soleil. Des essais, mais en trop petit nombre, pour que j’en puisse tirer des conclusions générales, m’ont parfaitement réussi. Pour ne citer que celles de ces expériences faites plus récemment et dans lesquelles M. Laugier a bien voulu me prêter son concours, je dirai que le 16 mai 1850 l’intensité de la lumière cendrée était la quatre-millième partie de l’intensité de la partie éclairée du disque, et que le 2 juin suivant, la lumière cendrée était en intensité au-dessous de la sept-millième partie de la partie éclairée de la Lune.

N’est-on pas étonné d’entendre parler d’une expérience photométrique dans laquelle les deux lumières comparées directement sont dans le rapport de 1 à 7 000 ?

Galilée avait déjà cru remarquer que la lumière cendrée était plus vive pendant le décours de la Lune que durant la Lune croissante ; mais cette appréciation était fondée sur un aperçu vague et non sur une mesure quelconque.

Le grand philosophe expliquait cette différence d’intensité, par la considération que la face terrestre visible de la Lune renfermait pendant le décours, l’Europe, l’Afrique et l’Asie, tandis, au contraire, que pendant la Lune croissante, l’hémisphère terrestre, cause de la lumière cendrée, se composait en grande partie de la portion liquide de notre globe, savoir : de l’océan Atlantique et de la mer Pacifique. (Voyez le troisième Dialogue.)

Les observations de Galilée sur le plus grand éclat de la lumière cendrée, pendant le décours de la Lune, ont été confirmées par Hévélius et d’autres astronomes plus modernes. Il est vrai que l’observateur de Danzig avait cru remarquer que la phase lunaire pendant le décours de l’astre est moins brillante que la phase croissante, ce qui semblerait indiquer, en supposant l’observation incontestable, que la partie occidentale du disque lunaire est en masse plus apte à réfléchir la lumière solaire que la partie orientale. Ceci servirait à expliquer, sans faire intervenir les propriétés réflexibles des mers et des continents, comment cette partie occidentale, quand elle ne nous envoie que la lueur cendrée, serait plus vive que la portion orientale.

La portion orientale de la Lune renferme-t-elle une plus grande étendue de ces espaces, appelés des mers, dans les cartes de Riccioli, que la moitié occidentale ? C’est ce qu’il faudra vérifier.

Je ne dois pas oublier de consigner ici une observation de Lambert, qui, interprétée comme le fait ce savant physicien, paraîtra certainement très-curieuse.

« Le 14 février 1774, je vis, dit l’illustre académicien de Berlin, que cette lumière, bien loin d’être cendrée, était couleur d’olive…

« La Lune était alors de 55 degrés plus avancée en ascension droite que le Soleil, avec une déclinaison boréale de 7° et demi. Elle était verticalement au-dessus de la mer Atlantique, tandis que le Soleil dardait ses rayons à plomb sur les habitants de la partie australe du Pérou. Le Soleil répandait donc sa plus grande clarté sur l’Amérique méridionale, et si les nuées ne l’interceptaient nulle part, ce grand continent devait réfléchir vers la Lune une quantité assez abondante de rayons verdâtres, pour en donner la teinte à la partie de la Lune que le Soleil n’éclairait pas directement. Telle est la raison que je crois pouvoir alléguer de ce que je vis couleur d’olive la lumière de la Lune qu’on appelle communément cendrée… Ainsi, la Terre, vue des planètes, pourra paraître d’une lumière verdâtre. » (Académie de Berlin, de 1773)

L’auteur explique que les apparences variaient sensiblement, suivant la force des lunettes dont il se servait dans l’observation. Celle qu’il employait avait un objectif de 0m,189 de long et un oculaire de 0m,027, elle grossissait donc sept fois.

J’avais eu l’occasion, avant de connaître la note de Lambert, de faire des observations analogues à celles que je viens de rapporter ; mais j’avoue que je ne les ai pas assez diversifiées pour que je puisse dire avec certitude que l’explication qu’il en donne n’est pas fondée. Voici ce que je trouve dans mon carnet d’observations, à la date de 1811.

Mercredi, 20 novembre, à 7h et demie du soir, temps vrai. « En me servant d’une lunette de nuit, non achromatique, je voyais la lumière cendrée, fort brillante, mais d’une couleur vert-pâle, extrêmement prononcée.

« En enfonçant ou en retirant l’oculaire on faisait successivement, comme cela devait être, passer le bord du croissant de la Lune par toutes les couleurs prismatiques ; les bords des taches acquéraient eux-mêmes diverses nuances, en sorte que le croissant entier semblait se colorer. Quant à la partie cendrée du disque, elle conservait toujours une teinte olivâtre très-prononcée ; son bord, sans doute à cause de la faiblesse de la lumière, ne se colorait pas comme le croissant, lorsqu’on changeait la position de l’oculaire. »

Avec une lunette de nuit achromatique, tout autant du moins que peuvent l’être les instruments de ce genre, je voyais encore la lumière cendrée verdâtre, mais la couleur était moins sensible qu’avec l’autre lunette.

MM. Bouvard et Mathieu que j’avais priés de regarder la Lune, virent, comme moi, tout ce que je viens de rapporter.

21 novembre, à 7h et quart de temps vrai. — « La lumière cendrée ayant déjà sensiblement diminué d’intensité depuis hier, sa couleur verdâtre est moins sensible, quoiqu’elle soit encore très-apparente avec la lunette de nuit non achromatique.

« En enfonçant ou en retirant l’oculaire, le bord de la Lune éclairé par le Soleil passe successivement par diverses nuances prismatiques, mais dans aucune de ces positions on n’aperçoit de couleurs sur le bord cendré.

« Avec une excellente lunette de Lerebours, parfaitement achromatique, armée d’un grossissement d’environ 130 fois, on voyait très-bien la lumière cendrée, mais on ne distinguait pas du tout la teinte verdâtre qui est encore si sensible aujourd’hui avec des lunettes de nuit non achromatiques. » De l’ensemble de ces observations, je serais, je pense, autorisé à conclure que la lumière cendrée était blanche et que sa teinte apparente verdâtre devait être attribuée à un effet de contraste, conséquence de la couleur rouge ou orange qui s’aperçoit sur la portion du disque éclairée par le Soleil, et sur le bord des taches obscures. Peut-être la teinte bleu-verdâtre que notre atmosphère devait répandre sur toute l’étendue du disque lunaire influait elle pour une certaine part dans le phénomène. Mais, je le déclare de nouveau, les observations auraient dû être multipliées et diversifiées plus que je ne l’ai fait. Les astronomes n’auront pas de peine à trouver ce qui leur manque pour qu’elles puissent conduire à des conclusions inattaquables.

Schrœter dit que c’est vers le troisième jour de la nouvelle Lune que la lumière cendrée a généralement le plus d’intensité ; il ajoute qu’elle est plus vive à parité de circonstances avant la nouvelle Lune qu’après. Galilée avait déjà noté une différence entre la lumière cendrée observable pendant le décours de la Lune et celle de la période croissante ; la première surpassait la seconde. On a cherché à expliquer cette différence en disani que l’œil reposé pendant la nuit était plus sensible.

Schrœter paraît disposé à admettre que pendant le décours de la Lune, la lumière cendrée est la plus forte, parce qu’alors ce sont les continents de l’Afrique, de l’Europe et une partie de l’Asie et de l’Amérique qui éclairent la Lune, tandis qu’après la nouvelle Lune, la portion de la Terre visible de cet astre se compose principalement de l’océan Atlantique et de l’océan Pacifique, moins réfléchissants que la partie solide de notre globe. C’est là, comme on voit, le renouvellement d’une théorie déjà proposée par Galilée.

Vers le temps des quadratures on ne voit pas la lumière cendrée avec des lunettes médiocres ; à l’aide d’un grossissement de 160 fois, appliqué à un télescope de 2m,3, l’astronome de Lilienthal apercevait la lumière cendrée deux ou trois jours après la première quadrature. Hévélius ne l’avait vue qu’un jour après cette époque.