NOTE 6.
Après le discours du 17 juillet, Louis Bonaparte, stigmatisé par Victor Hugo d’un nom que la postérité lui conservera, Napoléon le Petit, sentit le besoin de répondre. Son ministre, M. Baroche, se chargea de la réponse. Il ne trouva rien de mieux à opposer à Victor Hugo qu’une citation falsifiée. Victor Hugo monta à la tribune pour répliquer au ministre et rétablir les faits et les textes. La droite, encore tout écumante de ses rages de la veille et redoutant un nouveau discours, lui coupa la parole et ne lui permit pas d’achever. On ne croirait pas à de tels faits, si nous ne mettions sous les yeux du lecteur l’extrait de la séance même du 18 juillet. Le voici :
M. Baroche, ministre des affaires étrangères. — Je voudrais ne pas entrer dans cette partie de la discussion qu’a abordée hier M. Victor Hugo.
Mais l’attaque est si agressive, si injurieuse pour un homme dont je m’honore d’être le ministre, que je me reprocherais de ne pas la repousser. (Très bien ! très bien ! à droite.)
Et d’abord, une observation. La séance d’hier a offert un douloureux contraste avec les séances précédentes. Jusque-là, tous les orateurs, l’honorable général Cavaignac, M. Michel (de Bourges) et même M. Pascal Duprat, malgré la vivacité de son langage, s’étaient efforcés de donner à la discussion un caractère de calme et de dignité qu’elle n’aurait jamais dû perdre.
C’est hier seulement qu’un langage tout nouveau, tout personnel…
M. Victor Hugo. — Je demande la parole. (Mouvement.)
M. Baroche. — … est venu jeter l’irritation. Eh bien ! puisque l’on nous attaque, il faut bien que nous examinions la valeur de celui qui nous attaque.
C’est le même homme qui a conquis les suffrages des électeurs de la Seine par des circulaires de ce genre.
(M. le ministre déroule une feuille de papier et lit :)
« Deux républiques sont possibles :
« L’une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera bas la statue de Napoléon et dressera la statue de Marat ; détruira l’institut, l’école polytechnique et la légion d’honneur ; ajoutera à l’auguste devise : Liberté, Égalité, Fraternité l’option sinistre : ou la mort ! fera banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, anéantira le crédit, qui est la fortune de tous, et le travail, qui est le pain de chacun ; abolira la propriété et la famille, promènera des têtes sur des piques, remplira les prisons par le soupçon et les videra par le massacre, mettra l’Europe en feu et la civilisation en cendres, fera de la France la patrie des ténèbres, égorgera la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée, niera Dieu ; remettra en mouvement ces deux machines fatales, qui ne vont pas l’une sans l’autre, la planche aux assignats et la bascule de la guillotine ; en un mot, fera froidement ce que les hommes de 93 ont fait ardemment, et, après l’horrible dans le grand, que nos pères ont vu, nous montrera le monstrueux dans le petit… »
M. Victor Hugo, se levant. — Lisez tout !
M. Baroche reprend. — Voilà, messieurs, un langage qui contraste singulièrement avec celui que vous avez entendu hier…
M. Victor Hugo. — Mais lisez donc tout !
M. Baroche, continuant. — Voilà l’homme qui reprochait à cette majorité de ruser comme le renard, pour combattre le lion révolutionnaire. Voilà l’homme qui, dans des paroles qu’il a vainement cherché à rétracter, accusait la majorité, une partie du moins de cette majorité, de se mettre à plat ventre et d’écouter si elle n’entendait pas venir le canon russe.
..........................
M. Victor Hugo, à la tribune. — Je déclare que M. Baroche n’a articulé que d’infâmes calomnies ; qu’il a, malgré mes sommations de tout lire, tronqué honteusement une citation. J’ai le droit de lui répondre. (À gauche : Oui ! oui ! — À droite : Non ! non !)
À Gauche. — Parlez ! parlez ! (Bruit prolongé.)
M. le président. — Quand un orateur n’est pas mêlé au débat, et qu’un autre implique sa personne dans la discussion, il peut demander la parole et dire : Pourquoi vous adressez-vous à moi ? Mais quand un orateur inscrit a parlé à son tour pendant trois heures et demie, et qu’on prononce son nom en lui répondant, il n’y a pas là de fait personnel, il ne peut exiger la parole sur cela. (Rumeurs nombreuses.)
M. Jules Favre. — Je demande la parole.
M. le président. — La parole appartient à M. Dufaure, je ne puis vous la donner.
M. Jules Favre. — J’ai demandé la parole pour un rappel au règlement. Je n’ai à faire qu’une simple observation (Parlez ! parlez !), j’ai le droit d’être entendu.
L’art. 45 du règlement, qui accorde la parole pour un fait personnel, est un article absolu qui protége l’honneur de tous les membres de l’assemblée. Il n’admet pas la distinction qu’a voulu établir M. le président ; je soutiens que M. Victor Hugo a le droit d’être entendu.
Voix nombreuses, à Victor Hugo. — Parlez ! parlez !
M. Victor Hugo. — La réponse que j’ai à faire à M. Baroche porte sur deux points.
Le premier point porte sur un document qui n’a été lu qu’en partie ; l’autre est relatif à un fait qui s’est passé hier dans l’assemblée.
L’assemblée doit remarquer que ce n’a été que lorsqu’une agression personnelle m’a été adressée pour la troisième fois que j’ai enfin exigé, comme j’en ai le droit, la parole. (À gauche : Oui ! oui !)
Messieurs, entre le 15 mai et le 23 juin, dans un moment où une sorte d’effroi bien justifié saisissait les cœurs les plus profondément dévoués à la cause populaire, j’ai adressé à mes concitoyens la déclaration que je vais vous lire.
Rappelez-vous que des tentatives anarchiques avaient été faites contre le suffrage universel, siégeant ici dans toute sa majesté ; j’ai toujours combattu toutes les tentatives contre le suffrage universel, et, à l’heure qu’il est, je les repousse encore en combattant cette fatale loi du 31 mai. (Vifs applaudissements à gauche.)
Entre le 15 mai et le 23 juin donc, je fis afficher sur les murailles de Paris la déclaration suivante adressée aux électeurs, déclaration dont M. Baroche a lu la première partie, et dont, malgré mon insistance, il n’a pas voulu lire la seconde ; je vais la lire… (Interruption à droite.)
Voix nombreuses à droite. — Lisez tout ! tout ! Lisez-la tout entière !
Un membre à droite, avec insistance. — Tout ou rien ! tout ou rien.
M. Victor Hugo. — Vous avez déjà entendu la première partie, elle est présente à tous vos esprits. Du reste rien n’est plus simple ; je veux bien relire ce qui a été lu. Ce n’est que du temps perdu.
M. Lebœuf. — Nous exigeons tout ! tout ou rien !
M. Victor Hugo, à M. Lebœuf. — Ah ! vous prétendez me dicter ce que je dois être et ce que je dois faire à cette tribune ! En ce cas c’est différent. Puisque vous exigez, je refuse. (À gauche : Très bien ! vous avez raison.) Je lirai seulement ce que M. Baroche a eu l’indignité de ne pas lire. (Très bien ! Très bien !)
(Un long désordre règne dans l’assemblée ; la séance reste interrompue pendant quelques instants.)
M. Victor Hugo. — Je lis donc : « Deux républiques sont possibles… » — M. Baroche a lu ce qui était relatif à la première de ces républiques ; dans ma pensée, c’est la république qu’on pouvait redouter à cette époque du 15 mai et du 23 juin… (Interruption.) Je reprends la lecture où M. Baroche l’a laissée… (Interruption.)
À Droite. — Non ! non ! tout !
M. le président. — La gauche est silencieuse ; faites comme elle, écoutez !
M. Victor Hugo. — Écoutez donc, messieurs, un homme qui, visiblement, et grâce à vos violences d’hier (À gauche : Très bien ! Très bien !), peut à peine parler. (La voix de l’orateur est, en effet, pro fondément altérée par la fatigue. — Rires à droite. — L’orateur reprend.)
Le silence serait seulement de la pudeur. (Murmures à droite.)
M. Mortimer-Ternaux. — C’est le mot de Marat à la Convention.
M. le président, à la droite. — C’est vous qui avez donné la parole à l’orateur ; écoutez-le.
Voix nombreuses. — Parlez ! parlez !
M. Victor Hugo, lisant. — … « L’autre sera la sainte communion de tous les français dès à présent et de tous les peuples un jour dans le principe démocratique ; fondera la liberté sans usurpations et sans violences, une égalité qui admettra la croissance naturelle de chacun, une fraternité non de moines dans un couvent, mais d’hommes libres ; donnera à tous l’enseignement, comme le soleil donne la lumière, gratuitement ; introduira la clémence dans la loi pénale et la conciliation dans la loi civile ; multipliera les chemins de fer, reboisera une partie du territoire, en défrichera une autre ; décuplera la valeur du sol ; partira de ce principe qu’il faut que tout homme commence par le travail et finisse par la propriété ; assurera, en conséquence, la propriété comme la représentation du travail accompli, et le travail comme l’élément de la propriété future, respectera l’héritage, qui n’est autre chose que la main du père tendue aux enfants à travers le mur du tombeau ; combinera pacifiquement, pour résoudre le glorieux problème du bien-être universel, les accroissements continus de l’industrie, de la science, de l’art et de la pensée ; poursuivra, sans quitter terre pourtant et sans sortir du possible et du vrai, la réalisation sérieuse de tous les grands rêves des sages ; bâtira le pouvoir sur la même base que la liberté, c’est-à-dire sur le droit ; subordonnera la force à l’intelligence ; dissoudra l’émeute et la guerre, ces deux formes de la barbarie ; fera de l’ordre la loi du citoyen et de la paix la loi des nations ; vivra et rayonnera ; grandira la France, conquerra le monde ; sera, en un mot, le majestueux embrassement du genre humain sous le regard de Dieu satisfait.
« De ces deux républiques, celle-ci s’appelle la civilisation, celle-là s’appelle la terreur. Je suis prêt à dévouer ma vie pour établir l’une et empêcher l’autre.
À gauche en masse. — Bravo ! bravo !
M. Victor Hugo. — Voilà ma profession de foi électorale, et c’est à cause de cette profession de foi — je n’en ai pas fait d’autre — que j’ai été nommé.
M. A. de Kerdrel aîné. — Tous les démocrates ont voté contre vous. (Bruit.)
Un membre. — Qu’en savez-vous ?
M. Brives. — Il y a bien eu des démocrates qui ont voté pour M. Baroche. (Hilarité.)
M. Victor Hugo. — C’est à cause de cette profession de foi que j’ai été nommé représentant.
Cette profession de foi, c’est ma vie entière, c’est tout ce que j’ai dit, écrit et fait depuis vingt-cinq ans.
Je défie qui que ce soit de prouver que j’ai manqué à une seule des promesses de ce programme. Et voulez-vous que je vous dise qui aurait le droit de m’accuser ?… (Interruption à droite.)
Si j’avais accepté l’expédition romaine ;
Si j’avais accepté la loi qui confisque l’enseignement et qui l’a donné aux jésuites ;
Si j’avais accepté la loi de déportation qui rétablit la peine de mort en matière politique ;
Si j’avais accepté la loi contre le suffrage universel, la loi contre la liberté de la presse ;
Savez-vous qui aurait eu le droit de me dire : Vous êtes un apostat ? (Montrant la droite.) Ce n’est pas ce côté-ci (montrant la gauche) ; c’est celui-là. (Sensation). — (Très bien ! très bien !)
J’ai été fidèle à mon mandat. (Interruption.)
À droite. — Monsieur le président, c’est un nouveau discours. Ne laissez pas continuer l’orateur.
M. le président. — Votre explication est complète.
M. Victor Hugo. — Non ! j’ai à répondre aux calomnies de M. Baroche.
Cris déjà droite. — L’ordre du jour ! Assez ! ne le laissez pas achever !
À gauche. — C’est indigne ! Parlez !
M. Victor Hugo. — Quoi ! hier la violence morale, aujourd’hui la violence matérielle ! (Tumulte.)
M. le président. — Je consulte l’assemblée sur l’ordre du jour. (La droite se lève en masse.)
À gauche. — Nous protestons ! c’est un scandale odieux !
L’ordre du jour est adopté.
M. Victor Hugo. — On accuse et on interdit la défense. Je dénonce à l’indignation publique la conduite de la majorité. Il n’y a plus de tribune. Je proteste.
(L’orateur quitte la tribune. — Agitation prolongée. — Protestation à gauche.)