Assemblée Législative Dotation de M. Bonaparte




Notes - Assemblée Législative


J Hetzel (Volume 2p. 212-214).

NOTE 5

dotation de m. bonaparte
Bureaux. — 6 février 1851.

En janvier 1851, immédiatement après le vote de défiance, M. Louis Bonaparte tendit la main à cette assemblée qui venait de le frapper, et lui demanda trois millions. C’était une véritable dotation princière. L’assemblée débattit cette prétention, d’abord dans les bureaux, puis en séance publique. La discussion publique ne dura qu’un jour et fut peu remarquable. La discussion préalable des bureaux, qui eut lieu le 6 février, avait vivement excité l’attention publique, et, quand la question arriva au grand jour, elle avait été comme épuisée par ce débat préliminaire.

Dans le 12e bureau particulièrement, le débat fut vif et prolongé. À deux heures et demie, malgré la séance commencée, la discussion durait encore. Une grande partie des membres de l’assemblée, groupés derrière les larges portes vitrées du 12e bureau, assistaient du dehors à cette lutte où furent successivement entendus MM. Léon Faucher, Sainte-Beuve, auteur de la rédaction de défiance, Michel (de Bourges) et Victor Hugo.

M. Combarel de Leyval prit la parole le premier ; M. Léon Faucher et après lui M. Bineau, tous deux anciens ministres de Bonaparte, soutinrent vivement le projet de dotation. Le discours passionné de M. Léon Faucher amena dans le débat M. Victor Hugo.

M. Victor Hugo. — Ce que dit M. Léon Faucher m’oblige à prendre la parole. Je ne dirai qu’un mot. Je ne désire pas être nommé commissaire ; je suis trop souffrant encore pour pouvoir aborder la tribune, et mon intention n’était pas de parler, même ici.

Selon moi, l’assemblée, en votant la dotation il y a dix mois, a commis une première faute ; en la votant de nouveau aujourd’hui, elle commettrait une seconde faute, plus grave encore.

Je n’invoque pas seulement ici l’intérêt du pays, les détresses publiques, la nécessité d’alléger le budget et non de l’aggraver ; j’invoque l’intérêt bien entendu de l’assemblée, j’invoque l’intérêt même du pouvoir exécutif, et je dis qu’à tous ces points de vue, aux points de vue les plus restreints comme aux points de vue les plus généraux, voter ce qu’on vous demande serait une faute considérable.

Et en effet, messieurs, depuis le vote de la première dotation, la situation respective des deux pouvoirs a pris un aspect inattendu. On était en paix, on est en guerre. Un sérieux conflit a éclaté.

Ce conflit, au dire de ceux-là mêmes qui soutiennent le plus énergiquement le pouvoir exécutif, ce conflit est une cause de dés ordre, de trouble, d’agitation dont souffrent tous les intérêts ; ce conflit a presque les proportions d’une calamité publique.

Or, messieurs, sondez ce conflit. Qu’y a-t-il au fond ? La dotation.

Oui, sans la dotation, vous n’auriez pas eu les voyages, les harangues, les revues, les banquets de sous-officiers mêlés aux généraux, Satory, la place du Havre, la société du Dix-Décembre, les cris de vive l’Empereur ! et les coups de poing. Vous n’auriez pas eu ces tentatives prétoriennes qui tendaient à donner à la république l’empire pour lendemain. Point d’argent, point d’empire.

Vous n’auriez pas eu tous ces faits étranges qui ont si profondément inquiété le pays, et qui ont dû irrésistiblement éveiller le pouvoir législatif et amener le vote de ce qu’on a appelé la coalition, coalition qui n’est au fond qu’une juxtaposition.

Rappelez-vous ce vote, messieurs ; les faits ont été apportés devant vous, vous les avez jugés dans votre conscience, et vous avez solennellement déclaré votre défiance.

La défiance du pouvoir législatif contre le pouvoir exécutif !

Or, comment le pouvoir exécutif, votre subordonné après tout, a-t-il reçu cet avertissement de l’assemblée souveraine ?

Il n’en a tenu aucun compte. Il a mis à néant votre vote. Il a déclaré excellent ce cabinet que vous aviez déclaré suspect. Résistance qui a aggravé le conflit et qui a augmenté votre défiance.

Et aujourd’hui que fait-il ?

Il se tourne vers vous, et il vous demande les moyens d’achever quoi ? Ce qu’il avait commencé. Il vous dit : — Vous vous défiez de moi. Soit ! payez toujours, je vais continuer.

Messieurs, en vous faisant de telles demandes, dans un tel moment, le pouvoir exécutif écoute peu sa dignité. Vous écouterez la vôtre et vous refuserez.

Ce qu’a dit M. Faucher des intérêts du pays, lorsqu’il a nommé M. Bonaparte, est-il vrai ? Moi qui vous parle, j’ai voté pour M. Bonaparte. J’ai, dans la sphère de mon action, favorisé son élection. J’ai donc le droit de dire quelques mots des sentiments de ceux qui ont fait comme moi, et des miens propres. Eh bien ! non, nous n’avons pas voté pour Napoléon, en tant que Napoléon ; nous avons voté pour l’homme qui, mûri par la prison politique, avait écrit, en faveur des classes pauvres, des livres remarquables. Nous avons voté pour lui, enfin, parce qu’en face de tant de prétentions monarchiques nous trouvions utile qu’un prince abdiquât ses titres en recevant du pays les fonctions de président de la république.

Et puis, remarquez encore ceci, ce prince, puisqu’on attache tant d’importance à rappeler ce titre, était un prince révolutionnaire, un membre d’une dynastie parvenue, un prince sorti de la révolution, et qui, loin d’être la négation de cette révolution, en était l’affirmation. Voilà pourquoi nous l’avions nommé. Dans ce con damné politique, il y avait une intelligence ; dans ce prince, il y avait un démocrate. Nous avons espéré en lui.

Nous avons été trompés dans nos espérances. Ce que nous attendions de l’homme, nous l’avons attendu en vain ; tout ce que le prince pouvait faire, il l’a fait, et il continue en demandant la dotation. Tout autre, à sa place, ne le pourrait pas, ne le voudrait pas, ne l’oserait pas. Je suppose le général Changarnier au pouvoir. Il suivrait probablement la même politique que M. Bonaparte, mais il ne songerait pas à venir vous demander 2 millions à ajouter à 1 200 000 francs, par cette raison fort simple qu’il ne saurait réellement, lui, simple particulier avant son élection, que faire d’une pareille liste civile. M. Changarnier n’aurait pas besoin de faire crier vive l’Empereur ! autour de lui. C’est donc le prince, le prince seul, qui a besoin de 2 millions. Le premier Napoléon lui-même, dans une position analogue, se contenta de 500,000 francs, et, loin de faire des dettes, il payait très noblement, avec cette somme, celles de ses généraux.

Arrêtons ces déplorables tendances ; disons par notre vote : Assez ! assez !

Qui a rouvert ce débat ? Est-ce vous ? Est-ce nous ? Si ranimer cette discussion, c’est faire acte de mauvais citoyen, comme on vient de le dire, est-ce à nous qu’on peut adresser ce reproche ? Non, non ! Le mauvais citoyen, s’il y en a un, est ailleurs que dans l’assemblée.

Je termine ici ces quelques observations. Quand la majorité a voté la dotation la première fois, elle ne savait pas ce qui était derrière.

Aujourd’hui vous le savez. La voter alors, c’était de l’imprudence ; la voter aujourd’hui, ce serait de la complicité.

Tenez, messieurs du parti de l’ordre, voulez-vous faire de l’ordre ? acceptez la république. Acceptez-la, acceptons-la tous purement, simplement, loyalement. Plus de princes, plus de dynasties, plus d’ambitions extra-constitutionnelles ; je ne veux pas dire : plus de complots, mais je dirai plus de rêves. Quand personne ne rêvera plus, tout le monde se calmera. Croyez-vous que ce soit un bon moyen de rassurer les intérêts et d’apaiser les esprits que de dire sans cesse tout haut : — Cela ne peut durer ; et tout bas : — Préparons autre chose ! — Messieurs, finissons-en. Toutes ces allures princières, ces dotations tristement demandées et fâcheusement dépensées, ces espérances qui vont on ne sait où, ces aspirations à un lendemain dictatorial et par conséquent révolutionnaire, c’est de l’agitation, c’est du désordre. Acceptons la république. L’ordre, c’est le définitif.

On sait que l’assemblée refusa la dotation.