Astronomie populaire (Arago)/III/15

GIDE et J. BAUDRY (Tome 1p. 124-128).

CHAPITRE XV

moyen de mesurer les grossissements


Il existe des cristaux dans lesquels la lumière éprouve une bifurcation. Un pinceau tombant même perpendiculairement sur une de leurs faces donne naissance, à sa sortie, à deux pinceaux également intenses : l’un, qui a suivi la route qu’aurait parcourue la lumière traversant une matière transparente ordinaire sous les mêmes conditions, s’appelle le pinceau ordinaire, l’autre se nomme le pinceau extraordinaire ; l’angle formé par ces deux pinceaux varie avec la nature du cristal. On parvient, pour un cristal donné, à augmenter la séparation des deux pinceaux, ou l’angle qu’ils forment entre eux, en taillant le cristal suivant certaines directions sous la forme d’un prisme. Le prisme cristallin est ensuite achromatisé à l’aide d’un autre prisme placé en sens contraire, et formé d’une matière qui ne possède pas de double réfraction.

À travers l’ensemble des deux prismes, on voit nettement deux images des objets qu’on regarde et elles sont exemptes de couleurs.

Fig. 74. — Contact des deux images ordinaire et extraordinaire fournies par un cristal biréfringent.
Supposons que l’objet observé soit un cercle qui ait pour diamètre horizontal la ligne AB (fig. 74) ; supposons de plus que la déviation extraordinaire se fasse horizontalement et à droite. Alors, à droite du cercle AB, que j’admets être l’image ordinaire, se verra un cercle de même grandeur A′B′. Mettons que le diamètre AB, vu du lieu où l’observateur est placé, sous-tende par exemple un angle de vingt minutes, et que vingt minutes soient aussi la mesure de l’angle que forment à la sortie du double prisme le rayon ordinaire et le rayon extraordinaire, alors le cercle A′B′ sera tangent au cercle AB, comme la figure le représente. Ce double prisme donnera toujours le moyen de reconnaître quand une mire donnée sous-tend exactement vingt minutes. L’angle sous-tendu par AB est-il plus petit que vingt minutes, la seconde image A′B′ sera séparée de l’image AB (fig. 75) ;
Fig. 75. — Séparation des deux images d’un cristal biréfringent.

le cercle AB sous-tend-il un angle plus grand que vingt minutes, l’image A′B′ ne sera pas totalement séparée de l’angle AB : elles empiéteront l’une sur l’autre (fig. 76).
Fig. 76. — Empiétement des deux images d’un cristal biréfringent.


Enfin, répétons-le, les images AB et A′B′ ne seront tangentes l’une à l’autre que lorsque AB sera exactement de vingt minutes.

Il n’en faudra pas davantage pour comprendre le moyen de mesurer les grossissements que fournit le prisme doublement réfringent.

Supposons que, sur une planche noire très-éloignée, on trace des cercles qui, du lieu que l’observateur occupe, sous-tendent des angles de 1, 2, 3, 4, 5 secondes, et ainsi de suite. Si, vu avec la lunette, le cercle de 1″ sous-tend un angle de 10″, la lunette grossit 10 fois ; si une seconde, par l’intermédiaire de la lunette, devient 100 secondes, la lunette grossit 100 fois, et ainsi de suite.

Dans les vingt minutes, quantité dont le prisme sépare les images par hypothèse, il y a un nombre de secondes égal à 20 fois 60, ou 1 200 secondes ; dirigeons la lunette sur la série de mires dont nous venons de parler, la mire d’une seconde devient-elle dans la lunette 1 200″, la lunette grossit 1 200 fois. Mais comment savoir si, dans la lunette, le cercle de 1″ est devenu 1 200 fois plus grand ? La question sera résolue en plaçant le double prisme entre l’oculaire et l’œil, et voyant si les images du petit cercle amplifié sont tangentes l’une à l’autre. Si ce sont seulement les deux images du cercle de 2″ qui sont tangentes entre elles, quand on regarde avec le prisme placé toujours entre l’oculaire et l’œil, c’est une preuve que la lunette grossit 2″ au point de les rendre égales à 1 200″, c’est-à-dire que le grossissement est égal à ou à 600 fois.

S’il faut recourir à la mire de 3″ pour que, grossie par la lunette, elle devienne 1200″, le grossissement de cette lunette sera ou 400 fois, et ainsi de suite pour les grossissements inférieurs aux précédents quels qu’ils soient.

Ce moyen de mesurer les grossissements ne suppose, comme on voit, aucune connaissance de la théorie des lunettes, ou du rôle que jouent l’objectif et l’oculaire de ces instruments ; elle est une application directe du mot grossissement convenablement entendu et elle conduit au résultat cherché avec toute la précision désirable.

Nous avons supposé que la séparation des deux images s’opérait dans le sens horizontal ; il suffirait de faire tourner le prisme sur lui-même, dans un sens ou dans l’autre, de 90° pour que l’image extraordinaire se plaçât au dessus ou au-dessous de l’image ordinaire. Du reste, les observations dans cette position du prisme se feraient exactement comme dans le premier cas.

Ce qui contribue à l’exactitude de ce moyen de mesurer le grossissement, c’est la facilité avec laquelle on juge de la tangence des deux images prismatiques. Une discussion, qui serait ici hors de propos, prouverait aisément qu’à l’aide de ce procédé bien employé on n’aurait pas à craindre une incertitude d’une unité sur cent, dans la valeur numérique du grossissement cherché.

Kepler, le véritable inventeur des lunettes astronomiques, c’est-à-dire des lunettes formées de deux lentilles convexes, les seules dont on fasse usage aujourd’hui, ne dit rien dans ses ouvrages sur les moyens de déterminer, de mesurer le pouvoir amplificatif de ces instruments d’après la courbure et la position des lentilles dont ils sont formés. Descartes aborda le problème, mais il ne le résolut pas. Huygens invitait même les lecteurs de la Dioptrique si célèbre de notre compatriote, à ne point s’obstiner à comprendre « quant à la raison et à l’effet des lunettes, ce qui (suivant lui) n’a aucun sens. »

C’est Huygens qui, le premier, assigna le véritable rôle de l’objectif et de l’oculaire d’une lunette ; c’est à Huygens que l’on doit la règle si simple à l’aide de laquelle le grossissement pourrait se déduire de la valeur des distances focales des deux lentilles.