Astronomie populaire (Arago)/XIV/06

GIDE et J. BAUDRY (Tome 2p. 95-104).

CHAPITRE VI

examen de la théorie des taches d’après les phénomènes
de polarisation


Il était désirable, pour donner à la théorie que je viens d’exposer le cachet de la certitude, qu’on parvînt à déterminer par des observations directes la nature de la matière incandescente du Soleil. C’est à quoi je suis arrivé, je crois, à l’aide des phénomènes de polarisation que je vais rapporter.

Personne n’ignore aujourd’hui que les physiciens sont parvenus à distinguer deux espèces de lumière, la lumière naturelle et la lumière polarisée. Un rayon de la première de ces deux lumières jouit des mêmes propriétés sur tous les points de son contour ; il n’en est pas ainsi de la lumière polarisée. Les différents côtés de ses rayons n’ont pas les mêmes propriétés ; ces dissemblances se manifestent dans une foule de phénomènes dont je ne mentionnerai ici que quelques-uns.

Tout faisceau lumineux qui rencontre une face quelconque, naturelle ou artificielle, d’un cristal diaphane de carbonate de chaux, nommé spath d’Islande, s’y dédouble en deux parties dont l’une reçoit le nom de faisceau ordinaire et l’autre s’appelle faisceau extraordinaire. Ces deux faisceaux sont contenus dans un seul et même plan perpendiculaire à la face d’entrée du cristal ; c’est ce plan qui détermine dans quel sens le rayon extraordinaire se dirige ; le rayon ordinaire reste dans le plan de la réfraction ordinaire (liv. iii, chap. iv).

Fig. 159. — Passage successif de la lumière à travers deux cristaux de spath d’Islande
ayant leurs sections principales parallèles.

Ces prémisses posées, je supposerai, pour fixer les idées, qu’un cristal d’Islande (fig. 159) ait sa section principale dirigée du nord au midi. Au-dessous, et à quelque distance que ce soit, je place un autre cristal B orienté de même, c’est-à-dire de manière que la section principale soit aussi contenue dans le méridien. Voyons ce qui arrivera si un faisceau de lumière tombe perpendiculairement sur la face du cristal A, et traverse tout le système. De ce cristal A il sort deux faisceaux TO, SE ; mais ceux-ci, traversant le second cristal B, n’ont plus la propriété de se bifurquer dans les positions que j’ai données aux deux cristaux ; seulement le faisceau ordinaire TO donne un faisceau ordinaire TO′, et le faisceau extraordinaire SE fournit un faisceau extraordinaire S′E′. Ainsi, en traversant le cristal supérieur, les rayons lumineux ont changé de nature ; ils ont perdu un de leurs anciens caractères spécifiques : celui d’éprouver constamment la double réfraction en traversant le cristal de spath d’Islande.

  • Fig. 140. — Aspect du Soleil le 24 mai 1828.
  • Fig. 141. — Taches du groupe A.
  • Fig. 142. — Taches du groupe B.
  • Fig. 143. — Taches du groupe C.
  • Fig. 144. — Taches du groupe D.
  • Fig. 145. — Aspect du Soleil le 21 juin 1828.
  • Fig. 146. — Taches du groupe A.
  • Fig. 147. — Taches du groupe B.
  • Fig. 148. — Taches du groupe C.
  • Fig. 149. — Taches du groupe D.

  • Fig. 150. — Aspect des taches solaires observées à Naples par M. Capocci, le 27 septembre 1826.
  • Fig. 152. — Aspect des taches solaires observées à Naples, par M. Capocci, le 2 octobre 1826.
  • Fig. 154. — Aspect des taches solaires observées à Naples par M. Capocci, le 6 octobre 1826.

  • Fig. 151. — Aspect des taches solaires observées à Francfort-sur-Oder, par M. Pastorff, le 27 septembre 1826.
  • Fig. 153. — Aspect des taches solaires observées à Francfort-sur-Oder, par M. Pastorff, le 2 octobre 1826.
  • Fig. 155. — Aspect des taches solaires observées à Francfort-sur-Oder, par M. Pastorff, le 6 octobre 1826.

Si la section principale du second cristal, au lieu d’être dirigée du nord au midi, comme je l’ai d’abord supposé, s’étend de l’est à l’ouest, le rayon qui était ordinaire dans le cristal supérieur devient extraordinaire dans l’autre, et réciproquement (fig. 160).

Fig. 160. — Passage successif de la lumière à travers deux cristaux de spath d’Islande
ayant leurs sections principales perpendiculaires.

Qu’y a-t-il de différent, en réalité, entre deux expériences qui donnent des résultats si dissemblables ? Une circonstance fort simple et de bien peu d’importance au premier aspect ; c’est que d’abord la section principale du second cristal coupait les rayons provenant du premier par leurs côtés nord et sud, et qu’en suite elle les a coupés dans les côtés est et ouest.

Il faut donc que dans chacun de ces rayons les côtés nord et sud diffèrent en quelque sorte des côtés est et ouest ; de plus, les côtés nord-sud du rayon ordinaire doivent avoir précisément les mêmes propriétés que les côtés est-ouest du rayon extraordinaire ; en sorte que si ce dernier rayon faisait un quart de tour sur lui-même, il serait impossible de le distinguer de l’autre. Après son passage à travers le premier cristal, la lumière a donc des propriétés différentes sur ses différents côtés, ce que nous exprimons en disant qu’elle est polarisée. La réfraction simple, la réflexion elle-même de la lumière la polarisent plus ou moins complétement selon les angles que fait le faisceau lumineux avec la surface qu’il vient frapper pour se réfléchir ou pour y pénétrer en se réfractant.

Avant d’aller plus loin, remarquons ce qu’il y a d’étrange dans des expériences qui ont amené légitimement les physiciens à parler des divers côtés d’un rayon de lumière, à distinguer ces côtés les uns des autres ; le mot étrange, dont je viens de me servir, ne semblera empreint d’aucune exagération à ceux qui songeront que des milliards de milliards de ces rayons peuvent passer simultanément dans le trou d’une aiguille sans se troubler les uns les autres.

La lumière polarisée a permis d’enrichir la science de plusieurs moyens d’investigation dont les astronomes ont déjà tiré un parti avantageux, entre autres de la lunette polariscope.

Voici quel est le principe d’une semblable lunette, tel que je l’ai donné dans un Mémoire lu à l’Académie des sciences le 11 août 1811.

Je me suis déjà servi précédemment de la propriété qu’ont certaines substances cristallines de jouir de la double réfraction pour arriver à mesurer les grossissements des lunettes (liv. iii, chap. xv) ; ici je vais faire un usage non moins utile de cette même propriété.

En examinant par un temps serein, dans le courant de 1811, une lame mince d’un minéral nommé mica[1] ou talc de Moscovie, et dont la composition chimique est assez variable[2], à l’aide d’un cristal de spath d’Islande, j’ai reconnu que les deux images qui se projetaient sur atmosphère n’étaient pas teintes des mêmes couleurs ; l’une d’elles était jaune verdâtre, la seconde rouge pourpre, tandis que la partie où les deux images se confondaient, était de la couleur du mica vu à l’œil nu. Je vis en même temps qu’un léger changement dans l’inclinaison de la lame par rapport à la direction des rayons qui la traversent, fait varier les couleurs des deux images ; si, en laissant cette inclinaison constante et le cristal de spath dans la même position, on se contente de faire tourner la lame de mica dans son propre plan, on trouve quatre positions à angle droit où les deux images obtenues par la double réfraction sont du même éclat et parfaitement blanches. En laissant la lame immobile, et en faisant tourner le cristal de spath, on voit de même chaque image acquérir successivement diverses couleurs et passer par le blanc après chaque quart de révolution. Appelons, avec quelques physiciens, couleurs complémentaires celles qui, réunies, forment du blanc, nous trouverons que pour toutes les positions du cristal de spath d’Islande et de la lame de mica, et quelle que soit la couleur d’un des faisceaux, le faisceau ordinaire présentera toujours la teinte complémentaire du faisceau extraordinaire. Alors, si la lame de mica est partout de même épaisseur on doit conclure, et c’est ce que l’on trouve, que dans les points où les deux images ne sont pas séparées par la double réfraction du cristal de spath, le mélange des deux couleurs des deux images forme du blanc.

La lame de mica placée à l’extrémité d’un tube noirci pour servir d’objectif, et le cristal biréfringent de spath d’Islande agencé à l’autre extrémité du même tube pour servir d’oculaire, constituent ma lunette polariscope.

En regardant un ciel serein avec cette lunette, j’ai reconnu que les couleurs des images qui se projetaient sur l’azur céleste varient d’intensité, et avec l’heure du jour, et avec la position, par rapport au Soleil, de la partie de l’atmosphère qui envoie des rayons sur la lame de mica. J’ai également remarqué que, par un temps entièrement couvert, les deux images ne présentent pas les moindres traces de coloration.

Je me suis assuré, également en 1811, que la propriété de donner par la double réfraction des images colorées, dans les conditions où je me suis placé, n’appartient pas uniquement à des lames minces de mica, mais encore à d’autres corps, et spécialement à du cristal de roche ou quartz qui lui n’a pas besoin d’être réduit en lame très mince pour produire le phénomène.

Fig. 161. — Coupe de la lunette polariscope de M. Arago.

Il y a avantage à remplacer la lame de mica, par une lame de cristal de roche plus épaisse ; c’est ainsi qu’on doit construire ma lunette polariscope (fig. 161), d’un diamètre de 25 millimètres et d’une longueur de 25 centimètres. L’objectif b est formé par une plaque de cristal de roche à faces planes et parallèles taillées perpendiculairement aux arêtes du prisme hexaédrique qui constitue la forme de ce minéral ; cette plaque a une épaisseur d’environ 12 millimètres. L’oculaire a est un cristal de spath d’Islande d’une épaisseur d’environ 15 millimètres. Dans ces conditions les deux images données par le pouvoir biréfringent de l’oculaire a sont séparées l’une de l’autre d’environ 1 millimètre.

Si vous regardez directement le Soleil avec une de ces lunettes, vous verrez deux images de même intensité et de même nuance, deux images blanches. Supposons maintenant que les rayons du Soleil aient été préalablement polarisés, qu’on vise, non pas directement à cet astre, mais par exemple à son image réfléchie sur de l’eau ou sur un miroir de verre. La lunette ne donne plus alors deux images semblables et blanches ; elles sont teintes, au contraire, des plus vives couleurs sans que la forme apparente de l’astre ait reçu aucune altération. Si l’une des images est rouge, l’autre sera verte ; si la première est jaune, la seconde offrira la teinte violette, et ainsi de suite, les deux teintes étant toujours ce qu’on appelle complémentaires ou susceptibles par leur mélange de former du blanc. Quel que soit le procédé à l’aide duquel on ait polarisé la lumière directe, les couleurs se montrent exactement de même dans les deux images fournies par la lunette polariscope.

Remarquons, comme conséquence de ce qui précède, que la lunette polariscope donne un moyen très-simple, et d’une évidence manifeste, de distinguer la lumière naturelle de la lumière polarisée.

Il faut conclure, par exemple, des expériences que je cite plus haut sur les phénomènes que présente notre atmosphère observée à l’aide de ma lunette, que par un temps entièrement couvert, les deux images n’offrant pas les moindres traces de coloration, les rayons lumineux que l’atmosphère nous envoie ressemblent parfaitement à la lumière naturelle. Par un temps serein, au contraire, ces rayons, dans chaque direction, sont plus ou moins fortement polarisés suivant la position du Soleil.

On a cru pendant longtemps que la lumière, émanant de tout corps incandescent, arrive à l’œil à l’état de lumière naturelle, lorsque dans le trajet elle n’a été ni partiellement réfléchie ni fortement réfractée ; mais c’était là une erreur. J’ai reconnu que la lumière qui émane, sous un angle suffisamment petit, de la surface d’un corps solide ou d’un corps liquide incandescent, lors même que cette surface n’est pas complétement polie, offre des traces évidentes de polarisation, en sorte que pénétrant dans la lunette polariscope elle se décompose en deux faisceaux colorés.

La lumière qui émane d’une substance gazeuse enflammée, d’une substance semblable à celle qui éclaire aujourd’hui nos rues, nos magasins, est toujours au contraire à l’état naturel, quel qu’ait été son angle d’émission.

Le procédé mis en usage pour décider si la substance qui rend le Soleil visible est solide, liquide ou gazeuse, ne sera plus qu’une application très-simple des remarques qui précèdent.

Les rayons qui nous font voir les bords du disque solaire sont évidemment sortis de la surface incandescente, sous un très-petit angle. Les bords des deux images, vus directement, que fournit la lunette polariscope paraissent-ils colorés, la lumière de ces bords provient d’un corps liquide, car toute supposition qui ferait de la surface extérieure du Soleil un corps solide est écartée définitivement par l’observation du rapide changement de forme des taches, des facules et du pointillé. Les bords des deux images ont-ils conservé dans la lunette une blancheur naturelle, ils sont néanmoins gazeux.

Les corps incandescents dont on a étudié, avec un polariscope, la lumière émise sous différents angles sont les suivants : solides, le fer forgé, le platine ; liquides, la fonte de fer et le verre en fusion. D’après ces expériences, vous avez le droit d’affirmer, dira-t-on, que le Soleil n’est ni de la fonte fondue ni du verre en fusion. Mais qui vous autorise à généraliser ? Voici ma réponse : suivant les seules explications qu’on ait données de la polarisation anormale que présentent les rayons émis sous des angles aigus, tout doit se passer de même, sauf la quantité, quel que soit le liquide, pourvu que la surface d’émergence ait un pouvoir réfléchissant sensible. Il n’y a que le cas où le corps incandescent est, quant à sa densité, analogue à un gaz, que les phénomènes de polarisation et de coloration disparaissent.

En observant directement le Soleil un jour quelconque de l’année, à l’aide de grandes lunettes polariscopes, on n’a aperçu aucune trace de coloration sur les bords des deux images. Donc la substance enflammée qui dessine le contour du Soleil est gazeuse. Nous pouvons généraliser la conclusion, puisque les divers points de la surface du Soleil, par l’effet du mouvement de rotation, viennent chacun à leur tour se placer sur le bord.

Cette expérience fait sortir du domaine des simples hypothèses, ce que nous avons dit sur la nature gazeuse de la photosphère solaire.

Si la matière de la photosphère solaire était liquide, si les rayons émanés de son bord étaient polarisés, on verrait non-seulement des couleurs sur chacune des deux images fournies par la lunette polariscope, mais elles seraient différentes dans les divers points du contour. Le point le plus élevé sur l’une des images est-il rouge, le point diamétralement opposé sur cette même image sera rouge aussi ; mais les deux extrémités du diamètre horizontal offriront l’une et l’autre une teinte verte, etc. Si donc l’on parvenait à réunir en un point unique les rayons émanés de toutes les parties du disque du Soleil, même après leur décomposition dans la lunette polariscope, le mélange serait blanc.

  1. De micare, briller, reluire.
  2. Le mica contient de la silice, de l’alumine, de la magnésie, de la potasse, du peroxyde de fer, de l’eau ; et les proportions de ces éléments varient le plus souvent d’un échantillon à l’autre.