Artamène ou le Grand Cyrus/Première partie/Livre second

Auguste Courbé (Première partiep. Ill.-353).


ARTAMÈNE
OV
L E   G R A N D
C Y R U S.


LIVRE SECOND



Chrisante & Feraulas avoient un dessein si juste, que la Fortune toute ennemie qu’elle est de la Vertu ; & toute irritée qu’elle estoit, contre l’illustre Artamene ; le favorisa au lieu de s’y opposer : & le hazard voulut que ces deux fidelles Serviteurs, ayant intention d’assembler les plus chers Amis de leur Maistre, à la reserve des Medes ; trouverent tout à la fois chez Hidaspe, le Roy d’Hircanie ; le Prince des Cadusiens, & Thrasibule, qu’Artamene leur avoit envoyé recommander, depuis qu’il estoit arresté. Adusius & Artabase s’y rencontrerent aussi :

tous ces autres Princes s’y trouverent, excepté le Roy de Phrigie, qui estoit aupres de Ciaxare, pour tascher de le fléchir. Et comme Artamene estoit le sujet de tous leurs discours, en l’estat qu’estoient les choses ; ils ne les virent pas plustost qu’ils leur en parlerent ; & leur apprirent que Ciaxare estoit tousjours irrité. En suitte, le Roy d’Hircanie s’adressant à Chrisante, le pria de luy dire, si luy qui avoit une si grande part à l’amitié, & à la confidence d’Artamene ; & qui avoit tousjours esté aupres de luy depuis si long temps (à ce qu’il avoit entendu dire, depuis qu’il estoit arrivé à la Cour de Ciaxare, lors qu’il n’estoit que Roy de Capadoce) n’avoit rien sçeu qui peust les instruire de sa naissance ; afin de voir si par ce costé là, ils ne pourroient point trouver les moyens d’interesser à sa conservation, le Prince dont il seroit nay subjet : ou de se servir du moins de ce pretexte, pour tenir Ciaxare en suspens, en attendant que sa colere fust passée. En effet, adjousta Hidaspe, le moyen que l’Armée de Ciaxare estant composée de tant de Nations differentes, il ne soit pas de quelqu’une de celles-là ? & si cela est, il est bon de le sçavoir : puis que ce seroit encore un puissant motif pour luy concilier les cœurs de ceux qui auroient la gloire d’estre nais sous mesmes loix, & sous mesme Prince. Que si aussi il est nay dans le Party de nos Ennemis ; peut-estre que Ciaxare sçachant qu’il a entre ses mains un homme de cette importance, sera bien aise de le conserver, pour en tirer quelque advantage contre eux. Hidaspe ayant cessé de parler, tous les autres approuverent ce qu’il avoit dit : & Thrasibule adjousta, que peut-estre mesme tireroient ils de cette connoissance, celle des raisons de l’intelligence d’Artamene, avec le Roy d’Assirie, &

celle de l’obstination qu’il avoit, à ne vouloir point les descouvrir à Ciaxare ; qui estoient deux choses qui ne les embarrassoient pas peu.

Seigneurs, respondit Chrisante, je tiens à bon presage, que vous ayez prevenu l’intention de Feraulas & la mienne : puis que nous n’estions venus chez Hidaspe, qu’à dessein de l’obliger d’assembler chez luy, tous ceux que la Fortune y a fait trouver fortuitement. La suitte de nostre discours vous fera voir pourquoy nous avons choisi la maison d’Hidaspe : & pourquoy nous n’avons pas jugé à propos, que tant d’illustres Medes qui sont amis d’Artamene s’y rencontrassent. En un mot, Seigneurs, nous sommes icy pour vous apprendre, qui est veritablement Artamene. Chrisante n’eut pas plustost prononcé cette derniere parole, que tous ces Princes l’interrompirent, par des tesmoignages de joye & d’impatience : & par des souhaits qu’ils firent qu’il peust estre de leur Nation. Non, disoit le Roy d’Hircanie, je n’auray point cét avantage ; je ne suis point assez heureux pour cela : le Prince des Cadusiens disoit aussi la mesme chose : & tous ensemble n’osant l’esperer, quoy qu’ils le desirassent avec ardeur, advoüoient tacitement, que personne n’estoit digne d’estre nay son Souverain : & qu’il l’estoit de l’estre de toute la Terre. Mais enfin un moment apres, Hidaspe le plus impatient de tous, ayant fait assoir tous ces Princes ; & ordonné que l’on ne laissast entrer personne, qui peust interrompre cette narration ; pressa Chrisante de parler. Quelqu’un demanda alors s’il ne faloit point attendre le Roy de Phrigie ? Mais tout les autres qui brusloient depuis si long temps, du desir de sçavoir les commencemens d’une vie

dont ils avoient veû les glorieuses suittes ; ne peurent souffrir cette remise : & prierent tout de nouveau Chrisante de ne les faire plus languir. Alors ce sage Persan, apres avoir esté quelques momens sans dire mot, pour rappeller en sa memoire, l’idée de tant de grandes actions, qu’il avoit veû faire à son cher Maistre ; suivant qu’ils en estoient convenus Feraulas & luy, commença son recit de cette sorte.


HISTOIRE
D’ARTAMENE.


I’ay de si merveilleuses choses à vous apprendre, que ce n’est pas sans sujet que je croy qu’il est à propos de vous preparer en quelque façon, à n’en estre pas surpris : Car enfin, Seigneur (dit il s’adressant au Roy d’Hircanie) la naissance & la vie d’Artamene, ont des circonstrances si extraordinaires ; si glorieuses pour luy ; & si surprenantes pour ceux qui ne les sçavent pas ; que pour trouver de la creance parmy ceux qui m’escoutent ; je ne pense pas qu’il soit inutile de leur protester, que la verité toute pure leur parlera par ma bouche : & que si dans la narration que je vay faire, je ne la dis pas tousjours exactement ; c’est que la modestie d’Artamene m’a accoustumé à cacher une partie de sa gloire, & à n’exagerer jamais les grandes choses qu’il a faites. Cependant, Seigneur, cét Artamene,

dont le Nom s’est rendu si fameux & si illustre, par sa valeur & par sa vertu, en porte un autre, qui n’est pas moins considerable par le Grand Prince qui le luy a donné avec la vie. Car, Seigneur, quand je vous diray qu’Artamene a esté promis par les Dieux ; apprehendé des Rois de la Terre, avant sa naissance ; & qu’Artamene enfin, n’est autre que CYRUS, fils de Cambise Roy de Perse ; je ne vous diray rien qui ne soit veritable, & que je ne prouve facilement. A ces mots, Hidaspe & tous ceux qui estoient presens, firent un grand cry ; & interrompirent Chrisante : quoy, s’écrierent-ils tous d’une voix, Artamene est Cyrus ? Artamene est Fils du Roy de Perse ? Artamene, reprit Chrisante, est certainement ce que je dis : & est par consequent, d’une des plus illustres Races du monde ; puis qu’elle compte entre ses premiers Devanciers, le vaillant Persée ; celuy, dis-je, qui se vantoit d’estre Fils de Jupiter. Mais, luy respondit Hidaspe, ne m’avez vous pas confirmé vous mesme, dans l’opinion que tout le monde a eu de son naufrage ? Et ne m’avez vous pas dit vous mesme, quand je vous ay reconnu icy, que vous aviez changé de Maistre apres sa perte, & que celuy que vous serviez presentement s’appelle Artamene ? Je l’ay fait sans doute, reprit Chrisante : mais je l’ay fait par le commandement de Cyrus ; qui voulant encore estre Artamene, m’obligera à ne luy changer point de Nom qu’il ne me l’ait permis ; à continuer de l’appeller ainsi dans la plus part de ce recit, pour vous en faciliter d’autant plus l’intelligence ; & vous sçaurez enfin, par la suitte de mon discours, quelles ont esté les raisons qui l’ont obligé de se cacher. Il faut tomber d’accord, dit lors Hidaspe, que vous aviez sujet de preparer

ceux qui vous escoutent, à estre surpris : & il faut advoüer, adjousta Artabase, que nous avions bien perdu la raison, de ne subçonner rien de la verité, vous voyant vous & Feraulas, si attachez à Artamene. Quoy qu’il en soit (dit le Roy d’Hircanie, parlant à Hidaspe, à Adusius, & à Artabase) je n’ay point de peine à me persuader qu’Artamene est Cyrus : & j’en avois bien davantage à m’imaginer, qu’un homme si extraordinaire fust d’une naissance commune. Pour moy, adjousta Thrasibule, je ne le creus pas mesme le premier jour que je le connus : & je luy vis faire des choses, qui ne me permirent pas de douter de sa condition. Persode Prince des Cadusiens, s’adressant à Hidaspe, à Artabase, à Adusius, à Chrisante, & à Feraulas ; je vous estime si heureux, leur dit il, de vous devoir touver Subjets d’un tel Prince ; qu’il s’en faut peu que je ne die, que cette glorieuse servitude, est preferable à la Souveraine Domination : & qu’il vaudroit mieux luy obeïr, que de commander à cent millle autres. Hidaspe qui brusloit d’impatience, de sçavoir precisément les particularitez de toute une vie, dont il sçavoit les premieres advantures ; voulut obliger Chrisante à commencer son recit, par le départ de Cyrus, de la Cour du Roy son Pere : mais comme Thrasibule n’en avoit rien sçeu ; & que ces autres Princes n’avoient apris tout ce qui s’estoit autrefois passé à la Cour d’Astiage que par la Renommée, qui change tousjours un peu les choses en les publiant ; ils furent tous bien aises que Chrisante les repassast en general : afin de leur en rafraischir la memoire, & d’en instruire Thrasibule, qui les ignoroit absolument.

Chrisante donc apres avoir esté quelque temps sans parler, comme pour chercher

à reprendre le fil de son discours ; se tournant vers le Roy d’Hircanie ; Seigneur, luy dit il, je ne m’arresteray point à vous particulariser de nouveau, la glorieuse naissance d’Artamene : puis qu’il suffit de dire son veritable Nom ; & d’adjouster qu’il est de l’illustre Race des Perfides ; pour faire advoüer, qu’il n’y en a point de plus noble sur la Terre. Il a mesme cét avantage, d’estre nay parmi des Peuples (s’il est permis à un Persan de parler de cette sorte, ) où toutes les Vertus s’apprennent, pour ainsi dire, en naissant : & chez qui les vices sont en si grande horreur, qu’ils n’oseroient mesme y paroistre, que sous les apparences de ces Vertus. Artamene (car nous l’appellerons encore long temps ainsi) a de plus la gloire d’estre Fils d’un Prince, & d’une Princesse, de qui les loüanges sont en la bouche de toutes les Nations : & le bonheur de n’avoir par consequent pû recevoir de ses parens, que des inclinations tres nobles, tres hautes, & tres heroïques. Mais comme il semble que l’Histoire des Rois de Medie, n’est pas moins necessaire que celle des Rois de Perse, pour esclaircir ce que j’ay à dire ; & qu’il faille reprendre les choses d’un peu plus loing ; pour vous faire perfaitement entendre toutes celles que j’ay à vous raconter ; il faut que je vous fasse souvenir, comment les anciens Rois des Assiriens s’estoient rendus Maistres de la haute Asie : & comment le sage & l’illustre Dejoce fils de Phraorte, fit souslever ses Compatriotes contre leurs Tyrans : & remit la Souveraineté des Medes entre les mains d’un Mede, puis que ce fut entre les siennes. Vous sçavez, Seigneur, que ce grand & excellent homme estoit descendu en droite ligne des anciens Rois de

Medie : que ce fut luy qui fit de si belles Loix ; qui bastit la superbe Ville d’Ecbatane ; & qui remit enfin sous son obeïssance, tous les Estats de ses Devanciers ; qui comprennent, comme vous ne l’ignorez pas, les Brusses ; les Paretacenes ; les Struchates ; les Arisantins ; & les Budiens. Apres Dejoce, qui regna cinquante trois ans, Phraorte son fils posseda sa Couronne, & fut aussi paisible dans son Royaume, que si les Rois d’Assirie ne l’eussent jamais usurpé. Mais non content de se revoir sur le Throsne de ses Peres, il fut faire la guerre aux Persans : qui apres une paix de plus d’un Siecle, dont ils avoient joüy, se trouverent surpris par des gens aguerris, & desja accoustumez à vaincre. Si bien que pour empescher la desolation entiere de leur Païs, ils firent alliance avec eux : & convindrent que la Couvronne de Perse & celle de Medie, n’auroient plus d’interests se parez : & que toutes les fois que Phraorte auroit besoin de leur assistance, ils seroient obligez de la luy donner. Voila Seigneur, quelle fut la premiere liaison des Medes avec les Persans. Je ne m’arreste point à vous dire, comment Phraorte qui estoit ambitieux, ayant voulu declarer la guerre au Roy d’Assirie, qui le laissoit paisible dans ses Estats ; perit en cette entreprise, en assiegeant la Ville de Ninos ; apres avoir regné vint & deux ans : ny comment apres sa mort, Ciaxare son Fils, & premier de ce Nom parmy les Rois des Medes parvint à la Couronne : ny comment ce Prince fut tantost mal-traité de la Fortune, & tantost favorisé. Car vous n’ignorez pas, que donnant une Bataille contre les Lydiens qu’il estoit prest de gagner ; il s’espandit tout d’un coup, sur toutes les deux Armées, des tenebres si espaisses, qu’il luy

fut impossible de continuer de combattre, & d’achever de gagner la Victoire. Vous sçavez aussi, comment en assiegeant la Ville de Ninos, dont je vous ay desja parlé, pour vanger la mort de Phraorte son pere, qui comme je l’ay dit, avoit esté tué devant cette Ville : & qu’estant tout prest de la prendre ; Madias Roy des Scithes, parut avec une Armée de plus de cent mille hommes, à la portée d’une fléche de son Camp. Enfin, Seigneur, vous sçavez que ce Prince combatit le Roy des Medes, qui perdit la Bataille avec l’Empire : mais vous sçavez aussi, qu’il remonta sur le Throsne ; que cette invasion des Scithes ne dura que vingt-huit ans : & que n’ayant pas changé de sentimens en changeant de fortune, il recommença la guerre contre les Rois d’Assirie ; & qu’il prit enfin cette Ville de Ninos. Or, Seigneur, ce premier Ciaxare, fut pere d’Astiage, qu’il laissa paisible possesseur de ses Estats : Mais comme ce Prince estoit nay dans un temps de troubles & de divisions ; je pense que les troubles & les agitations de l’esprit du pere, pendant de si grandes revolutions ; passerent dans l’ame du fils : & y laisserent certaines impressions melancoliques & défiantes, qui ont fait passer toute la vie de ce Prince, avec beaucoup d’inquietude ; & qui ont peut-estre causé en partie, toutes les traverses de celle d’Artamene. Il fut marié assez jeune ; & d’une façon sans doute assez extraordinaire, pour m’en devoir souvenir icy. Cette Bataille que le Roy son pere n’avoit pû gagner contre Aliatte Roy de Lydie, à cause de cette obscurité qui s’estoit espanduë sur toutes les deux Armées, fut cause des Nopces dont je vous parle : car apres un accident si estrangge, le Roy des Medes consulta les Mages, & Aliatte envoya au Temple de

Diane à Ephese, qui commençoit d’estre en grande reputation, pour les Oracles qui s’y rendoient. Ces Princes sçeurent par l’advis des Mages, & par l’Oracle de Diane ; que les Dieux avoient donné une marque trop visible qu’ils ne trouvoient pas bon qu’ils se fissent la guerre, pour la continuer davantage : & qu’ainsi il faloit qu’ils se resolussent à faire la paix. Le Roy de Cilicie s’estant entremis de la chose, fit que le Roy de Lydie qui avoit une fille, Sœur de Cresus, la fit espouser à Astiage fils de son Ennemy. Ainsi vous pouvez connoistre par là, que ces Nopces furent faites si tost apres la guerre de Lydie ; que ce n’est pas sans raison, que je dis que ce Prince nay dans le tumulte, en reçeut quelques dispositions au trouble & à la confusion. Pour son Regne, Seigneur, comme il n’y a pas long temps qu’il est achevé, il seroit superflu de vous le raconter exactement : il suffira donc que je vous die, que ce Prince qui sçavoit que pas un de ses Predecesseurs, depuis l’illustre Dejoce, n’avoit possedé la Couronne de Medie en paix ; se tenoit tousjours preparé à la guerre ; & craignoit tousjours quelque revolte. Vous n’ignorez pas non plus qu’il eut de la Reine sa femme, Fille d’Alliate, & Sœur de Cresus, Ciaxare qui regne presentement, & qui retient l’invincible Artamene prisonnier. Vous sçavez aussi qu’il eut encore une fille appellée Mandane, d’une eminente beauté, & d’une grande vertu : à quelque temps de là, il perdit la Reine sa femme, qu’il avoit si cherement aimée, qu’il ne voulut jamais se remarier. Depuis cette perte, il ne songea plus qu’à faire bien eslever le jeune Ciaxare, & la jeune Mandane ; & à tascher de se maintenir en paix, sans rien entreprendre contre ses voisins.

Mais s’il eut le bonheur de n’avoir pas de guerre fort considerable ; il eut aussi le malheur de se voir presque tousjours à la veille d’en avoir : tantost contre ses anciens Ennemis les Rois d’Assirie ; tantost contre ses Alliez ; tantost contre ses propres Subjets.

Neantmoins au milieu de tant d’inquietudes, que ces remuëmens continuels luy donnoient ; sa Cour ne laissoit pas d’estre la plus superbe de toute l’Asie. Car comme vous sçavez que la Nation des Medes aime les plaisirs & la magnificence ; & qu’Astiage en son particulier, estoit fort sensible à tous les divertissemens, malgré ses chagrins & ses inquietudes ; Ecbatane ne laissoit pas d’estre le sejour du monde le plus agreable. Ce Prince avoit observé cette coustume, depuis la Naissance de Ciaxare son Fils, de ne manquer pas toutes les années, d’en faire celebrer le jour, par des resjoüissances publiques : & de le conduire luy mesme au Temple, pour y remercier les Dieux de le luy avoir donné ; & pour les prier encore, de le luy vouloir conserver. Le jeune Ciaxare pouvoit avoir seize ans, & la Princesse sa Sœur quatorze, lors qu’une de ces Festes arrivant, il y advint une chose, qui troubla estranggement la ceremonie : car comme Astiage partit un matin de son Palais pour aller au Temple, y mener le Prince son fils ; tout d’un coup la clarté du jour commença de diminuer : & le Soleil s’éclipsant, il y eut une si grande obscurité sur toute la Terre, qu’à peine se pouvoit-on reconnoistre : & ce peu de lumiere qui restoit, avoit je ne sçay quoy de si lugubre ; que l’aveuglement absolu, eust en quelque chose de moins effroyable. Cét accident surprit infiniment Astiage : tout le peuple mesme ne prit pas cela pour un bon augure ;

encore que tous ceux qui virent cette Eclipse, en eussent veû d’autres ; celle là ne laissoit pas de leur donner une frayeur que les autres ne leur avoient pas donnée. Outre que celle-cy estoit plus grande, que toutes celles qu’ils pouvoient avoir veuës ; la rencontre du jour leur sembloit une chose si remarquable ; qu’ils ne pouvoient s’imaginer, que le cas fortuit l’eust causée : & ils croyoient asseurément, que les Dieux vouloient advertir le Roy, & tous les Medes, de quelque evenement considerable. Chacun se souvenoit de ces effroyables tenebres, dont le premier Ciaxare pere d’Astiage, avoit esté si troublé : & personne ne doutoit, que puis que celles là avoient esté causées pour advertir le Roy des Medes & celuy de Lydie, de faire la paix ; celles cy ne voulussent aussi signifier quelque chose de grande importance. Enfin tout le monde en parloit selon son caprice : & chacun se mesloit d’expliquer cét accident, selon son humeur, & selon sa passion. Les uns disoient, qu’il pourroit bien presager la mort du Roy : les autres craignoient seulement, la chutte de son Empire : quelques uns la perte du Prince son Fils : & tous ensemble n’en auguroient que des evenemens funestes. Mais si l’obscurité & l’épaisseur des tenebres les avoit surpris ; ce qui suivit cette Eclipse ne les estonna gueres moins : car apres qu’elle eut duré quatre heures toutes entieres ; le Soleil contre sa coustume, se descouvrit en un moment : & parut si clair ; & si brillant ; & d’une lumiere si inaccessible, qu’il pensa aveugler tous ceux qui eurent la hardiesse de le vouloir regarder. Sa chaleur ne fut pas moins extréme que sa clarté : & l’on sentit tout d’un coup une ardeur si grande ; que le Peuple creut que toute la Terre s’alloit embrazer.

Cependant Astiage qui de son naturel estoit fort inquiet, & fort apprehensif ; & qui de plus estoit fort scrupuleux, & fort persuadé de l’opinion que les Mages connoissoient presque tout ce qui devoit advenir ; les assembla tous, & les conjura de bien considerer cét accident. Vous sçavez sans doute que ces hommes menent une vie, qui leur donne plus de loisir qu’aux autres, de connoistre les choses celestes : car outre leur austerité ; leur retraite, & leur solitude ; ils ont une connoissance si particuliere des Astres, que par eux seulement ils penetrent bien loing dans celle de l’advenir : joint que les Dieux les inspirent encore par des voyes secrettes & particulieres, que le vulgaire ne connoist pas. Leurs responses sont presque aussi asseurées, que celles des Oracles : & quand elles rencontrent heureusement ; elles ont cét advantage, qu’elles sont beaucoup plus claires. Quoy qu’il en soit Astiage ayant fait assembler tous les Mages, comme je l’ay desja dit ; & eux ayant prié les Dieux, & consulté les Astres ; dirent à ce Prince, apres l’avoir preparé à recevoir ce qu’ils avoient à luy dire, sans se laisser emporter à nulle violence ; que selon toutes leurs s selon tout ce que leur sçavoir, & les dons qu’ils avoient reçeus du Ciel leur pouvoient aprendre ; il faloit de necessité que cette grande Eclipse, qui ne venoit point dans le temps, ny dans les revolutions establies par la Nature ; signifiast ou sa mort ; ou celle du Prince son fils ; ou la perte de son authorité Souveraine. Que pour les deux premiers, ils luy respondoient que cela ne pouvoit estre : parce qu’ayant fait autrefois par son commandement, des observations Astronomiques sur la durée de leur vie ; & dressé la figure de leur nativité, avec

tout le soing que demande un Horoscope ; ils avoient tousjours trouvé, qu’elle seroit assez longue : & qu’ainsi il faloit de necessité conclurre, que ce mauvais presage regardoit son authorité toute seule. Que venant à considerer, que la paix estoit presentement chez tous ses voisins comme chez luy ; ils ne voioyent point de cause bien apparente, de cette revolution universelle, dont toute l’Asie, & particulierement la Medie estoit menacée ; que cependant il estoit certain qu’elle arriveroit d’où qu’elle vinst ; si l’on ne profitoit des advertissemens que le Ciel en avoit donné, comme Ciaxare son pere en avoit profité autrefois. Astiage surpris & espouvanté de ce discours, les pressa de nouveau fort instamment, de luy dire tout ce qu’ils pensoient : & comme il eut remarqué, qu’infailliblement ils cragnoient encore quelque chose qu’ils ne luy disoient pas ; il leur commanda si absolument de parler avec sincerité ; qu’enfin ils luy dirent, que selon leur advis, il estoit à craindre, que cette clarté extraordinaire, qui avoit suivy l’obscurité ; & que ce Soleil qui s’estoit découvert en un instant ; ne voulussent signifier que le Prince son fils conseillé par quelques esprits ambitieux, ne songeast un jour à s’emparer de sa Couronne : que cette lumiere eclipsée ne fust un presage que sa puissance la seroit bien tost : & que cette nouvelle clarté, ne marquast bien visiblement, l’esclat qui suit un nouveau Prince. Que la chose n’estoit pas pourtant sans remede : que les Dieux n’advertissoient pas les hommes inutilement ; & que comme le Roy son pere les avoit appaisez en faisant la paix ; il faloit qu’il songeast à se les rendre propices, par des Sacrifices & par des Vœux, aussi bien que par ses Vertus. Que sur tout il

faloit avoir grand soing de tenir aupres du jeune Prince, des gens sages & raisonnables, qui pussent luy donner de bons conseils : & détruire dans son esprit, les mauvais que d’autres gens mal intentionnez luy pourroient suggerer. Le Roy n’eut pas si tost entendu ce que les Mages luy dirent, qu’il en fut pleinement persuadé : car outre qu’il avoit quelque disposition naturelle, à croire les choses fâcheuses ; il est certain qu’il y avoit quelque apparence en celle là. Car enfin Ciaxare paroissoit estre fort ambitieux : & toutes ses inclinations penchoient à la Grandeur, & à la Domination. Il y avoit mesme diverses personnes apres de luy, qui fomentoient cette inclination naturelle : si bien qu’Astiage n’eut pas plustost tourné son esprit de ce costé la ; qu’il pensa voir son Fils dans son Trône, luy arracher le Sceptre, & luy vouloir donner des fers. Vostre Majesté peut juger, quel trouble un pareil accident mit dans l’ame d’un Prince, qui preferoit ce Throsne à la vie : & qui malgré la jalousie qu’il avoit de son authorité, ne laissoit pas d’avoir de la tendresse pour son fils. Cependant il deffendit aux Mages de publier ce qu’ils luy avoient dit, de peur d’avancer luy mesme sa ruine : & de peur que son Fils venant à sçavoir la chose, ne creust qu’il n’y avoit point de crime à oster la Couronne à son Pere, puis qu’il sembloit presque que les Dieux l’eussent absolument resolu. Il leur commanda donc de dire au Prince son fils & au peuple, que cette Eclipse n’avoit rien d’extraordinaire : que la rencontre du jour où elle avoit paru, n’estoit qu’un simple cas fortuit, dont il ne faloit pas tirer de mauvaises consequences : & que pourtant ils ne laissassent pas de prier les Dieux, de vouloir conserver sa bonne fortune.

Les Mages obeïrent à ses commandemens : mais en luy obeïssant, il ne reçeut pas de leur silence, tout l’effet qu’il en attendoit : car le peuple crût au contraire, que puis que l’on ne vouloit pas luy apprendre de quel mal il estoit menacé ; il faloit necessairement qu’il fust fort à craindre : le jeune Prince mesme s’imagina, que peut-estre les Mages avoient trouvé que sa vie estoit menacée : ainsi toute la Cour & tout le peuple estoit en confusion & en desordre. Le Roy faisoit pourtant tout ce qui luy estoit possible, pour tesmoigner qu’il n’avoit rien de fâcheux en l’esprit : mais au milieu des Festes de resjoüissance qu’il faisoit faire exprés pour déguiser, son chagrin, l’on ne laissoit pas de remarquer en luy, une inquietude si extraordinaire, qu’il estoit aisé de juger que son ame n’estoit pas en repos.

En effet l’on peut dire que son cœur estoit agité par deux passions, qui ne se trouvent ensemble, sans exciter de grands troubles : & la tendresse paternelle ayant à combattre la jalousie de la Souveraine authorité : il est facile de juger, qu’Astiage n’estoit pas d’accord avec luy mesme. Il aimoit la Couronne, comme il aimoit son Fils : & peut-estre mesme penchoit il un peu plus d’un costé que d’autre : en effet sa procedure le fit assez remarquer peu de temps apres. Car venant à chercher les moyens d’empescher le jeune Ciaxare de songer à la revolte ; il crût qu’il n’en avoit point de meilleure voye, que celle de l’esloigner de la Cour, où les Grands de l’estat demeurent : qui le regardant comme devant estre un jour leur Roy, avoient des déferences pour luy ; qui l’entretenoient dans une disposition fort propre à recevoir agreablement de mauvais conseils. Neantmoins ce n’estoit pas sans beaucoup d’inquietudes, & sans

beaucoup d’irresolutions, qu’il se determinoit à cét esloignement : car il y avoit des momens, où au contraire il craignoit que ce ne fust donner à Ciaxare les moyens de luy nuire plustost. Car, disoit il en luy mesme, tant qu’il est aux lieux où je suis, je n’ay presque pas besoin d’Espions pour observer ce qu’il fait ; & ; je suis moy mesme le tesmoin de ses actions. Mais quand il fera dans une Province esloignée, en qui me pourray-je confier de sa conduitte ? & ne dois-je pas croire que les personnes mal intentionées, luy diront en ce lieu là, ce qu’elles ne feroient peut-estre que penser en celuy cy ? Enfin, Seigneur, apres avoir bien examiné la chose ; & l’avoir bien regardée de tous les biais, il crût avoir trouvé un expedient plus seur de l’éloigner, que tous ceux qu’il avoit imaginez auparavant. Car venant à penser que le Roy de Capadoce, son Voisin & son Allié, n’avoit laissé en mourant qu’une fille sous la conduite de la Reine sa Mere ; il creut que s’il la pouvoit faire espouser à Ciaxare, ce seroit une excellente voye de l’esloigner, sans luy donner sujet de pleinte, & sans qu’il parust que ce fust avec un dessein caché. Que de plus, il estoit à croire, qu’en mettant une Couronne sur la teste de son fils, elle suffiroit à satisfaire son ambition : & qu’elle pourroit l’empescher de commettre un crime, en songeant à arracher celle de son pere. Enfin il vit tant d’avantage en ce dessein, qu’il ne pensa plus qu’à l’achever. Je ne m’arresteray point, Seigneur, à vous dire tout ce qu’il fit pour y parvenir, & tous les obstacles qu’il y rencontra : car je presupose que vous n’ignorez pas, qu’il y a une loy en Capadoce, qui veut que les Rois ne marient jamais leurs filles, à des Princes Estrangers,

de peur d’exposer leur estat, à passer sous la domination de quelqu’un qui ne fust pas du païs. Neantmoins, Astiage dont je vous parle, agit avec tant d’adresse & tant de bonheur, qu’il vint à bout de son entreprise. Il se trouva mesme par hazard, que Ciaxare estoit nay en Capadoce : parce que la Reine sa Mere, revenant de visiter un fameux Temple qui estoit en ce païs là, avoit esté surprise de mal, vers la fin de sa grossesse, & contrainte d’accoucher en un lieu, qui estoit effectivement dans les limites de la Capadoce. Il maria donc Ciaxare à cette jeune Reine : de qui la beauté & la vertu estoient encore d’un prix plus considerable que sa Couronne. Mais à peine l’eut il espousée, que la Reine, mere de sa femme, mourut : & le Peuple s’imagina, que cette mort estoit une punition des Dieux, pour n’avoir pas assez rigoureusement observée la loy fondamentale de l’Estat. Cependant Astiage apprenant que Ciaxare son fils se tenoit tres content de sa condition : & que la Couronne de Capadoce, & la vertu de la Princesse sa femme, suffiroient pour le rendre heureux, il se l’estima luy mesme : & la joye & les plaisirs reprenant leur place dans Ecbatane ; l’on peut dire que la jeune Mandane sa fille ne devoit rien apprehender davantage, que de partir d’une Cour, dans laquelle tout le monde l’adoroit : car depuis l’absence du Prince son frere, ce n’estoit plus que par elle, que l’on obtenoit quelque chose du Roy son Pere.

Mais au milieu de ce calme, & de cette felicité universelle, il advint qu’Astiage fit un songe estrangge & bizarre, dont l’on a parlé par toute la Terre ; & comme il consultoit tousjours les Mages, sur tous les accidens de sa vie ; ils trouverent que leurs premieres Predictions, pouvoient les avoir

trompez : & qu’infailliblement la Princesse sa fille devoit avoir un fils, qui se rendroit Maistre de toute l’Asie : & par consequent un Fils, qui le renverseroit du Thrône ; qui occuperoit la place de Ciaxare, & qui causeroit enfin, une revolution generale. D’abord, Astiage contre sa coustume, eut peine à se laisser persuader, une chose si peu vray-semblable : & resista long temps aux Mages, dont les secondes Predictions luy estoient en quelque façon suspectes de mensonge, par la fausseté des premieres, que celles-cy destruisoient. Mais ces fascheuses & extravagantes visions, l’ayant persecuté plusieurs nuits de suitte, il commença d’apprehender tout de bon. Neantmoins une semblable chose (quoy que d’assez grande consideration chez les Medes & parmy les Mages, qui croyent que les songes sont les voyes les plus ordinaires, par lesquelles les Dieux se communiquent aux hommes) n’auroit pourtant peut-estre pas obligé Astiage à craindre si fort les malheurs dont il estoit menacé ; s’il n’en fust arrivé d’autres, qui redoublerent sa crainte ; & qui semblerent mesme l’authoriser. La Princesse Mandane qui ne sçavoit rien de ce qui se passoit, estant un soir dans son Cabinet, qui estoit esclairé de plusieurs lampes de Cristal ; on luy vint dire que le Roy son Pere la venoit voir : comme en effet, Astiage avoit resolu de s’entretenir avec elle : pour tascher de trouver quelque soulagement à ses inquietudes, dans la moderation de cette Princesse : qui certainement est la plus vertueuse personne qui sera jamais. Mais à peine estoit il entré dans ce Cabinet, que toutes ces lampes s’esteignirent d’elles mesmes : à la reserve d’une qui estoit droit sur la teste de Mandane : & qui sembla

redoubler sa lumiere, de toute celle que les autres avoient perdue. Astiage plus troublé de ce dernier Prodige, qu’il ne l’avoit esté de ses songes ; consulta de nouveau les Mages : qui luy dirent que sans doute cela estoit une marque asseurée, que toute domination cesseroit ; & seroit confonduë dans celle qu’un fils de Mandane devoit avoir ; selon les songes qu’ils luy avoient expliquez auparavant. Le jour d’apres, la Princesse estant allée au Temple, les fondemens s’en esbranlerent ; tous les ornemens en tomberent à terre ; excepté une image d’un jeune Enfant, qui demeura debout, avec un Arc à la main : ce qui fit encore dire aux Mages, que cét Enfant qui devoit naistre, seroit l’amour de toutes les Nations : & seroit Maistre absolu de la plus noble partie du Monde. Apres ces accidens, & ces prodiges redoublez, Astiage abandonna entierement son cœur à la crainte : & la Princesse qui peu de jours auparavant, faisoit toutes ses delices ; fut la cause de tous ses chagrins, & de toutes ses inquietudes. Il est vray qu’il ne les souffrit pas seul ; & qu’elle les partagea avec luy, quoy que ce fust d’une maniere differente : car ayant sçeu enfin l’explication que les Mages avoient donnée à Ciaxare, sur tout ce qui estoit arrivé ; cette sage Princesse fut trouver le Roy son pere, pour le suplier tres humblement, de se mettre l’esprit en repos. Que pour le pouvoir faire, il n’avoit qu’à s’asseurer, que s’il le jugeoit à propos, elle ne songeroit jamais à se marier : & qu’ainsi, toutes les menaces qu’on luy faisoit se trouveroient vaines. Que si sa vie luy donnoit de l’inquietude, & qu’il ne voulust pas se fier en ses paroles ; elle venoit luy dire, qu’elle estoit resoluë à la mort : qu’elle s’estimeroit heureuse

d’estre la Victime qui appaiseroit les Dieux irritez, & qui remettroit la tranquilité dans son ame : & qu’apres tout, luy devant la vie, elle se croyoit obligée de la luy rendre. Astiage entendant parler la Princesse sa fille de cette sorte, au lieu d’en estre touché, crût qu’il y avoit de dissimulation en sa procedure, & que la frayeur la faisoit parler si hardiment : de plus, comme il sçavoit qu’il y avoit un homme de qualité, nommé Artambare, qui estoit fort amoureux de la Princesse, & qui avoit mesme esperé l’obtenir de luy ; il crût que cét homme, qui effectivement estoit fort ambitieux, devoit estre pere de celuy qu’il apprehendoit si fort. De sorte que sans respondre rien à tout ce que la Princesse sa fille luy avoit dit d’obligeant ; il se contenta de luy dire, qu’il luy deffendoit de sortir de son Apartement : & qu’il ne vouloit autre chose d’elle, si non qu’elle se preparast à obeïr sans reserve, à tout ce qu’il ordonneroit.

Cette sage Princesse se retira, apres avoir promis cette obeïssance aveugle : & Astiage demeura dans sa chambre, avec une inquietude insupportable. Il ne pouvoit pas se resoudre de penser à la mort de sa fille : & il ne pouvoit non plus s’assurer en la promesse qu’elle luy faisoit de ne se marier jamais. Car, disoit il, quand mesme elle n’en auroit nulle intention presentement ; qui sçait si Artambare qui en est amoureux, ne gagnera point enfin son esprit ; ou bien si sans son consentement, il ne l’enlevera pas ? elle est jeune & belle ; & soit par les desseins qu’elle peut prendre ; ou par ceux que l’on peut avoir pour elle ; il y a beaucoup de danger à se confier en ses paroles : Si je l’enferme dans une Tour, ceux qui en sont amoureux, la delivreront, ou par

force, ou par adresse : si je la laisse libre, on la persuadera contre ma volonté : enfin, disoit il, je ne sçay que faire, ny que resoudre. Mais apres tout, il crût, (puis qu’il n’estoit pas capable du violent dessein de la perdre ; ) que le mieux qu’il pouvoit faire, estoit de la marier : mais de la marier de façon, que selon toutes les apparences, il ne deust pas craindre les choses dont il estoit menacé. Apres avoir bien resvé sur cette pretenduë alliance, il s’avisa que Cambise qui depuis peu estoit parvenu à la Couronne de Perse, par la mort du Roy son pere, pouvoit estre assez propre pour le r’assurer, & pour le guarir de ses craintes : Car, disoit il en luy mesme, je sçay que les Persans naturellement ne sont point ambitieux : qui’ils sont fort equitables ; qu’ils sont satisfaits des Terres qu’ils possedent ; qu’ils ne songent point à reculer les bornes de leur Estat ; & que pourveu qu’on les laisse joüir en paix de ce qui leur appartient ; ils n’ont jamais nulle intention de perdre un repos assuré, pour des conquestes incertaines. De plus, adjoustoit il, je sçay que Cambise en son particulier, surpasse autant en moderation tous les autres Persans, que les Persans en general, surpassent en cette vertu, tous les autres Peuples de la Terre : il se laisse gouverner par les Loix, & ne gouverne que par elles : de sorte qu’il semble par toutes ses façons d’agir avec ses Subjets, qu’il est moins leur Roy, que leur Pere. Joint que la Royauté de Perse n’est pas si absoluë, que le Gouvernement n’y retienne quelque ombre de Republique ; ainsi moins facilement plusieurs s’engagent à la guerre qu’un seul : & l’ambition qui peut tout dans l’ame d’un Prince, ne peut presque rien sur tout un Senat. Enfin, Seigneur, pour n’allonger pas mon recit, par des choses

qui n’y sont pas absolument necessaires, en ayant tant d’autres importantes à vous dire ; Vous sçaurez seulement que le Roy des Medes resolut ce mariage en luy mesme, & le fit proposer adroitement à Cambise, qui y consentant avec joye, envoya des Ambassadeurs à Ecbatane, pour y demander la Princesse. Astiage qui s’estoit procuré cette demande, n’eut garde de les refuser : de sorte qu’il envoya aussi tost sa Fille en Perse ; qui luy obeït avec sa vertu ordinaire : & qui s’estima peu de temps apres la plus heureuse Princesse du monde, par la connoissance qu’elle eut des excellentes qualitez que possedoit le Roy son Mary : & par les tesmoignages qu’elle reçeut, de l’amour qu’il avoit pour elle. Enfin selon les apparences, Astiage sembloit estre en seureté ; Ciaxare son fils estoit en estat d’attendre en repos sa Couronne ; & la Princesse sa fille, estoit en un païs de paix, d’où selon les regles de la Prudence humaine, il ne faloit pas craindre la guerre.

Cependant le calme ne fut pas long dans l’ame d’Astiage : & à peine Mandane fut elle mariée, que se repentant de ce qu’il avoit fait ; il ne fut rien qu’il ne fist, pour tascher de la faire revenir en son pouvoir. Ce qui entretenoit ses frayeurs, & ce qui les redoubloit souvent ; c’estoit que tous les Sacrifices qu’il offroit aux Dieux, sembloient n’estre pas bien reçeus : & que tous les Mages qui depuis les songes qu’il avoit faits, ne s’occupoient continuellement, qu’à la contemplation des Astres, & qu’à l’observation des choses Celestes ; disoient tousjours tout d’une voix, que le grand changement dont la Medie estoit menacée, arriveroit bien tost : que de jour en jour ils voyoient plus clair dans ces malignes constrellations, une revolution

generale : & qu’enfin il faloit plustost desormais songer à s’y preparer, qu’a l’empescher. Les choses estant en cét estat, Astiage envoya prier Cambise, de souffrir que Mandane fist un voyage aupres de luy : cette Princesse quoy que bien informée de l’humeur de Roy son Pere, n’en dit rien au Roy son Mary : & le supplia de luy permettre de donner cette satisfaction, à celuy qui luy avoit donné la vie. Car encore qu’elle sçeust bien les imaginations de son Pere ; elle espera l’en pouvoir guerir enfin : & au pis aller, quoy qu’elle aimast infiniment Cambise, elle se resoluoit plustost à s’en priver, qu’à estre cause d’une guerre entre son Pere & son Mary, comme elle eust esté par ce refus. Ce Prince qui aymoit cherement la Reine sa femme, eut cette complaisance pour elle : & la renvoya en Medie, avec un equipage proportionné à sa condition ; & à la Cour où elle avoit esté nourrie, plustost qu’à la moderation de celle où elle demeuroit alors. Le Roy son Mary la conduisit jusques sur la Frontiere : & là ils se dirent un adieu le plus touchant & le plus tendre, qu’il est possible d’imaginer. Car comme Mandane craignoit que le Roy son Pere ne la voulust retenir, pour se mettre l’esprit en repos, & pour se delivrer de ses terreurs ; elle avoit une secrette cause de douleur dans l’ame, que Cambise ne partageoit pas avec elle, parce qu’il ne la sçavoit point. Mais enfin ils se separerent ; Cambise s’en retournant à Persepolis ; & Mandane fort melancolique, s’en allant à Ecbatane. Elle y fut reçeuë avec une joye inconcevable : & Astiage ne s’estoit jamais veû si en repos, ny si assuré qu’il se le croyoit. Car auparavant que la Princesse fust mariée, il apprehendoit que quelqu’un (comme je l’ay dit) ne luy persuadast de se marier,

ou ne l’en levast : au lieu que la voyant mariée, & esloignée du Roy son mary ; il ne croyoit pas que rien peust troubler son repos. Il prevoyoit bien toutefois, que lors qu’il auroit retenu la Princesse sa Fille un temps considerable aupres de luy, & qu’elle voudroit s’en retourner, il seroit obligé, peut-estre, d’avoir la guerre contre la Perse, pour l’outrage fait à son Roy : mais il n’estoit rien qu’il n’apprehendast moins, que de voir Mandane en estat de pouvoir avoir un Fils. Ce ne furent donc que Festes & que resjoüissances à son arrivée dans la Cour : & veû le bon accueil qu’Astiage luy avoit fait ; elle creu avoir lieu d’esperer, que ce qu’elle avoit apprehendé n’arriveroit pas. Mais au milieu de tant de divertissemens, sa santé commença de s’altérer : & son visage donna des marques visibles, des incommoditez qu’elle sentoit. D’abord elle s’imagina que la fatigue du voyage ; le changement d’air, quoy qu’elle fust en celuy où elle estoit née ; & le déplaisir qu’elle sentoit de l’absence de son Mary, pouvoient luy causer cette indisposition : mais peu de jours apres, elle connut avec certitude, qu’elle estoit partie grosse de Perse : ce qui la troubla d’une telle façon, qu’elle en fut effectivement malade. Car elle s’imagina, qu’infailliblement le Roy son Pere ne luy permettroit pas de s’en aller en cét estat : & que si elle accouchoit d’un Fils à Ecbatane, le moindre mal qui luy pust arriver, seroit qu’en entrant dans le Berçeau, il entreroit dans les fers, & seroit mis en lieu, où elle n’en pourroit pas disposer. Elle apprehendoit mesme quelquefois, que le Roy son Mary ne l’accusast, de luy avoir caché l’humeur de son Pere : enfin tant de choses l’inquietoient, qu’elle avoit besoin de toute sa constrance, pour ne montrer qu’une partie de ses chagrins.

Cependant elle se resolut de cacher sa grossesse aussi long temps qu’elle le pourroit : elle ne sortit donc plus de sa Chambre : & mesme pour l’ordinaire, elle gardoit tousjours le lict. A quelque temps de là, se pleignant tousjours davantage, elle fit semblant de croire, que l’air d’Ecbatane ne luy estoit point bon : suppliant le Roy son Pere, de souffrir qu’elle s’en retournast en Perse, ou du moins qu’il luy permist de s’en aller à une tres belle Maison, qui estoit environ à deux cens stades de cette Ville : esperant qu’il luy seroit plus aisé en ce lieu là, de cacher ce qu’elle vouloit tenir secret. Mais le malheur voulut qu’un des Medecins qui la visitoient, s’aperçeut de la verité de la chose, malgré les soins qu’elle avoit eus de la déguiser : car elle s’estoit pleinte de plusieurs incommoditez qu’elle n’avoit pas, afin de les tromper, & de leur oster la connoissance de son veritable mal. Ce Medecin, croyant donner une agreable nouvelle à Astiage, luy apprit qu’elle estoit grosse : si bien que la Reine venant à demander son congé, ne fut pas en estat de l’obtenir. Au contraire, le Roy luy dit que si elle estoit en Perse, il faudroit qu’elle revinst en Medie, pour y recouvrer la santé : puis que c’estoit son Païs natal, & que l’air y estoit beaucoup plus sain qu’à Persepolis : & qu’enfin il ne faloit pas seulement songer à partir. Que pour aller à la Campagne, il y consentiroit volontiers, s’il estoit persuadé que cela luy peust servir : Mais qu’Ecbatane ayant d’aussi beaux jardins qu’elle en avoit ; il croyoit que le chagrin qui paroissoit meslé dans ses maux, se vaincroit plustost à la Cour, que non pas dans la solitude, qui seroit plus propre à l’entretenir qu’à le chasser.

A quelques jours delà on luy osta toutes

les Femmes qu’elle avoit aupres d’elle ; on luy en donna d’autres ; & le temps de son accouchement estant arrivé, vous sçavez Seigneur, jusques où cette crainte ambitieuse, qui possedoit Astiage le porta : & quelle inhumanité la frayeur qu’il avoit de perdre l’Empire, luy inspira en cette rencontre. Cét accident, Seigneur, a esté si extraordinaire, que toute la Terre l’a sçeu : ainsi je vous feray seulement souvenir en peu de paroles, comme Mandane estant accouchée d’un Fils, l’ambitieux Astiage le fit prendre par Harpage son confident, avec commandement de l’exposer sur quelque Montagne deserte, ou dans quelque affreuse forest : Ce Prince tout inhumain qu’il estoit, n’ayant pû se resoudre à la faire tuer : ou plus tost les Dieux l’ayant aveuglé, pour l’empescher de commettre un crime. Mais Harpage estant encore moins cruel que luy, ne pût se resoudre d’executer luy mesme cét ordre, quoy qu’il l’eust promis : & n’estant pas aussi assez hardy pour sauver cét Enfant ; il le remit entre les mains d’un Berger appellé Mitradate, qui demeuroit au pied des Montagnes, & qu’il envoya querir pour cela, à une Maison de la compagne qui estoit à luy, afin qu’il fist ce qu’il ne pouvoit se resoudre de faire. Vostre Majesté aura sçeu sans doute que ce Berger emportant cét Enfant chez luy, qui estoit le plus beau que l’on eust jamais veû ; trouva que pendant le temps qu’il avoit esté à la Ville, sa Femme estoit accouchée d’un Enfant mort : & que luy ayant monstrré celuy qu’il tenoit, qui commença de sousrire, dés qu’elle le prit entre ses bras ; elle ne donna point de repos à son Mary, qu’il ne luy eust advoüé, l’ordre qu’il avoit eu de l’exposer. Cette Femme genereuse & pitoyable, comme vous sçavez, n’y voulut jamais consentir : mais

pour se mettre en seureté, elle abandonna le corps mort de son Fils, pour sauver celuy de ce bel Enfant vivant. Ce n’est pas que cette pauvre Mere, qui se nommoit Spaco, n’eust quelque peine à se resoudre, de mettre le corps de son Fils en estat d’estre devoré par les bestes sauvages ; enfin cette tendresse maternelle ceda à une tendresse plus legitime : & ne pouvant ressusciter son Enfant, elle voulut du moins conserver celuy de quelque Personne de haute condition, à ce qu’elle en pouvoit juger, par les langes de drap d’or, dans lesquels cét Enfant estoit enveloppé. Tant y a, Seigneur, que Mitradate & sa Femme, demeurant au pied de ces Montagnes desertes, tirant vers le Septentrion d’Ecbatane etb le Pont Euxin ; il leur fut aisé de mettre cét Enfant mort en lieu, où il peust estre déchiré : car comme partie de la Medie qui regarde les Aspires, est extrémement montagneuse, & couverte d’espaisses forests, qui sont toutes remplies de Bestes sauvages, jusques à cette grande Plaine qui la borne de ce costé là. Vous sçavez aussi, comment Mitradate ayant exposé son Fils mort dans le Berçeau magnifique, dans lequel on luy avoit baillé le Fils de Mandane ; fit voir cét Enfant déchiré, à ceux qu’Harpage y envoya ; qui prenant ces pitoyables restes de la fureur des Tigres & des Pantheres, les reporterent à leur Maistre, qui en ayant adverty Astiage, reçeut ordre de les faire mettre dans le Tombeau des Rois de Medie. Ainsi l’on voyoit le Fils d’un Berger, dans un Sepulchre Royal ; & le Fils d’un Roy dans la Cabanne d’un Berger. Vous n’ignorez pas non plus, qu’Astiage fit publier dans sa cour, que le Fils de Mandane estoit

mort de maladie ; qu’il fit dire la mesme chose à cette Princesse, & qu’il envoya consoler Cambise de cette perte : Mais vous ne sçavez peut-estre pas, que Mandane ne soubçonnat que trop la verité de la chose ; eut pourtant la fermeté de n’en tesmoigner jamais rien : & de se contenter de faire voir une melancolie estrangge dans ses yeux, sans en vouloir découvrir la cause. Elle ne voulut pas mesme mander rien de ses soubçons au Roy son Mary : & pour cacher mieux sa douleur, elle demanda une seconde fois la permission d’aller aux champs, qu’on luy accorda alors sans repugnance : & mesme à quelque temps de là, Astiage luy fit dire, que si elle vouloit retourner en Perse, il luy en donnoit la liberté. Car comme il s’estoit imaginé que ce premier Fils de Mandane estoit celuy qu’il devoit apprehender ; il fut bien aise de s’oster la veuë d’une Princesse, qui par sa respectueuse douleur, luy faisoit mille reproches secrets de sa cruauté. Elle partit donc pour s’en retourner aupres de Cambise, auquel elle ne dit jamais rien des soubçons qu’elle avoit dans l’esprit : n’attribuant le changement qu’il vit en son visage, qu’à son absence, & à la mort de son Fils.

Mais, Seigneur, je ne songe pas que contre mon intention, je m’estens plus que je ne devrois : il faut donc reparer le passé, par ce qui me reste à vous dire : & ne vous exagerer point, la merveilleuse enfance de mon Maistre ; qui dans la Cabane d’un Berger, ne laissa pas de trouver les honneurs de la Royauté. Vous sçaurez donc seulement en peu de paroles, que ce jeune Prince, qui sans se connoistre agissoit en Roy ; se fit declarer pour tel à l’âge de dix ans, par tous les autres Enfans des hameaux voisins, qui se joüoient aveques luy. Qu’en suitte

il s’en fit craindre, aimer, & obeïr, comme s’il eust esté leur Maistre : & qu’ayant puny un de ces Enfans, qu’il appelloit ses subjets, pour une faute qu’il avoit commise ; le Pere de cét enfant qui se trouva estre un Officier de la Maison du Roy, ayant sçeu la chose ; & ayant admiré ce jeune Berger, qui faisoit si bien le Prince : avoit redit a Astiage ce qu’il avoit veû, comme une chose extraordinaire : luy vantant infiniment, la beauté, & la hardiesse de cét Enfant, qu’il luy dépeignoit miraculeuses. Que le Roy l’ayant fait venir, pour rendre raison de la punition qu’il avoit faite ; il luy avoit respondu si admirablement, qu’il en avoit esté surpris : voyant qu’il ne parloit pas moins en Roy avec un Roy, qu’avec les enfans qui l’avoient esleu. Qu’apres, Astiage avoit esté fort estonné de voir, que ce Fils de Berger ressembloit si fort à Mandane sa Fille, que rien n’a jamais esté plus semblable : & que de plus, il sentoit des mouvemens en son cœur, qui l’advertissoient de ce qu’il estoit. Enfin, Seigneur, vous sçavez qu’Astiage fit venir le Berger dans son Cabinet : & que luy ayant demandé, où il avoit pris cét Enfant ? d’un ton qui l’espouvanta, & qui luy fit croire que le Roy sçavoit la chose ; Mitradate demeura interdit : & qu’ayant esté menacé par Astiage, il l’advoüa, telle qu’elle s’estoit passée. Qu’en suitte le Roy qui malgré ses frayeurs, se sentoit forcé d’aimer cét aymable Enfant, ayant assemblé tous les Mages ; ils trouverent, soit que ce fust leur veritable sentiment ; soit que la pitié les obligeast à le déguiser ; que cette Royauté dont il avoit joüy sur tous ses compagnons, estoit assurément une marque infaillible, que les Dieux avoient exaucé ses prieres : que toute la domination de ce jeune

Prince sur les Medes, seroit bornée à celle qu’il avoit euë sur ces sujets volontaires : & qu’ainsi il n’avoit plus rien à craindre de ce costé là. Que les cas fortuit ayant fait, que les Bergers, Peres de ces Enfans, fussent presque de toutes les Provinces de l’Asie ; les Astres n’eussent pû marquer plus precisément les conquestes innocentes, d’un Vainqueur si noble & si jeune. Que les Dieux se plaisoient quelquesfois, à menacer les grands Princes, de peur qu’il n’oubliassent le respect qu’ils leur devoient : & qu’enfin s’il suivoit leur advis, il renvoyeroit ce jeune Prince au Roy de Perse son Pere. Astiage qui avoit effectivement conçeu quelque amitié pour cét Enfant, fut bien aise qu’on le conseillast de cette sorte : & comme il déferoit beaucoup aux Mages ; & que son ame estoit un peu foible ; il crût tout de bon que cette Royauté imaginaire, estoit la veritable explication de son mauvais songe : comme en effet, l’estat où nous voyons le malheureux Artamene aujourd’huy, nous fait bien voir, qu’Astiage n’avoit pas raison de craindre Cyrus. Cependant, en laissant vivre ce jeune Prince, qu’il nomma ainsi, il ne pardonna pas à Harpage : car il le bannit de sa Cour : & cét homme qui n’avoit pû se determiner à estre absolument pitoyable, ou absolument cruel ; se vit sans suport & sans refuge, contraint d’endurer la rigueur d’un long exil. Cependant (comme vous ne l’ignorez pas) Astiage renvoya Cyrus à Cambise : luy escrivant, que pour éviter certaines constrellations malignes, qui menaçoient cét Enfant ; il avoit esté contraint de luy causer durant quelque temps, le desplaisir de le croire mort : mais que cette douleur seroit changée en une joye qui le recompenseroit au couble, par la satisfaction qu’il auroit, de se

voir un fils, si bien fait & si aimable. Tanty a, Seigneur, que Cambise le reçeut avec un plaisir inconcevable : & que Mandane toute sage & toute genereuse, en fit un remerciment aussi tendre à Astiage, que si jamais elle n’eust reçeu aucun sujet de plainte de luy : quoy qu’elle eust sçeu la verité de la chose, par Harpage qui l’en advertit : croyant du moins par là, s’assurer de sa protection. Comme en effet, Mandane luy sçeut bon gré, de ne l’avoir pas laissée dans l’opinion qu’Astiage fust aussi innocent qu’il tesmoignoit l’estre : parce que la connoissance du passé, la feroit precautionner pour l’advenir. Cependant voicy le jeune Cyrus dans Persepolis : pour lequel l’on fit des Sacrifices publics & particuliers dans toute la Perse : & pour lequel tout ce qui se trouva de grands hommes en tout le Royaume, fut employé à son education. Ciaxare ayant sçeu la chose telle qu’elle estoit, envoya se resjoüir avec Cambise & avec la Reine sa Sœur, de la joye qu’il avoient reçeuë, & escrivit mesme à la Reine, d’une maniere assez galante, qu’il souhaittoit, que la jeune Mandane sa Fille, peust un jour se rendre digne d’estre Maistresse de Cyrus : de qui on luy avoit parlé si advantageusement : car le Roy de Capadoce avoit eu cette jeune Princesse, trois ans apres la naissance de Cyrus, & luy avoit fait donner le Nom de sa Sœur.

Maintenant, Seigneur, de vous dire de quelle façon le jeune Cyrus fut eslevé, ce seroit abuser de vostre patience : & les grandes choses qu’il a faites depuis montrent assez qu’il faut qu’il ait appris de bonne heure à pratiquer la Vertu. Je vous diray donc seulement, que le Roy & la Reine n’eurent plus d’autres pensées, que celles de tascher de cultiver avec

tous les soins imaginables, un aussi beau naturel, que celuy de Cyrus leur paroissoit estre. Car en tout ce qu’il faisoit ; & en tout ce qu’il disoit ; il y avoit quelque chose de si grand ; de si agreable ; & de si plein d’esprit ; qu’il estoit impossible de le voir sans l’aimer. Il estoit admirablement beau : & quoy que l’on vist encore en quelques unes de ses actions, cette naïveté charmante, & inseparable de l’enfance ; il y avoit pourtant tousjours en luy, je ne sçay quoy qui faisoit voir, que son esprit estoit plus avancé que son corps. Vous avez peut estre sçeu, qu’il y a dans Persepolis une grande Place, que l’on appelle la place de la Liberté : qu’à une de ses faces, est le Palais de nos Rois : & que les trois autres ne sont habitées que par les plus grands Seigneurs, & par les plus sages d’entre les Persans : car la Sagesse chez nostre Nation, a des privileges qui ne sont pas moins considerables que ceux de la Noblesse du Sang : quoy que la Noblesse du Sang le soit infiniment parmy nous. Ce fut donc dans cette fameuse Place, où ne demeurent que des Personnes veritablement libres, & par leur naissance, & par leur vertu ; que le jeune Cyrus commença de faire connoistre ce que l’on devoit attendre de luy : car comme parmy nous l’on esleve les Enfans des particuliers, avec autant de soin que s’ils devoient tous estre Rosi ; estant persuadez que toutes les Vertus sont necessaires à tous les hommes ; Cyrus passant de la Cabane d’un Berger, à la plus celebre, & à la plus rigoureuse Academie qui soit au monde ; ce ne fut pas sans estonnement que l’on vit que la nature luy avoit enseigné, tout ce que la Prudence cultivée peut apprendre. Il avoit aupres de luy des Vieillards consommez en la pratique de la Vertu : des jeunes gens fort

adroits à tous les exercices du corps : & des Enfans admirablement bien nais & bien faits pour le divertir. Mais le soin le plus grand qu’eurent le Roy & la Reine, ce fut d’empescher que nulles personnes vicieuses n’approchassent jamais de luy, de peur qu’elles ne corrompissent ses belles inclinations : sçachant bien que c’est empoisonner une source publique, que de corrompre l’ame d’un Prince qui doit regner. Si bien que de la façon qu’il vivoit, il apprenoit tousjours quelque chose de bon, de tous ceux qui l’environnoient. La moderation ; la liberalité ; la justice ; & toutes les autres vertus, estoient desja si eminemment en luy ; qu’il en avoit aquis une reputation si grande parmy les Persans, qu’ils parloient de Cyrus comme d’un Enfant envoyé du Ciel pour les instruire, plustost que pour estre instruit par eux. Mais, Seigneur, je ne songe pas que je sors des bornes que je m’estois moy mesme prescrites : & que sans y penser, je lasse vostre patience : & plus encore celle des Persans qui m’escoutent : ne leur disant que ce qu’ils sçavent aussi bien que moy. Mon Maistre vescut donc de cette sorte, jusques à sa seiziesme année : que la Fortune commença de luy donner un moyen de faire paroistre par des effets, aussi bien que par des paroles, la generosité de son ame, par une avanture qui luy arriva : & de mettre en pratique cette equité, & cette grandeur de courage, qui paroissoit en tous ces discours.

Il vous souvient sans doute, Seigneur, qu’Harpage avoit esté banny par le Roy des Medes, pour n’avoir pas esté assez exact à obeïr au commandement qu’il luy avoit fait, de faire mourir le jeune Cyrus : Or Seigneur, ce Banni avoit esté assez puissant en Medie : s’estant veû par la faveur du Roy, Gouverneur d’une de ses

meilleures Provinces. Cét homme donc, apres avoir tasché vainement de faire sa paix avec Astiage ; ennuyé qu’il estoit de s’en aller de Cour en Cour, demander retraite & protection, à tous les Princes ennemis du Roy son Maistre ; s’en alla six ans apres son exil en Perse : où s’estant tenu caché quelque temps, il prit l’occasion d’une grande Chasse que faisoit Cyrus, pour l’aborder plus facilement. Il s’estoit habillé à la Persienne ; si bien que s’estant meslé parmy ce grand nombre de Chasseurs qui accompagnoient le Prince ; il ne fut point reconnu pour Estranger ; sçachant mesme assez bien la langue du Païs, pour s’en servir en cas de necessité. Cyrus des ce temps là estoit si grand, si adroit, & si vigoureux, qu’il n’y avoit point d’homme qui parust plus infatigable que luy, ny plus hardy ; soit qu’il falust poursuivre les bestes, ou les attaquer dans leur fort. Il sçavoit tirer de l’arc ; lancer le javelot, ou se servir d’une espée admirablement : & comme il y avoit des prix destinez pour toutes ces choses ; il les emportoit tous, sans y manquer jamais, & paroissoit tousjours vainqueur dans toutes ces Festes publiques, que l’on faisoit pour cela. Mais pour revenir à Harpage, il suivit donc Cyrus à cette grande Chasse, dont je vous ay desja parlé, & l’observant soigneusement, il prit garde que ce jeune Prince s’estant emporté, se mit à poursuivre un Sanglier, dans le plus espais de la forest ; il fit alors des efforts incroyables pour le suivre, & pour ne le perdre pas de veuë : comme firent tous les Persans qui l’avoient suivy, dont pas un ne le pût atteindre. Cependant malgré la vitesse de la beste, Cyrus l’approcha ; banda son Arc ; tira, & luy fit heureusement passer la fléche au travers

du cœur. Cette victoire dont Harpage avoit esté le seul tesmoin ; & qu’il n’avoit mesme veuë que d’une distance assez esloignée ; fit que ce jeune Prince se reposa, en attendant qu’il vinst quelques uns des siens : il s’assit donc aupres du Sanglier qu’il avoit tué, sur le bord d’un petit ruisseau, qui traversoit la forest en cét endroit. Et comme dans ces sortes de Chasses, ceux de nostre Nation portent d’ordinaire un Arc, un Carquois, une Espée, & deux javelots ; ce beau Chasseur mit toutes ses Armes aupres de luy, & s’appuya sur son Bouclier (car nous le portons aussi bien à la Chasse qu’à la guerre) pour joüir en repos de sa victoire. Comme il estoit en cét estat, Harpage enfin s’approcha de luy : & Cyrus le prenant pour un Persan, commença de luy crier, en souriant, & en luy montrant sa prise ; J’ay vaincu, j’ay vaincu : Mais Harpage ayant mis un genoüil à terre, luy dit qu’il ne tiendroit qu’à luy qu’il ne remportast une victoire plus glorieuse. Le jeune Prince croyant que cét homme avoit descouvert la bauge de quelque Sanglier plus grand, & plus redoutable que celuy qu’il avoit tué, se releva, & luy demanda promptement, où il faloit aller pour remporter cette victoire ? à la teste d’une Armée de trente mille hommes, luy respondit Harpage, que je viens vous offrir, pour vous rendre Maistre d’un grand Royaume si vous le voulez. A ce discours, Cyrus tout estonné, regarda Harpage, avec plus d’attention qu’auparavant : & luy semblant l’avoir veû autrefois ; qui estes vous, luy dit il, qui venez m’offrir une chose si glorieuse ? & dont je n’ose croire estre digne, par une valeur que je n’ay encore esprouvée, que contre des Ours, des Sangliers, des Lyons, & des Tygres. Je suis, Seigneur, luy respondit il, un

homme que les Dieux vous envoyent, pour vous donner un illustre moyen d’acquerir une gloire immortelle. Si cela est, repartit Cyrus, vous n’avez qu’à me montrer le chemin qu’il faut suivre pour l’aquerir : car quelque difficile qu’il puisse estre, vous m’y verrez aller avec precipitation & avec joye. Je vous l’ay desja dit, respondit Harpage, il ne faut que vous rendre à la teste d’une Armée de trente mille hommes, qui ne font que vous attendre, pour se mettre en campagne & pour vaincre. Ce n’est point, repliqua Cyrus, à celuy qui ne sçait pas encore obeïr, à commander : & ce sera bien assez, que je sois le compagnon de ceux que vous dittes qui me veulent pour leur General. Mais de grace, poursuivit il, genereux Estranger que je pense avoir veû, & que je ne me remets pourtant pas parfaitement ; aprenez moy qui sont ceux qui me veulent faire cét honneur : & ne me cachez pas plus long temps, quels sont ces Amis qu’il faut proteger, & ces Ennemis qu’il faut vaincre. Seigneur, luy respondit Harpage, je ne vous demande rien d’injuste, en vous demandant vostre assistance ; contre un Roy qui a violé toutes sortes de droits, en la personne d’un jeune Prince, qui est l’admiration de tous ceux qui le connoissent. Qui a, dis-je, mesprisé tous les sentimens de la Nature & de la Raison : & qui contre toute sorte de droits, par une jalousie d’ambition mal fondée, luy a voulu faire perdre la vie. C’est pour les interests de cét illustre Prince que je vous solicite : c’est contre cét injuste Roy que je vous anime : & c’est pour vostre propre gloire, que je vous conjure de m’accorder ce que je vous demande. Ce que vous me demandez, respondit Cyrus, est

trop equitable, & m’est trop advantageux pour le refuser : Mais pour ne retarder pas le service que vous attendez de moy, & que j’ay grande impatience de rendre à ceux qui me font l’honneur de le desirer ; achevez de me dire quel est ce Roy inhumain, & quel est ce Prince injustement oppressé : car je m’estonne fort, de n’avoir point entendu parler de la violence de l’un, & de l’infortune de l’autre, moy que l’on instruit si soigneusement de tous les grands evenemens.

Seigneur, luy dit alors Harpage, vous estes ce Prince qu’il faut vanger : Moy ! adjousta Cyrus ; & par qui, genereux Estranger, puis-je estre oppressé ? Moy, dis-je, qui vis dans une profonde paix ; qui à peine ay commencé de vivre ; qui n’eus jamais d’ennemis en toute ma vie ; & qui ne suis ennemy que de ces bestes sauvages, dit il en montrant ce Sanglier, qui habitent dans nos forests. Seigneur (repliqua Harpage, qui voyoit venir plusieurs Chasseurs de divers endroits du Bois) s’il vous plaist de vous enfoncer un peu plus avant dans la forest, & de m’y donner un moment d’audience ; vous verrez que vous avez des ennemis plus redoutables que vous ne croyez : & que si vous ne leur faites une guerre ouverte, ils vous en feront peut-estre une secrette, qui pourra vous estre funeste. Cyrus luy accordant ce qu’il luy demandoit, s’enfonça vingt ou trente pas plus avant dans le Bois ; & faisant signe de la main à ceux qui venoient, qu’il ne vouloit point estre suivy ; il s’apuya enfin contre un Arbre ; & regardant Harpage attentivement ; est il possible, luy dit il, qu’il puisse y avoir de la verité en vos paroles ; & que vous sçachiez mieux ma vie que moy mesme ? Mais apres m’avoir apris le nom du Prince opressé, aprenez moy celuy de cét

Ennemy que j’ignore. Seigneur, luy respondit Harpage, le Roy des Medes est ce redoutable Ennemy qui vous a pensé perdre, & qui vous perdra si vous ne le perdez luy mesme. Quoy ! (interrompit Cyrus, encore plus estonné qu’auparavant) Astiage est mon Ennemy ! & je dois estre le sien ! ha non, non, poursuivit il, cela ne peut jamais estre : & si ce Prince a des Ennemis, je vous prie de me les apprendre, afin que j’aille les combattre, & les vaincre s’il m’est possible : Mais de luy faire la guerre & de l’attaquer, c’est ce que je ne dois, ce que je ne veux, & ce que je ne sçaurois faire. Astiage est Pere de la Reine de qui j’ay l’honneur d’estre Fils ; je le dois presque autant respecter que le Roy qui m’a fait naistre ; & je ne me souviens point d’avoir reçeu de luy, que des caresses, & des tesmoignages d’affection fort tendres. Il a eu soin de ma vie en naissant, il a fait courir le bruit de ma mort, afin de me faire vivre ; il m’a tiré de la Cabane d’un Berger, pour me remettre en un lieu plus proportionné à ma naissance ; & il n’a rien fait enfin, qui ne demande de moy, du respect & de la tendresse. Cyrus ayant achevé de parler, Harpage le suplia de le laisser parler à son tour : & alors il commença de luy raconter, tout ce que ce jeune Prince n’avoit point sçeu : car la Reine sa Mere depuis son retour, n’avoit eu garde de luy en rien dire. Il se mit donc à luy exagerer la cruauté du Roy des Medes : il se fit reconnoistre à luy, pour l’avoir veû à Ecbatane, durant quelques jours qu’ils y avoient esté en mesme temps ; & il luy dit, qu’il n’avoit garde d’estre mal informé de ce qu’il disoit ; puis que ç’avoit esté luy, qui avoit reçeu l’injuste commandement de le perdre. Il n’eut pourtant pas la hardiesse de dire à Cyrus qu’il l’avoit baillé

à Mitradate pour l’exposer : au contraire, de la façon dont il fit son recit, il sembloit qu’il eust dessein de le sauver. En suitte, il luy apprit quelles intelligences il avoit dans la Province des Paretacenes ; & luy fit voir effectivement, que s’il vouloit estre le Chef des Troupes qu’il pouvoit mettre en campagne ; & authoriser de son nom & de sa presence, le Party qu’il avoit formé ; il pouvoit facilement envahir toute la Medie.

Cependant Cyrus l’ayant paisiblement escouté, fut quelque temps sans parler : puis reprenant la parole, avec un visage un peu plus triste qu’auparavant, je ne sçay Harpage, luy dit il, si je dois me pleindre de vous, ou vous remercier : mais je sçay bien que vous m’avez causé une sensible douleur : en m’apprenant que je suis la cause innocente, de l’injustice d’un Prince, en la gloire duquel je me dois interesser. La vostre, luy respondit Harpage, vous doit encore estre plus considerable ; & c’est pour cela, repliqua Cyrus, qu’il ne m’est pas permis de songer à la vangeance. Cruel Ami, s’ecria t’il, quelle proposition me venez vous faire ? Vous me venez offrir une Armée, dont je n’oserois me servir : vous me faites connoistre un Ennemi que je dois respecter, au lieu de le combattre : & vous me proposez tant de choses injustes & agreables tout ensemble ; que j’admire comment il est possible que mon cœur n’en soit pas esbranlé. Cependant Harpage, malgré cette boüillante ardeur que j’ay, d’acquerir un jour ce glorieux bruit, qui fait conquester des Couronnes, ou qui du moins les fait meriter ; je ne balance point sur la resolution que je dois prendre : & quoy que je fois en un âge, où l’on ne doit au plus donner que des marques de valeur ;

il faut neantmoins, que j’en donne une de moderation. Ha ! Harpage, s’escria t’il encore une fois, que n’avez vous dit ? & pour quoy ne m’avez vous plustost proporé de legitimes ennemis ? Seigneur (luy respondit Harpage assez froidement) je pensois que les violences du Roy des Medes contre vous, fussent des causes assez justes, pour vous dispenser du respect que les droits du sang vous obligent d’avoir pour luy : mais puis que je me suis trompé, il faut Seigneur, que je me taise : & que je ne sois pas plus sensible que vous, aux injustices qu’on vous a faites. Il faut donc, poursuivit il, satisfaire pleinement cette moderation, qui vous fait oublier vos propres injures : & que passant tout le reste de ma vie exilé de mon païs, j’aye peut-estre encore le desplaisir d’apprendre pendant mon bannissement, que Cyrus, fils du sage Cambise, & de la vertueuse Mandane ; que Cyrus, dis-je, de qui l’on attend tant de grandes choses ; aura succombé sous l’injustice du Roy des Medes : qui sans doute ne manquera pas d’attaquer de nouveau son illustre vie, ou par le fer, ou par le poison. Cyrus, dis-je, qui pourroit s’il le vouloit, se vanger pleinement, se mettre à couvert de l’orage ; conserver aux Persans leur ancienne liberté ; se rendre Maistre d’un grand Royaume ; & peut-estre de toute l’Asie. Luy, dis-je encore une fois, que les Dieux semblent appeller à la Souveraine puissance par tant de prodiges : qui devroient luy avoir apris, qu’ils veulent que je luy propose : & que quand il entreprendra la guerre ; quand il renversera toute la Medie ; quand il conquestera toute la Terre ; & qu’enfin il montera au Throsne d’Astiage ; il ne fera que ce que les Dieux veulent qu’il face. S’ils le veulent, respondit brusquement Cyrus, il sçavent

bien par où ils m’y doivent conduire sans que je m’en mesle : du moins suis-je bien resolu de n’y monter jamais par l’injustice. L’on ne gagne pas des Royaumes sans combattre, respondit Harpage, & la Gloire est une cruelle Maistresse, qui ne se laisse pas posseder, sans que l’on ait exposé sa vie à de grands perils. J’exposeray la mienne, repliqua Cyrus, en ne voulant pas perdre celuy qui me la veut oster : mais pour me la voir encore exposer plus noblement, donnez vous patience, Harpage : car si je ne me trompe, je quitteray bien tost la guerre innocente que je fais dans ces Bois, pour une autre plus penible & plus glorieuse. Cependant pour vous montrer que je veux estre equitable envers vous, comme je suis indulgent envers Astiage ; sçachez que tout autre que vous qui m’eust fait une semblable proposition, ne me l’eust pas faite sans estre puny : mais pour vous, Harpage, qui n’avez pas voulu m’oster la vie, je ne veux point escouter une vertu si severe : tant s’en faut, je veux vous proteger ; je veux vous presenter au Roy mon pere, & à la Reine ma mere ; & je veux que cette Cour vous soit un Azyle inviolable : à condition toutefois, que vous ne me proposerez plus rien qui choque si fort mon devoir. Je veux mesme croire, que l’excés de vostre zele, vous a porté à me faire ces propositions injustes : & je veux me persuader, que si je dois respecter mon Ennemy, je dois aussi aimer celuy qui m’a garenty de sa violence. Mais Harpage (luy dit il avec un visage un peu plus tranquille) il est bon que je ne vous escoute pas plus long temps : car de quelque generosité que je me pique, ce n’est pas sans peine que je rejette un discours, qui me parle de Guerres ; de Combats ; de Victoires, & de Triomphes.

A ces mots, ce miraculeux Enfant commença de retourner vers ses gens : & Harpage ravy & confus de l’esprit & de la vertu de ce jeune Prince, accepta l’offre qu’il luy avoit faite : & le suplia seulement, de sçavoir la volonté de la Reine sa mere, auparavant qu’il parust à la Cour ; ce que Cyrus luy promit. Ainsi Harpage s’estant separé de luy, se mesla dans la pressé : & Cyrus s’en retourna, sans songer plus à continuer sa Chasse, quoy qu’il en eust eu dessein.

J’avois alors l’honneur d’estre aupres de luy, & d’estre destiné par le Roy & par la Reine, à avoir un soin particulier de sa conduitte : & Feraulas que vous voyez icy, n’estant âgé que de deux ans plus que Cyrus, servoit seulement à ses plaisirs ; comme estant tres propre à le divertir ; & comme l’ayant touché d’une inclination fort estroite. Feraulas donc, qui ne l’abandonnoit presque jamais, s’aperçeut le premier, que Cyrus avoit quelque chose en l’esprit : si bien que s’aprochant de moy, qui n’avois pas pris garde, Seigneur, me dit il, le Prince me semble bien resveur & bien melancolique ; d’où peut venir ce changement ? Je ne sçay, luy dis-je, & je ne voy pas qu’il ait eu nulle avanture fascheuse en cette Chasse. Peut-estre, me dit il, qu’un homme que j’ay veû qui luy a parlé assez long temps en particulier, luy aura apris quelque chose qui le fasche. Comme nous en estions là, Cyrus s’estant aproché de moy ; Chrisante, me dit il, j’ay quelque affaire à vous communiquer. Tous les siens qui l’entendirent s’esloignerent aussi tost de nous ; & le Prince commença de me parler bas. Mais, Seigneur, pour ne vous arrester pas plus long temps sur cét endroit de ma narration, le Prince me dit tout ce qu’Harpage luy avoit dit, & tout ce qu’il luy avoit respondu : & il me le dit avec

tant d’esprit, tant de sagesse, & tant de generosité, que j’en fus surpris, & que je le regarday comme un prodige. Quand il m’exageroit la joye qu’il avoit euë, lors qu’Harpage luy avoit offert une Armée de trente mille hommes à commander, l’on eust presque dit qu’il n’estoit pas bien aise de l’avoir refusé : Mais quand il venoit en suitte à representer la douleur qu’il avoit sentie, en aprenant qu’il ne luy estoit pas permis d’accepter ce qu’on luy offroit ; il donnoit aussi de la pitié, en donnant de l’admiration : & je ne pense pas que depuis qu’il y a des Hommes, & des Hommes illustres, il y en ait jamais eu un de cét âge-là, qui en une rencontre aussi delicate, ait agy avec tant de prudence, ny tant de generosité. Il se repentit mesme d’avoir promis à Harpage de le proteger, & de le presenter à la Reine sa mere : car, disoit il, si elle ne sçait pas la cruauté d’Astiage elle s’en affligera : & je serois bien marry de luy causer cette douleur. Enfin Chrisante, me dit il, c’est à vous à me dire si j’ay bien fait ; & à me conseiller ce que je dois faire. Car, adjousta t’il, je me fierois peut-estre bien à mon courage, s’il s’agissoit de combattre quelque redoutable Ennemy : mais il n’est pas juste que je me fie en ma prudence, en un âge où l’experience ne luy a encore rien apris. Comme il eut cessé de parler, je le loüay autant qu’il meritoit de l’estre : & je luy dis que tout ce qu’il avoit dit estoit bien dit : mais que pour ce qui estoit de faire un secret à la Reine, de ce qu’Harpage luy avoit apris, je ne le jugeois pas à propos. Chargez vous donc de cette Commission, me respondit il, car pour moy, je vous advoüe, que je ne puis me resoudre de luy dire une chose si fascheuse à sçavoir pour elle. Je luy accorday ce qu’il me demandoit : &

comme nous fusmes retournez à Persepolis, il s’en alla droit à l’Apartement du Roy, pour me donner le temps d’àller à celuy de la Reine. Je fus donc aprendre à cette sage Princesse, la rencontre du Prince son fils, dont elle reçeut beaucoup de déplaisir & beaucoup de satisfaction : car elle eust bien voulu que ce jeune Prince eust tousjours ignoré la cruauté d’Astiage : mais voyant aussi comme il en avoit usé ; elle se consoloit de ce qui estoit advenu, & s’abandonnoit à la joye : voyant qu’elle avoit un fils si bien nay & si admirable. Cependant apres avoir bien examiné l’estat des choses ; elle trouva qu’il faloit obliger Cyrus à ne dire rien de ce qu’il sçavoit au Roy son Pere, puis que ce seroit l’affliger inutilement, pour une chose passée. Que pour Harpage, il estoit sans doute juste de le proteger : & que de plus, il estoit necessaire de tascher de le retenir en Perse, par l’esperance qu’il luy faloit donner, de faire sa paix avec Astiage. Car, disoit cette vertueuse Princesse, encore que le Roy mon Pere soit injuste, je suis pourtant toujours sa fille : c’est pourquoy je dois songer à son repos, autant que je le pourray. Et c’est pour cela, poursuivoit elle, qu’il ne faut pas renvoyer Harpage mescontent : car s’il est vray qu’il ait trente mille hommes en sa disposition ; il pourroit allumer la guerre civile en Medie, & desoler mon Païs. Il vaut donc mieux luy donner un Azyle en cette Cour, que de le renvoyer dans une autre : dont le Prince profiteroit peut-estre de nos malheurs, & des intelligences de cét homme violent & irrité, aux despens de ma Patrie. Helas ! disoit elle encore, qui vit jamais une advanture pareille à la mienne ? Harpage comme voulant faire la guerre au Roy mon Pere, doit estre

mon ennemi : mais comme n’ayant pas tué mon fils, lors qu’on le luy commanda ; il merite que je le protege. Le Roy des Medes comme m’ayant donné la vie, me demande de la tendresse & de l’amitié : & comme l’ayant voulu oster à mon fils, il faut que j’aye, si je l’ose dire, de l’horreur & de la haine pour luy. Et comment Chrisante, me disoit elle, accorderons nous toutes ces choses ? comment satisferons nous, la Nature & la Raison ! Mais enfin apres avoir bien exageré cette affaire, & bien examiné ce qu’elle feroit : nous resolûmes qu’elle obligeroit le Roy son mary à proteger Harpage, comme un de ses anciens serviteurs à elle, que le Roy son Pere avoit exilé pour quelque autre sujet qu’il faudroit inventer. Que l’on tascheroit d’arrester Harpage en Perse, le plus long temps que l’on pourroit, de peur qu’il n’allast faire la guerre au Roy des Medes : Mais qu’on l’obligeroit à demeurer à la campagne, & à ne paroistre point à la Cour ; de peur qu’Astiage ne s’en offençast, s’il sçavoit qu’on donnast retraite à ceux qu’il chasse. Et que de mon costé, j’apporterois un soin particulier à empescher que cét homme n’aprochast le jeune Cyrus, & ne luy fist enfin changer de pensée. La chose s’executa comme elle avoit esté resoluë : & apres que le Reine eut extraordinairement carressé le Prince son fils, & qu’elle l’eut infiniment loüé, de l’action qu’il avoit faite ; elle reçeut Harpage fort civilement ; le presenta en particulier au Roy son Mary ; l’envoya en suitte à une des plus belles Maisons du Roy ; y donna ordre à sa subsistance ; & l’entretint tousjours d’espoir, durant tout le temps qu’il y fut.

Cependant comme Astiage ne s’estoit jamais entierement affermy, en l’opinion qu’il avoit euë, que

les menaces des Dieux ne seroient point suivies de mauvais effets ; il avoit tousjours des Espions à Persepolis, qui l’advertirent de l’arrivée, & du sejour d’Harpage en Perse, sans que nous ayons pû sçavoir, par où ils l’avoient pû découvrir. Le Roy des Medes sçeut bien tost qu’il avoit esté reçeu favorablement ; & que mesme il avoit parlé au Prince dans la Forest ; car depuis, quelques Persans le reconnurent, & le publierent. Il sçeut de plus, que toute la Province des Paretacenes, dont Harpage avoit eu le Gouvernement, luy estoit fort affectionnée : qu’elle se sousleveroit facilement, s’il en avoit l’intention : & que mesme depuis peu, il s’y estoit fait quelques assemblées secrettes, dont il ignoroit la cause. Si bien que par toutes ces nouvelles, qui luy venoient de divers lieux tout à la fois ; & par son temperament craintif, il retomba dans ses premieres frayeurs, & dans ses premieres inquietudes. Il r’assembla donc les Mages ; ils consulterent de nouveau, & les Astres, & les Dieux ; ils firent des prieres & des Sacrifices ; & apres toutes ces choses, ils dirent à Astiage, qu’ils ne pouvoient sans manquer à la fidelité qu’ils luy devoient, luy celer que tout ce qu’ils avoient veû & observé dans les Estoiles ou dans les Victimes, ne leur parloir que de revolution & de changement : & que sans doute l’on en verroit bien tost des marques. Il n’en faloit pas davantage, pour exciter le trouble en l’ame d’un Prince, qui estoit tousjours disposé à le recevoir : & qui d’ailleurs voyoit, ce luy sembloit, desja quelque apparence, à ce que les Mages luy disoient. Ciaxare qui n’estoit que Roy de Capadoce en ce temps là, n’avoit qu’une fille : de sorte que ce Prince defiant voyoit bien que si le jeune Cyrus avoit de mauvais desseins, il les pouvoit

executer plus facilement que s’il eust eu un fils : estant certain que les Peuples aiment ordinairement mieux avoir un Roy qu’une Reine. De plus, Harpage estant refugié en Perse, & ayant autant d’intelligences dans ses Estats qu’il y en avoit, il estoit à croire que les choses n’en demeureroient pas là. Tant y a Seigneur, qu’Astiage craignant tout ; & prevoyant non seulement ce qui vray-semblablement pouvoit arriver, mais apprehendant encore les choses impossibles ; il se retrouva plus malheureux, qu’il n’avoit jamais esté. La Reine de Perse fut bien tost informée des inquietudes du Roy son Pere : car comme il avoit des Espions à Persepolis, elle avoit des amis à Ecbatane, qui l’en advertirent à l’heure mesme ; & qui en luy rendant cét office, luy causerent beaucoup de douleur. Elle me fit la grace de me descouvrir la crainte qu’elle avoit, qu’Astiage ne se laissast persuader par sa passion, de suivre quelque conseil violent : & de chercher les voyes de se deffaire du jeune Cyrus : car enfin l’exemple du passé luy faisant aprehender l’advenir, rendoit sa crainte bien fondée. Je la r’asseurois neantmoins, autant qu’il m’estoit possible : mais comme elle a beaucoup d’esprit, il n’estoit pas aisé de s’opposer absolument à son opinion : estant certain qu’il y avoit sujet d’aprehender qu’Astiage ne se portast aux dernieres extremitez, par quelque voye cachée, que nous ne pouvions pas prevoir precisément. Cependant la Reine m’ordonna de prendre garde de plus prés au Prince son Fils ; & de l’empescher d’aller à la Chasse autant que je le pourrois : sans pourtant luy apprendre la cause de ce changement : estant à croire, que si Astiage faisoit quelque entreprise contre sa

vie, ce seroit plustost en une semblable occasion qu’en toute autre.

Je luy promis donc de suivre ses ordres, que je n’eus pas grand peine à exécuter : car depuis quelque temps, Cyrus estoit devenu melancolique : & ce qui le divertissoit autrefois, ne faisoit plus que l’ennuyer. Neantmoins comme il est naturellement fort complaisant, je ne m’aperçeus de ce que je dis, que lors que par les ordres de la Reine, je commençay de l’observer plus exactement. Car comme il voulut un jour aller à la Chasse, plustost par coustume & par bien-seance, que par aucun plaisir qu’il y prist ; je luy dis que j’avois un conseil à luy donner en cette rencontre, que je le suppliois de recevoir favorablement. Et comme il m’eut asseuré, qu’il suivroit tousjours mes advis sans repugnance ; je luy dis que la Chasse qui dans sa premiere jeunesse, avoit esté son occupation ; ne devoit plus estre que son divertissement : & qu’ainsi il y falloit aller un peu moins souvent, qu’il n’avoit accoustumé. Vous avez raison Chrisante, me dit il en m’interrompant, il y a desja long temps que je prie Feraulas, de m’aider à trouver les moyens de m’occuper plus noblement Seigneur, luy dis-je, Feraulas est sans doute digne de l’honneur que vous luy faites de l’aimer, & de luy demander des conseils ; mais en cette rencontre, je pense qu’il n’a pas eu grand peine à trouver les voyes de vous faire employer en autre chose, les heures que vous aviez accoustumé de donner à la Chasse. Chrisante, me dit il, cela n’est pas si aisé que vous pensez. Comme nous estions là, le Roy envoya querir Cyrus, & cette partie de Chasse fut rompuë, comme nostre conversation. Quelques jours apres le Roy partit pour un voyage d’un mois, qu’il estoit

obligé de faire ; & laissa la Reine & le Prince à Persepolis, avec ordre d’y attendre son retour. Aussi tost qu’il fut party, Cyrus n’allant plus du tout à la Chasse, & paroissant tousjours plus triste ; je me mis à presse Feraulas de m’aprendre la cause de cette melancoile : mais d’abord il ne voulut rien dire, de ce que le Prince luy avoir dit. Toutefois je le pressay tant, qu’à la fin il me confessa, que Cyrus s’ennuyoit de l’oysiveté de sa vie, & qu’il s’en estoit pleint à luy. Depuis cela, le Prince devint d’une humeur si sombre, qu’il n’estoit pas connoissable ; cét air galant & enjoüé, qui le faisoit adorer des Dames, l’avoit absolument abandonné ; la Chasse n’avoit plus de par en son esprit ; l’estude luy donnoit du chagrin ; il ne s’occupoit plus, ny à lancer un javelot, ny à tirer de l’Arc, comme il avoit accoustumé ; & la solitude estoit la seule chose qu’il sembloit aimer. La Reine estant en une peine extréme de ce changement, luy en parla diverses fois : mais il luy respondit tousjours, que quelques legeres incommoditez, faisoient cét effet en luy ; & qu’il l’a suplioit de ne s’en inquieter pas davantage. Harpage cependant, soulageoit tousjours les ennuis qu’il avoit dans son Desert, par l’espoir qu’il conservoit en son Cœur, que Cyrus s’avançant en âge, pourroit peut-estre devenir plus sensible à l’ambition qu’à la justice ; & luy donner les moyens d’achever ce qu’il avoit projetté. Les choses estoient en ces termes, lors que voyant un jour le Prince encore plus chagrin qu’à l’accoustumée, & remarquant qu’il n’y avoit point d’occupations, ny de divertissemens qu’il n’eust refusez ; Seigneur, luy dis-je, jusques à maintenant, vous m’avez tousjours fait l’honneur de me croire, quand j’ay pris la liberté de vous advertir

de quelque chose, que vous ne pouviez pas sçavoir, dans un âge si peu avancé que le vostre : mais aujourd’huy que je vous voy mener une vie si differente & si esloignée de celle que vous meniez autrefois ; je ne puis que je ne vous en demande la cause. Ne m’avez vous pas dit assez souvent, me respondit il, que les occupations des Enfans, ne devoient plus estre celles des hommes ? Je vous l’ay dit Seigneur, luy dis-je : mais il y a bien de la difference, entre ne faire plus ce que font les Enfans, & ne faire rien du tout. Il est vray Chrisante, me respondit le Prince, que si je ne faisois tousjours, que ce que je fais presentement, je serois indigne de vivre : mais le malheur de ma condition, veut que j’aye besoin de cét intervale, pour chercher les voyes de changer de vie. Quoy Seigneur, luy dis-je, vous parlez du malheur de vostre condition, comme si vous n’estiez pas nay Fils d’un Grand Roy, & d’une Grande peine, que la Fortune favorise de telle sorte, qu’ils sont adorez de tous leurs Subjets, & respectez de tous leurs Voisins. Vous, dis-je, qui pouvez prevoir sans crime, que vous serez un jour possesseur d’un grand Royaume, où la Paix est si solidement establie, que rien ne l’en sçauroit bannir. Vous, dis-je, enfin, que les Dieux ont fait naistre, avec tant de rares qualitez ; Vous de qui l’esprit est grand ; de qui l’ame est genereuse ; de qui les inclinations sont nobles ; de qui la santé & la vigeur sont incomparables ; & de qui l’adresse du corps, secondant les genereux mouvemens du cœur, peut vous faire executer facilement, les actions les plus Heroïques. Quand je serois tout ce que vous venez de dire, me respondit brusquement Cyrus,

à quoy me serviroit cette disposition à faire de grandes choses ? Et s’il est vray que les Dieux ayent mis en moy, quelqu’une des qualitez necessaires, pour les actions peu communes ; ne suis-je pas le plus malheureux des hommes, de sembler estre destiné, à passer toute ma vie dans une oysiveté honteuse ; qui, si j’y demeurois tousjours, feroit douter au Siecle qui suivra le nostre, si Cyrus auroit esté ? Non non, Chrisante, je ne suis pas si heureux que vous pensez ; particulierement depuis le jour qu’Harpage me parla dans la Forest, j’ay souffert des choses qui vous seroient pitié si vous les sçaviez ; & que je vous diray, si vous me promettez de m’estre fidelle & de me servir. Seigneur, luy dis-je, je ne puis jamais manquer de fidelité, non pas mesme à mes ennemis : mais je ne puis non plus vous promettre de vous servir que dans les choses justes. Je n’en veux pas davantage, me dit il, & alors me regardant d’une façon toute propre à gagner le cœur des plus Barbares ; Mon cher Chrisante, poursuivit il, si vous sçaviez le martyre secret que j’ay souffert depuis long temps, je vous donnerois de la compassion. Car enfin, Harpage m’a proposé d’aller à la guerre, & je l’ay refusé. Vous en repentez vous, Seigneur ? luy dis-je en l’interrompant : Non, me dit il, mais cela n’empesche pas, que ce ne me soit une avanture bien fascheuse, de voir qu’apres tout, il y a un Homme au monde, qui m’a voulu porter à une chose difficile, sans que je l’aye acceptée. Et à n’en mentir pas, si j’avois suivy mon inclination, je n’aurois pas esté huit jours apres cette fascheuse avanture, sans aller chercher la guerre, en quelque endroit de l’Univers ; pour luy faire voir, que si je ne voulus pas faire celle qu’il me proposoit, ce fut parce que je la trouvay injuste, &

non pas parce qu’elle me parut dangereuse. Car qui sçait, me dit il, si Harpage dans le fond de son cœur, ne me soubçonne pas plustost de foiblesse, qu’il ne me louë de moderation ? Je suis dans un âge, où cette vertu peut estre raisonnablement suspecte ; & je ne seray jamais en repos, que je ne l’aye justifiée, par une autre dont à mon advis, la pratique est un peu plus perilleuse. Tant y a, me dit il, Chrisante, je suis las de mon oysiveté ; & je ne puis comprendre, pourquoy vous m’avez eslevé comme vous avez fait, pour ne vouloir exiger de moy que ce que je fais. L’on m’a dit dés que j’ay ouvert les yeux, qu’il faloit estre infatigable ; que la mollesse estoit un deffaut ; l’on m’a appris en suitte, que la valeur estoit une qualité essentiellement necessaire à un Prince : après l’on m’a enseigné comment il faloit combattre : & comment il faloit se servir d’un Arc, d’un Javelot, d’un Bouclier, & d’une Espée : Mais à quoy bon toutes ces choses, si je les laisse inutiles ? à quoy bon estre infatigable, si je passe toute ma vie, dans la tranquilité de la Cour ? à quoy bon estre nay avec quelque valeur, si je suis dans une paix continuelle ? à quoy bon avoir de l’adresse, si je n’ay à combatre que des Bestes, qui ne sçavent que ce que la Nature leur a enseigne ? Enfin Chrisante, (pour ne vous déguiser pas mes sentimens) en me disant tout ce que l’on m’a dit, & en m’aprenant tout ce que l’on m’a apris ; il me semble que l’on m’a assez authorisé pour achever de faire ce que j’ay resolu, aussi tost que j’en auray trouvé les moyens. Et que voulez vous faire ? luy dis-je ; Je veux, me respondit il, quitter la Cour ; m’en aller passer en Assirie ; & de là en Phrigie ; où l’on m’a dit qu’il y a guerre :

Et puis que vous voulez que je vous parle avec sincerité ; je veux m’instruire par les voyages ; je veux m’esprouver dans les occasions ; je veux me connoistre moy mesme ; & s’il est possible, je veux me faire connoistre à toute la Terre. Ce dessein est grand, luy respondis-je, & ne peut partir que d’une Ame toute noble : Mais, Seigneur, il ne faut pas l’executer legerement. Je ne sçay pas si je le pourray executer, me respondit il, car la Fortune a sa part à toutes choses : mais je sçay bien que je feray tout ce qui sera en mon pouvoir pour cela. Hé ! de grace, adjousta ce Prince, n’entreprenez pas de m’en destourner : car tout ce que vous pourriez me dire, seroit absolument inutile. Je sçay le respect que je dois au Roy & à la Reine ; & je sçay de plus, que j’ay une tendresse inconcevable pour l’un & pour l’autre ; mais apres tout, la gloire m’arrache d’aupres d’eux ; & soit que vous y consentiez, ou que vous n’y consentiez pas ; croyez mon cher Chrisante, que je trouveray les voyes de faire ce que je veux, ou que la mort sera le seul obstacle qui m’en pourra empescher. Cyrus prononça toutes ces paroles, avec une action si animée ; & avec tant de marques d’une veritable ardeur heroïque ; que je fus quelque temps à le considerer, sans pouvoir luy respondre. Ses yeux estoient plus brillans qu’à l’accoustumée ; son teint en estoit plus vermeil ; & il m’aparut quelque chose de si grand & de si divin en toute sa Personne, & quelque chose de si ferme en tous ses discours ; que je n’osay le contredire ouvertement. Je l’advouë, j’eus du respect pour cette Vertu naissante ; & je ne pûs me resoudre, de combattre ce que j’admirois. Enfin je luy demanday huit jours, pour songer à ce que j’avois à faire, ne voulant

rien faire en tumulte, dan une chose si importante : j’eus bien de la peine à les obtenir ; car il avoit resolu de partir, durant le voyage que Cambise estoit allé faire, pour visiter la Frontiere qui regarde la Medie, où les Peuples s’estoient pleints de la violence de leur Gouverneur.

Or, Seigneur, je me trouvay estranggement embarrassé en cette rencontre ; je voyois par les advis que la Reine recevoit tous les jours d’Ecbatane, que les frayeurs d’Astiage augmentoient, au lieu de diminüer ; & qu’ainsi il estoit presque indubitable que ce Pince violent, deffiant, & scrupuleux, se porteroit à faire perir Cyrus, ou à declarer la guerre à la Perse ; & que le quel que ce fust des deux, c’estoit une chose qu’il seroit bon d’éviter s’il estoit possible. Pendant cela, je proposay avec adresse à la Reine, que je voyois tousjours plus inquietée, des advis qu’elle recevoit ; de persuader au Roy son Mary, d’envoyer le Prince son Fils voyager inconnu, afin de s’instruire dans les Païs Estrangers ; & de laisser passer en mesme temps, une constrellation si maligne. Mais elle me respondit, que Cambise estant persuadé que les mœurs des Persans estoient generalement parlant, plus vertueuses que celles des autres Peuples, il n’y consentiroit jamais ; à moins que de luy dire la pressante raison qu’il y devoit obliger. Mais que pour celle là, elle advoüoit que dans le respect qu’elle avoit pour le Roy son Pere, elle ne pouvoit se resoudre à la luy apprendre. Je vis bien neantmoins à travers beaucoup d’autres choses qu’elle m’opposa qu’elle eust bien voulu que le Prince son Fils eust esté esloigné d’elle, le jugeant si exposé ; mais la tendresse maternelle, jointe à ce qu’elle ne vouloit pas aprendre au Roy son Mary, la cruauté du Roy son

Pere ; faisoit qu’elle ne consentoit pas absolument au départ de Cyrus. Car elle voyoit bien, que selon les apparences, cela devoit produire un bon effet : supposé que l’on déguisast si bien Cyrus, & que l’on cachast si bien sa route, qu’il ne peust pas estre suivy, par les Espions qu’Astiage avoit dans Persepolis, & que l’on ne connoissoit pas. Elle voyoit de plus, que comme le Roy des Medes estoit fort vieux, & fort changeant en ses opinions ; il estoit à croire que pendant le voyage de ce jeune prince, il pourroit arriver qu’il mourroit, ou qu’il se gueriroit de ses aprehensions ; aprenant que celuy qu’il redoutoit si fort, bien loing de se mettre à la teste d’une Armée pour luy faire la guerre, s’en seroit allé voyager, sans suitte & sans train, proportionné à sa condition. Mais quoy que la Reine connust toutes ces choses, & les advoüast ; la veuë de son Fils luy estoit si chere, qu’elle ne pouvoit prendre cette fâcheuse resolution, quelque necessaire qu’elle la vist estre. Voyant donc dans son esprit tous ces sentimens ; & connoissant en effet, que le dessein que Cyrus avoit formé, par le seul desir de la gloire ; estoit le seul que l’on pouvoit prendre par prudence, pour sa conservation, & pour maintenir la paix entre deux grands Royaumes ; je me resolus sans rien descouvrir au Prince, des motifs qui me portoient à consentir à ce qu’il vouloit, de favoriser sa fuite, & d’estre moy mesme le compagnon de sa fortune, & le tesmoin de cette vertu, dont j’attendois de si grandes choses. Et certes ce ne fut pas sans raison : que je luy cachay les sujets de crainte que nous avions pour sa vie, s’il demeuroit plus long temps en Perse ; puis qu’il est certain, que s’il eust sçeu la verité, il eust bien tost changé de resolution ; &

n’eust jamais consenty à quitter le Nom de Cyrus, pour prendre celuy d’Artamene, comme je le luy conseillay. De vous dire, Seigneur, quelle fut la joye de ce jeune Prince, lors que l’estant allé trouver dans sa Chambre, je luy apris que je m’estois laissé vaincre, & persuader ce qu’il vouloit, pourveu qu’il me promist que durant le voyage qu’il alloit entreprendre, il defereroit tousjours quelque chose à mes prieres, je n’aurois jamais fait ; estant certain que je n’ay veû de ma vie tant de marques de satisfaction en personne, qu’il en parut en ses yeux. Ha ! Chrisante, s’écria t’il en m’embrassant, apres ce que vous faites aujourd’huy pour moy, ne craignez pas que je vous refuse jamais rien : allons seulement, allons ; & du reste ne vous en mettez pas en peine ; car tant que vous ne me deffendrez pas les choses justes & glorieuses, je ne vous desobeïray jamais. Enfin, Seigneur, pour n’abuser pas de vostre patience, nous resolusmes Cyrus & moy, que le seul Feraulas, auquel il n’avoit pas caché son dessein, & deux hommes pour le servir, seroit tout ce que nous menerions. Pour ce qui estoit de nostre subsistance, nous prismes tout ce que le Prince avoit de Pierreries, qui n’estoient pas en petit nombre : car encore que nostre Nation face profession ouverte, de mespriser les choses superfluës, & trop magnifiques ; la Reine qui suivant la coustume de son Païs, en avoit aporté une quantité prodigieuse ; en avoit donné la meilleure partie à Cyrus ; dont il ne se servoit toutefois, que pour les Festes publiques, & dans les grandes ceremonies ; afin de se partager ; entre la magnificence Medoise, & la moderation Persienne, de peur d’irriter l’une ou l’autre de ces deux Nations.

Nous prismes donc toutes ces Pierreries ; & le

Prince ayant feint de vouloir aller la Chasse, avec peu de monde ; nous fismes durer cette Chasse jusques à la nuit ; & nous estant escartez dans la Forest ; & retrouvez à un rendez-vous, que nous nous estions donné ; nous nous mismes en chemin ; & commençasmes un voyage, dont les admirables fuites m’espouventent, toutes les fois qu’elles me repassent dans la memoire. Mais auparavant que de partir, le Prince escrivit au Roy son Pere, pour luy demander pardon, de sortir de ses Estats sans son congé : il escrivit aussi à la Reine sur le mesme sujet ; & donna mesme ordre, sans m’en rien dire, que l’on portast un Billet à Harpage ; dans lequel il luy disoit, qu’il verroit bien tost par quels sentimens il avoit agi, lors qu’il avoit refusé ses offres. Pour moy, je ne creus pas qu’il fust à propos que j’escrivisse à la Reine, de peur que ce que j’escrirois ne fust veû du Roy ; qui auroit pû comprendre par là, ce que la Reine ne vouloit pas qu’il sçeust. Enfin, Seigneur, Cyrus cessa d’estre Cyrus ; & ce ne sera plus que sous le Nom d’Artamene, que vous apprendrez les merveilleuses choses qu’il a faites. Apres avoir campé dans les Forests durant trois jours, où nous changeasmes d’habillemens, & marché durant trois nuits ; nous arrivasmes bien tost à la Susiane, que nous traversasmes ; ce chemin nous semblant plus seur que nul autre, pour entrer dans l’Assirie ; de qui, comme vous sçavez, Babilone est la Capitale ; Ville qui estoit alors en la plus grande splendeur, où jamais Ville ait esté. Mais, Seigneur, ce n’est pas icy où j’en dois parler ; & comme tous ceux qui m’escoutent, à la reserve de Thrasibule, ont aidé à la destruire, ils n’ignorent pas ce qu’elle estoit. Je vous diray donc seulement,

qu’encore qu’Artamene n’eust pas fait dessein de prendre le party des Assiriens contre les Phrigiens ; à cause que ces premiers estoient les anciens Ennemis d’Astiage ; je ne laissay pas de le porter à voir cette Cour là ; qui estoit la plus grande & la plus pompeuse qui fust en toute l’Asie.

Comme nous aprochasmes de Babilone, Artamene reçeut un desplaisir bien sensible : car comme nous marchions le long de l’Euphrate, & que je luy faisois admirer la merveilleuse scituation de cette superbe Ville ; que l’on a bastie entre deux des plus beaux Fleuves du monde ; le Tigre n’estant gueres moins fameux que l’Euphrate ; il passa deux hommes aupres de nous, qui dirent que la Reine avoit eu tout à la fois, une grande joye, & une grande douleur. Or, Seigneur, il faut que vous sçachiez, que Cambise avoit voulu que le Prince son Fils sçeust les langues des Nations les plus celebres qui soient au monde : luy semblant, disoit il, estrangge, qu’un Prince n’entende pas le langage de ceux dont il doit un jour recevoir des Ambassadeurs. Ainsi comme la Nation des Assiriens, estoit la plus fameuse de toutes, le Prince sçavoit leur langue, & je la sçavois aussi. Entendant donc ce que ces deux hommes dirent ; il leur demanda fort civilement en la mesme langue, quelle estoit cette joye & cette douleur, que leur Reine avoit reçeuë ? l’un d’entr’eux luy respondit, que quant à la joye, c’estoit que depuis huit jours, la guerre que l’on croyoit aller estre tres forte, entre le Roy d’Assirie, & le Roy de Phrigie, s’estoit heureusement terminée par une Paix avantageuse, qui avoit esté publiée, depuis deux jours seulement. Mais que le lendemain, la joye de cette Grande Reine, qui gouvernoit seule ce grand Royaume,

depuis la mort du Roy son Mary, comme estant effectivement à elle, quoy qu’elle eust fait Couronner le Prince son Fils ; avoit reçeu un desplaisir tres sensible : que ce qui l’avoit causé, estoit que n’ayant que ce Fils unique, auquel elle vouloit faire espouser la Fille d’un Prince appellé Gadatte, dés que la Paix avoit esté concluë ; & laquelle il ne pouvoit aimer ; il s’estoit dérobé de la Cour, sans que l’on eust pû sçavoir ce qu’il estoit devenu. Apres que cét homme eut satisfait à la demande que le Prince luy avoit faite, & que je l’en eus remercié ; il poursuivit son chemin & nous le nostre. Mais venant à regarder Artamene, je le trouvay tout changé & tout melancolique ; Et quoy, Seigneur, luy dis-je en souriant, prenez vous un si grand interest aux choses qui regardent la Reine Nitocris, que vous deviez partager son affliction ? Chrisante, me dit il, quoy que je sçache bien que cette Princesse est la gloire de son Sexe ; & que le bruit de son Nom & de sa Vertu, m’ait donné beaucoup d’estime pour elle ; ce n’est pas toutefois, ce qui m’afflige le plus. Mais n’admirez vous point, poursuivit il, la bizarrerie de ma fortune ? je viens pour faire la guerre, & c’est sans doute moy qui fais la Paix. Je cherche un Païs de trouble & de division, & j’arrive en un Païs de tranquilité & de repos. Je me prepare à entendre le bruit des Trompettes, & je n’entendray que les cris d’allegresse que ce Peuple fait sans doute pour son bonheur. Que si pour me consoler de voir l’effet d’un dessein si noble differé, je veux au moins sçavoir, de quelle façon le plus puissant Prince d’Asie, regne dans la plus superbe Bille du Monde ; il se trouve que ce Prince n’y est plus ; & que cette Cour est en larmes & en deüil.

Mais Feraulas, disoit il en se tournant de son costé, cette derniere chose ne m’inquiete gueres ; & si l’autre ne me tourmentoit pas davantage, j’en serois bien tost consolé. Feraulas aussi bien que moy, le consoloit de cette petite disgrace, que nous ne croiyons pas aussi grande qu’il la croyoit. Cependant nous arrivasmes dans Babilone, que nous visitasmes avec grand soing : le Prince en observa toutes les Fortifications : & j’estois estonné de voir, avec quel jugement il parloit des choses qu’il ne pouvoit pas mesmes avoir aprises. Cette humeur guerriere qui le possedoit, faisoit qu’il s’arestoit bien plus à tout ce qui avoit quelque raport avec elle, que non pas aux autres choses : il consideroit bien plus attentivement, les prodigieuses Murailles de cette grande Ville ; les fossez pleins d’eau qui l’environnent ; les cent Portes d’Airain qui la ferment ; L’Euphrate qui la divise & qui la rend plus forte ; que non pas la magnificence du Palais des Rois ; celle de ces merveilleux jardins, que l’on a dit qui estoient en l’air, parce qu’ils sont sur les Maisons & sur les Murailles ; ny que celle du Temple de Jupiter Belus, qui est pourtant, comme vous le sçavez, une des plus rares choses du Monde. Toutes les fois que nous nous promenions, ou que nous faisions voyage, toutes ses pensées n’alloient qu’à la guerre : Si je voulois prendre cette Ville, nous disoit-il, je l’attaquerois par un tel costé : une autrefois voyant une Plaine ; où il y avoit quelque petite eminence, il me demandoit s’il ne faudroit pas s’en rendre Maistre si l’on avoit à donner Bataille en cét endroit ? & l’on eust dit dés ce temps là, veû la façon dont il regarda Babilone, qu’il avoit desja dessein de la prendre ; & qu’il sçavoit desja

quelque chose, de ce qui est arrivé depuis. Mais comme il y avoit beaucoup à voir dans une si belle Ville, nous y fusmes prés d’un mois ; pendant lequel il vit plusieurs fois la Reine, qui certainement estoit une des plus Grandes Princesses du Monde. Elle faisoit alors achever ce magnfiique Pont, & ce grand Ouvrage, par lequel elle changea le cours de l’Euphrate, qui depuis a donné tant de peine à Artamene : & comme malgré le desplaisir qu’elle avoit de l’absence du Prince son Fils, elle n’abandonnoit point son dessein ; Nous la voyons tous les matins & tous les soirs, suivie de toute sa Cour, aller elle mesme voir travailler & haster un labeur, qui rendra sans doute son Nom illustre, à toute la Posterité. Nous vismes souvent aupres d’elle Mazare Prince des Saces ; qui depuis se trouva estranggement meslé dans les avantures de mon Maistre ; qui luy causa mille desplaisirs, & qui luy pensa mesme couster la vie. Artamene considerant un jour Nitocris, me dit en se tournant vers moy ; cette Princesse par les soins qu’elle prend, me donne de la confusion : car apres tout, adjousta t’il, c’est pour sa gloire qu’elle travaille ; & je n’ay encore rien fait pour la mienne. Ne vous en inquietez pas, Seigneur, luy dis-je, puis qu’enfin vous avez encore si peu vescu, que vous n’avez pas grand sujet de pleindre le temps que vous avez laissé perdre ; & vous avez encore tant à vivre, que vous n’avez pas raison non plus, d’aprehender de n’avoir pas loisir de faire parler de vous.

Neantmoins il falut contenter son impatience, & partir de Bablione ; principalement depuis qu’il eut sçeu qu’il y avoit apparence de guerre, entre les Grecs Asiatiques, comme aussi entre le Roy de Lydie, & celuy de

Phrigie ; qu’on disoit n’avoir fait la Paix avec les Assiriens, que pour n’avoir pas tout à la fois, tant d’ennemis sur les bras. Mais comme je n’estois pas si hasté que luy, de l’exposer aux perils ; je taschay de le faire resoudre, en attendant que ces guerres dont on parloit, fussent ouvertement declarées ; de voir tous ces divers Païs sans prendre party. Ce ne fut pas sans peine qu’il consentit : mais le faisant souvenir qu’il m’avoit promis quelque deference à mes prieres durant nostre voyage ; il s’y resolut ; avec beaucoup de repugnance. Nous vismes donc ces petits Estats, qui sont gouvernez par de si Grands hommes ; & Artamene tout imparient qu’il estoit, de se voir les Armes à la main ; ne fut pas marry de s’estre laissé persuader. En effet il faut advoüer, que la Nation Greque a quelque chose au dessus de beaucoup d’autres : & que si elle estoit aussi unie qu’elle est divisée ; que ceux qui habitent leur ancien Païs, se fussent joints à ceux qui sont en Asie ; ils pourroient peut-estre bien apprendre à obeïr, à ceux qu’ils appellent Barbares. Tant y a, Seigneur, qu’apres avoir veû plusieurs choses, qui seroient trop longues à dire ; nous fusmes à la Ville de Milet, que nous trouvasmes toute partialisée : les uns regrettant leur Prince que les autres avoient banny ; & les autres apprehendant qu’il ne recouvrast son Estat, de peur d’estre traitez comme des rebelles. Nous vismes en suitte la Ville de Mius, & celle de Prienne, qui sont toutes deux dans la Carie : Nous fusmes apres à Clasomene, à Phocée, & à Ephese ; ou la beauté du Temple de Diane, pensa presque persuader à Artamene, que nostre Nation avoit tort de n’en bastir jamais ; & de n’offrir ses Sacrifices que sur le haut des Montagnes ; ne jugeant pas que les Ouvrages

des hommes, puissent estre dignes d’estre la Maison des Dieux. Et certes il faut advoüer que ce Temple est une chose si magnifique, qu’elle merite bien la reputation qu’elle a d’estre une des Merveilles du Monde. Nous sçeusmes en ce lieu là, que le dernier Roy de Lydie, nommé Aliatte, & Pere de Cresus, qui regne aujourd’huy, y avoit eu beaucoup de devotion : & qu’il y avoit en effet envoyé des Offrandes si riches, que le Temple de Delphes n’en avoit pas qui le fussent davantage, quoy qu’il soit un des plus celebres de toute la Terre ; & qu’il soit mesme plus ancien que celuy d’Ephese. Mais nous aprismes aussi, que les Habitans de cette fameuse Ville, n’estoient pas si satisfaits de Cresus, qu’ils l’avoient esté de son Pere : le bruit courant qu’il avoit dessein de leur declarer la guerre ; ce qui fut cause qu’Artamene pour s’en esclaircir y tarda quelques jours, pendant lesquels nous admirasmes cette multitude d’estranggers, qui venoient en foule consulter l’Oracle. Je voulus obliger Artamene de s’informer quel devoit estre le succés de son voyage ; & quelle devoit estre sa fortune, mais il ne le voulut pas : & me dit que pour luy, il croyoit que c’estoit tesmoigner plus de respect pour les Dieux, de ne vouloir pas sçavoir leurs secrets ; que de vouloir par une impatience inutile, penetrer si avant dans l’advenir. Cependant il est certain, que ce qui l’en empescha principalement, ce fut la crainte qu’il eut de ne trouver pas dans la responce de la Deesse, ce qu’il desiroit si ardemment ; c’est à dire des occasions de guerre & de gloire. Mais la suitte des choses a bien monstrré, que sa crainte estoit mal fondée : & que les Dieux qui voyoient dans ses destins, ne luy pouvoient

promettre que des Victoires & der Triomphes. Pendant que nous fusmes à Ephese, nous conversasmes avec beaucoup de Grecs, qui vinrent en ce lieu là, ou par curiosité, ou par devotion ; & entre les autres, Periandre Roy de Corinthe y vint inconnu, & logea en mesme lieu que nous ; ce qui lia une amitié assez estroite entre luy & moy, s’il m’est permis de parler ainsi d’un Souverain. Ce Sage Prince qui passe pour un des excellens Hommes de toute la Grece, eut tant d’inclination pour Artamene, qu’il me fit promettre, que nous passerions à Corinthe, si l’ordre de nos affaires, & la route que nous devions prendre nous le permettoit. Apres avoir donc visité toute la Carie ; & une partie de la Lydie, comme je l’ay desja dit, nous fusmes en la haute & basse Phrigie. Nous vismes en la premiere, la grande Ville d’Apamée ; & en l’autre le mont Ida, le Port de Tenedos, le Fleuve de Xanthe, & les déplorables ruines de Troye. Ce fut là qu’Artamene s’arresta avec beaucoup de plaisir ; & que se voyant aux mesmes lieux où le Vaillant Hector, & le redoutable Achille avoient combattu, il ne s’en pouvoit tirer ; & il passa des journées entieres, à regarder le Tombeau de ce dernier demi-Dieu. Mais comme depuis que nous estions entrez dans l’Jonie, nous avions toujours eu un homme de l’Isle de Samos, qui ayant fort voyagé, & estant fort sçavant aux choses de l’Antiquité, nous guidoit, & nous monstrroit tout ce qu’il y avoit de rare ; ce fut là qu’il pensa venir à bout de sa patience, en luy faisant cent questions & cent demandes, sur le Siege d’Ilium. Il y reste encore quelques ruines, de deux grands Chasteaux de Marbre, que les flames espargnerent, & que le Temps a jusques

icy respectez ; ce Prince les visita, avec un plaisir extréme : & parcourut tous les rivages, des fameux Fleuves de Scamandre, & de Simoïs. Enfin cette Terre qui a autrefois esté arrosée de tant d’illustre sang, luy sembloit une Terre consacrée aux Dieux ; tant il avoit de veneration pour elle. Cependant cét excellent Grec, que nous avions avec nous, luy ayant dit que Periandre, que nous avions veû dans Ephese, n’estoit pas seul Sage en Grece ; & qu’enfin cette Nation commençoit de n’estre pas moins remplie d’excellens Hommes, qu’elle l’estoit du temps d’Agamemnon, d’Ulysse, & de Nestor ; commença aussi de mettre en son cœur, une forte envie d’y aller. Si bien que ne voyant pas que la guerre de Lydie, ny celle de Phrigie, s’avançassent fort ; je luy persuaday de passer en Grece, ce que nous fismes : & pour commencer par ce qu’elle avoit de plus grand, nous fusmes droit à Athenes, dont il admira la beauté, aussi bien que celle du fameux Port de Pirée : comme l’ordre merveilleux, que les Loix d’un homme reputé souverainement sage y entretenoit. Nous sçeûmes que cét excellent Homme apellé Solon s’estoit banny volontairement de son Païs pour dix ans, afin de ne changer plus rien à ses Loix : ayant obligé ses Citoyens par ferment, de les observer jusques à son retour. Artamene connut Pisistrate en ce lieu là, qui à ce que l’on disoit, aspiroit à la tyrannie. Mais durant que nous estions dans Athenes, il courut bruit que Solon s’estoit arresté à l’Isle de Chypre : si bien que j’advouë que je contribuay beaucoup, au dessein qu’Artamene prit, d’aller en ce lieu là : tant pour voir la plus belle Isle de la Mer Egée, & le celebre Temple de Venus ; que pour connoistre le plus fameux sage

de Grece. Nous eusmes pourtant le malheur de ne l’y trouver plus ; bien est-il vray qu’Artamene eut du moins l’avantage, d’y faire amitié particuliere, avec un Prince nommé Philoxipe, de grand esprit, & de grande vertu. Mais comme je ne veux pas m’estendre, sur toutes les rencontres de nostre voyage, & que je ne le vous raconte qu’afin que vous vous estonniez moins, des grandes choses que mon Maistre a faites, dans une si grande jeunesse ; je reserveray pour quelques autres occasions, plusieurs petites avantures qu’il eut, aux divers lieux où nous passasmes. Ainsi sans vous particulariser ce grand nombre d’Isles que nous vismes dans la Mer Egée, je vous diray seulement qu’apres nostre retour à Athenes, où mon Maistre avoit promis à Pisistrate de retourner ; nous fusmes à Lacedemone, de qui le gouvernement ne luy pleut pas ; cette grande Ame ne pouvant s’imaginer, que deux Rois peussent compatir ensemble ; elle qui auroit trouvé toute la Terre trop petite, pour assouvir pleinement son ambition. Nous fusmes en suitte à Delphes, à Argos, à Micenes, & à Corinthe, où le sage Periandre nous reçeut magnifiquement. Car cét excellent Homme est persuadé, que le droit d’Hospitalité, doit estre un des plus inviolables : & qu’ainsi l’on ne peut faire trop d’honneur aux Estrangers. Aussi voulut il que la Princesse Cleobuline sa Fille, de qui la beauté, la sagesse, & le sçavoir, l’ont renduë celebre par toute la Grece, ne refusast pas sa conversation à Artamene : qui estoit devenu sçavant en la langue Grecque, qu’il pouvoit estre pris, pour originaire de ce Païs là. Periandre luy fit mesme entendre pour le regaller, ce fameux Musicien nommé Arion, que de l’Istme de Corinthe, à porté sa reputation

par toute la Terre ; tant pour l’excellence de son Art, que pour le Dauphin qui le sauva, comme vous l’avez sçeu sans doute.

Je ne m’amuse pas, Seigneur, à vous dire que nous vismes mille belles choses pendant ce voyage, que mon Maistre remarqua, avec beaucoup de jugement ; & qu’il profita de tout ce qu’il y avoit de bon, dans les mœurs ou dans les coustumes, de tous ces Peuples differens que nous visitames : estant aisé de connoistre, par le grand nombre des vertus qu’il possede, que c’est une acquisition qu’il a faite en plus d’un lieu. Mais je vous diray enfin, que Corinthe ayant un Port où l’on aborde de toutes parts ; nous sçeûmes que la guerre de Lydie & de l’Jonie estoit declarée : & qu’apres que cét orage avoit si long temps grondé, il estoit fondu sur ces deux Provinces. Si bien qu’Artamene impatient qu’il estoit, de se voir des ennemis à combattre ; se resolut de s’en aller jetter dans Ephese, pour la deffendre contre Cresus qui l’attaquoit : voulant du moins, dit il à Periandre en prenant congé de luy, recompenser en quelque sorte les Grecs Asiatiques, de la civilité qu’il avoit rencontrée, parmy les veritables Grecs. Ainsi Periandre nous ayant fait trouver un Vaisseau bien equipé, nous nous mismes à la voille, avec un vent tres favorable. Artamene croyant avoir bien tost une occasion de mettre en pratique, cette valeur prodigieuse, que la Nature luy à donné, & que le desir de la gloire, a porté à un si haut point ; estoit dans une joye qui n’est pas imaginable : Mais la Fortune qui estoit lasse de le faire attendre si long temps, les occasions de se signaler ; luy en donna une qu’il n’attendoit pas ; & qui pensa luy estre bien funeste.

Car tout d’un coup, un de nos Mariniers cria, qu’il voyoit quatre voilles à la Mer qui venoient sur nous : & que si l’on n’y prenoit garde, ces quatre Vaisseaux auroient bien tost joint le nostre. A cét advis, le Pilote observa ce qu’on luy monstrroit : & plus estonné que le premier, il cria que sans doute c’estoit le vaillant Corsaire qui nous venoit investir. Pardonnez moy genereux Thrasibule, dit alors Chrisante en interrompant son recit, si je suis contraint pour suivre ma narration exactement, de vous donner un Nom que vous avez rendu si redoutable, sur toutes les Mers où nous avons passé. Non non, luy dit Thrasibule, je ne trouveray point mauvais, que vous me donniez un Nom, que ma mauvaise fortune m’a fait porter : & que peut-estre mon bonheur à rendu assez considerable, sur la Mer Egée, sur l’Helespont, & sur le Pont Euxin ; pour en avoir osté toute l’infamie qui suit la qualité de Pyrate. Continuez donc vostre recit ; & ne cachez pas la moindre circonstrance, d’une des plus grandes actions de la vie d’Artamene : quoy que je sçache qu’il en a fait d’admirables. Chrisante voyant que Thrasibule avoit cessé de parler ; & que tous ces Princes renouvelloient leur attention, par ce qu’ils venoient d’entendre reprit ainsi la parole. Ce Pilote donc, ayant asseuré que c’estoit le vaillant Corsaire, qui nous venoit investir ; sans attendre d’autre commandement, voulut changer sa route, & tascher d’éviter la rencontre d’un Ennemy accoustumé à vaincre : & de qui les forces estoient tant au dessus des nostres. Mais Artamene ne s’en fut pas si tost aperçeu, qu’entrant en une

colere estrangge, il prit son Espée d’une main, & luy arracha le Timon de l’autre. Non non, luy dit il, tu ne seras pas le Maistre du vaisseau : & si tu ne veux me conduire droit aux Ennemis, je vay te jetter dans la Mer, ou te passer mon Espée au travers du corps. Cét homme surpris aussi bien que moy, d’un discours si violent, se jetta à ses pieds ; & luy dit qu’il ne pensoit pas qu’il voulust aller vers des Ennemis, qu’il n’estoit pas permis d’esperer de vaincre. Fais seulement ce que je veux, luy respondit Artamene, & laisse le soing du reste, à la conduite des Dieux & mon courage. Entendant parler le Prince de cette sorte ; & ayant apris des Mariniers, combien le fameux Corsaire estoit redoutable ; Seigneur, luy dis-je, que voulez vous faire ? Je veux vaincre ou mourir, me respondit il, & ne refuser pas la premiere occasion, que la Fortune m’ait offerte. Mais Seigneur, luy repliquay-je, le moyen de vaincre, en combattant sans esperance ? Je vous l’ay desja dit, adjousta le Prince, si nous ne pouvons vaincre nous mourrons : & je l’aime beaucoup mieux, que de ne combattre pas, & de fuir laschement à la premier occasion où s’est trouvé Artamene. Seigneur, luy repliquay-je, se retirer devant un Ennemy trop fort, n’est pas une fuite honteuse, mais une prudente retraite ; & il ne faut pas confondre la temerité & la valeur. Je ne sçay pas encore trop bien, me dit le Prince assez brusquement, faire toutes ces distinctions : c’est pourquoy de peur de me tromper, en une chose où il va de mon honneur ; je veux prendre le chemin le plus asseuré, qui est celuy de combattre. Et c’est pour cela, dit il en se tournant vers les Soldats & vers les Mariniers, que je

veux que chacun se prepare à faire son devoir & à m’imiter. Pendant cette contestation, les quatre Vaisseaux qui nous donnoient la chasse, & qui estoient beaucoup meilleurs voilliers que le nostre, estoient desja si proches, que je jugeay qu’il n’y avoit plus rien à faire, qu’à penser à se deffendre : n’estant pas croyable que celuy qui n’avoit pas voulu se retirer, voulust se rendre sans combattre. Je commençay donc d’aider au Prince à donner les ordres : & apres qu’il eut commandé à tous les siens de ne tirer point, qu’ils ne fussent un peu plus prés que la portée de la fléche ; & à son Pilote de le porter tousjours sur l’Admiral des Ennemis, Feraulas & moy nous nous rengeasmes aupres de luy. Je suis obligé de rendre ce tesmoignage à sa Vertu, que jamais peut-estre il ne s’est veû dans un si grand peril, plus de fermeté qu’il en parut en l’ame de ce jeune Prince. Il fit mettre un Arc & un Carquois aupres de luy, outre celuy qu’il avoit à la main & sur l’espaule ; quantité de fleches, avec plusieurs javelots : Mais il ne s’avisoit pas, de demander un Bouclier, tant il songeoit peu à éviter le peril ; si je ne luy en eusse fait donner un, pour s’en servir lors qu’on aborderoit les Ennemis.

Cependant le fameux Corsaire qui ne doutoit point du tout, qu’il ne nous prist sans combattre, veû l’inégalite de nos forces ; commença de nous faire signe d’ameiner ; mais Artamene, qui par sa hardiesse avoit enfin inspiré de la valeur à tous ces Soldats, & à tous ces Mariniers, ayant commandé au Pilote de le mener droit aux Ennemis, & de tascher de gagner le vent ; il fut si promptement & si adroitement obeï, qu’en fort peu de temps nous fusmes à la portée de la fléche les uns

des autres, & mesme encore un peu plus prés. Si bien qu’au lieu d’ameiner les voiles, comme le fameux Corsaire l’avoit creû ; nous le couvrismes d’une gresle des traits, qui tua plusieurs de ses Soldats, que nous vismes tomber sur le Tillac. Un procedé si hardi, luy persuada qu’il y avoit sans doute quelque homme de grand cœur dans nostre Vaisseau : ou que peut-estre mesme pouvoit il y avoir quelques uns de ses Ennemis, qui plustost que de se rendre à luy, vouloient combattre en desesperez. Irrité donc qu’il fut de nostre temerité, il commença d’agir en homme qui sçavoit faire la guerre : car il commanda à tous ses Vaisseaux de nous enfermer entr’eux, afin de nous estonner & de nous prendre, sans estre obligé d’aborder. Mais quoy qu’il peust faire, il fut plus de deux heures sans en pouvoir venir à bout : & si le Prince eust pû se resoudre, de se contenter d’avoir eu la gloire de combattre avec des forces tant inégales, & de se retirer sans vouloir vaincre absolument ; il ne se fust pas trouvé dans le peril, où je le vis bien tost apres. Car enfin ces quatre Vaisseaux, malgré tout l’Art de nostre Pilote, nous mirent au milieu d’eux ; & commencerent de tirer sur nous, avec tant de violence ; que nous combattions à l’ombre, par la multitude des traits qui couvroient nostre Vaisseau, & qui tomboient de toutes parts sur nos testes. Artamene voyant les choses en cét estat, commanda alors d’aller droit à, l’Amiral, & de s’attacher à luy : on luy obeït, nous l’abordons ; nous l’acrochons ; & nous commençons un combat, qui n’eut jamais de semblable. Artamene fautant au mesme instant, dans le Vaisseau du fameux Corsaire, le fameux Corsaire

fit la mesme chose dans celuy d’Artamene : si bien qu’il y eut intervale d’un moment, où les deux Chefs se trouverent seuls parmy leurs Ennemis. Mais la chose ne fut pas long temps en ces termes ; & il arriva en cette occasion, ce qui n’arrivera peut-estre jamais. Car comme nous ne songions qu’à suivre Artamene ; tout se lança avec luy ; tout se pressa pour le suivre ; & tout passa dans le Vaisseau du Corsaire ; excepté quelques uns qui tomberent dans la Mer, ou qui furent tuez, par ceux qui d’abord les repousserent. D’autre part, les Soldats du Corsaire ayant fait mesme chose que nous ; & ayant suivy leur Capitaine, avec mesme impetuosité, que nous avions suivy le nostre : dans ce desordre & dans cette confusion, il se trouva qu’Artamene fut Maistre du Vaisseau du fameux Corsaire ; & que le fameux Corsaire aussi, fut Maistre du Vaisseau d’Artamene. D’abord ils eurent tous deux de la joye : mais venant à considerer, qu’ils n’avoient fait que changer de Navire ; & que comme Artamene par des menaces, faisoit obeïr les Mariniers de l’illustre Pyrate ; l’illustre Pyrate aussi, faisoit suivre ses ordres à ceux d’Artamene ; ils recommencerent le combat : & chacun voulant rentrer dans son Vaisseau, combatit avec une ardeur qui n’est pas imaginable. Cependant ce bizarre evenement, differa nostre perte de quelques momens : car les trois autres Vaisseaux du Corsaire, qui ne discernoient pas si parfaitement les choses, tant parce qu’ils estoient plus esloignez, qu’à cause de la quantité de leurs propres traits ; ne songeoient point attaquer le Vaisseau de leur Amiral, dont nous estions les Maistres : si bien que durant quelque temps, ce genereux Corsaire se vit attaqué, &

par nous, & par les siens tout à la fois. Bien est il vray qu’il n’estoit pas luy mesme trop en estat d’y prendre garde, & d’y donner ordre : car mon Maistre l’ayant connu pour le Chef des Ennemis, l’attaqua avec tant de vigueur, & tant de resolution ; qu’il ne s’est jamais veû une pareille chose : & tous nos Mariniers, qui estoient les seuls spectateurs de ce combat, nous ont asseuré, que plus de vingt fois Artamene rentra dans son Vaisseau ; & que plus de vingt fois aussi, le fameux Pyrate revint dans le sien ; sans que ny l’un ny l’autre parust avoir nul avantage. Tous à leur exemple, ou lançoient un javelot, ou tiroient des fléches, ou se servoient d’une Espée : pour Artamene, l’on peut dire qu’il employa toutes sortes d’armes en cette journée : car tant que nous fusmes un peu esloignez, il tira de l’Arc ; estant un peu plus prés, il lança plusieurs javelots, avec une force incroyable ; & quand nous fusmes accorchez, il ne se servit plus que de son Espée. Mais a dire la verité, il s’en servit d’une maniere si prodigieuse, que je n’oserois presque croire ce que je luy vis faire en cette occasion. Cependant les trois Vaisseaux du Pyrate, s’estant apreçeus de leur erreur, ne tirerent plus contre leur Maistre ; & nous vismes en un moment sur nous, toutes les forces de nos Ennemis. Ce fut alors qu’Artamene voyant qu’il faloit perir ; & nous voyant tousjours aupres de luy Feraulas & moy ; Feraulas, dis-je, de la valeur duquel je n’oserois parler en sa presence ; nous dit en se tournant vers nous, toujours plus fier ; nous ne vaincrons pas mes Amis : mais si vous me secondez, la victoire coustera bien cher à ces Pyrates. Apres cela, que ne fit il point ! & que pourrois-je dire qui ne fust au dessous de la verité ?

il voyoit nostre Vaisseau investy de tous les costez ; il voyoit au Chef des Corsaires, une valeur peu commune, s’il m’est permis de le dire devant luy ; il voyoit que ce qui luy restoit de gens, estoient presque tous blessez ; & qu’il l’estoit luy mesme à l’espaule gauche, d’un coup de fléche qui l’avoit atteint ; & malgré tout ce que je dis, il donnoit encore ses ordres ; il estoit tantost à la Proüe, tantost à la Poupe ; il poussoit un Pyrate dans la Mer ; il en tuoit un autre d’un coup d’Espée ; & bref il agissoit de façon, qu’il estoit aisé de connoistre, qu’il estoit incapable de se rendre. Cependant Feraulas & moy eusmes le malheur d’estre blessez de telle forte, que nous en demeurasmes hors de combat : Feraulas ayant deux coups de javelot dans une cuisse, & moy deux grands coups d’Espée au bras droit. Neantmoins quoy qu’Artamene vist qu’il estoit perdu ; que je luy criasse qu’il pouvoit se rendre sans honte ; que le fameux Corsaire, tout blessé qu’il estoit de sa main, le voulust sauver ; que le Tillac fust tout couvert de sang, de blessez, & de morts à l’entour de luy, ce cœur inflexible & opiniastre dans sa generosité, n’escouta rien de tout ce qu’on luy dit, & combatit tousjours avec plus d’ardeur. Mais enfin estant venu aux prises avec un vaillant Grec, qui s’estoit signalé en ce combat, ils tomberent tous deux dans la Mer sans que d’abord l’on y prist garde. Un moment apres, l’absence d’Artamene ayant fait quitter les armes au petit nombre des siens qui ne les avoient pas abandonnées, tant qu’ils l’avoient veû combattre ; le fameux Corsaire n’ayant plus d’Ennemis qui luy resistassent, vit à trente pas de son Vaisseau, l’invincible Artamene qui nageant d’une main, & tenant son Espée

de l’autre, combatoit encore contre ce genereux Grec, qu’il avoit entraisné dans la Mer, lors qu’il y estoit tombé ; & qui estant en mesme posture que luy, faisoit voir une chose, qui n’avoit jamais esté veuë. Artamene s’élançoit tousjours vers son Ennemy, avec un courage incroyable ; Mais comme ce Grec estoit plus avancé en âge que luy, beaucoup plus fort, & moins blessé, il resistoit mieux à la violence des vagues, qui tantost les separant ; tantost les rejoignant ; & tantost semblant les engloutir, & terminer leurs differents, en triomphant de tous les deux ; faisoient voir un spectacle au milieu des flots, qui n’avoit jamais eu de pareil sur la terre. Mais un moment apres, on les voyoit revenir sur l’eau, & se chercher des yeux, pour recommencer un combat si extraordinaire. Je vous laisse à penser, Seigneur, quel effet fit cette veüe dans mon cœur : car comme je n’estois blessé qu’au bras, quoy que je fusse si foible que je ne pouvois me remüer, à cause du sang que j’avois perdu, & que je perdois encore ; je ne laissois pas d’avoir l’usage de la veuë & de la raison.

Imaginez vous donc ce que je devins, lors que je vis cét excellent Prince en cét estat : je ne sçay pas quel estoit mon dessein ; mais je sçay bien que je taschay de me trainer, & que j’estois prest de me jetter dans la Mer pour aller à luy, si je l’eusse pû, lors que le fameux Corsaire, qui avoit esté charmé de la valeur d’Artamene, le voyant en ce peril, commanda à cinq ou six des siens, de se jetter dans son Esquif, & d’aller sauver mon cher Maistre. Ces hommes donc obeïssant au commandement qu’ils avoient reçeu, furent droit à Artamene ; & commandant à ce vaillant Grec, de la part de leur Amiral, de n’attaquer plus ce genereux Estranger ; il se

jetta dans leur bateau ; & changea le dessein de tuer Artamene, en celuy de le sauver. Mais je ne sçay si tous ensemble, ils en eussent pû venir au bout, sans un accident qui luy arriva : ce fut qu’Artamene qui estoit las de combattre & de nager ; qui de plus avoit esté blessé au bras droit par la pinte d’une escueil, à une des fois qu’il avoit plongé ; voulant faire un effort pour nager plus viste, & se reculer de ceux qui venoient à luy ; laissa tomber son Espée dans la mer ; que l’impetuosité des vagues, déroba bien tost à sa veuë. Il voulut plonger pour la reprendre ; mais ces cinq ou six Mariniers le prirent luy mesme malgré qu’il en eust ; le tirerent dans leur Esquif ; le menerent à leur bord ; & le presenterent au fameux Pyrate, qui le reçeut avec une gerosité sans exemple. Dés qu’il le vit dans son Vaisseau, où il estoit repassé, apres s’estre rendu Maistre du nostre : Ay-je combattu avec si peu de cœur, luy dit il, que vous me jugiez indigne d’estre vostre Vainqueur, & vostre Liberateur tout ensemble ? Vous avez combatu, luy respondit Artamene, avec tant de courage, que la crainte de ne pouvoir jamais vous esgaler m’a desespere : joint que j’ay quelque repugnance, à recevoir la vie d’un homme, auquel j’ay voulu donner la mort. L’inégalité du nombre, luy respondit doucement l’illustre Corsaire, justifie assez vostre valeur, & excuse assez vostre deffaite : Si je triomphois deux fois ainsi, je ne triompherois plus de ma vie : & je trouve, adjousta t’il, que la victoire que j’ay r’emportée, m’est si peu avantageuse, & vous est si honorable, que s’il y avoit un Prix pour le

Vainqueur, je vous le cederois ; & n’aurois pas la hardiesse de l’accepter. Cela dit, il commanda que l’on eust autant de soing d’Artamene que de luy : Et apres s’estre informé quel estoit ce Vaisseau, & avoir apris que nous estions des Estrangers, que la seule curiosité avoit conduit en Grece ; il nous traita encore avec plus de douceur. Je ne vous diray point, Seigneur, toute la bonté que l’illustre Corsaire eut pour Artamene & pour nous ; parce qu’il est trop de la connoissance du genereux Thrasibule que quand Artamene eust esté son Frere, il n’en eust pas eu un soing plus particulier. Comme les blessures de mon Maistre n’estoient pas dangereuses, non plus que celles du fameux Pyrate, ils furent bien tost gueris : mais Feraulas & moy, ne le fusmes pas si promptement. Cependant quoy qu’Artamene ne peust presque se consoler, de n’avoir pas esté Vainqueur, au premier combat qu’il eust jamais fait, quelque gloire qu’il y eust aquise ; comme la vertu a des charmes tres puissans, il se lia insensiblement, une amitié si estroitte, entre luy & le fameux Corsaire ; que jamais Vainqueur & Vaincu, n’avoient agy comme ils agirent. Cette amitié fut cause que l’illustre Pyrate ne se hasta pas d’offrir la liberté à mon Maistre ; & que mon Maistre aussi ne se hasta pas de la luy demander. Si bien que comme les affaires du premier, l’appelloient au Pont Euxin, nous prismes cette route avec luy, sans sçavoir presque où nous allions ; & sans prevoir qu’il nous y arriveroit des choses, d’où dépendoit toute la gloire, tout le bonheur, & toute l’infortune d’Artamene. En y allant, nous abordasmes à Lesbos, où le fameux Pyrate avoit affaire ; & mon Maistre &

moy fusmes voir une Fille illustre, appellée Sapho, que toute la Grece admire : & qui est sans doute admirable, & par sa beauté ; & par les Vers qu’elle compose. Mais, Seigneur, pour venir promptement au point le plus important de mon recit ; je vous diray en peu de mots, qu’estant arrivez au Pont Euxin, nous n’avions pas marché trois jours & trois nuits, que le fameux Corsaire accoustumé à attaquer les autres, fut attaqué par six Vaisseaux. Ce combat ayant esté tres long & tres opiniastre, Artamene qui voulut combattre, y fit des actions si admirables, que la modestie de l’illustre Pyrate, luy fit dire apres le combat, qu’il luy devoit la victoire. Et en effet, il se sentit si estroitement obligé à mon Maistre ; que de trois Vaisseaux qu’il avoit pris, il voulut luy en donner deux. Mais Artamene n’en voulut prendre qu’un ; avec lequel il eut dessein de s’en aller regagner l’Helespont, & la Mer Egée, pour se rendre à Ephese, suivant son intention ; & de là renvoyer à Periandre le Vaisseau qu’il acceptoit, en eschange du sien, qui avoit esté coulé à fonds dans le dernier combat. Il se separa donc du genereux Pyrate, sans estre connu de luy, & sans le connoistre : car comme ils avoient tous deux resolu de ne se descouvrir pas, ils n’osoient se demander l’un à l’autre, ce qu’ils ne se vouloient pas dire. Ainsi leur amitié, quoy que grande, fit qu’ils ne se presserent que mediocrement, sur une chose qui leur tenoit pourtant fort au cœur : & la retenuë de mon Maistre fut telle en cette rencontre ; qu’il combatit, sans demander seulement pourquoy il avoit combatu ; ny qui il avoit combatu ; parce qu’il remarqua, que le genereux Pyrate, en vouloit faire un mystere. Artamene reprenant donc Feraulas & moy, &

les deux hommes de sa suite, nous commmençasmes de retourner d’où nous venions, avec un vent assez favorable : mais à peine avions nous marché un demy jour, qu’une terrible tempeste se leva : mais si violente, & si extraordinare, que le Pilote luy mesme en fut espouventé. L’air se troubla tout d’un coup ; la Mer se grossit ; & roulant des Montages d’escume les unes sur les autres ; elle mugissoit effroyablement ; & agitoit si fort le Vaisseau, que les plus fermes Mariniers, ne pouvoient se tenir debout. Le feu des esclairs, le bruit du tonnerre, & l’obscurité de la nuit, se joignant à toutes ces choses, nous firent voir lors mesme que nous ne voyons plus rien, que ceux qui sont veritablement genereux, n’aprehendent jamais la mort, sous quelque forme qu’elle leur apparoisse : car mon Maistre fut aussi peu esmeu de cette tempeste, que s’il se fust promené sur un Fleuve le plus tranquille du monde. Il donnoit ses ordres sans confusion : & quoy qu’il n’eust pas esté marry d’eschaper de ce peril qui paroissoit si grand, & presque si inevitable ; la crainte ne luy fit pourtant jamais changer de visage. Nous fusmes trois jours & trois nuits de cette sorte, nous esloignant tousjours de nostre routte ; & nous engageant tellement dans le Pont Euxin, qu’en fin le quatriesme jour au Soleil Levant, la tempeste nous jetta au Port de Sinope, où nous sommes : qui comme vous sçavez est en Capadoce, & vers les Frontieres de Galatie.

Je vous fais souvenir, Seigneur, de cette particularité, afin que vous admiriez davantage, la bizarrerie de la Fortune : qui voulant sauver Artamene de la rigueur des flots irritez, le jetta au milieu des Païs de ses Ennemis. Car enfin Ciaxare estoit Fils d’Astiage : & c’estoit veritablement plustost

luy qui devoit craindre les menaces des Dieux, que non pas le Roy son Pere ; qui par son extréme vieillesse, n’avoit plus gueres de part au Thrône qu’il occupoit. Neantmoins comme nous sçeûmes que la Cour n’estoit pas alors à Sinope, & qu’elle estoit à une autre Ville qui s’appelle Pterie, je fus en quelque repos. Joint que je ne voyois pas qu’il fust possible qu’Artamene peust facilement estre connu pour ce qu’il estoit : toutefois je fis tout ce que je pus, pour l’empescher de descendre de son Vaisseau, mais il n’y eut pas moyen : & voyant d’où nous estions, ce beau Temple de Mars, qui comme vous sçavez est hors de la Ville ; il voulut y aller le lendemain de fort bon matin, pendant que l’on radouberoit son Vaisseau, que la tempeste avoit fort gasté. Feraulas & moy y fusmes donc avec luy : & comme les choses indifferentes, sont ordinairement l’objet de la conversation, de ceux qui n’ont rien à faire dans un Païs, que d’en voir les raretez ; le Prince commença de me demander, pourquoy en tant de lieux que nous avions visitez, il avoit remarqué moins de Temples de Mars, que de nulle autre Divinité ? & comme s’il eust esté jaloux des honneurs qu’on leur redoit ; il repassa dans sa memoire, tous les Temples qu’il avoit veus dediez à Venus ; & trouva qu’il y en avoit beaucoup davantage, pour cette Deesse des Amours, que pour le Dieu de la Guerre. Et quoy, Seigneur, luy dis-je en sous-riant, estes vous ennemy de cette Divinité, qui reçoit des Vœux de toute la Terre ? & qui sous des Noms differens, reçoit des Sacrifices de toutes les Nations, & mesme de tous les hommes ? Je n’en suis pas ennemy, me respondit il, mais j’en suis jaloux : & je voudrois bien que Mars eust autant

d’Autels qu’elle en a. Peut-estre, luy dis-je, ne serez vous pas tousjours de cette humeur : je ne sçay, me respondit il ; mais dans celle où je suis presentement, je prefere la guerre à l’amour. Vous avez raison, Seigneur, luy dis-je ; & la passion de l’une, est bien plus heroïque que celle de l’autre : Mais quelque ardeur que vous ayez pour la gloire, peut-estre luy ferez vous quelque jour infidelité. Je ne le pense pas, me dit il, & je seray fort trompé, si jamais une pareille chose m’arrive. En disant cela, nous entrasmes dans ce Temple, que nous vismes magnifiquement orné : il y avoit alors encore peu de monde ; si bien que nous eusmes plus de liberté, d’en considerer toutes les beautez. Il se trouva en ce mesme lieu, un Estranger de fort bonne mine & fort bien fait, à peu prés de mesme âge que mon Maistre : n’ayant pas, à ce que l’on pouvoit juger en le voyant, plus d’un an ou deux plus que luy. Ce jeune Chevalier, suivant la coustume de ceux qui ne sont pas du Païs où ils se rencontrent, vint se mesler parmy nous, & fit conversation avec Artamene. Ils se regarderent tous deux avec attention, & avec estonnement : & comme cét Estranger avoit entendu que nous parlions la langue du Païs, qui ressemble fort à celle des Medes, aussi bien qu’à celle des Assiriens, par le voisinage de tous ces Royaumes qui se touchent ; il la parla aussi comme nous ; & tesmoigna avoir autant d’esprit que de bonne mine.

Cependant nous vismes venir beaucoup de monde dans ce Temple : & à quelque temps de là, nous commençasmes de voir passer devant nous, tous les aprests d’un superbe Sacrifice. Nous vismes donc arriver cent Taureaux blancs, couronnez de fleurs, conduits chacun par deux hommes, nombre

ordinaire aux Hecatombes : Nous vismes passer quantité de riches Vases d’or, pour recevoir le sang des Victimes, & pour faire les libations : Nous vismes aussi porter les Foyers Sacrez pour brusler l’Encens, & les riches Couteaux qui devoient servir à esgorger ces Victimes, Tous les Sacrificateurs marchoient deux à deux, en leurs habits de ceremonie : & toutes choses enfin estoient prestes pour le Sacrifice : n’y manquant plus rien, que la Personne qui le devoit offrir. Je regardois toutes ces choses avec autant de plaisir qu’Artamene, lors que tout d’un coup, l’on entendit dire à plusieurs personnes, Voicy le Roy, voicy le Roy : & à ces mots, tout le Peuple se pressa des deux costez du Temple, pour laisser passer le Prince. Je vous advouë, Seigneur, que cette advanture me surprit un peu ; & que je fus bien fasché, de voir Artamene si prés de Ciaxare ; qui estoit venu de Pterie à Sinope ce jour là, pour faire ce Sacrifice. Cependant Artamene encore plus curieux qu’il n’avoit esté, s’avança malgré moy au premier rang, & se mit droit au passage du Prince. Un moment apres, les gardes se saisirent des Portes ; se mirent en haye au milieu du Temple ; & toute cette foule de Courtisans, qui marchent ordinairement devant les Rois, s’avança jusques à l’Autel. Artamene qui ne s’estoit preparé qu’à voir le Roy de Capadoce seulement, le vit alors entrer, appuyé sur le bras d’Aribée, qui estoit en faveur aupres de luy en ce temps là : Mais ô Dieux ! il le vit, accompagné de la Princesse Mandane sa fille ; qui certainement estoit la plus belle Personne qui sera jamais. Je ne la vy pas plustost paroistre, que je vy Artamene presser ceux qui le touchoient, & quitter le jeune Estranger

que nous avions rencontré, pour voir mieux & plus long temps cette Princesse ; qui comme je l’ay desja dit, meritoit bien d’exciter en son cœur la curiosité qu’elle y fit naistre. Vous vous souvenez sans doute, Seigneur, qu’en un endroit de mon recit, je vous ay dit que cette Princesse estoit née trois ans apres Artamene : ainsi la premiere fois qu’il la vit elle commençoit d’entrer dans sa seiziesme année. Elle estoit ce jour là habillée assez magnifiquement : & quoy qu’il ne parust nulle affectation en sa propreté, elle estoit neantmoins tres propre. Le voile de Gaze d’argent qu’elle avoit sur sa teste, n’empeschoit pas que l’on ne vist mille anneaux d’or, que faisoient ses beaux cheveux, qui sans doute estoient du plus beau blond qui sera jamais : ayant tout ce qu’il faut pour donner de l’esclat, sans oster rien de la vivacité, qui est une des parties necessaires à la Beauté parfaite. Cette Princesse estoit d’une taille tres noble, tres advantageuse, & tres elegante : & elle marchoit avec une majesté si modeste, qu’elle entrainoit apres elle, les cœurs de tous ceux qui la voyoient. Sa gorge estoit blanche, pleine, & bien taillée : elle avoit les yeux bleux, mais si doux, si brillans, & si remplis de pudeur & de charmes ; qu’il estoit impossible de les voir sans respect & sans admiration. Elle avoit la bouche si incarnatte ; les dents si blanches, si égales, & si bien rangées ; le teint si éclatant, si lustré, si uni, & si vermeil ; que la fraicheur & la beauté des plus rares fleurs du Printemps ne sçauroit donner qu’une idée imparfaite de ce que je vy, & de ce que cette Princesse possedoit. Elle avoit les plus belles mains & les plus beaux bras, qu’il estoit possible de voir : car comme elle avoit relevé son

voile par deux fois en entrant au Temple, je remarquay cette derniere beauté, comme j’avois desja remarqué toutes les autres. Mais enfin Seigneur, de toutes ces beautez, & de tous ces charmes, que je ne vous ay décris si au long, que pour vous rendre Artamene plus excusable ; il resultoit un agréement en toutes les actions de cette illustre Princesse, si merveilleux & si peu commun ; que soit qu’elle marchast ou qu’elle s’arrestast ; qu’elle parlast ou qu’elle se teust ; qu’elle sous-rist ou qu’elle resvst ; elle estoit toujours charmante & tousjours admirable. Ce fut donc par une si belle apparition, qu’Artamene fut surpris, lors que n’attendant que Ciaxare, il vit arriver Mandane telle que je l’ay dépeinte, & plus belle encore mille fois : aussi en fut il tellement charmé, que partant de sa place, il la suivit jusques au pied de l’Autel, où elle se fut mettre à genoux. Feraulas & moy voyant qu’il se mesloit parmy ceux qui la suivoient, fismes aussi la mesme chose : & nous remarquasmes qu’il s’estoit placé de façon, qu’il pouvoit voir la Princesse & en estre vû. Pour moy je ne vy de ma vie une pareille chose : car imaginez vous, Seigneur, que depuis que la Princesse de Capadoce fut entrée dans ce Temple, Artamene ne vit plus rien, de tout ce qui s’y passa. Il ne sçeut si c’estoit un Sacrifice, ou une Assemblée pour donner des Prix à des Jeux publics ; & il ne vit rien autre chose que Mandane. Il la regarda tousjours ; & en la regardant, il changea diverses fois de couleur. Il nous a dit depuis, qu’il se trouva si extraordinairement surpris de cette veuë ; & si fortement attaché par un si bel Objet ; qu’il luy fut absolument impossible, d’en pouvoir detourner les yeux.

Il nous assura qu’il avoit fait tout ce qu’il avoit pû pour cela ; mais qu’il n’avoit jamais esté en son pouvoir d’en destourner ny ses regards, ny ses pensée. Cependant le Sacrifice commença : & le premier des Mages s’estant prosterné au pied de l’Autel, prononça ces paroles à haute voix ; le Roy, la Princesse, & tout le monde estant à genoux, avec un profond silence.

Apres les douceurs de la paix, acceptez, ô puissant Dieu de la guerre, ces pures & innocentes Victimes, que nous vous allons offrir : au lieu de celles que le jeune Cyrus, la terreur de toute l’Asie, devoit vous immoler : si la bonté du Ciel n’eust affermy tous les Trosnes des Rois de la Terre par sa mort. Recevez au nom du Roy ; de la Princesse sa fille ; de toute la Capadoce ; & de toute la Medie, les remerciemens de cette bienheureuse mort. De cette mort, dis-je, qui a remis la tranquilité dans toute l’Asie : & sans laquelle toute la Terre, auroit esté en trouble & en division.

Je vous laisse à juger, Seigneur, quelle surprise fut la mienne, & quelle fut celle de mon Maistre : car encore qu’il n’eust rien veû que Mandane, & qu’il ne songeast qu’a elle ; lors qu’il s’entendit nommer, il en fut estranggement estonné : & je remarquay sur son visage, une partie de ce qu’il eust pû voir sur le mien s’il y eust pris garde, aussi bien que je l’observois. Je changeay alors de place ; & m’avançant vers luy ; Seigneur, luy dis-je tout bas, nous ne ferons pas mal de sortir d’icy : & nous ferons encore mieux, me respondit il en rougissant,

d’y demeurer. Voyant le Prince en cette resolution, je n’osay pas le presser davantage, de peur de faire prendre garde à nous : je demeuray donc aupres d’Artamene, qui malgré un evenement si surprenant, regarda Mandane avec tant d’attention ; qu’il ne vit ny la mort des Victimes, ny la fumée des Parfums : & il ne s’aperçeut de la fin de cette Ceremonie, que lors que le Roy & la Princesse sa fille s’en allerent. Il les suivit jusques hors du Temple : & je pense qu’il les auroit suivis jusques à un Chasteau qui n’est qu’à Six Stades de Sinope, où ils s’en alloient disner, si je ne l’en eusse empesché. Seigneur, luy dis-je en luy montrant nostre chemin, c’est par là qu’il faut aller à Sinope : Artamene sans me respondre, fit ce que je luy disois : Mais ce ne fut pas sans regarder le Chariot de la Princesse, le plus long temps qu’il luy fut possible : & sans tourner mesme encore plus d’une fois, la teste de ce costé là, quoy qu’il ne la peust plus voir. Enfin nous arrivasmes à la Maison où nous nous estions logez, pendant que l’on travailloit à remettre noste Vaisseau en estat de faire voile : mais nous y arrivasmes avec un changement bien considerable : car Artamene en partant pour aller au Temple, avoit commandé que l’on se hastast ; & à son retour il dit que l’on se hastoit trop ; & que ce n’estoit pas le moyen de pouvoir bien faire les choses. Il parla peu durant le disner, & mangea encore moins : pour moy, quoy que je l’eusse veû si attentif, à regarder la Princesse de Capadoce ; je ne l’avois au plus soubçonné que d’une assez forte disposition à l’aymer, si la Fortune l’eust attaché aupres d’elle : mais je n’avois pas creû qu’en si peu de temps une passion

violente eust pû naistre. Cependant, aussi tost apres le repas, Feraulas que nous avions perdu dans la presse, lors que le Roy estoit arrivé, estant revenu, & ayant appris plus particulierement, la cause du Sacrifice ; nous tirant à part Artamene & moy, Seigneur, luy dit il, il faut songer à partir d’icy, & à en partir promptement : & d’où peut venir cette precipitation qu’il faut avoir pour cela ? luy respondit le Prince en soupirant : c’est parce, luy repliqua Feraulas, que vous estes en un païs où vostre mort passe pour un si grand bien, que la croyant veritable, l’on en fait des Sacrifices aux Dieux, pour les en remercier. Je l’ay desja sçeu, repliqua le Prince sans s’émouvoir ; & puis que l’on me croit mort, l’on ne me cherchera pas vivant. Mais Feraulas, luy dis-je, sçavez vous quelque chose de plus, que ce que nous avons entendu de la bouche du Mage, qui a parlé dans le Temple ? J’ay sçeu, me respondit-il, par un des Sacrificateurs, à qui je m’en suis informé, qu’Astiage ayant esté assuré par diverses personnes, que le jeune Cyrus avoit fait naufrage ; depuis ce temps là, c’est à dire depuis trois ans qu’il y a que nous sommes partis, & qu’il croit que le Prince est mort, a fait faire en pareil jour qu’il croit que Cyrus a pery, des Sacrifices dans tous les Temples de Medie & de Capadoce, pour rendre graces aux Dieux, d’avoir fait cesser la cause apparente, du renversement de son Empire, dont les Astres l’avoient menacé. C’est donc à vous, me dit il, à songer à la seureté du Prince : & à considerer quel traitement il recevroit, s’il estoit reconnu d’un Roy & d’une Princesse, qui se resjoüissent de sa mort ; & qui en remercient les Dieux. Pendant le discours de Feraulas,

Artamene avoit esté fort pensif : mais voyant que je me preparois à luy parler, il me prevint, & me dit avec un visage assez inquiet ; ne craignez pas, Chrisante, que je sois reconnu : & croyez que si quelque chose le pouvoit faire, ce seroit la precipitation que nous aporterions à partir, qui pourroit nous rendre suspects : c’est pourquoy ne nous hastons pas tant, & ne faisons rien tumultuairement.

En disant cela il nous quitta, sans me donner le temps de luy respondre ; & fut se promener au bord de la Mer, suivy de deux Esclaves que le fameux Corsaire luy avoit donnez. Mais helas ! que cette promenade où nous le suivismes bien toust apres, fut peu agreable pour luy ! & de quelles estrangges inquietudes ne se vit il pas accable ! Car enfin Seigneur, il aimoit : & il aimoit si esperdûment, que jamais personne n’a aime avec plus de violence. Neantmoins comme cette passion, en avoit trouvé une autre en possession du cœur d’Artamene, il se fit un grand combat en son ame : & ce qu’il nous avoit dit contre l’amour en allant au Temple ; estoit cause qu’il n’osoit nous descouvrir sa foiblesse. Il y avoit mesme des momens, où ne sçachant pas trop bien si ce qu’il sentoit en luy, estoit amour, il se le demandoit en secret : quel est ce tourment que je sens, disoit il, & d’où me peut venir l’inquietude où je me trouve ? Quoy ! pour avoir veû la plus belle personne du monde, faut il que j’en sois le plus malheureux ? les beaux Objets, adjoustoit il, n’ont accoustumé d’inspirer que de la joye : d’où peut donc venir que le plus bel Objet qui sera jamais, ne me donne que de la douleur ? Je ne sçay, poursuivoit il, si ce que je soubçonne estre amour, ne seroit point quelque chose

de pire : car enfin que veux-je, & que puis-je vouloir ? Mais helas ! adjoustoit il, c’est parce que je ne sçay ce que je veux, ny ce que je puis vouloir ; que je suis inquiet, & que je suis malheureux. Je sçay bien toutefois, que si je suy mon inclination, j’aimeray la belle Mandane, toute mon ennemie qu’elle est. Mais que dis-je j’aimeray ? Ha ! non, non, j’explique mal mes pensées : & ma langue a trahi les sentimens de mon cœur. Disons donc que je sçay bien que j’aime Mandane ; que je la veux tousjours aimer ; & que je ne seray jamais heureux, que je ne puisse esperer d’en estre aimé. Mais helas ! infortuné que je suis, poursuivoit il, ne viens-je pas d’apprendre, qu’elle fait des Sacrifices pour remercier les Dieux de ma mort ? & ne viens-je pas de sçavoir, que Cyrus ne luy peut jamais plaire que dans le Tombeau, où elle le croit ensevely ? Apres cela, il estoit quelque temps un peu plus en repos : s’imaginant que cette consideration seroit assez forte, pour le guerir de cette passion naissante. Mais tout d’un coup, l’esperance qui seule fait vivre l’amour ; & qui s’attache mesme aux choses les plus impossibles, pour entretenir dans une Ame ce feu consumant qui la devore, & qui ne peut subsister sans elle ; luy persuada qu’Artamene n’estoit plus Cyrus : & qu’il ne devoit presque plus prendre de part, à ce que l’on seroit contre luy, tant qu’il ne seroit fait que contre le fils du Roy de Perse : & qu’ainsi encore que Cyrus fust haï, Artamene ne laisseroit pas d’estre aimé, s’il en cherchoit les moyens, & qu’il taschast de s’en rendre digne par ses services. Mais au milieu de ce raisonement flateur, cét ardent desir d’aquerir de la gloire, qui jusques là avoit esté Maistre de son cœur, commença de disputer

la victoire à la Princesse de Capadoce : & d’abord qu’il retourna les yeux vers cette éclatante Rivale de Mandane, il la vit briller de tant d’appas, qu’il pensa ne les tourner plus vers la Princesse. Quoy, disoit il, je pourrois abandonner une Maistresse, qui ne manque jamais de recompenser ceux qui la suivent ! & de qui la servitude est si glorieuse, qu’elle ne donne pas moins que des Couronnes, & une immortelle renommée, à ceux qui luy sont fidelles. Qu’est devenu, disoit il, ce puissant desir d’estre connu de toute la Terre ? moy qui me veux cacher sous le faux Nom d’Artamene, & qui me veux ensevelir tout vivant, pour satisfaire mes Ennemis ? N’ay je quitté la Perse, que pour devenir Amant de la Princesse de Capadoce ? & n’ay-je cessé d’estre Cyrus, que pour estre l’Esclave d’une personne, qui fait des Sacrifices de rejoüissance pour ma mort ; & qui me repousseroit peut-estre de sa propre main dans le Tombeau, si elle m’en voyoit sortir ? Non non, disoit il, ne soyons pas assez foibles pour nous rendre si facilement : & ne soyons pas assez lasches, pour nous enchainer nous mesme. Souviens toy Artamene, adjoustoit il, combien de fois l’on t’a dit en Perse, que l’amour estoit une dangereuse passion : dispute luy donc, l’entrée de ton cœur, & ne souffre pas qu’elle en triomphe. Mais helas ! adjoustoit il tout d’un coup, que dis-je ? & que fais-je ? je parle de liberté, & je suis chargé de fers : je parle de regner, & je suis Esclave : je parle d’ambition, & je n’en ay plus d’autre que celle de pouvoir estre aimé de Mandane : je parle de gloire, & je ne la veux plus chercher qu’aux pieds de ma Princesse : Enfin, je sens bien que je ne suis plus à moy mesme ; &

que c’est en vain que ma Raison se veut opposer à mon amour. Mes yeux m’ont trahi ; mon cœur m’a abandonné ; ma volonté a suivi Mandane ; tous mes desirs me portent vers cette adorable Personne ; toutes mes pensées sont pour elle ; je n’aime presque plus la vie, que par la seule esperance de l’employer à la servir ; & je sens mesme que ma Raison, toute revoltée qu’elle paroist estre contre mon cœur, commence de me parler pour ma Princesse. Elle me dit secretement, que cette belle passion est la plus noble Cause de toutes les actions heroïques : qu’elle a trouvé place dans le cœur de tous les Herois : que l’illustre Persée, le premier Roy de ma Race, s’en laissa vaincre tout vaillant qu’il estoit, d’abord qu’il eut veû son Andromede : que les Dieux mesmes s’y trouvent sensibles : qu’elle n’est lasche que dans le cœur des lasches : & qu’elle est heroïque dans l’ame de ceux qui sont veritablement genereux. Enfin elle me dit que Mandane estant la plus belle chose du monde, je suis excusable d’en estre amoureux : & n’osant pas m’avouër que j’en dois estre loüé ; elle m’assure du moins, que je n’en suis pas fort blasmable. Suivons donc, suivons cette amour, qui nous emporte malgré nous, & ne resistons pas davantage à une Ennemie que nous ne pourrions jamais vaincre : & que nous serions mesme bien marris d’avoir surmontée.

Apres une agitation d’esprit si violente, le Prince commençant de revenir sur ses pas ; & nous ayant joints Feraulas & moy, je le trouvay si changé, que j’en demeuray surpris : il paroissoit dans ses yeux beaucoup de tristesse : & je ne sçay quelle inquietude en toutes ses actions, qui commença de m’en donner à moy mesme.

Seigneur, (luy dis-je en le separant un peu, des autres qui nous suivoient) j’ay peine à comprendre, d’où peut venir la melancolie, qui paroist sur vostre visage : car encore que les Sacrifices de remerciment que l’on fait icy pour vostre mort, ne soient pas une chose agreable ; neantmoins je ne juge pas qu’une Ame comme la vostre, soit capable de s’en laisser ébranler. Vous, dis-je, qui avez desja méprisé la mort plus d’une fois, sous la plus effroyable forme, où l’on la puisse rencontrer. Vous avez raison Chrisante, me dit il, de croire que cette rejoüissance publique de ma perte, ne fait pas ma douleur particuliere : car enfin je suis assuré, que toutes les fois que Cyrus voudra ressusciter, cette fausse joye de ses ennemis sera bien tost changée en une veritable affliction. Mais Chrisante, j’aurois bien d’autres choses à vous dire, si j’en avois la hardiesse ; mais je vous advouë que vostre sagesse me fait peur. Seigneur, luy dis-je, il faut estre si sage en l’âge où vous estes, pour apprehender la sagesse d’autruy, comme vous dites que vous faites ; que cela seul me persuade, que je n’ay rien à craindre de vous : & que cette sagesse dont vous parlez, n’aura rien à faire qu’à vous loüer, quand mesme vous m’aurez apris vos secrettes pensées. Je ne sçay pourtant, me dit il, si vous pourrez sçavoir que… A ces mots il fut impossible à Artamene d’achever ce qu’il vouloit dire : & cherchant à s’expliquer sans le pouvoir faire ; & changeant de couleur, & me regardant, avec un sous-ris accompagné d’un souspir ; devinez, me dit il, mon cher Chrisante, ce que je n’oserois vous apprendre : & ce que vous blasmerez sans doute, dés que vous l’aurez apris. Lors que j’entendis parler Artamene

de cette sorte, l’attention que je luy avois veuë au Temple, à regarder la Princesse, & tout ce qu’il avoit fait depuis ; furent cause que je me persuaday, qu’il en estoit amoureux. Si bien que me souvenant de ce qu’il m’avoit dit, auparavant que d’entrer dans ce Temple, où il avoit veû Mandane ; n’est-ce point, luy dit-je, Seigneur, que Venus a voulu se vanger de vous, & que Mars n’a pû vous deffendre contre Venus ? Je luy dis cela en riant ; ne voulant pas presupposer que cette passion peust estre autre chose, qu’une simple galanterie : & une legere disposition, à pouvoir aimer cette Princesse. Mais helas ! Artamene qui demandoit de moy des sentimens plus tendres & plus pitoyables ; en m’advoüant sa deffaite, me respondit d’une maniere, qui me fit bien voir qu’il ne faloit pas de mediocres remedes pour le guerir, d’un mal aussi grand que le sien. Je n’oubliay donc rien pour cela : & apres qu’il m’eut advoüé ce mal, je luy representay tout ce que je pus, pour le détourner de cette pensée. Je luy fis voir le peu de raison qu’il y avoit, d’aimer si esperdûment, ce qu’il avoit si peu veû : & le peu d’apparence qu’il y avoit aussi, qu’il peust esperer d’en estre jamais aimé. Car luy disois-je, Seigneur, si vous paroissez comme Cyrus, bien loing de pouvoir plaire à la Princesse, vous luy donnerez de l’aversion : & Astiage tout au moins, vous chargera de chaines & de fers. Si vous n’estes aussi qu’Artamene, que pouvez vous esperer de Mandane ? & que peut pretendre un simple Chevalier, de la fille d’un grand Roy ? & d’une Princesse qui est regardée, comme devant succeder à la Couronne de Medie ; à celle de Capadoce & de Galatie ; & mesme à celle de Perse ? Car comme l’on vous croit mort, Astiage &

Ciaxare se preparent sans doute desja à l’usurper, si Cambise meurt le premier : quoy qu’ils sçachent bien l’un & l’autre, que la Royauté parmy les Persans est elective : encore qu’elle soit depuis long temps par succession, dans l’illustre Maison des Persides. Revenez donc Seigneur, revenez à la raison : & ne vous perdez pas legerement. Les Dieux, adjoustay-je, n’ont pas predit de vous de si grandes choses, pour ne vous amuser qu’à faire l’amour. Que voulez vous que j’y face ? me respondit le Prince en m’embrassant ; je ne me suis pas rendu sans combattre : & je me suis dit à moy mesme, tout ce que vous venez de me dire. Si bien Chrisante, que tout ce que je puis est de vous promettre, de faire encore de nouveaux efforts pour me guerir : Mais pour cela, il me faut du temps : c’est pourquoy ne pressez pas tant nostre départ : & donnez moy quelques jours à me resoudre. Seigneur, luy repliquay-je, l’amour est une espece de maladie, de qui le venin est contagieux : & d’une nature si maligne & si subtile, que l’on ne sçauroit fuir avec trop de diligence, les jeux où l’on s’en peut trouver atteint. Ceux qui sont empoisonnez, me repliqua le Prince, emportent le poison avec eux en changeant de place : c’est pourquoy ne me pressez pas davantage de partir, je vous en conjure : si vous ne voulez rendre mon mal, encore plus grand qu’il n’est. Mais si vous estes reconnu, luy dis-je, vostre perte est indubitable : elle la seroit encore plus si je partois, me respondit-il ; c’est pourquoy donnons quelque chose à la Fortune, & ne parlons point encore de partir.

Le Prince me dit cela d’une maniere, qui me fit connoistre qu’il faloit avoir quelque indulgence pour luy : joint qu’aussi bien nostre Vaisseau

n’estoit pas en estat de nous permettre de faire voile si tost. Le lendemain Artamene retourna au Temple de Mars ; & faignant de vouloir s’informer des particularitez du Païs il parla à un des Sacrificateurs : Mais en effet, ce fut pour avoir sujet de luy parler de la Princesse. Ce Mage, qui se trouva estre un homme d’esprit, apres avoir respondu à cent questions indifferentes, que luy fit Artamene ; ne venant pas de luy mesme où il desiroit qu’il vinst ; ce Prince ne sçachant par où commencer à luy parler de Mandane, luy demanda si Ciaxare n’avoit jamais eu d’autres Enfans, que la Princesse sa Fille ? Non, luy dit ce Sacrificateur ; & ce qu’il y a en cela de fort extraordinaire, c’est que tous les Peuples qui ont accoustumé de desirer plus tost un Roy qu’une Reine ; ont cessé d’avoir cette fantaisie, depuis que la Princesse Mandane a esté en âge de raison. Car, adjousta t’il, sa vertu a paru avec tant d’éclat, aux yeux de ces Peuples ; que quand la chose seroit à leur choix, ils ne voudroient pas changer cette Reine pour un Roy. Artamene ravi d’entendre parler ce Mage de cette sorte, luy dit que si la beauté de l’ame de cette Princesse, respondoit à celle du corps, il faloit sans doute qu’elle fust admirable en toutes choses. Plus encore mille fois, luy respondit le Sacrificateur, que vous ne pouvez vous l’imaginer : car enfin elle possede la beauté sans affectation & sans vanité : elle est prés du Thrône sans orgueil : elle voit les malheurs d’autruy avec compassion : elle les soulage avec vonté : & ceux qui l’approchent plus souvent que je ne fais, disent qu’elle à des charmes inevitables dans sa conversation. Pour moy qui ne puis & qui ne dois parler, que des sentimens

de pieté, qu’elle tesmoigne avoir envers les Dieux, je puis assurer, qu’il n’y a pas au monde une Personne plus vertueuse qu’elle, ny plus esclairée en toutes les choses qui peuvent estre comprises par l’esprit humain. En un mot, adjousta ce Mage, elle est la gloire de son Sexe, & presque la honte du nostre : tant il est vray qu’elle est au dessus de tout ce qu’il y a de Grand sur la Terre. Je vous laisse à juger. Seigneur, si l’amoureux Artamene avoit une joye bien sensible, d’aprendre qu’il ne s’estoit pas trompé ; & si sa passion n’en augmenta pas encore : il me regarda plusieurs fois pendant le discours de ce Sacrificateur : comme pour se resjouïr avec moy, de trouver une si puissante excuse à sa foiblesse. Mais comme il ne se lassoit pas d’une conversation qui luy estoit si agreable ; pour la faire durer plus long temps, il demanda encore à ce Mage, si elle venoit souvent à leur Temple ? Quand elle est à Sinope, luy respondit il, elle y vient presque tous les jours : mais du moins ne pouvons nous pas manquer de la voir tous les ans à pareil jour que celuy d’hier : car elle y vient tousjours avec le Roy, pour y remercier les Dieux, de la mort d’un jeune Prince qui eust usurpé toute l’Asie s’il eust vescu. Elle haït donc bien sa memoire ; (interrompit Artamene en changeant de couleur) & elle est bien aise de la mort de celuy, qui l’auroit, dit on, empeschée d’estre Reine de tant de Royaumes. Je n’ay pas remarqué ce sentiment là dans son esprit, reprit le Sacrificateur ; & je la croy trop sage pour porter sa haine au delà du Tombeau : ny mesme pour haïr un homme qu’elle n’a pas connu, & que l’on disoit estre fort accompli. Elle est trop sçavante, adjousta t’il, dans les choses de la Religion,

pour ignorer qu’il faut recevoir avec un respect égal, tous les biens & tous les maux que le Ciel nous envoye : comme elle sçait que les Conquerans & les Usurpateurs, n’agissent que par les ordres des Dieux, qui veulent en ces occasions, chastier ceux qu’ils renversent du Thrône ; je m’imagine que si elle a de la joye, c’est de connoistre par la mort de ce jeune Prince, dont les Astres & les Victimes nous menaçoient ; que les Dieux sont apaisez. Mais cette joye, est une joye tranquile ; qui n’estant accompagnée ny de haine, ny de colere, laisse l’ame en son assiette naturelle, & toutes ses passions en repos. Remercier les Dieux de la mort d’un homme, à le considerer simplement comme homme ; seroit une impieté & un sacrilege, plustost qu’un acte de devotion ; dont le Roy, la Princesse, ny les Mages, ne seroient jamais capables : Mais les remercier de la mort des Tyrans, & des Usurpateurs, comme d’une chose qui eust renversé des Thrônes, & desolé des Empires ; c’est faire une action de Justice & de Pieté tout ensemble, qui ne choque ny l’humanité ny l’equité. Artamene escoutoit tout ce que luy disoit cét Homme, avec des sentimens si differens, & si contraires, qu’il men faisoit compassion : car tantost il avoit de la joye ; & tantost de la douleur : tantost de l’esperance, & tantost du desespoir. Mais apres tout, il estimoit son bonheur fort grand, d’avoir apris que Mandane avoit autant d’esprit & de vertu que de beauté. Cependant, comme ce Sacrificateur avoit trouvé quelque chose en la personne d’Artamene, qui luy plaisoit infiniment ; aimable Estranger, luy dit il, si vous aimez à voir les belles Ceremonies, revenez à ce Temple dans trois jours : car celle que l’on y fera, sera beaucoup plus magnifique &

plus superbe, que n’a esté celle que vous y avez veuë. Artamene l’ayant prié de luy dire ce que ce seroit ; ce Sacrificateur luy aprit, qu’un Prince voisin de la Capadoce, qui estoit Roy de Pont & de Bithinie, & duquel il luy dit beaucoup de bien ; estant devenu fort amoureux de la Princesse Mandane, avoit envoyé des Ambassadeurs à Ciaxare, pour la demander en mariage. Artamene tout troublé de ce discours, ne luy donna pas le loisir de l’achever : & luy demanda en l’interrompant ; si cette Ceremonie seroit pour les Nopces de cette Princesse ? Non, luy respondit le Mage : car nous avons gardé une coustume des Assiriens, qui ont esté nos anciens Maistres ; qui veut que le lors qu’il n’y à qu’une Princesse à succeder à la Couronne, elle ne puisse espouser de Prince Estranger. C’est pourquoy Ciaxare a refusé le Roy de Pont : qui ne s’estant pas contenté de cette responce ; & ne pouvant se guerir, de la passion qu’il a pour cette Princesse ; a fait alliance avec le Roy de Phrygie, & a declaré la guerre à celuy de Capadoce. Si bien que les Troupes estant prestes à marcher dans peu de jours, le Roy & la Princesse viendront icy, dans le temps que je vous marque, pour demander aux Dieux, & principalement a celuy auquel ce Temple est consacré, luy qui preside dans les combats ; l’heureux succés d’une guerre si importante, puis qu’elle regarde les Loix fondamentales de l’Estat. Artamene surpris d’aprendre tant de choses differentes tout à la fois ; & qui luy donnoient aussi de fort differents sentimens n’eut plus la force de faire de nouvelles questions à ce Sacrificateur : de sorte qu’apres l’avoir remercié en peu de paroles, il s’en separa civilement.

Et comme il s’estoit enfin resolu, de ne cacher plus ses sentimens, ny à Feraulas, ny à moy, parce qu’il ne pouvoit recevoir assistance que de nous ; aussi tost que nous fusmes en liberté, fut il jamais, nous dit il, rien de comparable à la bizarrerie de mon destin ? Et ne diroit on pas, que les Dieux ont resolu, de me faire esprouver en un seul jour, toutes les passions les plus violentes ? A peine ay-je de l’amour, que j’ay desja de la jalousie : je n’apprens pas plustost, que Mandane a autant d’esprit que de beauté, que j’apprens que cét Esprit, & cette beauté, luy ont acquis le cœur d’un Prince ; & d’un excellent Prince, que la seule coustume de Capadoce a fait refuser. Mais qui sçait si cette Princesse ne desaprouve point cette coustume dans son cœur ? & si je n’aime point une Personne, de qui l’ame est preoccupée ? Mais helas, disoit-il, cette coustume qui me met un peu de seureté du Roy de Pont, me desespere pour moy mesme ! Car s’il est Estranger, je le suis aussi : & par cette raison, & par beaucoup d’autres, je n’y dois jamais rien pretendre. Seigneur, luy dis-je, si toutes les difficultez que vous pouvez imaginer, vous peuvent faire changer de dessein, figurez les vous encore plus grandes mille fois que vous ne faites ; j’y consens de fort bon cœur : mais si cela n’est pas, ne vous inquietez point sans sujet : & ne vous formez pas vous mesme des Monstrres pour les combattre, & peut-estre pour en estre vaincu. Non Chrisante, me respondit il, n’esperez jamais de me voir changer de resolution : principalement aujourd’huy, que je puis satisfaire tout ensemble, le desir que j’ay pour la Gloire, & la passion que j’ay pour Mandane. Car enfin, puis que je trouve la guerre en Capadoce je n’ay que faire de l’aller chercher

dans Ephese. Mais Seigneur, luy dis-je, s’il arrivoit que vous fussiez connu, en quel peril ne vous exposeriez vous pas ? Ce n’est point par la consideration du peril, reprit Artamene, que l’on me peut faire changer de resolution : au contraire, toutes les entreprises dangereuses, sont celles que je dois chercher avec le plus de soin. Cependant pour vous mettre en repos, me dit il, sçachez que je suis resolu de faire de si belles choses en cette guerre sous le Nom d’Artamene, qu’apres cela, Cyrus pourra mesme sortir du Tombeau, sans devoir craindre d’y rentrer. Mais Seigneur, luy dis-je, puis que le Roy vostre Pere, & la Reine vostre Mere vous croyent mort, n’y aura-t’il point quelque inhumanité, de les laisser dans une creance, qui sans doute les afflige infiniment ? Et quoy Chrisante, me dit alors le Prince, ne croyez vous pas aussi bien que moy, que ce bruit de ma mort, n’aura esté qu’une adresse de la Reine ma Mere ? qui pour empescher qu’Astiage ne me fist chercher par toute la Terre, aura enfin apris sa cruauté à Cambise ; de son consentement aura fait semer cette fausse nouvelle ; & l’aura peut-estre elle mesme fait donner à Astiage, comme si elle estoit veritable. Ainsi la raison dont vous me voulez combattre, est trop foible pour me vaincre, & pour me faire changer de resolution. Il est certain que je trouvois quelque apparence à ce que le Prince disoit : ne pouvant m’imaginer, par quelle autre voye ce bruit de naufrage auroit pû estre si universel. Neantmoins je ne laissay pas tout de nouveau, de luy vouloir persuader, de se deffaire de sa passion : de vouloir s’esloigner d’une Cour, si dangereuse pour luy : & de vouloir donner au Roy son Pere, & à la Reine sa Mere, quelque certitude de sa vie.

Mais pour le premier, c’estoit luy demander une chose impossible : pour le second comme nul danger ne pouvoit ébranler son ame, c’estoit sans doute une mauvaise raison à luy dire, que celle dont je ne me servois, que parce que je n’en avois pas de meilleure : Et pour le dernier, sçachez, me dit il, Chrisante, que Cyrus n’apprendra jamais au Roy de Perse, en quelle Terre il habite ; qu’Artamene ne se soit rendu si fameux, qu’il soit connu de toute l’Asie. Ouy, me dit il, Chrisante, je veux qu’Astiage estime Artamene ; que Ciaxare le favorise ; que le Roy de Pont le craigne ; & que Mandane l’aime : autrement il s’ensevelira dans le Tombeau de Cyrus : & mourra effectivement plustost, que de ne faire pas tout ce qui sera en son pouvoir, pour satisfaire pleinement, la passion qu’il a pour la Gloire, & l’amour qu’il a aussi, pour la Princesse de Capadoce. Seigneur, luy dis-je, vous m’avez demandé du temps pour vous resoudre ; & je vous en demande à mon tour : ne m’estant possible de ceder si promptement à vostre passion : & d’entrer dans les sentimens d’une personne, de qui la raison estant preoccupée, doit me les rendre suspects. Nous nous separasmes de cette sorte : & le Prince estant bien aise de demeurer seul avec Feraulas, qui comme plus jeune que moy, n’estoit pas si contraire au dessein d’Artamene ; je me retiray, pour aller songer à loisir, à ce que je devois faire, en une rencontre si fascheuse. Pour Artamene, il ne faut pas demander de quoy il s’entretint avec Feraulas : Mandane estoit la seule chose, dont il luy pouvoit parler : il luy demanda s’il n’advoüoit pas, que c’estoit la plus belle Personne du monde ? & comme il luy respondit, que toute la Perse n’avoit rien qui luy fust

comparable : Ce n’est pas encore assez, luy repliqua le Prince, mais dites que toute la Grece (elle qui se vante d’estre la premiere partie du Monde, pour la beauté des Femmes qui l’habitent) n’a rien qui ne soit mille degrez au dessous de celle que j’adore. Dittes que cette fameuse Image de Venus, que nous avons veuë en Chypre, & des charmes de laquelle, l’on dit que personne n’a jamais approché ; est absolument sans graces, si on la compare à la Princesse de Capadoce : tant il est vray qu’elle est au dessus de tout ce qu’il y a de beau en l’Univers. Je vous exagere, Seigneur, peut-estre un peu plus que je ne devrois, tous ces petits effets de la passion d’Artamene : mais comme je fus contraint de luy ceder ; il me semble que c’est me justifier en quelque façon, que de vous faire voir, que je souffris un mal, que je ne pouvois guerir : & que j’enduray ce que je ne pouvois empescher.

Cependant, le jour de ce Sacrifice dont l’on avoit parlé à Artamene estant venu, il ne manqua pas de s’y trouver : & d’estre mesme plus diligent que tous les Mages ; estant arrivé au Temple, que les portes n’en estoient pas encore ouvertes. Mais quoy que nous y allassions si matin, nous trouvasmes pourtant que ce jeune Estranger que nous y avions rencontré la premiere fois, nous avoit desja devancez, & attendoit que l’on les ouvrist. Mon Maistre sans en sçavoir la raison, eut quelque secret despit, de le trouver en ce lieu là ; & de voir qu’il avoit esté plus diligent que luy. Ne pouvant toutefois s’empescher avec bien-seance de luy parler, il le fit du moins d’une maniere, qui descouvrit une partie de son chagrin, & qui me surprit beaucoup : car il ne fut jamais un esprit plus doux, ny plus civil que le sien. Aussi

ne fut ce pas tant par ces paroles, que par le ton de sa voix, que je remarquay que la rencontre de ce jeune Estranger ne luy plaisoit pas. Il faut sans doute, luy dit il en l’abordant, que vous soyez bien devot ou bien curieux, puis que vous estes si diligent, à venir voir une Ceremonie, où à mon advis vous n’avez pas grand interest : & qui n’aura pas la grace de la nouveauté pour vous, puis que vous en avez desja veû une autre. Comme vous n’avez esté gueres plus paresseux que moy, respondit ce jeune Estranger, je pourrois vous dire ce que vous me dites : mais j’aime mieux vous advoüer, que je vy de si belles choses dans ce Temple, le premier jour que nous nous y rencontrasmes, que je n’ay pû m’empescher d’y revenir. Je voudrois bien sçavoir (luy repliqua Artamene, avec assez de precipitation) ce que vous trouvastes le plus beau en cette Ceremonie : fut-ce les ornemens du Temple, l’abondance des Victimes ; la richesse des Vazes sacrez ; tout ce que firent les Mages ; l’affluence du Peuple ; la Majesté du Prince ; la magnificence de sa Cour ; ou la beauté de la Princesse ? Ce furent toutes ces choses ensemble, respondit cét agreable Inconnu ; & si je ne me trompe, adjousta t’il en rougissant, vous vous connoissez assez bien en belles Ceremonies, pour deviner facilement ce qu’un homme qui s’y connoist aussi un peu, doit avoir trouvé le plus beau, en celle dont vous parlez. Comme nous ne sommes sans doute pas de mesme Païs, repliqua mon Maistre, nos inclinations peuvent estre differentes : ainsi ce qui seroit beau pour moy, ne le seroit pas pour vous. Les Persans ne veulent point de Temples ; les Scithes ne bastissent point de Maisons ; les Grecs s’immortalisent

par des Statuës ; les Assiriens & les Medes ont des Palais magnifiques ; ainsi chacun se formant une raison à sa fantaisie, ne trouve rien de beau, que ce qui se conforme à son humeur, & se raporte à l’usage de sa Patrie. Il est certaines Beautez universelles, repliqua l’Estranger, qui sont au goust de toutes les Nations : Le Soleil plaist à tout le monde : les Diamans brillent à tous les yeux : & il est des choses enfin qui sont si parfaites, qu’elles plairoient à tous les Peuples de la Terre. Ce discours qui pouvoit estre fort indifferent, ne plaisoit pourtant point à Artamene : & je pense que s’il ne fust venu un des Sacrificateurs ouvrir la porte du Temple, cette conversation eust pû ne finir pas aussi civilement qu’elle avoit commencé : tant il est vray qu’Artamene avoit une secrette & puissant aversion pour cét Estranger, quoy qu’il eust peu d’égaux en bonne mine.

Aussi la porte du Temple ne fut-elle pas plus tost ouverte, qu’il s’en separa : & se meslant parmy d’autres gens qui estoient venus depuis nous, il évita sa conversation & sa rencontre. Il est certain que ce Sacrifice parut beaucoup plus magnifique que l’autre : car comme les Peuples s’empressent bien davantage, pour demander aux Dieux qu’ils puissent éviter les malheurs à venir, que pour les remercier, de les avoir garantis de ceux dont ils avoient esté menacez ; il y eut incomparablement plus de monde qu’au premier ; il y eut plus de ceremonies ; les Victimes y parurent plus ornées ; & toutes choses enfin y furent plus agreables à voir. La Princesse mesme, sembla encore plus belle à l’amoureux Artamene, qu’elle n’avoit fait la premiere fois qu’il l’avoit veuë : & comme l’Amour est ingenieux dans ses caprices ; il fit remarquer à mon Maistre,

que Mandane prioit les Dieux avec plus de ferveur, & plus d’attention, qu’elle n’avoit fait l’autrefois ; ce qui d’abord luy donna beaucoup de joye ; luy semblant qu’il y avoit quelque chose d’avantageux pour luy, qu’elle priast plus ardemment les Dieux, pour le bon succés de la guerre, que pour leur rendre grace de sa mort. Mais un moment, apres il passa de la joye à l’inquietude : car qui sçait, disoit il, si de l’heure que je parle, elle ne prie point pour mon Rival ? & si les vœux secrets qu’elle fait en son cœur, ne contredisent point ceux que l’on fait en public ? peut-estre qu’elle prie également, pour le Roy de Capadoce, & pour celuy de Pont : & que l’heureux succés de la guerre qu’elle demande, est l’heureux succés de l’affection qu’elle à pour ce Prince. Mais que fais-je, insensé que je suis ? reprenoit il, j’offense une Princesse de qui la vertu est sans tache : & de qui l’ame sans doute, n’est preoccupée d’aucune passion. Je le voy dans ses yeux ; je le juge par toutes ses actions ; & peut-estre que je ne trouveray son cœur que trop insensible, & que trop incapable d’amour. Enfin Seigneur, (pour n’abuser pas de vostre patience) cette seconde veuë acheva, ce que la premiere avoit commencé : il arriva mesme une chose, qui contribua encore beaucoup, à augmenter la passion d’Artamene : qui fut que le Sacrifice estant achevé, la Princesse ne sortit pas si tost du Temple, comme l’autrefois. Au contraire, elle y demeura apres le Roy : & la plus grande partie du Peuple, sçachant la coustume qu’elle avoit, d’y estre tousjours assez long temps apres la Ceremonie, lors qu’elle devoit tarder à Sinope ; se retira insensiblement, & la laissa dans la liberté d’achever ses devotions.

Pour Artamene, il n’en alla pas ainsi, car il ne sortit du Temple qu’avec elle : non plus que cét autre jeune Estranger, dont j’ay déja parlé plus d’une fois ; que j’observay n’estre pas plus diligent à sortir que nous, & que je vis tousjours devant Mandane. Comme ce Sacrificateur, auquel mon Maistre avoit parlé il y avoit trois jours, l’eut reconnu parmy la presse ; il s’aprocha de luy ; & le voulant favoriser, comme un Estranger curieux ; & comme un homme dont la mine & la conversation luy avoient plû, & luy estoient demeurées dans la memoire ; Si vous voulez, luy dit il tout bas, vous donner un peu de patience, vous pourrez entendre parler la Princesse quand elle sortira, car j’ay quelque chose à luy dire. Artamene ravy de cette heureuse rencontre, remercia ce Mage tres civilement de ce bon office : & se prepara à recevoir un plaisir, qu’il n’avoit pas attendu si tost. Icy encore nostre jeune Inconnu, profitant de l’advis qu’il entendit donner à mon Maistre, commença de s’aprocher du Sacrificateur, avec un empressement estrangge. La Princesse s’estant donc levée pour s’en aller ; comme elle fut assez prés de la porte du Temple, ce Sacrificateur s’approcha d’elle, suivy de mon Maistre, comme mon Maistre de nostre Estranger ; & la supplia de vouloir employer son credit, pour obtenir du Roy son pere, que dans la guerre que l’on alloit entreprendre, l’on apportast un soin particulier, à la conservation des Temples. Car Madame, luy dit il, les Dieux sont les Dieux de tous les Hommes : la Capadoce à des Autels, aussi bien que le Pont en a : & comme la Victoire peut changer de Party, il ne faut pas enseigner aux Ennemis, à commettre des Sacrileges : ny s’attirer sur les bras des Dieux irritez, pensant n’avoir

à combattre que des hommes. La Princesse qui trouva cette priere juste ; remercia le Sacrificateur de la luy avoir faite : & l’assura qu’elle auroit un soin particulier, d’empescher que ce desordre n’arrivast, comme il estoit autrefois arrivé, durant les guerres des Scithes en Medie & en Assirie : & qu’elle en parleroit au Roy, de la façon qu’elle devoit. Mais sage Thiamis, (luy dit elle, car il se nommoit ainsi) pour mieux conserver vos Temples, demandez la paix aux Dieux, & ne vous en lassez jamais : car enfin, tant que la guerre durera, je n’auray pas l’esprit en repos : & de l’humeur dont je suis, j’avouë que j’aimerois mieux la paix que la Victoire. Demandez donc au Ciel, luy dit elle, qu’il change le cœur du Roy de Pont : & qu’il porte tousjours celuy du Roy mon Pere, à preferer le bien general de ses Subjets, à sa gloire particuliere. A ces mots, la Princesse se retira : & laissa Artamene aussi charmé de sa sagesse que de sa beauté. Car encore qu’elle eust dit peu de chose, il n’avoit pas laissé de trouver dans le son de sa voix ; dans la pureté de son expression ; & dans le sens de ses paroles ; dequoy se persuader, qu’elle avoit beaucoup d’agrément en la conversation ; beaucoup d’esprit ; beaucoup de bonté ; & beaucoup de vertu. Enfin, Seigneur, Artamene ne fut plus en estat d’estre guery : & quoy que je pusse faire, il ne voulut plus m’escouter.

Cependant, lors que nous fusmes retournez à la ville, venant à examiner la chose de plus prés, je trouvay qu’elle n’estoit pas aussi dangereuse, qu’elle me l’avoit paru d’abord : car qui sçait, disois-je, si ce n’est point par cette innocente voye, que les Dieux malgré toute la prudence d’Astiage, & toutes ses craintes, veulent conduire

Artamene au Thrône des Medes, & le rendre Maistre de toute l’Asie ? est il à croire, que ces Souveraines Puissances, qui ne font jamais rien sans raison, ayent fait predire par les Mages, tant de grandes choses de Cyrus inutilement ? l’auront il exposé au danger d’estre devoré par les Lions & par les Tigres ; l’auront il sauvé miraculeusement ; l’auront il rendu si accomply ; luy auront il donné de si grandes inclinations ; l’auront il fait errer parmy tant de Peuples sans s’y arrester ; l’auront il sauvé du dangereux combat qu’il fit contre le fameux Corsaire ; l’auront il conduit malgré luy chez ses Ennemis ; l’auront il amené à Sinope par une tempeste ; l’auront il fait assister à un Sacrifice, fait pour sa mort ; l’auront il fait devenir amoureux, de la Princesse qui l’offroit ; auront ils, dis-je, fait toutes ces choses pour le perdre ? Non, non, cela n’est pas possible : & si les Dieux ne le destinoient point à une meilleure fortune, ils l’auroient laissé déchirer par les bestes sauvages, ou il auroit pery sur la mer ; il eust esté tué dans les dangereux combats ; qu’il a faits, ou ce Port nous eust esté un escueil. De plus, disois-je, il n’est presque pas possible, qu’Artamene soit reconnu pour estre Cyrus : car enfin les Capadociens ne vont guere en Perse : la seule fois que Ciaxare y envoya, son Ambassadeur estoit de Medie ; & j’ay sçeu qu’il n’est plus en cette Cour, & qu’il s’en est retourné à Ecbatane. Joint que de tous les lieux où il pourroit estre reconnu, celuy cy apparamment seroit le moins dangereux que l’on peust choisir : estant certain que quand par une joye que je ne puis iamginer. Astiage viendroit à sçavoir qu’Artamene seroit Cyrus, il n’est pas croyable qu’il peust mal-traiter un Prince, qu’il trouveroit les armes

à la main, pour les interests de Ciaxare qui est son fils : ny que Ciaxare son fils qui regne seul en Capadoce, voulust se des-honorer, pour les frayeurs de son Pere, qu’il n’a pas si grandes que luy. Au lieu qu’en toute autre Cour Astiages s’imaginant qu’Artamene y caballeroit pour luy susciter des Ennemis, n’oublieroit rien pour le perdre, s’il venoit à sçavoir qu’il y fust. Ainsi tant qu’Astiage sera vivant, Cyrus ne sçauroit estre plus seurement, que dans l’Armée du Roy de Capadoce : le temps mesme que nous avons employé à nos voyages, n’a pas si peu changé ce jeune Prince qui croist ; qu’il soit fort aise à reconnoistre, par ceux qui l’ont pû voir en Medie durant sa premiere enfance, ny mesme depuis en Perse, dans un âge un peu plus avancé. Il est vray que Feraulas & moy, qui avons tenu un rang assez considerable à Persepolis, pouvons estre plus facilement reconnus : Mais ne pouvons nous pas dire, que depuis le naufrage de Cyrus, nous avons changé de Maistre ? & ne faut-il pas donner quelque chose à la Fortune ? Et puis apres tout, qui sçait si l’amour n’est point necessaire à la gloire d’Artamene ? l’ambition toute seule dans un jeune cœur, n’a pas toujours assez de force, pour le retenir long temps, dans un violent desir d’entasser victoire sur victoire : & comme cét âge a un grand panchant aux plaisirs, l’amour est un moyen plus aise & plus agreable, pour faire trouver de la facilité aux choses les plus penibles. De plus, comme Artamene est fort bien fait & fort aimable, qui sçait s’il ne sera point aimé comme il aime ? & si comme il est haï sans estre connu, l’on ne l’aimera point lors que l’on le connoistra ? Ce fut Seigneur, par ces raisonnemens, que je me resolus enfin, à satisfaire

mon Maistre : neantmoins, ne voulant pas me fier en ma propre raison, en une chose de cette importance ; je fis offrir le lendemain un Sacrifice aux Dieux, pour les prier de m’inspirer ce que je devois faire, dans une conjoncture si delicate. Mais il me sembla, que depuis que je l’eus offert, je me sentis si puissamment confirmé, en la resolution de laisser agir Artamene, selon les mouvemens de son amour ; que je crus en effet, que ce seroit m’opposer aux ordres du Ciel, que d’apporter un plus long obstacle à son intention. Et de cette sorte, la prudence humaine, qui est une aveugle, pour les choses de l’avenir, me fit consentir à un dessein, qui enfin à jetté mon cher Maistre dans le peril où il est. Je ne voulus pas toutefois ceder si tost en apparence : & je resistay encore un peu, à l’amoureux Artamene : mais apres avoir consenty qu’il taschast de se signaler à la guerre que l’on alloit entreprendre ; il ne falut plus songer qu’à le mettre en equipage d’y paroistre en homme de quelque condition. Nous avions encore assez de Pierreries pour cela, & mesme plus qu’il n’en faloit : de sorte que la chose estant absolument resoluë, il escrivit une lettre tres civile à Periandre ; & commanda au Capitaine de son Vaisseau, de reprendre la route de Corinthe : & de l’offrir de sa part à ce fameux Grec, au lieu du sien qui avoit esté coulé à fonds au dernier combat. Or comme le Roy & la Princesse estoient demeurez icy, Artamene les vit encore plusieurs fois l’un & l’autre : Mais quoy qu’il eust pû trouver les moyens de les salüer, il ne le voulut jamais : estant resolu de se faire connoistre, d’une façon plus glorieuse pour luy.

Cependant, ce n’estoient que preparatifs de guerre : & les nouvelles venoient

tous les jours, que le Roy de Pont & le Roy de Phrigie, s’avanuoient à grandes journées vers la Galatie. Ciaxare voulant donc les prevenir, marcha en diligence, vers le rendez-vous general, qu’il avoit donné à ses Troupes : afin de tascher s’il estoit possible, de porter la guerre chez son Ennemy, & d’entrer dans la Bithinie. Mais comme la Princesse sa fille estoit la cause de cette guerre, & qu’il eut peur que durant son absence, l’on n’entreprist quelque chose contre sa personne, il voulut qu’elle le suivist, jusques à une ville appellée Ancire ; qui n’est pas fort esloignée du lieu par où il avoit resolu d’entrer en Païs ennemy. Pendant cela, Artamene n’estoit occupé, qu’à donner ordre aux choses qui luy estoient necessaires : c’est à dire, à des Armes, à des Chevaux, & à des Tentes. Il rencontra diverses fois ce jeune Estranger, qu’il avoit veû au Temple de Mars : & le mesme homme qui vendit des Armes à Artamene, en vendit aussi à Philidaspe ; car c’estoit le Nom que cét Inconnu portoit. Si bien que s’estant rencontrez en ce lieu-là, ils sçeurent l’un de l’autre, qu’un mesme desir de Gloire, les faisoit resoudre de se trouver à cette guerre, & en tesmoignerent l’un & l’autre assez peu de satisfaction. Mais, Seigneur, pour ne m’arrester pas si long temps, sur des choses qui ne sont pas absolument necessaires à mon recit ; Nous fusmes au rendez vous ; le Roy y fit la reveuë de ses Troupes ; & nous marchasmes droit à l’Ennemy. Ce ne fut pourtant pas sans douleur, qu’Artamene vit partir la Princesse Mandane pour aller à Ancire, où deux mille hommes luy firent escorte, & furent laissez pour sa Garde. Mais enfin, comme c’estoit son destin de souffrir tout ce que l’Amour

peut faire endurer de rigoureux, auparavant qu’il eust seulement dit qu’il aimoit ; il falut se resoudre à cette absence, & s’en consoler par l’espoir de la victoire & du retour. Mon Maistre se rangea donc dans l’Escadron des Volontaires : tant pour camper, & pour combatre, plus prés de la personne du Roy ; que parce que dans ces Troupes qui n’obeïssent qu’au General mesme, & qui n’ont point de Capitaine particulier ; il est plus aisé de cacher qui l’on est : & plus aisé encore à ceux qui se veulent signaler, par des actions extraordinaires, d’en pouvoir trouver l’occasion. L’Armée de Ciaxare estoit composée de quarante mille hommes, & celle des Ennemis de cinquante mille : je ne m’amuseray point, Seigneur, à vous dire le nombre des gens de trait ; ny de ceux qui lançoient le javelot ; des gens de pied, ou des gens de cheval ; puis que cela ne serviroit de rien à mon discours : & qu’ayant encore tant de Combats, & tant de Batailles à vous raconter ; il n’est pas juste que je m’estende beaucoup à celle-cy : car enfin, ce n’est pas l’Histoire de Capadoce que je compose ; c’est celle d’Artamene que je vous raconte. Je vous diray donc seulement, que les deux Armées estant en presence, je ne vy jamais Artamene si content : il estoit armé ce jour là, d’une façon assez remarquable : ses Armes estoient brunies, & toutes couvertes de flames d’or. Son pennache ondoyant, & tombant jusques sur la croupe de son cheval, estoit d’une couleur de feu, tres vive : & ce cheval suivant l’usage du Païs, estoit tout bardé de mailles d’acier, moitié brunies & moitié dorées. Artamene voulut porter deux javelines à la main gauche, avec son bouclier au mesme bras : une autre javeline

à la main droite, & une espée courte & large à son costé, pour s’en servir plus commodément, lors qu’il seroit meslé parmy les Ennemis. Jamais je ne le vy si fier ny si beau : & quoy que la Perse ait peu de bons hommes de cheval, il fit pourtant aller le sien avec tant de justesse, & d’un si bel air ; que son adresse le fit remarquer à tout le monde, aussi bien que sa bonne mine.

Les Armées estant donc en estat de venir aux mains, & la charge ayant sonné de part & d’autre ; Artamene qui s’estoit mis au premier rang, ne vit pas plustost branler les premiers Escadrons ; qu’il partit à l’instant comme un foudre ; devança tous les nostres de plus de cent pas ; & fut fondre sur les Ennemis, avec une hardiesse qui les mit en desordre ; qui rompit leurs rangs ; & qui porta d’abord la mort & la terreur, bien avant dans leur Armée. Et certes je me suis souvent estonné comment il ne succomba point, en cette premiere Bataille : estant certain, qu’il essuya toutes les fleches, que les Ennemis tirerent. Apres que ce funeste nuage qui obscurcit l’air à l’approche des deux Armées, fut dissipé, & qu’elles vindrent à se mesler ; Artamene y fit des choses, qui surpassent tout ce que l’on s’en peut imaginer : ces trois javelines porterent la mort à trois des plus braves : & lors qu’il vint à tirer l’espée, malheur à quiconque se trouva devant ses pas : & malheur encore plus grand, à quiconque eut la temerité de l’attendre. Il chercha le Roy de Pont autant qu’il pût, pour s’attacher à un combat particulier avec luy, mais il ne le pût trouver ; le hazard voulant que lors qu’il estoit d’un costé, le Roy de Pont estoit de l’autre. Et quoy que sa valeur éclaircist tous les rangs ; qu’il rompist tous les Escadrons qu’il rencontroit ; & que rien ne peust resister à son

courage ; il n’en estoit pourtant pas satisfait : & il luy sembloit, qu’à moins que de tüer ou de faire prisonnier le Roy de Pont, c’estoit ne s’estre pas signalé. Ce qui l’excita encore davantage à bien faire, ce fut que malgré le desordre & la confusion d’une Bataille, il reconnut Philidaspe : & remarqua que c’estoit sans doute, un des plus vaillants hommes du monde. Cette valeur extraordinaire luy donnant de l’estime & de l’estonnement, luy donna aussi de l’emulation : & il commença de faire un nouvel effort de combattre, afin de tascher de faire encore plus, qu’il ne voyoit faire à un autre. Philidaspe de son costé avoit remarqué la mesme chose en mon Maistre, & avoit eu les mesmes sentimens : si bien que se regardant tous deux avec une espece d’envie, qui n’avoit pourtant rien de lasche ny de bas ; ils taschoient de se surmonter l’un l’autre en valeur : & ils commencerent dés ce jour là d’estre Rivaux d’ambition, & d’aspirer à mesme Gloire. Artamene fut pourtant plus heureux que Philidaspe : & la Fortune luy presenta une occasion plus important qu’à luy de se signaler. Ce fut que le Roy de Pont, qui ne pouvoit terminer plus heuresement cette guerre, qu’en prenant le Roy de Capadoce prisonnier ; puis qu’alors pour sa rançon il pourroit obtenir sa fille : avoit laissé un gros de reserve, de dix mille hommes, les meilleurs de toutes ses Troupes ; qui avoient eu commandement de ne combattre point, que par un signal qu’on leur devoit faire, ils n’eussent apris precisément l’endroit où seroit Ciaxare : afin d’y donner tout d’un coup, & de tascher de le prendre. Cet ordre ayant esté donné, fut executé exactement : & le Roy de Pont & celuy

de Phrigie voyant que la Victoire balançoit ; & ayant demeslé l’endroit où Ciaxare estoit en personne ; ils firent faire le signal : & ces dix mille hommes tous frais, venant attaquer des gens qui estoient desja las de combattre ; mirent une estrangge confusion dans nostre Armée, Artamene eut le bonheur de se trouver assez prés du Roy, lors qu’il fut envelopé, & attaqué si rudement : & certes il est à croire, que s’il ne s’y fust pas rencontré, ce Prince ne seroit pas aujourd’huy en estat de le tenir prisonneir : estant aisé de juger, qu’il auroit succombé en cette occasion. Artamene voyant donc ce nouvel orage, qui venoit fondre sur la teste du Roy, prit la hardiesse de s’aprocher de luy pour luy dire, Seigneur, quoy que je ne sois qu’un malheureux Estranger, si tous vos Subjets sont aujourd’huy pour vostre conservation, ce que je suis resolu de faire, vous vaincrez ; & vos Ennemis seront deffaits. Alors sans attendre la responsé du Roy, à moy vaillants hommes, (dit il à ceux qui l’environnoient, & que la peur commençoit d’ébranler) à moy ; si vous me suivez, nous sauverons vostre Prince, & n’acquerrons pas peu de gloire. A ces mots, la honte leur fit faire ferme : & l’asseurance qu’ils virent dans les yeux de mon Maistre, en remit enfin en leur cœur. Il se mit donc à leur teste ; & commença de charger les Ennemis, avec une ardeur inconcevable. Et comme ils avoient ordre d’espargner Ciaxare autant qu’ils pourroient ; & de tascher seulement de le prendre prisonnier ; cela fut cause que n’osant pas combattre en tumulte, ny de toute leur force, de peur de s’y tromper ; Artamene en tua un si grand nombre, quoy qu’ils se deffendissent contre luy autant qu’ils pouvoient ; que je m’estonne qu’il ne se trouva

las de vaincre. Mais pendant qu’il se laissoit emporter à cette noble ardeur, il entendit plusieurs voix, qui crierent en confusion & en trouble, le Roy est pris, & un moment apres, le Roy est mort. A ces mots si funestes pour luy, il se tourna, & vit un gros de Cavalerie, qui sembloit vouloir garder le Roy, qu’ils avoient pris, soit qu’il fust vivant ou mort. Il s’avança donc droit vers eux ; & animant de nouveau les Capadociens qui le suivoient ; & nous appellant par nos noms Feraulas & moy qu’il aperçeut ; allons, nous dit il, allons delivrer le Roy : & ne soyons pas moins vaillans à le secourir, que les Ennemis l’ont esté à le prendre. Nous fusmes donc attaquer ce gros de Cavalerie, au milieu duquel nous voyons encore quelque confusion & quelque combat. Artamene comme le plus vaillant, le plus adroit, le plus interessé, & le plus hereux ; fendit le premier la presse ; & rompit les rangs des Ennemis, donnant la mort à tout ce qui s’opposa à son passage. Estant arrivé au milieu de cét Escadron, il vit Ciaxare, accompagné de quinze ou vingt seulement, qui ayant encore les armes à la main, ne se vouloit pas rendre à ceux qui l’avoient envelopé, & qui le pressoient de le faire. Mais comme les Ennemis virent, que le secours qu’Artamene luy donnoit, l’alloit sauver ; un d’entr’eux qui creut qu’il seroit encore plus avantageux au Roy de Pont, que Ciaxare mourust, que de le laisser échaper, quelque deffense qu’on luy en eust faite, leva le bras, & voulut luy décharger un grand coup d’espée sur la teste qu’il avoit nuë : parce que dans le combat, le courroyes de son Casque s’estoient défaites, & le luy avoient fait perdre. Si bien que ce coup l’eust infailliblement

tué, si Artamene ne l’eust paré avec son espée : & sans perdre temps ne l’eust enfoncée jusqu’aux gardes, dans le corps de ce temeraire, qui tomba mort à ses pieds. Le Roy qui vit cette action, l’appella son Liberateur : Mais mon Maistre voyant qu’un pareil malheur pouvoit encore arriver ; sans cesser de combattre, & sans perdre moment de temps, s’osta son habillement de teste, & le mit sur celle du Roy : se servant de son Bouclier, pour se garantir des coups qu’on luy vouloit porter. Cette action qui fut veuë des Amis & des Ennemis, fit des Effetr differents : le Roy en fut surpris ; & voulut s’oster le Casque qu’Artamene luy avoit donné, pour le luy rendre. Mais les Ennemis voyant mieux qu’ils ne faisoient auparavant, l’admirable beauté d’Artamene, & cette fierté guerrerie, qui luy donnoit si bonne mine dans les Combats ; ils creurent que c’estoit quelque Divinité, qui venoit sauver leur Ennemy : & contre laquelle, il n’y avoit pas moyen de resister. Leurs efforts commençant donc de s’alentir peu à peu, ils lascherent le pied ; & tout d’un coup prenant l’espouvante & la fuite, Artamene les poursuivant, & eux se renversant sur l’aisle gauche de leur Armée, qu’ils mirent toute en desordre ; il les eust absolument deffaits, si la nuit ne fust survenuë : & n’eust obligé tous les deux Partis à se retirer sous leurs Enseignes. Philidaspe quoy qu’il ne fust pas present à tout ce qui s’estoit passé, n’avoit pas laissé de contribuer quelque chose, à l’heureux succés de cette grande action : car de l’adveu mesme des Capadociens, ce fut luy qui empescha nostre Aisle droite de plier : & qui combatit la gauche des Ennemis, pendant que nous estions occupez à delivrer le Roy : si bien que si

cela n’eust pas esté, nous eussions eu toute l’Armée des Rois Alliez sur les bras, & n’eussions peut-estre pas pû faire ce que nous fismes. Ainsi l’on peut dire, qu’Artamene & Philidaspe : sauverent la Capadoce en cette journée. Mais comme l’action de mon Maistre avoit eu le Roy pour tesmoin ; & qu’effectivement il luy avoit sauvé la Couronne & la vie ; elle fit aussi un effet different dans son esprit.

Cependant la nuit ayant fait retirer chacun dans son Camp, sans que la Victoire se fust absolument declarée, pour l’un ny pour l’autre Party, Artamene fut à sa Tente, se faire penser de deux blessures assez legeres, qu’il avoit reçeuës au bras gauche, & qui ne l’obligerent pas mesme à garder le lit. Le Roy se trouva aussi estre un peu blessé à la main : Mais nous sçeusmes par un de nos gens qui avoit esté pris prisonnier, & qui se sauva d’entre les Ennemis, que le Roy de Pont l’avoit esté encore plus considerablement d’un coup de Traict : ce qui fut cause que de part & d’autre, l’on ne songea pas si tost à combattre. A peine le Roy fut il entré dans sa Tente, qu’il ordonna que l’on cherchast par tout son Liberateur, & qu’on le luy amenast : toutefois comme personne ne sçavoit le nom d’Artamene, ce ne fut que le lendemain au matin, que l’on pût satisfaire l’extréme desir qu’avoit Ciaxare, de remercier celuy auquel il devoit la vie. Mon Maistre ayant enfin esté trouvé, & ayant reçeu l’ordre du Roy, se rendit aupres de luy : Mais avec autant de modestie, & autant de respect, que s’il ne luy eust rendu aucun service. Dés qu’il commença de paroistre, tout le monde se pressa, & pour le voir, & pour le laisser passer : Philidaspe mesme en y allant, luy fit un compliment fort civil, sur le bonheur qu’il avoit

eu le jour auparavant ; & tout le monde enfin, ravi de sa valeur & de sa bonne mine, eut de l’estime pour luy, & de la curiosité pour sa naissance. Le Roy ne le vit pas plustost, qu’il fit trois pas pour l’embrasser : apres ces premieres carresses, & ces premieres civilitez, il le loüa si hautement, que la modestie d’Artamene ne le pût souffrir. Seigneur, luy dit il, j’ay fait si peut de chose pour vostre Majesté, que si je n’esperois me rendre à l’advenir plus digne de l’honneur qu’elle me fait aujourd’huy que je ne le suis, j’en aurois beaucoup de confusion : Mais peut-estre que si elle me permet de continuer de combattre sous ses Enseignes ; les zele que j’ay pour son service, & l’exemple de tant de braves gens qui sont dans son Armée ; me donnant un nouveau desir de gloire, me donnera aussi la force d’en aquerir : & la hardiesse que je n’ay pas, d’oser peut-estre recevoir sans rougir, les loüanges d’un Prince tel que Ciaxare. Vostre modestie, luy respondit le Roy, m’estonne encore plus que vostre valeur : estant bien plus extraordinaire de trouver cette sage vertu, en un homme de vostre âge, que non pas d’y rencontrer l’autre : qui estant plus tumultueuse, n’est pas incompatible avec la jeunesse. Seigneur, luy repliqua Artamene, vôtre Majesté me pardonnera, si je luy dis qu’elle change le nom des choses : puis qu’elle appelle modestie en moy, ce qui n’est qu’un simple effet de ma raison & de mon equité. Car enfin apres avoir veû tous ceux qui m’escoutent, faire de si grandes actions ; & entre les autres, dit il en montrant Philidaspe, ce brave Estranger, en faire de si heroïques ; il faudroit estre bien hardy & bien injuste, pour oser prendre de la vanité de ce que j’ay fait : & pour ne recevoir pas plustost

les loüanges de vostre Majesté, comme un moyen fort propre à m’exciter à bien faire, que comme une legitime recompense, du petit service que je luy ay rendu en cette journée. Je voy bien, luy respondit Ciaxare, que vous estes difficile à vaincre en toutes choses : c’est pourquoy j’ay quelque crainte de vous demander, quelle Terre vous a veû naistre, de peur que vous ne le veüilliez pas dire. Seigneur (luy repartit Artamene, suivant ce que nous avons resolu en partant de Sinope, & que j’avois oublié à vous apprendre) je suis d’un Païs où il semble que l’on soit obligé d’estre sage & vaillant dés le Berçeau : & c’est ce qui fait sans doute que j’ay quelque peine à me resoudre de vous le nommer, auparavant que je me sois rendu digne d’estre advoüé par ma Patrie : & que je me sois mis en estat par mes actions, de ne luy faire point de honte. Ne laissez pas de satisfaire ma curiosité (luy repliqua Ciaxare en sous-riant) car quand vous seriez Grec ou Persan, qui sont à mon advis les deux Nations de toute la Terre, ausquelles peut mieux convenir, l’idée que vous nous avez donné de vostre Païs ; & quand vous seriez Fils du plus Grand, & du plus sage Roy du Monde ; il luy seroit advantageux, de vous advoüer pour tel. Artamene ayant seulement respondu à ce discours, par une profonde reverence ; puis que vous me l’ordonnez, luy dit il, je vous advoüeray, Seigneur, que ma naissance est assez illustre : & que je suis de plus, d’une des plus considerables Parties de toute la Terre. De vous dire maintenant, Seigneur, ny le nom de mes Parens ; ny precisément le lieu qui m’a vû naistre ; c’est ce que je ne puis, ny ne dois pas faire :

m’estant resolu en partant de mon Païs, de voyager inconnu, pour des raisons qui sans doute ne donneroient pas grande satisfaction à vostre Majesté quand elle les sçauroit ; c’est pourquoy je la suplie tres humblement, de ne me commander pas, de luy en dire davantage : & de se contenter de sçavoir, lors qu’elle aura quelque chose à m’ordonner, que je m’appelle Artamene. Il est juste (luy respondit Ciaxare en l’embrassant) de n’exiger de vous, que ce que vous nous voulez accorder : & je vous dois bien assez, pour ne vous contraindre pas en une chose, où vous seul avez interest : & où je n’en ay sans doute point d’autre, que celuy de vous obliger si je le pouvois. Voila Seigneur, tout le déguisement dont se servit Artamene : qui fut de ne nommer rien ; & de donner une idée de son Païs, qui convient aux Grecs & aux Persans, pour laisser la chose en doute : cette Ame Grande & Noble ayant une Vertu scrupuleuse & delicate, qui ne peut se resoudre à dire un mensonge, quelque innocent qu’il puisse estre. Apres cela, Ciaxare pria mon Maistre, avec toute la civilité imaginable ; de vouloir prendre la place d’un Chef, qui estoit mort à la Bataille, & qui commandoit mille Chevaux. D’abord Artamene s’en excusa : mais enfin craignant de déplaire à Ciaxare, il accepta cét employ. Il remercia donc le Roy de fort bonne grace : & l’assura qu’il n’acceptoit cette Charge, qu’afin de le pouvoir servir plus utilement. Et comme il y en avoit encore une autre vacante, par la mort de celuy qui la possedoit ; Ciaxare la donna à Philidaspe, qu’il connoissoit un peu de plus long temps que mon Maistre : parce qu’Aribée qui estoit alors, en faveur (comme je l’ay ce me semble desja dit) le luy avoit presenté, auparavant

que de partir de Sinope. Le Roy n’eut pas plustost fait cette derniere liberalité, qu’Artamene fut s’en resjoüir avec Philidaspe ; qui reçeut son compliment, avec beaucoup de civilité ; qui dans le fonds de son ame, avoit encore pourtant quelque espece de jalousie, de toutes les carresses que Ciaxare avoit faites à Artamene. Cependant mon Maistre estant regardé comme le Liberateur du Roy ; c’eust esté se rendre criminel, que de ne le carresser pas : si bien que tant par cette raison, que parce qu’en effet il à ce don particulier, d’attirer les cœurs de tous ceux qui le voyent ; il fut visité, loüé, & carressé de toute l’Armée. Mais entre les autres, ceux qu’il devoit commander, en eurent une joye inconcevable : & vindrent luy rendre leurs premiers devoirs, avec des marques d’une satisfaction, que je ne sçaurois exprimer. Philidaspe & luy se visiterent aussi : & nous sçeusmes qu’il se disoit estre de la Bactriane, & de fort bonne condition.

Comme la Bataille avoit esté tres sanglante, de tous les deux costez, les choses ne furent pas si tost en estat de pouvoir songer à combattre de nouveau ; c’est pourquoy le Roy voulant advertir la Princesse sa Fille de tout ce qui s’estoit passé ; & voulant favoriser mon Maistre, en l’en faisant connoistre & carresser ; luy commanda d’aller jusques à Ancire, porter une Lettre à Mandane : afin de la pouvoir assurer mieux que tout autre, & de sa vie, & du gain de la Bataille. Aussi bien, luy dit le Roy en sous-riant, un homme qui porte encore le bras en écharpe, peut avec bienseance quitter l’Arméee pour quatre jours, sans craindre d’estre pris pour Deserteur ; & ne refuser pas cette Commission, à la priere de ses Amis. Je vous laisse à juger, Seigneur,

quelle fut la joye, & l’émotion d’Artamene : & si quelque passion qu’il eust pour la guerre, l’amour ne l’emporta pas sur son esprit. Il changea pourtant de couleur, à cette proposition : & n’osant l’accepter sans resistance ; Seigneur, luy dit il, les blessures qui me font porter une écharpe sont si petites, qu’elles ne m’empescheroient pas de combattre vos Ennemis, si l’occasion s’en offroit : c’est pourquoy je ne sçay si dans la crainte que j’ay, qu’il ne s’en presente quelqu’une ; je dois accepter l’honneur que vostre Majesté me veut faire. Non, non, (luy dit Ciaxare, en luy donnant sa lettre pour la Princesse) ne craignez pas que nous combations sans vous : Vous m’avez trop persuadé, que vous nous estes necessaire à remporter la victoire sur nos Ennemis, pour ne vous attendre pas. Il est juste, poursuivit-il, qu’une Princesse qui doit porter la Couronne de Capadoce, aussi tost qu’elle aura l’âge ordonné par nos Loix ; sçache le service que vous luy avez rendu : & qu’elle l’aprenne mesme de vostre bouche : afin que vous puissiez apprendre de la sienne, la reconnoissance que vous en devez esperer. Comme Artamene se preparoit n respondre, Philidaspe qui pour des raisons que vous sçaurez apres, n’estoit nullement bien aise que mon Maistre acceptast cette Commission, prit la parole ; & l’adressant au Roy, d’une maniere fort respectueuse & assez adroite ; Seigneur, dit il en sous-riant, si vostre Majesté a dessein que la Princesse soit bien informée des belles actions que ce genereux Estranger a faites ; il me semble qu’estant aussi modeste qu’il est, ce n’est pas une bonne voye à suivre : & qu’il est à craindre que ce ne soit luy donner un moyen, de dérober beaucoup à sa propre

Gloire. C’est pourquoy si vostre Majesté me le permet, j’iray faire son Panegyrique à la Princesse : Moy, dis-je, qui ay esté le tesmoin de sa valeur, & un des plus grands Admirateurs de son courage. Artamene entendant ainsi parler Philidaspe, eut peur qu’on ne luy accordast ce qu’il demandoit : c’est pourquoy sans donner loisir au Roy de respondre, Seigneur, luy dit il, comme les actions de ce genereux Estranger, sont bien plus illustres que les miennes ; il est bien plus juste qu’elles ne soient pas ignorées de la Princesse ; & c’est pour cela, que ne m’opposant plus au dessein de vostre Majesté, j’accepte la Commission qu’elle m’a fait l’honneur de me donner : estant plus equitable qu’au lieu qu’il face mon Panegyryque, je m’en aille faire son Eloge. Seigneur (repliqua Philidaspe en changeant de couleur) il y va de la gloire d’Artamene de le refuser : il y va de celle de Philidaspe, respondit mon Maistre, de ne l’escouter pas. Le Roy prenant plaisir à cette agreable contestation, dont nous avons depuis sçeu la cause, & que nous ignorions alors ; voulut pourtant la terminer : & pour les mettre d’accord, je veux, dit il à Artamene, profiter des advis de Philidaspe : & me precautionner contre vostre modestie. Je veux donc qu’Arbace le Lieutenant de mes Gardes vous accompagne : afin qu’il die, ce que vous ne direz pas. Le Roy s’estant fait donner d’autres Tablettes, changea sa Lettre, & la donna à Artamene, qui la reçeut avec autant de joye, que Philidaspe en eut de dépit. Mon Maistre donc ravy de cette heureuse rencontre, prit la Lettre du Roy, que ce Prince luy bailla ouverte : & si je ne me trompe, elle estoit à peu prés conçeuë en ces termes.

C I A X A R E   R O Y
D E   C A P A D O C E
E T   D E   G A L A T I E,


A   L A   P R I N C E S S E
M A N D A N E   S A   F I L L E


Celuy qui vous rendra ma Lettre m’ayant sauvé la vie, j’ay creû ne pouvoir vous apprendre plus agreablement le peril dont je suis échapé, que par la mesme Personne qui me l’a fait éviter. Et j’ay pensé ne pouvoir employer un moyen plus puissant, pour l’arrester aupres de nous, que les prieres que je sçay que vous luy en ferez. Toutefois, comme je connois sa modestie, j’envoye Arbace avec luy, pour vous dire, ce que peut-estre il ne vous dira pas : m’imaginant assez aisément, qu’il vous entretiendra plus, de la valeur d’autruy que de la sienne. Mais enfin il m’a sauvé la vie : & il auroit vaincu tous mes Ennemis, si la nuit ne les eust dérobez à sa poursuite. Priez les Dieux, que tous mes Capitaines luy ressemblent : & ne pouvant en faire mon Sujet, taschez du moins d’en faire mon Amy.

CIAXARE.

Je vous laisse à juger, Seigneur, quelle fut la joye d’Artamene : Feraulas l’accompagna à ce petit voyage aussi bien qu’Arbace, & fut le tesmoin de tout ce qui s’y passa, comme du transport de mon Maistre. Helas (disoit-il en luy mesme, en lisant la fin de la Lettre du Roy) que cette priere est inutile ! & qu’il seroit difficile à un Amant de Mandane, de n’estre pas Amy de Ciaxare ! Ouy, ouy, poursuivoit-il, je suis Amy du Roy de Capadoce ; & mesme du Roy des Medes ; & Amy jusques à tel point, que j’en suis ennemy de Cyrus. Qu’il demeure donc dans le Tombeau, ce malheureux Cyrus, qui est l’objet de la crainte, & de la haine de ces Princes : & pourveu qu’Artamene puisse conserver sa bonne fortune ; puisse t’il demeurer dans l’obscurité du Sepulchre, & n’en ressortir jamais. O Artamene ! heureux Artamene, adjoustoit-il, tu vas revoir ta Princesse ; tu luy vas parler ; tu vas en estre loüé ; tu vas en estre connu ; & peut-estre, disoit-il, peut-estre que ta bonne fortune fera, que tu n’en seras pas haï. Mais helas, poursuivoit-il, ce ne seroit pas encore assez ! & pour estre entierement heureux, il faudroit pouvoir esperer d’en estre aimé. Tant y a Seigneur, que tout ce que l’amour peut inspirer de tendre & de delicat, dans un esprit passionné, se trouva dans celuy d’Artamene en cette rencontre. Tantost il s’abandonnoit absolument à la joye : & tantost cette joye estoit moderée par la crainte : car qui sçait, disoit-il, si malgré ce que le Roy dit à la Princesse, je n’attireray point son aversion ? il est des sentimens secrets qui nous portent à aimer ou à haïr, dont l’on ne peut dire de raison, & ausquels l’on ne sçauroit resister : ainsi quand il seroit vray que je ne serois pas le plus haïssable des hommes ; & que j’

aurois rendu un service assez important au Roy ; s’il arrive que j’aye le malheur de trouver quelque anthipathie dans son ame ; toutes mes actions, tous mes soings, tous mes services, toutes les vertus du monde si je les possedois ; & toutes les Couronnes de la Terre, si je les avois conquises ; ne m’obtiendroient pas son affection. Je pourrois mesme posseder son estime, que je ne serois pas content : & l’amour, cette passion capricieuse, qui ne se satisfait que par elle mesme, me rendroit tousjours le plus malheureux des hommes, si je ne pouvois trouver en ma Princesse, qu’une simple estime sans cette affection. Les violents transports de son esprit, ne l’empeschoient pourtant pas d’avoir soing de cent petites choses, dont il n’avoit guere accoustumé de se soucier. Aussi tost qu’il fut arrivé à Ancire. Il voulut luy mesme choisir un habillement parmy les siens : & demanda cent fois à Feraulas lequel il devoit prendre, & lequel luy estoit le plus advantageux. Mais enfin s’estant fait habiller, & ayant pris une Escharpe d’une tissu d’or tres beau & tres magnifique, pour soustenir, le bras où il estoit blessé ; il se laissa conduire par Arbace, au lieu où estoit la Princesse. Artamene, Seigneur, nous a advoüé depuis, que le jour du Combat du fameux Corsaire ; ny celuy de la Bataille ; il n’avoit point eu tant d’émotion, qu’il en sentit en celuy-là : & ce grand cœur qui ne s’ébranloit jamais, dans les perils les plus effroyables ; se trouva saisi de tant de crainte, que si la joye ne l’eust un peu moderée, il n’eust sans doute jamais pû se resoudre, des exposer à pouvoir estre haï.

Mais enfin il fut chez la Princesse, qu’Arbace avoit esté voir auparavant, pendant que mon Maistre

s’habilloit : afin de le prevenir sans luy en rien dire, en instruisant Mandane, de la maniere dont elle le devoit recevoir. Il la trouva dans un Apartement magnifiquement meublé : & accompagnée d’un grand nombre de Dames, tant de celles de la Cour, qui l’avoient suivie en ce voyage, que de celles de la Ville d’Ancire, & de toute la Province, qui ne la quittoient que le moins qu’il leur estoit possible. Elle estoit ce jour là habillée avec assez de negligence : Mais elle estoit toutefois si belle, & si propre ; que de tant de Personnes belles, & richement parées qui l’environnoient ; Artamene m’a dit depuis, qu’il n’en discerna aucune : tant ce puissant Objet attacha fortement, & ses yeux & son esprit. La Princesse ne vit pas plustost mon Maistre qu’elle se leva, & se prepara à le recevoir, avec beaucoup de joye & beaucoup de bonté : ayant desja sçeu par Arbace, le service qu’il avoit rendu au Roy son Pere. Artamene luy fit alors deux profonds reverences ; & s’approchant apres d’elle, avec tout le respect qui estoit deû à une Personne de sa condition ; il luy baisa la robe, & luy presenta la Lettre du Roy, qu’elle leût à l’instant mesme : & comme elle eut achevé de la voir, il voulut commencer la conversation par un compliment, apres luy avoir dit ce qui l’amenoit : mais la Princesse le prevenant d’une façon fort obligeante ; quelle Divinité, luy dit elle, genereux Estranger, vous a conduit parmy nous, pour sauver toute la Capadoce en sauvant le Roy ; & pour luy rendre un service, que tous ses Subjets ne luy auroient pas rendu ? Madame, luy respondit Artamene, vous avez raison de croire, que quelque Divinité m’a conduit icy : & il faut mesme que ce soit une de ces Divinitez

bien-faisantes, que ne font que du bien aux hommes, puis qu’elle m’y a fait recevoir l’honneur d’estre connu de vous : & le bonheur d’estre choisi de la Fortune, pour rendre un petit service au Roy, qu’il pouvoit sans doute recevoir mieux de tout autre. La modestie (luy dit la Princesse en sous-riant, & se tournant vers les Dames qui estoient les plus proches d’elle) est une Vertu qui apartient si essentiellement à nostre Sexe, que je ne sçay si je dois souffrir que ce genereux Estranger l’usurpe sur nous avec tant d’injustice, & que ne se contenant pas de posseder la valeur eminemment, où nous ne devons rien pretendre ; il veüille encore estre aussi modeste, quand on luy parle de la beauté des actions qu’il a faites ; que les femmes raisonnables le sont, quand on les loüe de leur beauté. Pour moy (adjousta t’elle, en regardant Artamene) je vous avouë que je trouve un peu d’injustice en vostre procedé : & je ne pense pas que je la doive souffrir : ny m’empescher de vous loüer infiniment, quoy que vous ne le puissiez endurer. Les Personnes comme vous (luy repartit Artamene, avec un profond respect) doivent recevoir des loüanges de toute la Terre, & n’en donner pas legerement : c’est une chose, Madame, dont il n’est pas agreable de se repentir : c’est pourquoy-je vous suplie de ne vous exposer pas à ce peril. Attendez, Madame, que j’aye l’honneur d’estre un peu mieux connu de vous : j’ay desja sçeu par Arbace, luy respondit elle en sous-riant, que l’on vous croit estre d’une Nation, quoy que vous na l’avoüyez pas, qui parmy les grandes qualitez que l’on attribuë à ceux qui en sont, est un peu soubçonnée d’artifice : Mais ce que vous avez fait, merite bien que je vous

excepte de la regle generale : que je ne vous soubçonne pas de cét excés de raison, qui fait de generer la prudence en finesse : & qu’au contraire, je sois persuadée que vous estes effectivement, tel que vous paroissez estre. Je vous suis bien obligé, Madame, respondit Artamene, de vous voir faire une si glorieuse exception en ma faveur : je puis aussi vous assurer qu’en cette rencontre, vous ne vous abusez pas : & que l’artifice dont la foy Greque est suspecte, n’est pas un deffaut que l’on me puisse reprocher. Mais, Madame, soit que je fois Grec, comme vous semblez le croire, soit que je fois d’une autre Nation que l’on croye plus ingenuë, n’avoir point une mauvaise qualité, n’est pas avoir une grande vertu : & j’ay toujours raison de dire, que si vous avez bonne opinion de moy, j’ay sujet de craindre que le temps ne vous fasse changer d’avis. Le temps, repliqua-t’elle, ne sçauroit tousjours faire, que ce que vous avez fait, ne soit digne de loüange : ainsi en attendant que le temps que vous dittes m’ait desabusée, de la bonne opinion que je veux & dois avoir, de celuy qui a sauvé la vie au Roy mon Pere ; laissez moy dans une erreur, qui ne vous est pas desavantageuse. Je souhaite, Madame, luy respondit Artamene, que vous ne la perdiez jamais : & que la plus illustre Princesse qui soit au monde, me fasse toujours l’honneur de croire, que je ne suis pas absolument indigne de son estime. Apres cela, la Princesse s’informa particulierement de tout ce qui s’estoit passé à la Bataille : & Artamene le luy raconta avec beaucoup d’exactitude, excepte ce qui le regardoit, qu’il passoit tousjours legerement, & en peu de mots ; ce qui donnoit de

l’admiration à Mandane, qui en avoit esté bien mieux informée par Arbace. Artamene n’oublia pas de luy parler dignement de la valeur de Philidaspe, que la Princesse se ressouvint d’avoir veû à Sinope quelques jours auparavant que d’en partir : & enfin il sortit si heureusement de cette premiere conversation, qu’il en fut hautement loüé de toutes les Dames qui l’entendirent. Ce n’est pas qu’il eust la liberté entiere de son esprit : car outre qu’il estoit fortement attaché par les yeux à la veuë de la Princesse ; son cœur estoit si agité, qu’il n’avoit pas la moitié des charmes qu’il avoit accoustmé d’avoir. Mais la bonne mine d’Artamene, sa civilité, sa modestie, & sa bonne grace ; jointe à ce qu’il disoit, qui estoit tousjours ; respectueusement dit, & judicieusement pensé ; firent que le desordre de son ame ne fut point aperçeu : & qu’il se tira de cét entretien, avec une approbation generale.

Arbace le fit loger en un Pavillon du Chasteau qui gardoit sur le jardin : & eut de luy tout le soin qu’il devoit avoir d’un homme qui avoit sauvé la vie au Roy son Maistre : & qu’on luy avoit recommandé, d’une façon toute particuliere. Mais Artamene ne fut pas plustost au superbe Apartement qu’on luy avoit destiné, qu’il luy prit envie de s’aller promener ; & qu’il descendit dans le jardin qu’il avoit veû par les fenestres de sa chambre ; tant son inquietude amoureuse luy donnoit peu de repos. Ce n’est pas que son ame ne s’abandonnast alors à la joye : & que la veuë, & les civilitez de cette Princesse ne l’intretinssent agreablement : mais c’est qu’en effet l’Amour est de telle nature, qu’il ne peut jamais causer de plaisirs tranquiles : & soit qu’il donne de la joye ou de la

douleur, il ne donne presque jamais rien qu’en tumulte, & avec agitation & desordre. Artamene donc tout heureux qu’il estoit, ne laissoit pas d’estre inquieté : il estoit pourtant bien aise d’avoir entretenu la Princesse, & d’avoir encore trouvé en sa veuë & en sa conversation de nouveaux charmes pour le captiver. Du moins, disoit il, Raison tu ne t’oposeras plus à mon amour : & bien loin de t’employer à la destruire, tu m’ayderas à chercher les voyes de la satisfaire. Il y avoit aussi des momens, où luy sembloit qu’il n’avoit pas dit tout ce qu’il eust pû dire : & tout ce qu’il eust dit en une conversation où il n’eust pas esté si preoccupé : Mais apres tout, l’image de Mandane, fut ce qui remplit toute son ame. Il luy sembloit la revoir à chaque pas qu’il faisoit : & apres se l’estre figurée avec tous ses charmes ; & s’estre dit plus de cent fois à luy mesme, que s’estoit la plus belle chose du monde & la plus aimable ; apres avoir admiré cette façon d’agir qu’elle avoit, où sans perdre rien de sa modestie naturelle, elle avoit pourtant quelque chose de galant & d’aisé dans l’esprit, qui rendoit son entretien incomparable ; apres, dis-je, avoir bien passé & repassé toutes ces choses en son imagination ; ô Dieux ! disoit il, si estant si aimable, il arrivoit que je ne pusse en estre aimé, que deviendroit le malheureux Artamene ? Mais (reprennoit il tout d’un coup)puis qu’elle paroist sensible à la gloire & aux bien-faits, continuons d’agir, comme nous avons commencé : & faisons de si grandes choses ; que quand mesme son inclination nous resisteroit, l’estime nous introduisist malgré elle dans son cœur. Car enfin, quoy que l’on puisse dire, & quoy que j’aye dit moy mesme,

l’on peut estimer un peu, ce que l’on n’aimera point du tout ; mais je ne pense pas ne l’on puisse estimer beaucoup, ce que l’on n’aimera pas un peu. Esperons donc, esperons : & rendons nous dignes d’estre pleints, si nous ne le sommes pas d’estre pleints, si nous ne le sommes pas en d’estre pleints, si nous ne le sommes pas d’estre aimez. Comme il raisonnoit de cette sorte, sur l’estat de sa fortune, Feraulas l’advertit qu’il voyoit paroistre la Princesse au bout d’une Allée ; qui suivant sa coustume, venoit se promener dans le jardin, sur le point que le Soleils s’abaissoit. Artamene voyant qu’elle venoit vers luy, eust sans doute passé par respect dans une autre Allée qui touchoit celle où elle se promenoit, si elle ne luy eust fait signe de s’approcher. Mais Seigneur, pour n’abuser pas de vostre patience, je vous diray qu’en cette seconde conversation, & en cette promenade ; Artamene descouvrit tant de nouvelles beautez, & tant de saggesse en l’esprit de Mandane ; que si jusques là il avoit eu de l’amour, depuis il eut de l’adoration. La Princesse aussi connoissant mieux par cét entretien, moins general & un peu plus long, le merveilleux esprit de mon Maistre, conçeut une grande estime de luy : & le traita encore plus civilement, que la premiere fois qu’il l’avoit veuë. Pour s’aquitter du commandement du Roy, elle entreprit de luy persuader, de s’attacher à son service : Mais helas, que cette priere estoit inutile ! qu’il eut peu de peine à luy en accorder l’effet ! & qu’il eut de joye, de se voir prier de faire une chose, où il estoit resolu, & qui estoit si favorable à sa passion ! Comme il eut remené la Princesse à son Apartement, suivie de sa Dame d’honneur, de sa Gouvernante, & de toutes ses filles ; elle donna

ordre qu’on le servist au sien, avec toute la magnificence possible : comme en effet, la chose fut ponctuellement executée selon ses intentions. Cependant Artamene qui ne parla presque point tant qu’il fut à table, lors que ceux qui le servoient se furent retirez à son Antichambre, estant demeuré seul avec Feraulas, se mit à luy demander son advis de la Princesse : comme si de son approbation eust dépendu toute sa felicité. Et malgré luy, & contre son dessein, & presque sans qu’il s’en prist garde, il employa la moitié de la nuit, à s’entretenir avec Feraulas : qui sans doute ne pouvoit pas combattre sa passion, du costé de la Princesse ; estant certain que c’estoit la plus aimable Personne qui sera jamais. Mais enfin il falut se coucher : toutefois ce ne fut pas pour dormir : car venant à penser que la bien-seance vouloit qu’il demandast son congé dés le lendemain, & qu’il s’en retournast au Camp ; l’inquietude qu’il en eut, ne luy permit pas assez de repos, pour s’abandonner au sommeil.

Il se leva donc le matin, sans avoir pû fermer les yeux : & aussi tost que la Princesse fut en estat d’estre veuë, il fut la supplier de luy permettre de s’en retourner aupres du Roy, où son devoir & l’estat où il avoit laissé les choses l’appelloient. Mais elle luy dit, qu’elle vouloit qu’il fust tesmoin d’un Sacrifice qu’elle alloit offrir aux Dieux, pour les remercier d’avoir preservé le Roy par son moyen ; afin qu’il le peust assurer, de la part qu’elle prenoit en sa conservation : & du soing qu’elle avoit de la demander au Ciel. Enfin, luy dit-elle, je vous en prie, n’osant pas dire que je vous le commande. Vous le pourriez pourtant, Madame, par plus d’une raison, luy respondit

Artamene ; & une Princesse comme vous, en à plus de cent, qui la doivent faire obeïr de toute la Terre. Artamene demeura donc encore ce jour là tout entier à Ancire : il fut au Temple avec la Princesse, qu’il eut l’honneur d’y accompagner, où tout le Peuple le combla de benedictions : Car en un moment par le moyen d’Arbace, & des Domestiques de la Princesse, il fut connu pour estre le Liberateur du Roy. Le lendemain au matin estant venu plustost qu’il n’eust souhaitté, il falut partir, & prendre congé de la Princesse : ce qu’il fit sans doute avec autant de douleur que d’amour, quoy qu’il n’osast tesmoigner ny l’une ny l’autre que par son silence, & par un profond respect. Elle luy donna une Lettre pour le Roy, qui se trouva estre telle que je m’en vay vous la dire. Car Ciaxare la montra à tant de monde, afin d’obliger mon Maistre, qu’il y eut peu de gens de quelque consideration dans l’Armée, qui par leurs propres yeux, ou par le raport d’autruy, ne sçeussent ce qu’elle contenoit.

LA PRINCESSE
MANDANE
AU ROY DE CAPADOCE
ET DE GALATIE SON PERE.


SEIGNEUR,

Ce n’estoit pas sans raison, que vostre Majesté avoit de la défiance, de la modestie d’Artamene : puis que ce n’a esté que par le Lieutenant de vos Gardes, que j’ay apris ce qu’il a fait pour vostre conservation : ou pour mieux dire, pour celle de toute la Capadoce, de toute la Galatie, de toute la Medie, & pour celle de Mandane, que vostre perte auroit fait mourir de douleur. Il m’a bien dit le grand danger où vostre Majesté s’est exposée : Mais il ne m’auroit jamais apris, que sa valeur vous en avoit garanty : & je l’aurais tousjours ignoré, si je ne l’eusse sçeu par une autre voye. Je l’ay touvé si persuadé de vostre vertu, & si attaché à vostre service ; que mes soings ont esté absolument inutiles, pour vous l’aquerir davantage. Mais, Seigneur, faites s’il vous plaist que mes prieres ne le soient pas aupr

es de vous, lors que je vous supplieray, comme je fais, de n’exposer plus une vie si precieuse à de si grands hazards. Vostre Majesté sçait, comme je luy ay desja dit, que le salut de ses Estats y est attaché : & que peut-estre Artamene ne seroit pas toujours assez heureux, pour la pouvoir secourir. Laissez donc seulement, Seigneur, à ce genereux Estranger, le soing de vaincre vos Ennemü : & ne l’occupez plus à deffendre la vie d’un Prince, à laquelle est inseparablement attachée celle de

MANDANE.

Artamene ayant rendu cette Lettre au Roy, en fut admirablement bien reçeu : mais Philidaspe, qui l’entendit lire, ne fut pas celuy de toute l’assemblée, qui tesmoigna y prendre le plus de plaisir : & l’on vit un chagrin sur son visage, qui marquoit visiblement, le trouble & l’émotion de son cœur. A quelques jours de là, les blessures de mon Maistre estant entierement gueries, & voulant commencer de mettre en exercice le Corps qu’on luy avoit donné à commander ; comme les deux Armées estoient retranchées l’une devant l’autre, il fit plusieurs Parties, où il eut tousjours de l’avantage : & il enleva mesme un Quartier au Roy de Phrigie. Philidaspe sur aussi assez heureux, en de pareilles rencontres : Cependant, quoy que cette guerre fust effectivement faite par le Roy de Pont, à cause qu’on luy avoit refusé la Princesse de Capadoce ; neantmoins comme cette cause n’eust pas esté assez plausible aux yeux des Peuples, veû qu’il n’est rien qui doive estre si libre que les Mariages ; ny rien de plus juste, que l’authorité des

Peres sur leurs Enfans ; ny rien de plus fort, que les Loix fondamentales de L’estat, qui deffendoient cette Alliance ; le pretexte avoit esté de deux Villes qui bornoient de deux costez une grand Plaine, qui joint la Galatie à la Bithinie en cét endroit : tous ces deux Princes croyant que toutes les deux leur appartenoient, quoy qu’ils ne fussent chacun en possession que de celle qui estoit la plus proche de leurs Provinces. C’estoit donc apparemment pour ces deux Villes, que la guerre se faisoit : dont l’une se nomme Cerasie, qui estoit alors en la puissance du Roy de Pont : & l’autre Anise, qui estoit sous le pouvoir de Ciaxare. Mais comme le Roy de Pont avoit esté assez blessé ; & que ses Medecins & ses Chirurgiens l’avoient assuré qu’il ne seroit pas si tost guery ; il fuyoit le combat autant qu’il pouvoit : neantmoins l’on ne laissa pas de combattre à diverses fois pendant sa maladie : & mesme, excepté lors qu’Artamene ou Philidaspe furent à la guerre, la Victoire sembla tousjours balancer entre les deux Partis. Cependant le Roy de Phrigie ayant esté adverty secrettement que le Roy de Lydie se vouloit encore declarer contre luy, & entrer dans ses Estats, le fit sçavoir au Roy de Pont, qui se trouva fort embarrassé : sçachant bien que si le Roy de Phrigie l’abandonnoit, il ne seroit pas assez puissant, pour resister à Ciaxare, qui luy jetteroit sur les bras, non seulement toute la Capadoce, & toute la Galatie : mais encore toutes les forces des Medes & des Persans.

Apres que ces Princes eurent bien cherch à imaginer ce qu’ils avoient à faire, dans une conjoncture si fascheuse ; le Roy de Phrigie dit, que comme l’advis qu’il avoit reçeu, estoit apparemment ignoré de Ciaxare, puis que

le Roy de Lydie n’avoit encore fait aucun acte d’hostilité contre luy ; & qu’il avoit eu cét adus, par une intelligence secrette, qu’il avoit dans le Conseil de ce Prince ? il faloit avant qu’il en apprist des nouvelles, luy envoyer offrir de terminer leurs differens, par un Combat de deux cens hommes contre deux cens ; afin d’espargner de tous les deux Partis le sang de leurs Sujets ; & de terminer plus promptement cette guerre. Car enfin, luy dit le Roy de Phrigie, si celle de Lydie ne m’occupe pas trop long temps, nous ne manquerons pas apres de pretextes pour rompre la paix que nous aurons faite, avec le Roy de Capadoce. Le Roy de Pont qui ne voyoit point d’apparence de pouvoir sortir avec honneur de cette guerre, si ce Prince son Allié l’abandonnoit ; quelque desir qu’il eust de se vanger ; quelque brave qu’il fust ; & quelque passion qu’il eust pour la Princesse de Capadoce, fut contraint d’aprouver cét advis, & de le suivre. Il envoya donc proposer la chose à Ciaxare, qui tint Conseil de guerre pour cela : les opinions furent differentes : les uns vouloient que l’on acceptast cette proposition ; les autres qu’on la refusast. Aribée qui trouvoit quelque avantage pour luy, à faire durer la guerre, s’y opposoit ouvertement : Mais le Roy qui par l’extréme vieillesse d’Astiage Roy des Medes, prevoyoit que sa mort arriveroit bien tost ; auroit esté bien aise de ne se trouver pas engagé en cette guerre, en un temps où il luy faudroit peut-estre quitter dans peu de jours la Capadoce, pour s’en aller en Medie. De sorte qu’ayant bien examiné toutes choses, & connu qu’apres tout, les Ennemis estoient un peu plus forts en nombre que les Capadociens ; Ciaxare accepta le party

qu’on luy presentoit ; & l’execution de la chose, fut remise à huit jours de là. Les conditions de se Traité furent,

Que ces deux Princes retireroient leurs Armées, au de là de chacune de ces Villes, qui estoient le sujet de la guerre. Que le Combat se ferait dans cette grande Plaine, où les Armées estoient presentement retranchées ; & aux extremitez de laquelle, sont les deux Villes, qui estoient en contestation.

Que chaque Prince choisiroit à sa volonté, ceux qui devroient combattre pour ses interests ; sans considerer le rang ny la qualité : & que la seule valeur suffiroit, pour estre reçeu en ce Combat.

Que partant en mesme temps des deux Villes, les Combattans de part & d’autre se trouveroient au milieu de la Plaine où se feroit leur Combat.

Que ceux qui combatroient seroient à pied, & n’auroient pour armes que deux javelots avec leur espées : & qu’ils ne porteroient ny arcs ny fléches.

Que les deux Rois ennemis, attendroient l’evenement du Combat ; chacun à la teste de leur Armée ; prés de la Ville où elle camperoit : sans s’en informer par nulle autre voye, que par le retour des Vainqueurs ; & par l’advis que le Victorieux en envoyeroit donner à l’autre : n’estant pas permis aux Vaincus de revenir, ny mesme de demander la vie à leur ennemis, ny à pas un des deux Paris d’envoyer aucun pendant l’action aux nouvelles pour éviter superoberie.

Que la fin du Combat estant sçeve les deux Rois suivis chacun de deux mille hommes de guerre se rendroient au Champ de bataille, tant pour s’y embrasser, que pour verifier le raport des Victorieux.

Que l’on se donneroit des Ostages de part & d’autre, Que ces Ostages qui seroient dans les deux Camps, visiteroient les deux cens hommes qui seroient choisis pour combattre ; afin qu’ils n’eussent point d’autres armes, que celles qui estoient permises selon leurs conditions : & qu’ils en envoyeroient assurer chacun leur Prince.

Qu’apres le Combat, le Party vaincu abandonneroit la Ville, & retiroit son Armée dans son Païs, le Vainqueur entrant en possesion de cette Ville, pour laquelle cette guerre avoit esté commencée.

Que les corps des deux cens morts du Party vaincu, ne recevroient nulle ignominie : & que leurs funerailles seroient faites avec honneur, sur le propre Champ de bataille, avec celles des morts du Party victorieux. Et qu’apres cela, la paix seroit ferme & stable entre ces deux Princes ; le commerce restably entre leurs Subjets ; le Roy de Phrigie compris dans cette Paix, comme Allié du Roy de Pont.

Tous ces articles estant accordez & signez de part & d’autre, on les publia dans les deux Camps : & les deux Armées commencerent de marcher vers ces deux Villes, où elles se devoient rendre. La Princesse ayant sçeu la chose, voulut estre aupres

du Roy son Pere : si bien qu’en ayant eu la permission, elle arriva dans Anise, le jour auparavant que l’on deust choisir ceux qui devoient combatre.

Je vous laisse à juger Seigneur, avec qu’elle ardeur tous ceux qui avoient du courage, & qui estoient piquez d’un puissant desir de gloire, solicitoient en cette occasion : & je vous laisse à juger encore, si Artamene & Philidaspe entre les autres, estoient des plus empressez. Ce dernier esperoit en la faveur d’Aribée qui le protegeoit : & mon Maistre dans l’extréme envie qu’il avoit d’estre du nombre des Combatans, n’osoit s’assurer à rien. Car encore qu’il eust rendu un grand service au Roy, & que sa valeur eust desja esté assez connuë : neantmoins parce qu’il estoit Estranger, il craignoit plus qu’il n’esperoit ; & jugeoit bien que ce luy estoit un grand obstacle. Je voyoit cependant, que s’il n’estoit pas de ce Combat, toutes ses esperances s’en alloient bien reculées. Car, disoit il, que pourray-je faire, pour acquerir l’estime de la Princesse, dans une Cour tranquile, & où je ne pourray jamais trouver d’occasions de la servir ? Du moins si je pouvois aider à emporter cette victoire, j’aurois toujours quelque leger sujet d’esperer. Mais helas ! je ne suis pas assez heureux pour cela ; & je crains bien mesme, que Philidaspe ne me soit preferé, quoy qu’il soit Estranger aussi bien que moy. Car Seigneur, c’estoit une chose inconcevable de voir combien ces deux jeunes & braves Guerriers, se regardoient tousjours en tous leurs desseins, sinon avec envie, du moins avec une emulation extréme. Ainsi la Princesse ne fut pas plustost arrivée, qu’Artamene se determinant tout d’un coup, fut la trouver sans m’en rien dire : & comme il y avoit alors

peu de monde aupres d’elle, Madame, luy dit il, je viens vous demander une grace, quoy que je n’en sois pas digne : Vous estes digne de tout (luy respondit la Princesse fort obligeamment) & soyez assuré que si ce que vous voulez n’est ny injuste ny impossible, vous l’obtiendrez infailliblement : & comme vous estes trop genereux & trop sage, pour vouloir des choses de cette nature ; vous ne devez point mettre en doute, l’effet de vostre demande. Artamene ayant fait une profonde reverence, reprit la parole de cette sorte. Je sçay bien, Madame, que ce que je souhaite est en vostre pouvoir, puis qu’il est en celuy du Roy : n’ignorant nullement, qu’il n’est rien qu’il vous puisse refuser. Mais je vous advoüe, que je n’oserois pas m’assurer, qu’il y ait autant de justice en ma demande, que de possibilité : & quoy que je face ce que je dois, en vous supliant de me faire obtenir ce que je souhaite ; je ne sçay si vous ferez ce que vous devez en me l’accordant. Cependant, Madame, je vous le demande, avec toute l’affection imaginable : & s’il est vray que le bonheur que j’ay eu, de rendre quelque petit service au Roy vous ait obligée ; faites m’en obtenir, s’il vous plaist, la plus grande, & la plus glorieuse recompense, que j’en puisse jamais recevoir. Faites donc Madame, que le Roy me face l’honneur de me nommer, pour estre un des deux cens qui doivent combattre. Ce que vous me demandez (reprit la Princesse toute surprise, de la generosité d’Artamene) n’est sans doute pas impossible ; & est mesme tres advantageux au Roy mon Pere : mais je vous advoüe, que je ne le trouve guere juste. Car apres luy avoir sauvé la vie comme vous avez fait ; c’est vous en recompenser d’une

façon bien estrangge, que d’exposer de nouveau la vostre, à un combat qui ne peut manquer d’estre tres sanglant, & tres dangereux, veû les conditions du Traité. Vous estes trop bonne, luy respondit Artamene, de craindre ma perte : Mais Madame, ne vous en inquietez pas : la bonté que vous avez pour moy, me met à couvert de tous les perils : n’estant pas croyable que les Dieux veüillent perdre, ce que vous voulez sauver. Ainsi Madame, poursuivit-il en sous-riant, pouvant me faire combatre sans danger, faites moy la grace de m’en faire obtenir la permission. Car Madame (adjousta-t’il, en prenant un visage plus serieux) si je ne l’obtiens pas, il faudra necessairement, que je m’esloigne d’un lieu où je ne pourrois vivre sans honte : & où l’on ne m’auroit pas jugé digne de faire, ce que deux cens autres auroient fait. S’il n’y avoit, luy dit il encore, qu’un seul homme qui deust combattre, peut-estre n’auroi-je pas la hardiesse d’oser vous dire, estant Estranger, que je souhaiterois ardemment pouvoir estre ce bien-heureux, qui seroit choisi pour deffendre vos interests : Mais puis qu’il y en doit avoir deux cens appellez à cette gloire ; je pense Madame, que sans une trop grande presomption, je puis vous demander ce bon office. Je voudrois bien au moins (luy respondit la Princesse fort obligeamment) que vous eussiez choisi une autre personne pour vous le rendre : mais enfin puis que vous le voulez, je vous promets de l’obtenir du Roy. Comme Artamene vouloit luy respondre, & se jetter à ses pieds pour la remercier ; Ciaxare entra dans sa Chambre : & la Princesse ne le vit pas plustost, que s’avançant vers luy, Seigneur, luy dit-elle, Artamene qui est insatiable de gloire, n’estant pas

content du service qu’il vous a rendu, veut encore que ce soit de sa main, que vous receviez la Victoire : & il vous supplie, de luy permettre de combattre vos Ennemis, en l’occasion qui s’en presente. Ciaxare ravi de cette proposition, embrassa Artamene, pour le remercier du zele qui’l tesmoignoit avoir pour son service : Mais il fut toute-fois quelque temps, sans pouvoir se resoudre de luy accorder ce qu’il demandoit. Et comme la Princesse durant ce temps-là ne parloit point, Artamene se tournant vers elle, Madame, luy dit il, est-ce-là ce que vous m’aviez fait l’honneur de me promettre ? Non, luy respondit Mandane, mais je vous advoüe que je ne vous puis tenir ma parole : & que la guerre est une chose qui choque si fort mon humeur, que je ne puis obtenir de moy, d’y contribuer rien, que des vœux tres passionnez pour la faire cesser. Ha Madame, reprit Artamene, vostre bonté m’oblige, & m’outrage tout ensemble ! & alors il pressa tant Ciaxare, qu’il se rendit enfin, apres avoir long temps resisté. Ce n’est pas qu’il ne fust bien aise, qu’un homme aussi vaillant qu’Artamene fust de ce combat : mais c’est qu’effectivement il l’aimoit ; & qu’il craignoit de le perdre en cette occasion. De vous dire quelle fut la joye d’Artamene ; quels furent les remercimens qu’il fit au Roy ; & les agreables reproches qu’il fit à la Princesse, de l’avoir si mal servi, ce seroit perdre un temps qui m’est cher, veû ce qui me reste encore à vous aprendre : je vous diray donc seulement au lieu de cela, que Philidaspe qui souhaittoit estre de ce Combat aussi bien que mon Maistre, n’eut pas le mesme destin : car quoy qu’Aribée peust dire, Ciaxare ne le voulut pas. Il en fit des excuses à Philidaspe

de fort bonne grace : & luy dit qu’Artamene ayant parlé le premier ; & qu’ayant desja accordé la chose à un Estranger, il n’osoit l’accorder encore à un second : de peur de faire trop murmurer les Capadociens : qui diroient que ce seroit leur faire tort. Cette avanture donna une grande douleur à Philidaspe : & s’il n’eust esté attaché aupres du Roy, par une raison tres puissante ; il auroit quitté son service. Ce qui l’affligeoit le plus, c’estoit de voir qu’Artamene luy estoit preferé, quoy qu’il fust Estranger comme luy : & bien que Ciaxare luy dist, comme je l’ay remarqué, que s’il eust parle le premier, il n’eust pas esté refusé ; cela ne le consoloit gueres. Artamene au contraire, sentit redoubler sa joye, par la douleur de Philidaspe : & ce grand cœur, tout genereux qu’il estoit, ne pût s’empescher d’estre bien aise de son déplaisir ; tant il y avoit desja d’emulation entre ces deux grands Courages. Ne suis-je pas bien heureux (me dit Artamene, lors que je l’eus rencontré) de voir qu’enfin je ne puis manquer, ou de vaincre pour ma Princesse, ou de mourir pour elle ? Si j’échape de ce danger, je suis assuré de ne la revoir que pour luy annoncer la victoire, & mon triomphe ; & si je meurs, je suis encore assuré d’en estre pleint. Ha Chrisante quelle Gloire ! ha Seigneur ! luy respondis-je, qu’avez vous fait ? Ce que j’ay deû, mon cher Amy, me repartit il, & ce que vous auriez fait si vous eussiez esté en ma place. Mais luy dis-je, Seigneur, avez vous oublié qu’Artamene n’est pas un simple Chevalier tel qu’il paroist, & qu’il est fils du Roy de Perse ? Non, mon Gouverneur, adjousta t’il ; & c’est parce que je me souviens que sa naissance n’est pas commune, que je veux qu’il tasche de faire des actions

extraordinaires. Mais Seigneur, luy dis-je, pourquoy du moins n’avez vous obtenu pour Feraulas & pour moy, ce que vous avez obtenu pour vous ? est-ce que vous doutez de nostre courage ? Ha Chrisante ! me dit-il en m’embrassant, je douterois plustost du mien, mais la chose n’estoit pas possible : & si je l’eusse demandée pour vous, je me fusse exposé peut-estre à ne l’avoir pas pour moy mesme. Cependant malgré toutes ses raisons, comme je n’estois pas possedé de passions si violentes que luy, je ne pouvois me consoler, de le voir engagé dans un semblable combat, mais la chose estoit sans remedes : & il s’estoit caché de moy, lors qu’il avoit esté chez Mandane, pour la prier de le servir en cette rencontre.

Le choix des deux cens Combatans estant donc fait ; le jour du combat estant arrivé ; les Ostages estant donnez de part & d’autre ; la visite des armes estant faite par eux, suivant les conditions du Traité ; & l’advis en ayant esté envoyé au Roy de Pont, qui envoya le mesme à Ciaxare, de la part de ceux qui estoient à luy, & qui avoient aussi visité ses gens ; la Troupe choisie passa devant le Roy ; qui avoit fait faire dés la pointe du jour un Sacrifice, pour demander la Victoire aux Dieux. Artamene avoit esperé, que la Princesse seroit aupres de Ciaxare lors qu’ils partiroient, & qu’il auroit le plaisir de la voir encore en partant : mais elle ne pût s’y resoudre ; & elle aima mieux demeurer au Temple : si bien qu’il fut privé de cette consolation. Pour moy, Seigneur, qui le vis partir, je ne pûs m’empescher d’en avoir les larmes aux yeux : car enfin dans les autres occasions, Feraulas & moy taschions au moins de luy rendre tousjours quelque service : mais en celle-cy, nous ne pouvions pas seulement estre les tesmoins de sa

valeur. Il s’apperçeut de nostre tristesse ; & nous regardant d’un visage aussi gay, que le nostre estoit melancolique : Je vaincray (nous dit il en sous-riant ; ) & vous ne serez pas bons Devins, Artamene vous en assure. Comme il disoit cela, nous arrivasmes à la porte le la Ville, où le Roy les attendoit : Seigneur (luy dit mon genereux Maistre, qui marchoit à la teste de cette Troupe) je vay tascher de me rendre digne de l’honneur que vostre Majesté m’a fait à l’exemple de ces vaillans hommes : & je vay, respondit le Roy, preparer des Couronnes pour vous & pour eux ; ne doutant point de l’heureux succés de nos armes, puis qu’Artamene combat. Ta Gloire est grande Artamene, s’escria le desesperé Philidaspe : mais tu ne la possederois pas seul, si j’eusse eu ta bonne fortune, aussi bien que j’ay ta valeur. Nous eussions esté trop forts avec toy (luy respondit mon Maistre en passant) & nous tascherons de vaincre sans toy. A ces mots ces deux Heros devouëz à la Grandeur & au repos de la Capadoce, sortirent de la Ville, & les portes furent refermées. Nous ne laissasmes pourtant pas, Seigneur, d’estre assez bien informez du détail de cette grande action : C’est pourquoy je vous reciteray ce que nous en avons sçeu : me reservant à la suitte de mon discours, à vous dire par quelle voye nous l’avons apris. Comme ces deux Troupes furent donc dans la plaine, elles firent alte quelque temps : & chaque Party envoya quatre des siens, pour voir une seconde fois eux mesmes, si le nombre estoit égal, & si les armes estoient semblables. Tout s’estant trouvé comme il devoit estre de part & d’autre, & chac ? s’en estant retourné à son rang, apres avoir

partagé le Soleil, & choisi un endroit également avantageux ; ils commencerent d’avancer teste baissée, sans bruit, sans cris, & avec un silence qui donnoit de la terreur. Comme ils furent assez proches, pour se servir de leurs javelots, ils les lancerent avec tant de violence, que de tous les deux partis ces armes volantes firent un assez grand effet : Mais beaucoup plus grand sur les Capadociens que sur les autres. En suite ayant mis l’espée à la main, & s’estans couverts de leurs Boucliers ; ils commencerent de se mesler : & Artamene, à ce que nous avons sçeu, immola la premiere victime de ce Sacrifice sanglant. Car ayant devancé tous ses Compagnons de quelques pas, il tua d’un grand coup d’espée le premier qui luy resista. Sa valeur ne fut pourtant pas assez heureusement secondée, au commencement de ce Combat : estant certain, qu’à parler en general, le party du Roy de Pont eut de l’avantage sur celuy du Roy de Capadoce. Ce n’est pas que l’autre ne fist bien son devoir, ny qu’il reculast ; Mais c’est enfin que ceux de Pont estoient plus heureux : & que les blessures qu’ils faisoient à leurs Ennemis estoient plus mortelles. Artamene voyant donc que malgré tous ses efforts, le nombre des Capadociens diminuoit plus que celuy des autres ; estoit en un desespoir estrangge : & faisoit des choses qui ne se peuvent non plus imaginer que dire. L’on eust dit qu’il estoit seul chargé de l’evenement de ce combat : car il ne se contentoit pas d’attaquer & de se deffendre : il deffendoit encore tous ceux de son Party : & paroit autant qu’il le pouvoit, tous les coups qu’il voyoit porter à ceux qui estoient proches de luy. Enfin il fit tant de merveilles, & tant d’actions heroïques ; qu’un

homme d’entre les Ennemis nommé Artane, commença de croire, que quelque advantage qu’eust son Party, il seroit fort difficile qu’il emportast la Victoire : & ce fut pourquoy il se resolut de fourber, & de joüer d’adresse, dont il avoit plus que de courage, pour tascher de sauver sa vie. Car (dit il en luy mesme, à ce que l’on à sçeu depuis) si nos gens sont les plus forts, je me remesleray parmy eux sur la fin du combat, sans qu’aucun s’en aperçoive : & s’ils succombent tous, je sauveray au moins ma vie en me tenant caché : & en seray quitte pour me bannir apres de mon païs, & pour aller vivre inconnu, en quelqu’autre part de la Terre. Comme il se fut resolu à cette lascheté, dans le desordre & dans l’embarras de ce combat, laschant le pied insensiblement, & se démeslant d’entre les siens, il se retira enfin derriere eux : qui estant occupez à combattre, ne songerent pas à luy. Pour les Capadociens, comme ils estoient desja moins en nombre que leurs ennemis, ils ne s’aperçeurent pas du dessein de ce lasche : qui à six pas de là, se laissa tomber comme s’il eust esté blessé : & se trainant tout doucement derriere une petite eminence, qui s’élevoit à un endroit de la plaine, qui n’estoit pas fort esloigné ; il demeura là paisible spectateur du combat. Cependant les choses en vindrent aux termes, qu’Artamene se vit luy quinziesme contre quarante : je vous laisse à juger, Seigneur, si le Party du Roy de Pont ne croyoit pas avoir vaincu : & si les Capadociens n’avoient pas sujet de croire qu’ils estoient vaincus. Mais comme en ce combat il n’estoit permis ny de demander la vie, ny de la donner, & qu’il y faloit necessairement vaincre ou mourir : les plus desesperez devinrent les plus vaillans : &

Artamene leur redonna tant de courage, & par sa voix, & par son exemple ; qu’ils reprirent une nouvelle ardeur. Pour luy, l’on eust dit qu’il estoit assuré d’estre invulnerable, veû la façon dont il s’exposoit. Mais en s’exposant aussi comme il faisoit à tous les momens ; l’on peut dire qu’il sembloit y avoir une fatalité attachée à tous les coups qu’il portoit. Il n’en donnoit pas un qu’il ne fist rougir son espée, du sang de ses Ennemis : il se faisoit jour par tout : il escartoit tous ceux qui le vouloient envelopper : il suivoit ceux qui le fuyoient : il tüoit ceux qui l’attendoient : & Artamene enfin, fit de si grandes choses ; qu’apres s’estre veû luy quinziesme contre quarante, comme je l’ay dit, il se revit luy dixiesme contre dix. Cette égalité luy ayant redonné un nouveau cœur, Allons, dit il aux siens, mes chers Amis, allons achever de vaincre. Et en effet, veû le changement qui estoit arrivé, il leur pouvoit parler de cette sorte : Mais il ne sçavoit pas que des neuf Compagnons qui luy restoient, il y en avoit trois qui estant blessez en divers lieux, s’affoiblirent tout d’un coup, & tomberent un moment apres ; si bien qu’il demeura luy septiesme contre dix. Il avoit esté si heureux, qu’il n’avoit encore reçeu qu’un leger coup d’espée au costé, au deffaut de sa Cuirace : qui n’ayant qu’effleuré la peau, ne l’incommodoit point du tout. Ce cœur de Lion sans s’estonner de ce nouveau malheur, ne laissa donc pas de continuer de combattre avec mesme vigueur, que s’il eust encore esté au commencement du combat. D’abord il tua deux de ces dix Ennemis qui restoient : Mais le troisiesme qu’il attaqua, luy ayant un peu plus resisté que les autres ; comme il eut achevé de vaincre, & qu’il se

voulut tourner vers les siens, pour s’en resjoüir avec eux ; il vit qu’il n’y en avoit plus qu’un debout, que trois Ennemis qui restoient, alloient infailliblement tüer. Il y courut en diligence pour le secourir, mais il y arriva trop tard : cét homme estant tombé mort, comme il estoit prest de le deffendre. Ce fut en cét endroit, Seigneur, où l’illustre Artamene eut besoin de tout son courage : car enfin apres trois heures de combat ; & d’un combat encore plus violent & plus opiniastré qu’une Bataille ; il se vit seul de son Party contre trois.

Neantmoins ne perdant ny le cœur ny le jugement, il se recula dé quelques pas, pour n’estre point enveloppé : & comme il a une agilité merveilleuse quand il s’en veut servir ; ces trois hommes se virent fort embarrassez. De quelque costé qu’ils l’attaquassent, ils trouvoient par tout la pointe de son espée. Quand ils le pressoient, ils ne le pouvoient atteindre, & son corps disparoissoit à leurs yeux : quand ils ne le pressoient pas, il les pressoit : & quoy que tous leurs coups ne fussent pas portez en vain, & qu’ils vissent couler son sang de plusieurs endroits ; sa vigueur ne diminuoit point du tout. Enfin s’estant resolus de le vaincre ou de mourir ; & s’estant encouragez l’un l’autre, avec quelque confusion, de voir un homme seul, leur resister si long temps ; ils furent à luy teste baissée. Mais Artamene ayant eu l’adresse d’en separer un de quelques pas d’avec ses Compagnons ; il se couvrit si bien de son Bouclier, du costé qu’estoient les deux autres, qu’il ne pût en estre blessé. Et s’élançant avec une force estrangge sur ce troisiesme, il luy passa son espée au travers du corps, & le fit tomber mort ses pieds. Cette chutte fit lascher le pied aux

deux autres ; & redonna une nouvelle vigueur à Artamene : si bien que changeant alors la façon de combattre qu’il avoit esté contraint de prendre, quand il estoit seul contre trois ; il commença de presser & de charger les deux qui restoient, avec tant de precipitation ; que l’un ayant pensé tomber, à cause d’un Bouclier qu’il avoit rencontré sous ses pieds ; Artamene prenant ce temps, déchargea un si grand coup sur la teste de l’autre, qu’il le renversa mort à l’instant. C’est maintenant (s’escria alors Artamene en haussant l’espée, & se tournant vers celuy qui restoit encore) que la veritable valeur decidera nostre combat, sans que la Fortune s’en mesle : & sans que personne partage la gloire du Vainqueur. En disant cela, il marcha comme un Lion, contre ce dernier Adversaire, qui le reçeut avec une fermeté, qui n’estoit pas d’une Ame commune. Voila donc enfin Artamene en estat de n’avoir plus qu’un Ennemy à combattre : Mais certes c’estoit un Ennemy qui n’estoit pas des moins redoutables : & l’on eust dit que la Fortune l’avoit choisi exprés, pour faire qu’Artamene achetast cette Victoire bien cher. Ces deux vaillans Guerriers se voyant seuls à soustenir toute la gloire de leur Party, furent un temps à se regarder, comme pour reprendre haleine : & se voyant tous couverts de sang, & au milieu d’un Champ tout couvert de morts, il est à croire que la Victoire ne leur aparut pas avec tous ses charmes : & que si chacun d’eux dans son cœur eut de l’esperance, il eut aussi de la crainte de ne la remporter pas. Cependant le combat se recommença, entre ces deux vaillans hommes : Mais avec tant d’ardeur & tant de courage, qu’il ne s’est jamais rien veû de semblable. Celuy qui combattoit contre Artamene, estoit un

homme de qualité, aussi bien que ce lasche Artane, qui estoit tousjours caché : & qui ayant tousjours veû mon Maistre, pour ainsi dire, foudroyer les siens, n’avoit jamais osé se lever. Icy, Seigneur, admirez la conduitte des Dieux, lors qu’ils ont resolu de conserver quelqu’un : & tombez d’accord avec moy, que leurs secrets sont impenetrables. Car enfin les choses estant en cét estat, n’est il pas vray qu’il n’y a personne qui ne croye, que cét Artane qui s’estoit caché, voyant mon Maistre blessé en tant de lieux, ne deust se lever, pour aider à celuy de son Party qui combattoit encore ; à vaincre un homme, de qui le sang couloit de divers endroits ? Cependant il n’en alla pas ainsi ; quoy que ç’eust esté la premiere intention de ce lasche, comme je pense l’avoir dit. Car outre qu’Artane n’estoit pas vaillant ; & qu’il s’estoit veû contraint d’estre de ce combat malgré luy, comme nous l’avons sçeu depuis ; outre, dis-je, qu’il avoit veû qu’Artamene s’estant trouvé seul contre trois, n’avoit pas laissé de vaincre ; il se trouva encore, que celuy qui combatoit le dernier contre mon Maistre, estoit son Rival : si bien que se voyant en cette occasion, entre les sentimens de la Patrie, & les sentimens de vangeance, de jalousie, & d’amour ; il ne balança point du tout ; & se resolut de laisser finir ce combat sans s’en mesler. Car (disoit-il en luy mesme, comme on l’a sçeu depuis de sa propre bouche) ce combat ne finira pas, sans qu’il en meure au moins un des deux, veû la maniere dont ils agissent : & celuy qui mourra, ne mourra pas sans faire de nouvelles blessures à son ennemy : ainsi donc si l’ennemy de mon Païs succombe, je trouveray tousjours mon rival en estat d’estre vaincu plus facilement : & si

mon Rival meurt, plus facilement encore vaincray-je l’ennemy de ma Patrie, ; qui en perdant tant de sang, aura perdu toutes ses forces, & qui en faisant respandre tout celuy de son ennemy, aura respandu presque tout le sien : de forte que de quelque costé que la Fortune se tourne, ils combatront, ils mourront ; & je vivraz, & triomphery sans peine. Artane demeura donc en cét estat, faisant des vœux également pour la mort ses deux ennemis. Et veritablement il s’en falut peu, que ses injustes vœux ne fussent exaucez : Artamene & Pharnace (car nous avons sçeu que ce vaillant homme s’apelloit ainsi) s’estant regardez un moment, comme je l’ay desja dit, pour reprendre un peu d’haleine, recommencerent un combat, où tout ce que l’amour de la gloire peut inspirer de grand & de noble, se fit voir en cette occasion. Et comme Artamene craignoit que le sang qu’il perdoit ne trahist enfin son courage, & ne l’affoiblist malgré luy ; il pressa son ennemy avec une ardeur, qui n’est pas imaginable. Si bien que Pharnace, qui voyoit qu’il n’y avoit à choisir que la mort ou la victoire : & qui en se voyant seul de son Party, avoit eu cette consolation de croire qu’Artane son Rival & son ennemy estoit mort, puis qu’il ne combattoit plus ; il est, dis-je, à croire, que dans l’esperance où il estoit, de n’estre plus traversé dans son amour, il avoit encore un plus grand desir de vaincre. Du moins fit il des choses si merveilleuses ; que j’ay entendu dire à mon Maistre, que quand on ne luy en eust rien apris, il n’eust pas laissé de connoistre, que l’amour soustenoit son courage ; & l’enflamoit d’une ardeur si heroïque. Ils se battirent donc encore fort long temps : Pharnace blessa Artamene

en quatre endroits : & Artamene blessa Pharnace en plus de six. Leurs forces commencerent alors de diminuer, & leurs corps de s’apesantir peu à peu : si bien que pour finir leur combat plustost, ils se tinrent tousjours prés l’un de l’autre : & ne s’esloignerent plus de la pointe de leurs espées, ny ne se servirent plus de leurs Boucliers, qu’ils ne pouvoient soustenir qu’à peine. En cét estat se frappant continuellement il arriva qu’ils se porterent en mesme temps : mais avec cette difference ; qu’Artamene passa son espée au travers du cœur de Pharnace ; & le fit tomber mort à ses pieds ; & que Pharnace passa la sienne au travers d’une cuisse d’Artamene, où il la laissa. Si bien que mon Maistre ayant encore son espée à la main ; & ayant retiré courageusement celle de son Ennemy de sa blessure ; tenant ces deux espées entre ses mains ; j’ay vaincu, s’écria-t’il ; & un moment apres, cette derniere blessure luy ayant fait perdre beaucoup plus de sang, il tomba, & fut quelque temps en foiblesse. Mais admirez, Seigneur, encore cette advanture : Si Artamene ne fust pas tombé, il estoit mort ; car Artane l’auroit achevé. Et en effet, nous avons sçeu par luy mesme, comme vous l’aprendrez en suitte ; qu’aussi tost qu’il vit son Rival mort, il se leva ; & se prepara à venir attaquer mon Maistre, qu’il voyoit chanceler à tous les pas. Mais comme un moment apres il le vit tomber, & ne remüer plus du tout ; il ne s’amusa point à aller voir s’il avoit poussé le dernier soupir ; & il s’en alla en diligence vers ceux de son Party, pour profiter laschement du labeur des autres ; & pour annoncer la victoire au Roy de Pont. Et certes cét homme (si toutefois il est digne de ce Nom) avoit bien plus de joye,

que le veritable Vainqueur : car il se croyoit prest de remporter une grande gloire, qu’il avoit euë à fort bon marché. Il avoit veû mourir son Rival ; il croyoit que cette Victoire luy feroit obtenir sa Maistresse, qui estoit Sœur du Roy de Pont ; & rien enfin ne pouvoit troubler sa felicité, que le remors de sa malice, & de sa lascheté sans exemple. Je sçay bien, Seigneur, que je ne vous ay pas raconté cette grande action, avec assez de particularitez : Mais comme nous ne l’avons sçeuë que par Artane, lors qu’il fut vaincu, & depuis encore prisonnier de guerre parmy nous ; & par mon Maistre, de qui la modestie ne luy permet guere d’exagérer les choses qui luy sont avantageuses ; je n’en ay pas pû dire davantage. Cependant Artamene ayant esté quelque temps en foiblesse ; il arriva que le sang s’estant arresté par l’évanoüissement, luy redonna de la force. Si bien qu’estant revenu à soy, il se releva sur un genoüil, son espée à la main, comme pour voir s’il n’y avoit plus personne en estat de luy disputer la Victoire. Mais regardant de tous les costez, il ne vit plus à l’entour de luy, que des Javelots rompus ; des tronçons d’Espées ; des Boucliers sanglants ; & des hommes, qui tous morts qu’ils estoient, avoient encore de la fureur sur le visage. Il voyoit d’un costé un Capadocien ; de l’autre un de ses Ennemis ; & par tout de l’horreur & du sang en abondance. Il effaya diverses fois de se lever pour marcher, mais il luy fut impossible : principalement à cause de sa derniere blessure, qui faisoit qu’il ne pouvoit absolument se soustenir. Cependant il sçavoit que c’estoit aux Vainqueurs à aller porter la nouvelle de la Victoire, puis que leur combat n’avoit point eu de tesmoins : & comme le fort des

Armes avoit voulu qu’il fust demeuré seul en vie, il estoit en une peine qui n’est pas imaginable. Helas ! disoit-il, que me servira d’avoir vaincu, si je meurs sans qu’on sçache que j’ay esté victorieux ? Ciaxare se repentira de l’honneur qu’il m’a fait ; & Mandane, l’illustre Mandane, croira peut-estre que je seray mort dés le commencement du combat ; sans rien faire de considerable pour elle : qu’enfin j’ay mal occupé la place que j’ay tenuë ; & que peut-estre Philidaspe l’auroit mieux remplie que moy. Cependant ô Dieux ! ô justes Dieux ! vous sçavez ce que me couste la Victoire ; & ce que j’ay fait pour ma Princesse. En disant cela il regardoit tousjours de tous costez ; mais il ne voyoit personne : car comme la Plaine baisse un peu du costé qu’Artane s’en alloit, il ne le pouvoit plus voir. Artamene en cette extremité ne sçachant que faire ; & craignant effectivement de mourir, sans que l’on sçeust qu’il avoit vaincu ; commença de se trainer lentement ; & d’amasser autant qu’il pût, de Javelots, d’Espées, de Casques & de Boucliers : & ayant entassé toutes ces Armes les unes sur les autres, comme pour en eslever un Trophée ; il prit un grand Bouclier d’argent, qui avoit esté au vaillant Pharnace ; & trempant son doict dans son propre sang, qui recommençoit de, couler abondamment, par l’agitation qu’il s’estoit donnée ; il escrivit en Lettres vermeiles, au milieu de ce Bouclier,

A
IVPITER
GARDE DES TROPHEES.

& le plaça sur le haut de ce superbe amas d’Armes, qu’il avoit entassées aupres

de luy. En suitte dequoy, foible & las qu’il estoit, de ce glorieux travail, il se coucha à demy, le bras gauche appuyé sur son Bouclier ; & tenant tousjours son espée de la main droite : comme pour deffendre le Trophée qu’il avoit eslevé, & le Monument de sa Victoire. En cét estat là, un peu plus en repos qu’auparavant, il m’a dit depuis, qu’il donna toutes ses pensées à sa Princesse : & que dans l’esperance qu’il eut, qu’elle n’ignoreroit peut-estre pas l’avantage qu’il avoit remporté, la mort luy parut douce & agreable. Il eust pourtant bien voulu la voir encore une fois apres avoir vaincu : s’imaginant que s’il eust pû avoir ce bonheur, il n’auroit plus rien eu à desirer.

Cependant Artane qui estoit allé annoncer son faux Triomphe, mit la joye dans le cœur de tous ceux de son Party : & principalement dans celuy du Roy de Pont : qui quoy qu’il n’aimast pas trop Artane, ne laissa pas d’estre bien aise de recevoir une si agreable nouvelle par luy. Les Ostages qui suivant l’accord estoient avec le Roy de Pont, en furent sensiblement affligez : & furent advertir leur Maistre de ce qui estoit arrivé, afin que les autres ostages fussent rendus, & que ces deux Princes chacun de leur costé, se rendissent au champ de Bataille avec deux mille hommes seulement, comme ils en estoient convenus. Ciaxare & la Princesse Mandane, estoient en une inquietude estrangge : car ne voyant revenir personne de leur Party, il y avoit grande apparence, que les choses n’alloient pas bien. Mais enfin ayant esté tirez de ce doute par le retour de ces Ostages ; ce qui n’estoit qu’une simple inquietude, devint à l’instant une douleur effective. Neantmoins pour

demeurer dans les termes de leurs conditions, Ciaxare marcha vers le lieu du Combat, avec le nombre de gens dont ils eſtoient tombez d’accord, comme fit auſſi le Roy de Pont. Mais pour la Princeſſe, elle demeura dans la Ville, extrémement affligée. Nous sçeumes meſmes alors, que malgré l’intereſt qu’elle avoit en cette guerre ; une des premieres choſes qu’elle dit, en apprenant cette funeſte nouvelle, fut de s’écrier en parlant au Roy, & preſque les larmes aux yeux ; helas Seigneur ! le pauvre Artamene ne ſervira plus voſtre Majeſté : & je l’ay mal recompenſé, du bon office qu’il me rendit, lors qu’il vous ſauva la vie. Pour Feraulas & pour moy, je vous laiſſe à penſer, Seigneur, quelle fut noſtre douleur, & quel fut noſtre deſespoir : Mais encore que nous ne doutaſſions point, que noſtre cher Maiſtre, n’euſt peri, nous ne laiſſasmes pas d’accompagner le Roy ; pour rendre du moins les derniers devoirs au corps d’un ſi grand & ſi genereux Prince. Nous fuſmes donc avec Ciaxare, qui arriva en meſme temps que le Roy de Pont ; ſur le champ de Bataille : Mais les deux Partis furent bien eſtonnez, lors que s’en approchant ; ils virent Artamene qui ayant repris de nouvelles forces, à la veuë du Roy qu’il ſervoit ; s’eſtoit relevé ſur un genoüil l’eſpée à la main, aupres du Trophée qu’il avoit dreſſé, ſemblant ſe vouloir mettre en eſtat de le deffendre, ſi quelqu’un euſt voulu l’abatre. Mais entre tous ceux qui eurent de l’eſtonnement, Artane qui eſtoit mené Victorieux par ceux de ſon Party, parut le plus eſtonné. Principalement quand il entendit qu’Artamene faiſant un effort pour hauſſer la voix, en ſe tournant vers Ciaxare, luy dit ; Seigneur, vous avez vaincu : & les Dieux ſe ſont ſervis de ma main, pour vous donner la Victoire. Le Roy de Pont entendant parler Artamene de cette ſorte, luy dit que c’eſtoit luy qui l’avoit remportée : puis qu’enfin il s’eſtoit trouvé un des ſiens en eſtat de la luy annoncer ; n’eſtant pas meſme bleſſé. Il faut ſans doute, interrompit Artamene, que celuy que vous dites ſoit un laſche, qui ait eſvité la mort par la fuitte : & qui bien loing d’avoir triomphé, n’ait pas ſeulement combattu. Car s’il eſtoit vainqueur, que ne m’a-t’il achevé ; & que ne m’a-t’il empeſcfié d’eſlever ce Trophée ? Je t’ay laiſſé entre les morts (luy reſpondit alors l’inſolent Artane) & il y avoit long temps que tu eſtois hors de combat quand je ſuis party. Ha laſche impoſteur ! luy cria Artamene, ſi je n’avois pas eu de plus redoutables ennemis que toy à combattre, la victoire que j’ay remportée, ne m’auroit pas couſté ſi cher. Ce vaillant Guerrier que tu vois mort à mes peids, dit il en monſtrant Pharnace, eſt le dernier que j’ay veû debout : & le ſeul qui m’a penſé vaincre. Mais pour toy qui parois ſans bleſſure, dans un champ tout couvert de morts ; oſes tu bien te vanter, d’avoir triomphé à ſi bon marché ? L’eſtat où tu és, luy reſpondit l’inſolent Artane, n’eſt guerer celuy d’un Victorieux : à ces mots Artamene tranſporté de fureur, ramaſſant toutes ſes forces, acheva de ſe lever : & regardant Artane avec une fierté qui faiſoit peur, & qui avoit pourtant quelque choſe de divin ; viens, luy dit il, viens ſeulement, toy qui te vantes de n’eſtre point bleſſé : car tout foible que je ſuis, tout couvert de playes ; & tout trempé de mon ſang, & de celuy de nos Ennemis ; je ne laiſſeray pas de te ſoustenir, que tu és un impoſteur : & qu’il eſt impoſſible que tu ayes combatu. En diſant cela, il ſe mit en poſture de l’attendre : lors que le Roy de Phrigie, qui eſtoit venu avec le Roy de Pont, ravy de la generoſité d’Artamene ; luy cria qu’il n’eſtoit pas juſte qu’un homme qui paroiſſoit ſi vaillant, entrepriſt un nouveau combat en l’eſtat qu’il eſtoit. Mon Maiſtre l’interrompant ; Seigneur, luy dit-il, je n’ay peut eſtre pas aſſez de force pour vivre long temps ; mais j’en ay encore trop, pour vaincre un ennemy ſi foible. Artane eſtoit ſi confondu, qu’il eſtoit aiſé pas de ſincerité en ſes paroles : Cependant Ciaxare ayant mis pied à terre, auſſi bien que les deux autres Rois, fut embraſſer Artamene, & commanda qu’on luy aidaſt à ſe ſoutenir : de ſorte que Feraulas & moy nous approchaſmes pour l’appuyer malgré qu’il en euſt. Ciaxare dit alors, que quand bien Artamene ſeroit en eſtat de combattre, il ne trouvoit pas qu’il le deuſt ſouffrir : n’eſtant pas juſte que le Victorieux hazardaſt une ſeconde fois ſa Victoire. A cét inſtant il ſe fit une conteſtation, qui penſa porter les choſes aux dernieres extremitez : & ſans doute ſi le Roy de Pont n’euſt pas encore eu le bras en écharpe, pour la bleſſure qu’il avoit reçeuë, dans la derniere Bataille, ce deſordre euſt eſté plus avant qu’il ne fut. Mais le Roy de Phrigie comme le moins intereſſé, appaiſa ce deux Princes en quelque ſorte : & dit à ces Rois ennemis, qu’il faloit du temps pour bien examiner cette affaire ; qu’il faloit dire ſes raiſons de part & d’autre ; & ne faire rien inconſiderément. Les deux Rois ayant conſenty à ce que l’autre voulut, ils ſe retirerent : mais Artamene demanda auparavant fort inſtamment, que ſon Trophée ne fuſt point abatu : & qu’il fuſt permis à Ciaxare d’ y laiſſer des Gardees, ce qui luy fut accordé. Pendant toutes ces conteſtation, comme j’avois bien preveû, que quoy qu’il en arrivaſt, il faudroit touſjours faire remporter Artamene ; j’avois envoyé à la Ville, pour avoir une Lictiere. La Princeſſe l’ayant sçeu, envoya la ſienne : dont mon Maiſtre, comme voſtre Majeſté peut juger, ne luy fut pas mediocrement obligé. Tous ces Princes eſtant donc partis, apres avoir donné l’ordre neceſſaire pour faire enterrer les morts ſur le champ de Bataille, tant d’un coſté que de l’autre, avec de belles pompes funebres : nous voulûmes Feraulas & moy, mener Artamene à une Maiſon de la Ville, où nous avions logé durant quelques jours : mais Ciaxare ne le voulut pas, & le fit conduire dans le Chaſteau.

Tous les Medecins, & tous les Chirurgiens du Roy, furent au meſme inſtant dans ſa Chambre : & apres avoir viſité huit grandes bleſſures qu’il avoit, & y avoir mis le premier appareil ; ils raporterent au Roy, qu’il n’y en avoit aucune qui fuſt abſolument mortelle ; quoy qu’il y en euſt deux aſſez dangereuſes : Et qu’ainſi il faloit eſperer de leurs ſoings, du regime du malade, & de la force de la Nature, un heureux ſuccés à ſon mal. La Princeſſe envoya auſſi pluſieurs fois dés ce premier ſoir là, s’informer de l’eſtat où eſtoit Artamene : ce qu’ayant entendu à la derniere, quoy que celuy qu’elle envoyoit parlaſt fort bas, les Medecins ayant deffendu qu’on ne luy fiſt aucun bruit ; il l’appella, & voulut recevoir luy meſme, le compliment de la Princeſſe. Apres qu’il l’eut reçeu, il tourna foiblement la teſte du coſté de celuy qui luy avoit parlé ; & hauſſant un coing d’un Pavillon de drap d’or qui couvroit ſon lict. Vous direz, luy dit il, à la Princeſſe, que je luy demande pardon, d’avoir ſi mal combatu ſes ennemis : & d’avoir remporté une Victoire, qui peut encore eſtre miſe en doute. Si je meurs j’eſpere qu’elle me le pardonnera : & ſi j’eſchape, j’eſpere auſſi de reparer cette faute, par quelque action plus heureuſe. Rendez-luy graces tres-humbles pour moy, de l’honneur de ſon ſouvenir : & l’aſſeurez que ſa bonté n’a pas obligé une ame ingrate. Cependant, la fiévre luy prit ſi violente, que je creus qu’il eſtoit perdu : je ne vous sçaurois exprimer, quels furent les ſoings que Ciaxare & la Princeſſe ſa fille eurent de luy ; ſi je ne vous dis que Ciaxare fit pour Artamene, tout ce qu’il euſt pû faire, ſi Mandane euſt eſté malade : & que Mandane auſſi, ne fut guere moins ſoigneuse, que ſi Ciaxare euſt eſté bleſſé. Apres que le peril où nous avions veû Artamene, fut un peu diminué ; je ne pouvois pas m’empeſcher, de penſer aſſez ſouvent à la bizarrerie de ſon deſtin : qui faiſoit que ce meſme Prince, qui offroit des Sacrifices pour remercier les Dieux de ſa mort ; eſtoit occupé avec tant d’empreſſement, à luy conſerver la vie. Nous euſmes enfin la ſatisfaction de voir, que tant de ſoins ne furent pas inutiles : & le vingtieſme jour, les Medecins reſpondirent de ſon falut : & promirent meſme une gueriſon aſſez prompte à ſes bleſſures. Auſſi toſt qu’il fut permis de le voir, toute la Cour & toute l’Armée le viſita : Aribée tout Favory qu’il eſtoit, y fut pluſieurs fois : Philidaſpe malgré cette ambitieuſe jalouſie, que la valeur d’Artamene luy donnoit, ne manqua pas de luy rendre cette civilité : & le Roy qui le voyoit preſque tous les jours, y mena la Princeſſe ſa fille par deux fois. Cela fit un effet merveilleux en Artamene : eſtant certain qu’en fort peu de jours, il parut un amendement extraordinaire en ſes bleſſures ; tant l’eſprit a de pouvoit ſur le corps. Je ne m’arreſte point à vous dire, quels furent leurs entretiens, en ces deux viſites de la Princeſſe : eſtant bien aiſé de s’imaginer, que le mal & la valeur d’Artamene, furent tout le ſujet de la converſation. Mais ; Seigneur, pour reprendre les choſes de la guerre, au point où je les ay laiſſées ; je vous diray que tant que le mal d’Artamene dura, ce ne furent qu’ambaſſadeurs de part & d’autre : pour convenir d’Arbitres, & pour chercher les voyes de terminer ce different. Le Roy de Pont le faiſoit durer autant qu’il pouvoit : eſperant que pendant ce temps là le Roy de Phrigie pourroit eſtre eſclaircy des deſſeins des Lydiens : & que ſelon cela, il pourroit conclure la paix, ou recommencer la guerre. Mais les choſes furent touſjours ſi douteuſes, durant toute cette negociation ; qu’il ſembla que les Dieux euſſent permis que cela arrivaſt ainſi ; afin de donner ſeulement le loiſir à Artamene de recouvrer la force & la ſanté, pour acquerir une nouvelle gloire. Deux mois apres ſes bleſſures, il quitta la Chambre, pour aller remercier le Roy & la Princeſſe, de la bonté qu’ils avoient euë pour luy : & en ſuitte, il rendit ſes civilitez à toute la Cour, & fut meſme chez Philidaſpe. Ce fut en ce temps-là, Seigneur, qu’enfin les Rois ennemis eſtant convenus de luges, pour entendre les raiſons de tous les deux Partis ; l’on dreſſa une Tente magnifique, dans la meſme Plaine où s’eſtoit fait le combat, & tout devant le Trophée qu’Artamene avoit dreſſé. Quatre des plus grands Seigneurs de Capadoce & deGalatie, & autant de Pont & de Bythinie, furent les Arbitres de ce fameux different : apres avoir fait le ferment neceſſaire, pour oſter toute crainte de preoccupation à leurs Maiſtres. Les deux coins de cette Tente eſtant retrouſſez par de gros Cordons à houpes d’or, laiſſoient voir trois ſuperbes Thrônes, également eſlevez ; & plus bas un long Siege couvert de Pourpre, pour placer ces juges de Camp. Toutes choſes eſtant donc preparées, les Rois de Pont & de Phrigie conduiſirent Artane pour ſoustenir ſa pretenduë Victoire : Mais encore qu’il euſt plus d’eſprit que de valeur, il fut pourtant avec beaucoup de repugnance à ce combat, quoy qu’il ne deuſt pas eſtre ſanglant. Artamene de ſon coſté, fut conduit par Ciaxare : quatre mille hommes des deux Partis, ſe rangerent à droit & à gauche : & ces Rois ayant pris leurs places ſelon leur rang, les Arbitres s’aſſirent à leurs pieds, Artamene & Artane demeurant debout. Il ſe fit alors un fort grand ſilence : Mais Seigneur, je ne m’arreſteray pas à vous redire mot à mot, les Harangues de ces deux nouveaux Orateurs ; car il me ſeroit peut-eſtre impoſſible : je vous diray donc ſeulement, que celuy qui parla le premier fut Artane : & qu’encore qu’il euſt beaucoup d’adreſſe, ſon diſcours ne fit aucune impreſſion. Mais au contraire celuy d’Artamene, eſtant appuyé ſur la verité, eſtant prononcé par un homme de qui la bonne mine gagnoit d’abord le cœur des Auditeurs, & de qui le courage rendoit l’eloquence plus heroïque & plus forte ; toucha meſme juſques au Roy de Pont, qui n’admira pas moins l’eſprit d’Artamene que ſa valeur. A ces mots, le Roy d’Hircanie prenant la parole ; ne penſez pas, dit il, ſage Chriſante, nous priver abſolument, du plaiſir de sçavoir du moins le ſens, de ce qui fut dit en un Playdoyé ſi remarquable ; dont la cauſe eſtoit ſi extraordinaire ; dont les Juges eſtoient ſubjets de ceux qui devoient eſtre jugez ; & qui par conſequent donne tant de curioſité à ceux qui l’ignorent.

Puis que vous voulez, Seigneur, reprit Chriſante, je vous en rapporteray tout ce que ma memoire en aura pû conſerver. Je vous ay, ce me ſemble, deſja dit pourſuivit il, que le premier qui parla fut Artane : qui apres avoir fait une profonde reverence aux Rois & aux Juges, commença ſon diſcours, à peu prés de cette ſorte.


HARANGUE
D’ARTANE.


Comme il ne s’agit fus de nu gloire particuliere en cette occaſion, je ne m’arreſteray point à exagérer a mes luges, tout ce que je fis au combat où je me trouvay ; & ce ſera bien aſſez ſi je leur montre ſeulement, que c’eſt mon Party qui a, vaincu, & qui doit joüir du fruit de la Victoire. Je penſe, ſi je ne me trompe, que l’on ne peut pas mettre en doute, que ſi j’ay vaincu : c’eſt pourquoy le plus important pour la juſtice de ma Cauſe ; eſt de faire voir par des conjectures tres preſſantes, puis que tous les teſmoins de mes actions ſont morts ; que ſi j’ay paru ſans bleſſures à la fin du combat ; c’a eſté par une grace toute particuliere que les Dieux m’ont faite, & non pas par ma laſcheté. Imaginez, vous, ô mes Juges, quelle apparence il y a, qu’un combat de cette nature, ſe faiſant dans vue Plaine toute deſcouverte, je puſſe avoir ozé entreprendre, de fuir & de me cacher. N’y euſt il pas eu, plus de peril à cette fuitte qu’à combattre ; puis que ſi elle euſt eſté apperçeuë des Ennemis, j’aurois infailliblement eſté pourſuivy ? & que ſi elle l’euſt eſté des Amis, j’eſtois expoſé à leur vangeance ; & à toutes les punitions d’un laſche Deſerteur, qui trahit ſon Roy & ſa Patrie ? Ainſi j’euſſe attiré contre moy, les Amis ou les Ennemis, ou peut eſtre tous les deux enſemble : & je me fuſſe jetté dans un danger bien plus grand, que ſi je fuſſe demeure parmy ceux qui combatoient. Au reſte, Seigneur, vous ſcavez que l on n’a forcé perſonne de ſe trouver en ce combat : de ſorte qu’il eſt ce me ſemble à croire, que ſi je ne me fuſſe pas ſenti le cœur de m’expoſer à une ſemblable occaſion, je ne m’y ſerois pas engagé. Tout le Pont, & toute la Bithinie n’ont pas combatu en cette journée : & tous les braves gens de l’un & de l’autre Royaume, n’ont pas eſté employez en cette action : Si bien qu’il m’euſt eſté aiſé de faire ſans honte, ce que cent mille autres ont fait. J’eûſſe pû comme eux teſmoigner de deſirer le combat, & pourtant ne combatre point : Enfin comme la peur eſt ingenieuſe, elle auroit en aſſez d’adreſſe, pour me fournir les moyens de ne me trouver pas en une ſemblable rencontre. Je penſe donc qu’il ſuffira de dire, à toute perſonne raiſonnable & deſinteressée ; que je me ſuis trouvé au Champ de Bataille, pour prouver que j’ay combatu : & que puis que j’ay combatu, j’ay gagné la victoire : eſtant hors de doute qu’elle appartient à celuy qui demeure les armes à la main, & en eſtat d’oſter la vie à ſon ennemi. Or, Seigneurs, aucun n’ignore qu’Artamene n’ait eſté plus malheureux que moy : & les Rois qui m’eſcoutent ; sçavent bien qu’ils ne voulurent pas qu’il combatiſt en l’eſtat qu’il eſtoit : c’eſt à dire tout couvert de ſang & bleſſures : & ſi foible, que l’on peut aſſurer, que ſon courage ſoutenoit pluſtost ſon eſpée que ſon bras. Je sçay bien que cette grande inegalite qui parut entre nous, a quelque choſe d’extraordinaire : & qu’il y a lieu de s’eſtonner, de voir que de quatre cens qui ont combatu, il n’en ſoit demeuré que deux vivans : dont l’un ait eſté veû bleſſé en tant de lieux ; & l’autre auſſi ſain, que s’il n’euſt pas ſeulement veû les Ennemis. Mais outre, comme je l’ay deſja dit, que les Dieux ſont des miracles quand il leur plaiſt ; depuis quand eſt-ce, que les bleſſures ſont des marques infaillibles de la Victoire ? Et ſi cela eſt, pourquoy nos Maiſtres nous apprennent-ils avec tant de ſoin, à eſviter les coups qu’on nous porte ? il faut ſi la choſe eſt ainſi, ne porter plus de Boucliers ; aller à la guerre ſans armes deffenſives ; & n’attaquer meſme nos Ennemis, que pour les obliger à nous couvrir de playes & de ſang. Enfin, Seigneurs, les bleſſures ſont auſſi ſouvent des marques de la foibleſſe de ceux qui les reçoivent, que de leur grand cœur : & ſi pour ſe vanter d’eſtre victorieux, il faloit eſtre neceſſairement le plus bleſſé ; les foibles, les mal-adroits, & malheureux, auroient bien de l’avantage ſur les forts, ſur les adroits, & ſur les heureux. Dans un combat particulier une petite égratigneure, eſt comptée pour un deſavantage : & l’on veut en celuy-cy, que de grandes bleſſures ſoient des preuves ſuffisantes de la victoire de celuy qui les a reçeuës. Je sçay bien que c’eſt vue marque indubitable, qu’il s’eſt trouvé dans le peril : Mais ç’en eſt une auſſi certaine, que ſa valeur ne le luy a pas fait eſviter. Que l’on ne me die donc plus, que ſes playes parlent pour luy, puis qu’au contraire, ſi l’on entend bien leur langage, elles ne parlent que de ſa deffaite & de mon Triomphe. Car pour ce Trophée quil a eſlevé pendant mon abſence, il ne luy eſtoit pas difficile de le faire puis qu’il eſtoit ſeul : & c’eſt un mauvais artifice, que la honte d’avoir eſté vaincu, & le deſir de la vie luy ont inſpiré. Mais apres tout, Seigneurs, ſupposons que je n’aye pas combatu ; que j’aye fui ; & que je me ſois caché, dés le commencement du combat ; où eſt ce grand advantage qu’il en pretend ? Il eſt vray que j’en meriterois punition, mais il n’eſt pas vray qu’il en meritaſt beaucoup de loüange : puis qu’enfin, il y auroit eu inegalité dans le combat : y ayant deux cens hommes d’un coſté, & un homme moins de l’autre. Ainſi veû l’eſtat où l’on l’a trouvé, il eſt aiſé de connaiſtre, qu’un homme de plus dans mon Party, aurois facilement achevé de le vaincre & de le tuer. Qu’il die luy meſme s’il m’a veû fuir ; s’il m’a veû cacher ; & ſi cela eſt, je douteray peut-eſtre de ma victoire : & je croiray autant à ſes yeux qu’à ma propre valeur. Mais ſi mon ennemy ne dit autre choſe, contre moy, ſinon qu’il ne m’a point vû combattre, & que je ne ſuis pas bleſſé ; je demande que l’on n’eſcoute point ſes mauvaiſes raiſons, & que l’on, reçoive les miennes qui ſont bonnes. Car enfin ſi j’ay combatu, j’ay vaincu ; & il paroiſt aſſez que j’ay combatu, puis que je me ſuis trouvé au lieu du combat, & m’y ſuis trouvé volontairement. De plus, quand je ne l’aurois pas fait, il ne devroit pas pour cela eſtre declaré Vainqueur : puis que ce ne ſeroit pas avoir vaincu legitimement, que d’avoir combatu avec inegalité. Ainſi, Seigneurs, ne deliberez pas plus long temps, ſur ce que vous avez à prononcer : je ne m’oppoſe point à la gloire d’Artamene : concedons luy qu’il a bien fait ſon devoir ; que ſes bleſſures ſont pluſtost des marques de ſon grand cœur, que de ſa faibleſſe : & diſons ſeulement, que perſonne ne depoſant contre moy, non pas meſme mou Ennemy, qui ne peut rien dire à mon prejudice, ſinon qu’il ne m’a point veû combattre ; luy qui peut-eſtre dés le commencement du combat, n’eſtoit plus en eſtat de rien voir ; je merite que l’on m’adjuge la Victoire. Car s’il ne m’a point veû, il eſt à croire, comme je le dis, que c’eſt que la perte du ſang, luy avoit oſté l’uſage de la veuë : Mais pour moy à qui la bonté des Dieux & ma valeur, ont laiſſé la veuë, le ſang, & la force ; je l’ay veû combattre ; je l’ay veû bleſſé ; & vous l’avez veû preſque mort, aupres de ce Trophée imaginaire. Apres cela, Seigneurs, je n’ay plus rien à dire ; ne voulant pas differer plus long temps l’heure de mon Triomphe, & la gloire de mon Party.

Artane ayant ceſſé de parler, il s’eſleva dans toute l’aſſemblée un bruit confus ſans acclamations : par lequel il eſtoit aiſé de comprendre, que le monde n’eſtoit guere perſuadé de ſon diſcours. Artamene m’a dit depuis, qu’il n’eut jamais tant de peine en ſa vie, qu’il en eut à le ſouffrir. Neantmoins il ſe reſolut d’y reſpondre ſans s’emporter : & la foibleſſe de cét homme faiſant ſucceder la pitié à la colere ; qu’il ne luy dit point d’injures, que celles qui eſtoient abſolument neceſſaires, pour la deffenſe de ſa valeur, & pour l’advantage de ſa Cauſe. Apres donc que ce murmure qui s’eſtoit eſlevé dans cette illuſtre Compagnie, fut entierement appaiſé ; & qu’Artamene eut fait une reverence de fort bonne grace aux Rois & à ſes Juges ; tout le monde ſe preſſa pour eſcouter : & par une attention extraordinaire, il ſe fit un ſi grand ſilence, qu’il ſe vit obligé de l’interrompre, en commençant ſon diſcours par ces meſmes paroles, ſi ma memoire ne me trompe.
HARANGUE
D’ARTAMENE.


La Victoire eſt un ſi grand bien, & la laſcheté un ſi grand mal, que je ne m’eſtonne pas qu’il ſe trouve un homme, qui veüille remporter les honneurs de la premiere ſans l’avoir gagnée ; & des-advoüer l’autre, quoy qu’effectivement elle ſoit en luy. Le deſir de la gloire naiſt avec nous : & la crainte de l’infamie n’abandonne pas meſme les plus laſches & les plus criminels. Je ne ſuis donc point eſtonné de voir qu’Artane veüille triompher ſans avoir combatu : mais je ſuis fort ſurpris de voir qu’ayant plus d’eſprit que de cœur, il n’ait pas rendu ſon me ſonge plus vray-ſemblable par ſon diſcours : qu’il n’ait un peu plus particulariſé la grandes choſes qu’il doit avoir faites, pour pouvoir ſortir d’un pareil combat ſans bleſſure. Il devoit du moins nous dire, quel eſt le Dieu qui l’a conſervé : car pour moy, je sçay bien que la valeur d’un homme ne pourroit pas faire voir une choſe ſi prodigieuſe. Il devoit en ſuitte nous apprendre, par quelle autre Divinité, il s’eſt rendu inviſible à mes yeux : lors qu’apres eſtre demeuré ſeul contre trois, je n’ay veû perſonne à l’entour de moy que ceux que je dis : eux que le Sort à fait ſuccomber en cette occaſion, pluſtost que ma force ny que mon adreſſe. Je sçay bien qu’Artane n’eſtoit pas un de ces trois : je sçay bien encore que le vaillant Pharnace eſt demeuré de bout le dernier, qu’il m’a opinaſtrément diſputé la Victoire ; & que s’il euſt eſté ſecondé par un homme qui n’euſt pas eſté bleſſé comme Artane, il luy euſt eſté aiſé de me vaincre : puis que tout affoibly qu’il eſtoit, il s’en eſt ſi peu falu qu’il n’ait vaincu. Je ſcay bien que les bleſſures ne ſont pas des marques infaillibles de l’advantage d’un combat : mais je sçay bien mieux encore, que ce n’eſt pas prouver d’avoir combatu, que de ſe vanter de n’eſtre pas bleſſé. Il faut du moins eſtre couvert du ſang de ſes Ennemis, ſi l’on ne l’eſt pas du ſien : Mais pour Artane, il ſort de ce combat comme il ſortiroit d’un ſimple combat de galanterie, où les Victoires ſanglantes auroient eſté deffendues. J’advouë que je ne puis rien dire de particulier contre luy : je ne ſcay ny comment il a fuï ; ny comment il s’eſt caché ; ny comment il a diſparu : je sçay ſeulement que je ne l’ay point veû combattre : & cela ſuffit pour luy pouvoir ſoustenir, qu’il ne peut avoir vaincu. Il eſt ſans doute des crimes d’une autre nature : & dont l’en ne peut convaincre ceux qui en ſont accuſez, qu’en leur ſoutenant qu’on leur a veû attendre un homme pour l’aſſassiner ; qu’on le leur a veû tuer au coing d’un Bois ; qu’on leur a veû hauſſer le bras, & enfoncer leur eſpée dans je cœur de leur Ennemi. Enfin il faut avoir veû bien des choſes ; & ceux qui n’ont rien veû de tout cela, juſtifient les accuſez, bien plus toſt qu’ils ne les convainquent. Mais en l’occaſion qui preſente, il en va tout autrement : car diſant que je n’ay point veû Artane, je dis tout ce que l’on peut dire centre luy : & je l’accuſe d’un crime, dont il ne peut ſe juſtifier, qu’en faiſant advoüer à Artamene, qu’il l’a veû ; qu’il l’a combatu ; & qu’il la vaincu ; ce qui à mon advis, ne luy ſera pas fort facile. Au reſte comme il ſe fie pas trop aux Exploits qu’il a faits, pour remporter cette fameuſe Victoire ; il oſe encore dire, que quand il auroit fui, je n’aurois pas vaincu, puis que j’aurois combatu, avec inegalité : Mais Seigneurs, où trouve-t’il des Loix, qui authoriſent ſon diſcours ? quand l’on commence un combat, comme celuy dont il eſt queſtion, il faut ſans doute que le nombre des Combatans ſoit eſgal, & que les Armes ſoient ſemblables : Mais dés que ce combat eſt commencé ; chacun peut profiter de tous les avantages que la Fortune luy preſente, ou que ſes Ennemis luy laiſſent prendre. Qu’importe donc ſi un Soldat eſt hors de combat, par ſa mort, ou par ſa laſchete ; s’il ſuit, il eſt auſſi bien vaincu, que s’il eſtoit mort ou priſonnier : & celuy qui ne s’oppoſe à la victoire de ſes ennemis qu’en fuyant ; qui ne ſauve ſa vie qu’en ne l’expoſant pas ; eſt indigne pretendre aucune part, à la gloire du Triomphe. Si celle d’une ſemblable action, conſistoit à ſauver ſa vie ; j’advouë qu’Artane ayant ſi bien conſervé la ſienne, auroit quelque ſujet de dire, qu’il auroit mieux agi que moy, qui n’ay pas ſi bien meſnagé la mienne : Mais la Victoire conſistant icy, en la mort de ſes Ennemis ; il n’aura pas ſans doute l’audace de dire qu’il l’a remportée : puis que tous ceux qui m’eſcoutent sçavent, que l’on m’a trouvé les armes à la main ; & qu’il n’a pas tenu à moy, que je n’aye deffendu mon droit contre luy. Or Seigneurs, pour vous faire voir, que bien qu’Artane ait parû invulnerable dans un Combat, où tous ceux qui l’ont fait ont perdu la vie, je ne crains ny ſa valeur ny ſon adreſſe : je vous demande pour grace, de me permettre de le combattre en Champ clos ; & en preſence des Rois qui m’eſcoutent. Car ſi l’on m’accorde ce que je demande ; ce qu’il n’a pas demandé ; & ce que l’on ne peut equitablement me refuſer ; je ſuis aſſeuré qu’il ne diſparoistra plus à mes yeux, & que je vous en rendray bon compte. Je sçay bien que c’eſt en quelque façon faire tort à l’equité de ma cauſe ; & à l’illuſtre Roy de qui j’ay l’honneur de ſoutenir les intereſts, que de remettre la choſe en doute : Mais apres tout, puis qu’elle doit eſtre jugée par vous, je ne penſe pas que vous en puiſiez, eſtre auſſi bien inſtruits, par les paroles d’Artane, que par ſes actions, & par les miennes. Joint qu’à dire les choſes comme elles ſont, j’aurois quelque peine à me reſoudre de conſerver par mon eloquence, ce que ſans vanité j’ay acquis par ma valeur : & l’eſclat de cette Victoire eſt trop grand, pour qu’il n’en couſte pas une goutte de ſang au vaillant Artane. Il faut Seigneurs, il faut qu’à la veuë de tous ceux qui m’eſcoutent, je luy faſſe advouër la verité de la choſe, où qu’il m’arrache la vie : puis que deux cens hommes ne l’ont peû bleſſer, il n’en doit pas craindre un tout ſeul : & un encore dont les forces ſont diminuées de beaucoup, par ces grandes bleſſures qu’il luy a tant reprochées. Je l’aſſure toutefois, qu’il ne me vaincra pas ſans gloire : & que je feray tout ce qui me ſera poſſible, pour luy en faire trouver en ma deffaite. Tant y a Seigneurs, que s’il à combatu comme il le dit, il ne doit pas craindre de combattre encore : & s’il n’a pas combatu, comme je le ſoustiens ; je veux bien me retracter de ce que j’ay avancé : & tomber d’accord, que je ne dois point triompher que je ne l’aye vaincu. Je ne vous demande donc plus, ô mes Juges, le gain de ma Cauſe ; mais ſeulement la permiſſion de combattre. Auſſi bien ne pourriez vous juger vos Maiſtres qu’en tremblant : quoy que vous puſſiez dire & faire, il y auroit touſjours quelqu’un qui ſe plaindroit : au lieu que lors que par la propre bouche d’Artane je vous feray entendre la verité, vous pourrez prononcer hardiment, ſans craindre de faire une injuſtice, & ſans que perſonne vous en accuſe. Ne me refuſez donc pas je vous en conjure ; puis que je ne vous demande rien que d’equitable. Au reſte, qu’Artane ne s’amuſe pas à s’oppoſer à ce que je veux, par l’eſperance de s’épargner un combat : puis que quand on me l’auroit refuſé, & que l’on m’auroit meſme fait juſtice ; il ne luy ſeroit pas aiſé de l’éviter. Il vaut donc mieux qu’il s’y reſolue de bonne grace : & qu’il teſmoigne du moins en cette rencontre, que s’il a eu de la laſcheté, en l’occaſion qui s’eſt preſentée ; c’eſt qu’il a creû qu’il valoit mieux dérober la Victoire, que la hazarder. Mais aujourd’huy qu’elle luy eſt diſputée, & qu’il s’agit de ſon honneur en particulier ; il faut que ce brave ſe reſolue à ce que je vous demande, & à, ce que je vous ſuplie de luy ordonner. Je luy donne le choix des armes : & luy promets de plus, de n’abuſer pas de ma Victoire je la remporte : pourveu qu’il ſoit plus ingenu ſous mes pieds, qu’il ne le paroiſt devant des Thrônes ſi venerables ; & devant un Tribunal, qu’il ne pas redouter. C’eſt à vous, Seigneurs, à prononcer l’arreſt favorable que j’attens de voſtre equité : & à ne me refuſer pas la ſeule voye qui vous peut montrer la venité telle qu’elle eſt, & telle que je l’ay raportée.

Artamene n’eut pas ſi toſt achevé de parler, qu’il ſe fit un bruit extrémement grand, dans toute cette aſſemblée : mais avec cette difference, entre le premier qui s’eſtoit eſlevé à la fin du diſcours d’Artane & ce dernier ; qu’en celuy-là, l’on n’avoit entendu que des murmures & des doutes : & qu’en celuy cy l’on n’entendit que des exclamations & des loüanges, qui ſembloient demander aux Dieux, aux Rois, & aux Juges, la Victoire pour Artamene. Ceux meſme du Party ennemy ne pouvoient s’empeſcher de le loüer ; tant il eſt vray que la Vertu a de charmes, & que la verité eſt puiſſante. Artane voulut reſpondre quelque choſe, pour s’oppoſer à ce combat : mais on luy impoſa ſilence par des cris & par des injures, ſans que perſonne vouluſt ſeulement l’eſcouter. Toutefois les Rois n’eſtoient pas bien aiſes de la propoſition qu’Artamene avoit faite : Ciaxare eſtant faſché d’expoſer de nouveau la vie d’un homme ſi illuſtre : & le Roy de Pont n’eſtant nullement ſatisfait, que ſa Cauſe fuſt entre les mains d’Artane, dont il n’avoit pas fort bonne opinion. Cependant les Juges s’eſtant levez, & s’eſtant aſſemblez pour examiner tout bas la choſe entre eux ; Philidaſpe qui avoit eſté preſent à tout ce qui venoit d’eſtre fait ; & qui eſtoit au deſespoir, de voir tous les jours acquerir une nouvelle gloire à Artamene ; s’approcha de Ciaxare, & le ſuplia de conſiderer, le peu de temps qu’il y avoit, qu’Artamene avoit quitté le lict & la Chambre. Qu’ainſi s’il luy vouloit faire l’honneur de ſouffrir que ce fuſt luy qui combatiſt Artane, en cas que les Juges permiſſent ce ſecond combat ; il luy en ſeroit eternellement obligé. Philidaſpe ne put parler ſi bas, qu’Artamene qui l’obſervoit touſjours ſans sçavoir preciſément pourquoy, n’en entendiſt quelque choſe : ſi bien qu’ayant peur qu’il n’obtinſt ce qu’il demandoit, il s’approcha du Roy de Capadoce à ſon tour, avec beaucoup de reſpect ; & luy adreſſant la parole, Seigneur, luy dit il, n’eſcoutez pas la priere de Philidaſpe, puis qu’elle eſt également injurieuſe, & à ſa valeur, & à la mienne. Comment l’entendez vous ? reprit le jeune Inconnu ; l’entens, luy repliqua Artamene ; qu’un homme comme Philidaſpe, ne doit pas demander à combattre un laſche, ſans y eſtre forcé comme moy : & que c’eſt auſſi me faire un outrage, que de croire que j’aye beſoin de toutes mes forces, pour vaincre un pareil Ennemy. Quand Artane ſeroit Artamene, repliqua bruſquement Philidaſpe, je demanderois ce que je demande ; & quand Artane ſeroit Philidaſpe, repliqua mon Maiſtre, je ne cederois pas ma place à un autre. Ciaxare voyant que cette conteſtation pouvoit aller trop avant, les embraſſa ; & loüant leur zele & leur courage, les fit embraſſer eux meſmes à l’inſtant. Ce Prince dit à Philidaſpe, qu’il n’eſtoit pas Juge en ſa propre Cauſe ; à Artamene qu’il devoit sçavoir bon gré à Philidaſpe de ce qu’il avoit voulu faire ; & les conjura tous deux, d’attendre en repos, j’arreſt que l’on alloit prononcer. Cependant les Juges furent long temps à deliberer, ſur ce qu’il avoient à reſoudre : car encore qu’l n’y en euſt pas un qui ne connuſt diſtinctement, qu’il y avoit de la fourbe du coſté d’Artane ; toutefois comme il ſe deffendoit opiniaſtrément, & que la choſe n’avoit point eu de teſmoins, ils ſe trouvoient fort embarraſſez. Ceux du coſté de Ciaxare, ne pouvoient pas condamner leur Prince, eux qui connoiſſant Artamene, ne doutoient point du tout qu’il n’euſt vaincu : & les autres quoy que perſuadez de la meſme choſe, n’oſoient pourtant condamner le Roy de Pont, parce que ce qu’ils croyoient, n’eſtoit fondé que ſur des conjectures. Ainſi apres avoir bien examiné cette affaire, ils permirent le combat à Artamene : & ordonnerent que celuy qui feroit advoüer à ſon ennemy, qu’il auroit eſté vaincu, ſeroit eſtimé le Victorieux : & que s’il arrivoit qu’il en mouruſt un ſans pouvoir parler, l’on expliqueroit la choſe, à l’avantage de celuy qui l’auroit tué. Que ce Duel ſe feroit en Champ clos, comme Artamene l’avoit deſiré ; & en la preſence des Rois ennemis. Cét Arreſt eſtant prononcé, Artamene en teſmoigna une extréme joye : & en remercia ſes Juges, d’une façon qui ſembloit luy preſager la Victoire. Il n’en fut pas ainſi d’Artane, qui s’en plaignit, & aux Juges, & au Roy ſon Maiſtre : car nous avons sçeu depuis, que comme ce Prince eſt tres brave, il le mal-traitta aſſez : & luy dit meſme aſſez rudement, que s’il avoit effectivement vaincu, il vaincroit encore : mais que s’il eſtoit un laſche, comme il commençoit de le ſoubçonner ; il ſeroit bien aiſe de le voir puny par la main d’Artamene : adjouſtant à ce diſcours, qu’il ſe conſoleroit de la perte de Ceraſie, par la joye quil auroit de la ſienne. En effet, nous sçeuſmes que ce Prince le fit obſerver avec tant de ſoing, qu’il fut impoſſible à ce laſche, d’éviter ce combat par ſa fuite ; comme il euſt fait infailliblement, s’il en euſt pû trouver les moyens. Pour Ciaxare, il ne fut faſché de la choſe, que parce qu’enfin c’eſtoit touſjours en quelque façon expoſer la vie d’un homme ſi illuſtre, que de l’engager dans un nouveau peril : n’y ayant point de ſi foible ennemy, qui ne puiſſe quelquefois par un malheur, bleſſer dangereuſement le plus vaillant homme du monde.

Cependant le temps du combat ayant eſté remis à quatre jours de là, chacun ſe retira dans ſa Ville, aupres de laquelle, comme je l’ay dit, les Rois avoient fait camper leurs Armées. Ciaxare ne fut pas pluſtost arrive dans Aniſe, qu’il fut à l’Apartement de la Princeſſe, accompagné d’Aribée, d’Artamene, de Philidaſpe, & de beaucoup d’autres : comme il luy aprit ce qui avoit eſté reſolu, quoy Seigneur, luy dit elle, eſt-il juſte de vaincre deux fois un meſme Ennemy ? & n’acheterez vous point trop cher la conqueſte de Ceraſie, ſi elle couſte encore quelques gouttes de ſang à Artamene ? Pour moy je vous advouë ma foibleſſe (pourſuivit elle en portant la main ſur ſes yeux, pour cacher la rougeur qui luy eſtoit montée au viſage) je ne puis entendre parler de combats, ſans émotion & ſans repugnance : principalement lors qu’il s’agit d’expoſer la vie d’un homme qui a défendu la voſtre. Je ſuis trop glorieux, Madame, interrompit Artamene, que vous me faciez l’honneur de prendre quelque ſoin d’une choſe, qui ne peut jamais eſtre plus avantageuſement expoſée, que pour le ſervice du Roy : Mais Madame, ne craignez rien pour moy en ce combat : & pleignez moy pluſtost, d’avoir un ſi foible ennemy. Il n’a pas tenu à Philidaſpe, dit alors Aribée à la Princeſſe, qu’Artamene ne ſe ſoit pas expoſé à ce danger ; puis qu’il a fait tout ce qu’il a pû pour l’en exempter, & pour pouvoir combattre au lieu de luy. Il eſt vray Madame, pourſuivit Philidaſpe, que j’avois eu la hardieſſe d’en ſupplier le Roy ; mais il ne m’en a pas jugé digne. Ce n’eſt pas par cette raiſon, reſpondit Ciaxare ; mais c’eſt parce qu’il n’euſt pas eſté juſte. Et c’eſt auſſi, adjouſta mon Maiſtre, parce qu’Artamene ne l’euſt pû ſouffrir : & qu’il n’a guere accouſtumé de ceder ſa place à un autre. Le Roy qui eut peur que ces deux braves Eſtrangers ne s’aigriſſent tout de nouveau, changea de diſcours : & apres avoir encore eſté quelque temps chez la Princeſſe il la quitta ; & emmena avec luy, tous ceux qui l’avoient ſuivy chez Mandane. Cependant comme l’Amour n’abandonnoit point Artamene ; qu’il ne voyoit jamais la Princeſſe, qu’il n’en remarquaſt toutes les actions, avec une exactitude eſtrange ; & qu’il ne s’en entretinſt avec Feraulas ou avec moy ; il nous demanda quand il fut retiré dans ſa Chambre, ce que nous penſions de cette rougeur, qui avoit paru ſur le viſage de Mandane, lors qu’elle avoit parlé de luy, & de l’averſion qu’elle avoit pour les combats ? Eſt-ce, nous diſoit-il, un ſimple effet de cette humeur douce & tranquile, qui luy fait avoir de la repugnance pour la guerre & pour le ſang ? ou ne ſeroit-ce point que le ſervice que j’ay rendu au Roy ſon Pere, euſt inſensiblement engagé ſon eſprit, dans quelque legere diſposition à ne me haïr pas ? Mais helas (pourſuivoit-il un moment apres, & ſans nous donner le loiſir de luy reſpondre) n’eſt-ce point auſſi que ces paroles obligeantes, qu’elle a prononcées en ma faveur, luy ont donné de la honte & du repentir, lors qu’elle s’en eſt apperçeuë ? n’eſt-ce point, dis-je une marque infaillible, que ſon cœur a deſadvoüé ſa bouche ? & ne sçaurois-je deviner preciſément la veritable cauſe de cette aimable rougeur, qui me l’a fait paroiſtre ſi belle, & qui luy a adjouſté de nouveaux charmes ? Ne me flatez point mon cher Feraulas, luy diſoit-il ; qu’en penſez vous, qu’en dois-je croire ? Seigneur, luy dit il, je ne voy rien en cette rougeur, qui ne vous ſoit advantageux : car quand ce ne ſeroit qu’un ſimple effet de pitié, ce ſeroit touſjours avoir ſujet d’eſperer, que plus facilement vous pourrez toucher ſon cœur, lors qu’elle sçaura les maux, que vous aurez ſouffers pour elle. Ha Feraulas, s’écria-t’il, qui ſera-ce qui les y fera sçavoir ? Cyrus n’oſant pas ſortir du Tombeau, ne les y aprendra jamais : & Artamene quine paroiſt eſtre qu’un ſimple Chevalier, en pourroit-il concevoir la temeraire penſée, ſans folie, & ſans extravagance ? Enfin Seigneur, à vous parler ſincerement, Artamene ſongeoit bien plus à la Princeſſe qu’à Artane : Ce n’eſt pas qu’il n’euſt tous les ſoings qu’il faloit avoit pour le combat qu’il devoit faire : mais c’eſt qu’en effet en penſant à toute autre choſe, il penſoit encore à Mandane : & l’Amour qui fait bien d’autres miracles, luy avoit donné ce privilege, de pouvoir parler de guerre ; d’affaires ; de nouvelles ; de complimens ; & de toutes ſortes de choſes ; ſans abandonner jamais entierement le cher ſouvenir de ſa Princeſſe. Cependant, le jour du combat eſtant arrivé, il fut prendre congé d’elle, avec une joye ſur le viſage, qui devoit l’aſſurer de ſon Triomphe. Je viens, Madame, luy dit il, vous demander des armes pour combattre Artane : je voudrois bien (luy reſpondit elle fort obligeamment, mais avec un peu plus de melancolie qu’il n’en avoit) avoir trouvé les moyens de vous rendre abſolument invincible : Vous le pouvez aiſément Madame, adjouſta t’il, me faiſant ſeulement l’honneur de recevoir favorablement les ſervices que je veux rendre au Roy & à vous : & me faiſant ſimplement la grace, de me deſirer la Victoire. Car ſi j’obtiens cette faveur, quand Artane ſeroit le plus vaillant homme du monde, ce que je ſuis bien aſſeuré qu’il n’eſt pas ; je le vaincrois infailliblement. S’il ne faut que de ſa reconnoiſſance pour vos ſervices, repliqua la Princeſſe, & pour des vœux vous faire triompher ; allez Artamene, allez ; & ne craignez pas d’eſtre vaincu. Apres cela, la Princeſſe comme ſi elle n’euſt pû ſouffrir davantage cette converſation, le congedia d’une maniere fort civile & fort obligeante : & Artamene s’en alla retrouver le Roy, qui eſtoit preſt à partir.

Ciaxare ne fut ſuivy que de deux mille hommes non plus que l’autre fois : & les Rois de Pont & de Phrigie ſe rendirent auſſi avec pareil nombre de gens, dans cette meſme Plaine, & au meſme lieu, où les Juges avoient prononcé leur Arreſt ; c’eſt à dire à la veüe du Trophée d’Artamene. L’on y avoit dreſſé des Barrieres, qui formoient un quarré plus long que large, de grandeur aſſez raiſonnable, pour y pouvoir faire un combat : Artane qui ſe trouvoit aſſez embarraſſé de ſon eſpée, ne voulut point avoir d’autres armes offenſives : & s’imagina, que moins ſon ennemy en auroit, moins il ſeroit expoſé. Ils n’avoient donc chacun, que l’Eſpée & le Bouclier : aux deux bouts du Champ, il y avoit deux Eſchaffaux dreſſez pour les Rois ennemis : & à un des coſtez, il y en avoit un autre, où eſtoient les Juges. Les quatre mille hommes de guerre, eſtoient placez, partie derriere les Eſchaffaux des Rois, & partie à l’autre face du Champ de Bataille, ſans ſe meſler toutefois les uns parmy les autres, chacun demeurant ſous ſes Enſeignes : mais ſi bien rangez, que preſque tout le monde pouvoit voir. Aux deux bouts des Lices il y avoit deux entrées : & ce fut par ces deux endroits oppoſez, qu’Artamene & Artane entrerent en meſme temps : & commencerent de faire prevoir l’evenement du combat, par leur differente contenance. Artane avoit voulu ſe battre à cheval : ſe confiant plus en la vigueur & en l’adreſſe de celuy qu’il devoit monter, qu’en ſa force & en ſon courage. Mais il ne sçavoit pas, que plus un Cheval eſt vigoureux, moins il rend de ſervice à celuy qui perdant le jugement par la crainte, ne le sçait plus conduire comme il faut, ny luy faire les chaſtimens à propos. Artane parut donc avec des armes tres magnifiques : & ſur un cheval blanc, ſi beau, ſi bien fait, ſi noble, & ſi plein de fierté ; que d’abord il attira les yeux de tout le monde. Il avoit l’action vive & ſuperbe : & frapant du pied, ſeçoüant ſon crin, blanchiſſant ſon mors d’eſcume, & haniſſant avec violence en entrant dans la Carriere ; il ſembloit avoir impatience de porter ſon Maiſtre vers ſon ennemy. Mais Seigneur, ſi le cheval d’Artane attira l’admiration de tout le monde ; la mauvaiſe poſture de celuy qui le montoit, donna de l’averſion & de la pitié. Le moindre mouvement du cheval l’eſbranloit ; & l’on voyoit qu’il ne ſongeoit qu’à l’empeſcher d’avancer vers ſon ennemy : comme s’il euſt eu peur d’eſtre trop toſt attaqué. Pour Artamene, il n’en alla pas ainſi : car encore qu’il fuſt monté ſur un cheval noir extrémement beau, ce fut directement à ſa perſonne, que furent toutes les aclamations : bien que ce jour là il n’euſt voulu prendre que des armes toutes ſimples, comme ayant quelque honte de combattre un ſi foible adverſaire. Son corps eſtoit bien planté ; ſa contenance eſtoit aſſurée ; il portoit ſes jambes ſi admirablement ; & paroiſſoit ſi bien eſtre Maiſtre abſolu du cheval qu’il montoit, qu’il eſtoit aiſé de voir, qu’il s’en sçauroit bien ſervir. Comme en effet, les ceremonies ordinaires en pareilles occaſions ne furent pas pluſtost achevées ; & le ſignal fut a peine donné par les Trompettes ; que partant de la main, & pouſſant ſon cheval à toute bride ; il fut contre Artane en hauſſant le bras, avec une impetuoſité eſtrange ; ſans ſonger preſque à ſe ſervir de ſon Bouclier tant il craignoit peu ce foible ennemy. Pour Artane qui ne sçavoit ce qu’il faiſoit, il arriva que laſchant trop la bride à ſon cheval, & puis voulant le retenir tout d’un coup il fit qu’il ſe jetta à coſté par un grand bond : & que ſecoüant la teſte fierement, & ſe cabrant à demy ; il emporta en ſuitte ſon Maiſtre à l’autre bout du champ, ſans qu’Artamene le peuſt joindre. Ce Prince marry de l’avoir manqué, achevant preſtement ſa paſſade, & faiſant prendre la demy volte au ſien, fondit ſur Artane, qui à peine s’eſtoit raffermy dans la ſelle. Il le pouſſa alors, & luy déchargea un grand coup d’eſpée, qui gliſſant ſur ſon Caſque, luy tomba ſur l’eſpaule droite, & en fit jalir le ſang, juſques ſur ſa Cotte d’armes. Artamene redoubla encore. Artane para le mieux qu’il pût : & ſans oſer attaquer un ſi redoutable ennemy, il ſe contenta de ſe tenir ſur la deffenſive : eſperant touſjours que le cheval d’Artamene ſe laſſeroit pluſtost que le ſien : ou qu’il luy arriveroit quelqu’autre accident qui le ſauveroit. Cependant Artamene n’eſtoit pas ſans quelque inquietude : car il voyoit bien qu’il luy eſtoit for aiſé de tuer Artane, s’il vouloit employer toute ſa force : mais ſon eſprit ne ſe contentoit pas de cette eſpece de victoire : & il vouloit avoit la ſatisfaction, d’oüir de la bouche de ſon ennemy, l’adveu de la verité. Il le combatit donc, & l’eſpargna tout à la fois : Mais malgré cét advantage qu’Artamene donnoit à Artane ; ce miſerable n’eut jamais la force de s’en prevaloir. Il fut bleſſé en quatre endroits, ſans qu’il portaſt jamais un ſeul coup d’eſpée à mon Maiſtre : & comme ſi ſon cheval euſt eſté las de porter ce honteux fardeau, l’on voyoit qu’il avoit deſſein de s’en décharger. Comme en effet, mon Maiſtre ayant quelque confuſion, de voir ce laſche ſi long temps devant luy ; & voulant le traiter avec mépris, luy déchargea un ſi grand coup de plat d’eſpée, qu’il l’eſtourdit, & le fit tomber ſur le col de ſon cheval : qui prenant ſon temps, ſe déroba de deſſous luy, & le renverſa demy mort ſur la pouſſiere. Son Caſque en tombant s’oſta de ſa teſte ; ſon eſpée luy échapa de la main ; & il ne luy demeura que ſon Bouclier, dont ſe ſervoit bien mieux que de tout le reſte de ſes armes. Auſſi toſt Artamene deſcendit de cheval : & courant à luy l’eſpée haute, advoüeras tu, luy dit il, indigne ennemy que tu és, ce que tu sçais de ma premiere Victoire ? J’advoüeray tout (luy reſpondit ce miſerable, en ſe couvrant de ſon Bouchlier) pourveu que vous me promettiez la vie. Il y auroit trop peu d’honneur à te l’oſter (luy reſpondit mon Maiſtre, en luy mettant le pied ſur la gorge) pour ne te l’accorder pas : Mais ſonge à ne mentir pas devant nos juges : car enfin rien ne te sçauroit dérober à ma vangeance, ſi tu ne dis la verité toute pure. Les Juges eſtant alors deſcendus de leur Eſchaffaut, furent dans la Lice trouver Artamene : qui les voyant aprocher, Venez, leur dit il, venez aprendre la verité, de la bouche meſme de mon ennemy. Parle donc, luy dit il, ſi tu veux vivre : & ne differe pas davantage ma juſtification Alors le malheureux Artane, preſſé de quelque remords, & beaucoup plus de la crainte de mourri ; raconta en peu de paroles, la verité de la choſe : diſant ſeulement pour ſon excuſe, qu’ayant bien connu, veû la maniere dont on combatoit, que la Victoire ſeroit ſi opinaſtrément diſputée, qu’aparemment tout y periroit ; il avoit voulu taſcher d’avoir par la ruſe, ce qu’il ne pouvoit avoir par la force. Mais enfin il advoüa qu’Artamene eſtoit demeuré luy quinzieſme contre quarante : qu’en ſuitte il avoit combattu dix contre dix : qu’apres il s’eſtoit veû luy ſeptiesme contre ces dix : encore luy ſeul contre trois : de nouveau luy ſeul contre deux : & puis luy ſeul contre Pharnace. Bref il dit tout ce qu’il sçavoit : & la peur de la mort fut plus forte en luy, que celle de l’infamie. Il eſt vray qu’apres s’eſtre ſi mal battu, il ne devoit plus craindre de ſe deſhonorer, l’eſtant preſque deſja, autant qu’on le pouvoit eſtre.

Les Juges ayant entendu tout ce qu’Artane avoit à dire, prierent mon Maiſtre de ſe contenter de ce qu’il avoit advoüé, & de le vouloir laiſſer relever & vivre : qu’il ſe releve & qu’il vive (reſpondit Artamene, en remettant son espée au fourreau : ) Mais qu’il tasche de vivre en homme d’honneur : & de ne faire plus d’actions si lasches. Les Juges alors, n’eurent plus de contestation : & tous tomberent d’accord, que mon Maistre avoit esté, & estoit Victorieux : declarant que Cerasie appartenoit au roy de Capadoce : & ordonnant que le Trophée d’Artamene demeureroit : & seroit dressé à loisir avec plus d’art, ce qui fut executé. Le Roy de Pont reçeut cette nouvelle en Prince qui avoit du cœur & de la sagesse : & il tesmoigna plus de ressentiment de la mauvaise action d’Artane, que de la perte de Cerasie. Pour Ciaxare, il reçeut Artamene avec des caresses extraordinaires : ce qui ne fut sans doute guere agreable, ny à Ariblée, ny à Philidaspe, qui estoient presens à cette action. Pour Artance, comme il estoit de grande condition, malgré la colere du Roy de Pont, quelques uns de ses parens ne laisserent pas de l’oster de là, & d’en avoir soing : Mais le Roy de Pont leur dit, que s’il guerissoit de ses blessures, il ne le vouloit plus voir. Lors que les Juges eurent les uns & les autres adverty leurs Maistres, de ce qu’ils avoient resolu, les deux Rois ennemis, & le Roy de Phrigie, se virent & s’embrasserent pour la seconde fois. Celuy de Pont dit à Ciaxare, qu’il s’en retourneroit dans son Armée : & que le lendemain il décamperoit de devant Cerasie & s’en reculeroit d’une journée, afin de l’en laisser prendre possession. Il dit en suitte au Roy de Capadoce, qu’il l’estimoit bien plus heureux, d’avoir aquis l’amitié d’Artamene, que d’avoir recouvré une Ville : & que pour luy, il donneroit tousjours volontiers la moitié de ses Estats, pour aquerir un simple

Soldat, aussi vaillant que mon Maistre. Artamene se trouva aupres de Ciaxare, lors qu’il reçeut ce compliment, où il respondit avec beaucoup de civilité : quoy que tout ce qui venoit de la part d’un Amant de Mandane, ne luy fust guere agreable. Cependant les Rois se separerent, & Ciaxare s’en retourna dans Anise : tout le Peuple sortit de la Ville pour le recevoir : toute l’Armée parut en bataille : la Princesse mesme qui avoit esté advertie de ce qui s’estoit passé, par un homme que le Roy luy avoit envoyé en diligence, & qui en avoient averty le Camp & le Peuple, vint au devant du Roy jusques à la porte du Chasteau : où Ciaxare luy presenta Artamene, qu’elle reçeut de fort bonne grace, & avec beaucoup de joye. Mais comme elle voulut luy tesmoigner la satisfaction qu’elle avoit, de le voir sorty d’une occasion dangereuse ; ne la nommez pas ainsi Madame, luy dit il en rougissant, & ne me faites pas ce tort, de croire que j’aye esté fort exposé en ce combat. L’honneur que vous m’aviez fait, de m’assurer de faire des vœux pour ma victoire, a esté plus loing que je ne voulois : puis qu’enfin ces vœux & ces prieres, m’ont fait vaincre sans peril. J’e ne sçay pas, luy respondit la Princesse, si vous avez vaincu sans peril : mais je sçay bien que vous n’avez pas viancu sans gloire. Ils dirent encore beaucoup d’autres choses, qui seroient trop longues à raconter : & Ciaxare pour reconnoistre en quelque façon les services d’Artamene, luy donna non seulement le Gouvernement de Cerasie qu’il avoit conquise ; & de la quelle il croyoit entrer en possession un jour apres : mais encore celuy d’Anise, & de tout le païs qui l’environne, qui vaquoit par la mort e son Gouverneur : estant bien juste, dit le Roy,

qu’Artamene joüisse de ce qu’il a ganné, & de ce qu’il m’a empesche de perdre. Aribée n’osa pas s’opposer directement à ce bien-fait de Ciaxare, car les services d’Artamene estoient trop considerables pour cela. Il avoit fait des merveilles à la Bataille ; il avoit sauvé la vie du Roy ; il avoit remporté plusieurs advantages sur ses ennemis ; il avoit vaincu par un prodige, dans le combat des deux cens hommes, qui devoient terminer la guerre ; & il venoit d’achever de conclurre la Paix, par une Victoire particuliere. Mais encore qu’Aribée ne s’opposast pas absolument à cette reconnoissance ; comme la nouvelle faveur de mon Maistre faisoit quelque ombre à la sienne ; & que de plus il estoit fasché, de le voir devancer Philidaspe ; il dit toutefois tout bas au Roy, comme nous l’avons sçeu depuis, qu’il y avoit quelque danger, de confier deux Places frontieres à un Inconnu : & qu’il vaudroit mieux luy donner de plus grandes recompenses, pourveu que ce fust au milieu de L’estat : Mais quoy qu’il peust dire, & quoy qu’il peust faire, il ne pût rien changer au dessein du Roy. Ce Prince voulut aussi, que suivant ce qu’avoient prononcé les Juges, il demeurast un Monument eternel, de la Victoire d’Artamene, au mesme lieu où il avoit eslevé son Trophée : & le propre jour de son Triomphe, il commanda que l’on fist venir des Sculpteurs & des Architectes, pour placer ce Trouphée, dont Artamene avoit amassé les armes de sa propre main ; sur un magnifique piedestal de Marbre, où toutes ses grandes actions seroient representées en bas relief ; avec une inscription, tres glorieuse pour luy : ce que fut executé quelque temps apres, malgré la continuation de la guerre.

Car Seigneur, vous sçaurez que le Roy de pont suivant sa

parole, se retira effectivement de devant Cerasie : mais vous sçaurez aussi que les habitans de cette Ville, aimoient si passionément ce Prince, sous la domination duquel, ils vivoient depuis long temps ; & avoient esté si mal traitez par les derniers Rois de Capadoce, sous lesquels ils avoient autrefois esté ; que le Roy de Pont ne pût jamais leur persuader ; d’ouvrir leurs portes à son Ennemy. Il creut toutefois, que lors qu’ils le verroient party, ils changeroient de resolution : si bien qu’il n’en envoya rien dire à Ciaxare, pour ne l’irriter pas contre eux : & se contenta de se retirer, comme il y estoit obligé : y laissant un Capitaine, & cinq cens Soldats, avec ordre de remettre la Place, à ceux que le Roy de Capadoce envoyeroit pour la recevoir. D’autre par, Ciaxare voulant favoriser Artamene en toutes choses, luy dit fort obligeamment, que c’estoit à luy à s’en aller prendre possession de sa Conqueste : & pour cét effet, le jour qu’il devoit entrer dans Cerasie estant arrivé, le Roy l’envoya vers cette Ville, à la teste de six mille hommes. Mais Artamene fut bien estonnée de voir que les Portes en estoient fermées. & que toute les Murailles estoient bordées de Soldats, avec des Arcs & des Fleches pour se deffendre, si on les vouloit attaquer. Artamene qui s’estoit attendu à une Entrée, fut un peu surpris, de vois, qu’il luy faloit plustost songer à un affaut : neantmoins il voulut auparavant sçavoir, ce que cela vouloit dire. Il fit donc faire alte à ses Trouper, à la portée de la fleche : & envoya sommer les Habitans de Cerasie de luy ouvrir leurs Portes, suivant les conditions faites avec le Roy de Pont. Mais comme ils avoient bien preveû que la chose iroit ainsi, lors qu’ils

s’estoint resolus à ne changer point de Maistre ; aussi tost qu’ils avoient eu pris les armes, & defarmé ces cinq cens Soldats, que le Roy de Pont y avoit laissez, ils avoient dressé un Manifeste, qu’ils jetterent alors du haut des Murailles, au Heraut qui leur parloit : & luy dirent en le luy jettant, que Ciaxare verroit leurs raisons par cét Escrit, & peut-estre les approuveroit. Que cependant il se retirast s’il ne vouloit qu’on le fist retirer bien viste ; estant resolus de se deffendre eux mesmes, puis que le Roy de Pont les avoit abandonnez. Artamene ayant reçeu ce Manifeste, en demeura estonné : non seulement parce qu’il estoit admirablement bien fait ; mais encore parce qu’il faisoit voir, qu’il n’y eut jamais de subjets si fideles à leur Prince. Je ne me sçaurois plus souvenir, de ce que precisément il contenoit ; je n’ay pas oublié toutefois, qu’il finissoit à peu prés par ces paroles.

Si nous estions persuadez que nous fussions vos legitimes Subjets, nous serions contre le Roy de Pont, ce que nous faisons contre vous : mais comme au contraire, nous croyons estre les siens, nous mourrons mille fois plustost, que de recevoir un autre Maistre. Nous sçavons bien qu’il nous abandonné : mais nous sçavons aussi, qu’il nous abandonne à regret. Ainsi nous sommes resolus de nous garder pour luy malgré luy : & de luy estre rebelles en cette rencontre, plustost que de changer de domination. Si nous pouvons vous resister, nous serons heureux : & si nous perissons en vous resistant, la mort nous delivrera de toute servitude. Quoy qu’il en soit, nous ne voulons point changer de Roy : & si vous estes

genereux & bien conseillé, (comme nous le voulons croire) vous nous recompenserez de nostre fidelité, au lieu de nous en vouloir punir : & vous serez bien aise, que nous ayons donné un si illustre Exemple à vos Subjets, afin de leur apprendre d’estre aussi fideles que nous, quand l’occasion s’en presentera.

Artamene trouvant quelque chose de fort heroïque, dans le sentiment de ces Peuples, n’eut garde de songer à les attaquer, sans un nouvel ordre. Il m’envoya donc le prendre de Ciaxare, & luy porter le Manifeste, que son Heraut avoit reçeu : se contentant de demeurer à la teste de ses Troupes, & à la veuë de Cerasie. Le Roy fut sans doute fort surpris de cét evenement : & comme Aribée avoit un esprit artificieux, il ne creut point du tout que cette advanture si extraordinaire, n’eust autre fondement, que l’affection de ces Peuples pour leur Prince : Et il s’imagina que le Prince faisoit plustost ainsi agir ces Peuples ; de sorte que comme son interrest se trouvoit, à faire durer la guerre ; il aigrit l’esprit du Roy, autant qu’il luy fut possible. Cependant nous avons bien sçeu depuis, que cela n’estoit pas : & que la passion que les Habitans de Cerasie avoient pour leur Roy & l’aversion qu’ils avoient pour les Capadociens ; Ciaxare dépescha vers le Roy de Pont ; pour se plaindre à luy du procedé de ces Habitans, & pour luy reprocher l’infraction de leur Traitté, & le manquement de sa parole : & pour ne perdre point de temps, il fit avancer toute son Armée pour investir la Ville : de peur qu’il n’y entrast

des vivres, ou des gens de guerre. Le Roy donna alors sa Lieutenance general à Artamene : ce qui pensa faire mourir Philidaspe de douleur & de despit : se voyant sous-mis à l’homme du monde qui faisoit le plus d’obstacle à sa gloire, & par consequent à ses desseins. La Princesse s’affligea de cét accident ; Philidaspe s’en affligea aussi bien qu’elle ; Ciaxare en fut en inquietude ; le Roy de Pont en eut de la joye & de la douleur ; le Roy de Phrigie en fut fasché ; Aribée en fut fort aise ; & Artamene n’en estant ny bien aise, ny bien fasché, demeura assez indifferent, entre ces deux sentimens : parce qu’il n’y voyoit pas son amour interessée ; elle qui estoit la seule chose, qui pouvoit luy donner de la couleur & de la joye. Le Roy de Pont respondit à ceux que Ciaxare envoya vers luy, qu’il estoit bien fasché que les habitans de Cerasie n’eussent pas obeï : que pour luy, il y avoit fait tout ce qu’il avoit peû, & que mesme il n’y pouvoit pas faire autre chose, que de leur commander encore une fois d’ouvrir leurs Portes. Mais apres cela, dit il à ces Envoyez, je pense pas estre obligé de les aller assieger, & de les aller combattre : eux, dis-je, qui ne se portent à cette desobeïssance, que par un excés d’amour. Ce sera bien assez, que je n’aille pas les secourir : apres tout, ils ne sont plus mes subjets, ils sont ceux de Ciaxare : c’est donc à luy à y donner ordre. Je me sens pourtant obligé de le prier, de ne les traiter pas à la rigueur : & de se souvenir que s’ils peuvent se resoudre un jour à luy obeïr ; ils luy seront plus fidelles que le reste de ses subjets. Ce Prince congediant ainsi les Ambassadeurs de Ciaxare, envoya avec eux un de ses Herauts, que le Roy de Capadoce fit conduire au pied des Murailles de Cerasie, pour sommer les habitans de rendre la Place : mais il n’en voulurent rien faire : & dirent à ce Heraut qu’il dist à leur Maistre, que quoy qu’ils se vissent cruellement abandonnez par luy, ils prefereroient tousjours la mort, à la domination du Roy de Galatie. Ciaxare voyant leur fermeté, quoy qu’il l’estimast dans son cœur, ne laissa pas de songer à les attaquer : & pour cét effet, il fit tenir Conseil de guerre : où il fut resolu d’emporter cette Ville de force. Il commença donc son campement ; il ordonna ses quartiers & ses attaques ; il fit travailler à sa circonvalation ; il fit ouvrir la tranchée ; & preparer ses Beliers & ses autres Machines. Pendant cela, Philidaspe qu’en ce temps là nous ne croyons capable que d’une ambition demesurée, n’estoit pas sans inquietude & sans chagrin : & la chose paroissoit si visiblement dans ses yeux, que tout le monde y prenoit garde. Il pensoit que s’il ne se signaloit point en ce Siege, il demeureroit infiniment au dessous d’Artamene ; veû les grandes actions qu’il avoit faites ; & qu’ainsi ce seroit ruiner les grands desseins qu’il avoit. Mais aussi il consideroit en suitte qu’il ne pouvoit faire de belles choses en cette occasion, où mon Maistre estoit destiné au Gouvernement de cette ville, que ce ne fust à l’advantage d’Artamene, qu’il estimoit infiniment ; mais qu’il ne pouvoit pourtant aimer. Le Roy de Pont son costé, n’estoit pas aussi sans inquietude : car enfin l’affection de ces Peuples luy donnoit de la tendresse pour eux : & de plus, il aimoit tousjours Mandane.

Ainsi il est certain que si ce n’eust esté la guerre de Lydie que le Roy de Phrigie craignoit, il n’eust pas esté marry de recommencer celle qui venoit de finir.

Mais Seigneur, il ne tarda guere sans avoir ce qu’il souhaittoit si fort : car le Roy de Phrigie fut adverty en ce mesme temps, que celuy de Lydie n’estoit plus en estat de luy faire la guerre, une partie de ses subjets s’estant revoltez. Cette nouvelle mit d’autres sentimens dans l’esprit du Roy de Pont : Mais pendant qu’il deliberoit sur ce qu’il avoit à faire, Ciaxare fit attaquer Cerasie. Artamene y fit des choses admirables : & Philidaspe y en fit aussi, qui ne furent guere moins merveilleuses. Je ne m’arresteray point Seigneur, è vous décrire ce Siege exactement, ayant encore trop de choses plus importantes à vous dire : je vous diray donc en peu de mots, que les habitans de Cerasie se deffendirent en desesperez, & donnerent une ample matiere la valeur d’Artamene, & à celle de Philidaspe. Cependant, j’ay entendu dire plusieurs fois, long temps depuis à mon Maistre, qu’il n’avoit jamais combatu avec plus de repugnance qu’en cette occasion : car voyant le grand cœur de ces gens là, & leur incomparable fidelité ; ce n’estoit pas sans douleur, qu’il estoit contraint d’employer contre eux, les deniers efforts de son courage. Ils soustinrent quatre affauts, avec une vigueur sans exemple : ils virent leurs Portes rompuës, une partie de leurs Murailles renversées par les Beliers sans se vouloir rendre : & s’estant retranchez vers le plus haut de la ville, ils donnerent encore beaucoup de peine. Philidaspe sans doute ne servit pas peu en ce Siege : & Artamene & luy conçeurent une si haute estime l’un de l’autre en cette rencontre, que l’on peut dire que jamais la valeur ne donna tant d’admiration & si peu d’amitié. Mais enfin, apres que ces infortunez Habitans de Cerasie eurent long temps resisté, ils

furent forcez : Neantmoins auparavant que de les attaquer pour la derniere fois, Artamene supplia le Roy de luy permettre de les envoyer encore sommer de se rendre ; avec assurance d’un pardon general s’ils ne resistoient plus ; ce que Ciaxare luy accorda. En ce mesme instant, il luy vint un Ambassadeur du Roy de Pont, pour le prier de nouveau de vouloir pardonner aux Habitans de cette Ville, quand il les auroit vaincus, & de n’ensanglanter pas sa victoire : il luy repartit, qu’il ne tiendroit qu’aux Rebelles, s’il ne leur pardonnoit pas. Mais cette derniere sommation ne servit de rien : & ces desesperez respondirent, qu’en l’estat qu’estoient les choses, ils ne songeoient plus qu’à mourir glorieusement : que puis que leur Prince les avoit abandonnez comme il avoit fait, ils ne vouloient plus avoir de Maistre : & que par consequent, ils ne pouvoient plus vouloir que la mort, n’ayant point d’autre voye de recouvrer la liberté. Ciaxare voyant donc leur obstination, non seulement les fit attaquer, & les fit prendre ; mais encore malgré toutes les prieres d’Artamene, il les fit passer au fil de l’espée. Ce qui avoit tant irrité le Roy, c’estoit tant qu’effectivement il avoit perdu plus de six mille hommes en ce Siege. Au reste jamais Philidaspe ne combatit mieux, qu’en cette derniere attaque : car comme il voyoit que c’estoit achever de perdre cette miserable Ville ; cette ambitieuse jalousie qui le possedoit, trouvoit quelque douceur, à voir qu’Artamene ne seroit Gouverneur que d’une Ville destruite. Mon Maistre sauva pourtant de ces malheureux, autant qu’il luy fut possible ; & vers la fin du combat, il força le Roy de luy permettre de donner la vie au peu qui restoit, qui fut contraint de la recevoir.

Cette funeste Victoire fut remportée assez heureusement, & pour Artamene, & pour Philidaspe : n’ayant chacun reçeu qu’une blessure assez legere.

Cependant le Roy de Pont, que l’amour & le despit ne laissoient pas en repos, & qui ne cherchoit qu’un pretexte, pour recommencer la guerre ; envoya se pleindre à Ciaxare, de la cruauté qu’il avoit euë. Mais ce Prince respondit, que ceux qu’il avoit punis estoient ses Subjets ; & ses Subjets rebelles plus d’une fois : & qu’ainsi il n’avoit à en rendre compte à personne. Le Roy de Pont fort satisfait de cette response un peu aigre, parce qu’elle luy fournissoit un leger sujet de pleinte ; renvoya vers Ciaxare : & luy manda qu’il ne vouloit point d’alliance avec un Prince, qui traittoit si mal ses propres Subjets : & qu’ainsi, il luy declaroit qu’il estoit tousjours son ennemy. Qu’au reste Ciaxare sçavoit bien qu’il avoit un moyen infailible de faire la paix quand il luy plairoit, & de luy faire tomber les armes des mains ; c’est pourquoy il le supplioit de ne se pleindre pas de son procedé. Vous entendez bien Seigneur, que ce moyen dont le Roy de Pont vouloit parler, estoit le mariage de la Princesse Madane & de luy : Mais Ciaxare reçeut ce discours fort aigrement : & respondit avec autant de fierté, que l’autre avoit d’injustice. Revola donc les choses plus broüillées qu’auparavant : Ciaxare de qui l’Armée estoit exrémement affoiblie, se retira vers Anise, où aussi bien quelque legere émotion le rapelloit ; apres avoit fait mettre le feu dans Cerasie : tant pour empescher le Roy de Pont de s’en emparer, que pour n’estre pas obligé d’y laisser garnison, & pour en faire aussi un Monument redoutable de sa vangeance. Mais Artamene qui creut que cette retraite pouvoit

faire croire au Roy de Pont qu’on le craignoit, supplia Ciaxare de luy permettre de demeurer à quelques stades au delà de Cerasie, avec dix mille hommes de pied, & quatre mille chevaux seulement, pour observer la contenance de l’Ennemy, & pour luy faire voir qu’on ne le redoutoit pas : pendant que de son costé, il grossiroit son Armée de toutes les Garnisons des Places les plus proches ; feroit faire de nouvelles levées ; & apaiseroit par sa presence, & par celle des Troupes qu’il emmeneroit, le tumulte arrivé dans Anise, qui n’estoit pas fort considerable. Le Roy aprouvant la proposition d’Artamene, consentit à ce qu’il voulut ; & commanda les Troupes, qui devoient demeurer sous la conduitte de mon Maistre. Mais admirez Seigneur, les bizarres effets que produisent les passions violentes, dans une ame ambitieuse qui en est possedée : Philidaspe qui estoit desesperé, de se voir dans la cruelle necessité d’obeïr à Artamene, comme Lieutenant General ; & qui par plus d’une raison, devoit estre bien aise de suivre le Roy dans Anise, où il s’en retournoit ; ne laissa pas malgré tous les sentimens secrets qui luy donnoient de la repugnance à obeïr à mon Maistre ; & qui l’appelloient aupres de Ciaxare ; de soliciter puissamment le Roy, pour estre de ceux qui devoient demeurer aupres d’Artamene. Et en effet, il agit si fortement pour cela, qu’il obtint ce qu’il de mandoit. Ce n’est pas que ce qu’il demandoit, n’eust des choses tres fascheuses pour luy : mais c’est qu’enfin rien ne luy estoit plus insupportable, que de voir qu’Artamene peust aquerir de la Gloire, sans que du moins il la partageast avec luy : & qu’il estoit absolument resolu d’estre son Rival en ambition.

Le Roy de Pont ayant donc sçeu, que l’armée de ses Ennemis estoit partagée, s’avança vers Artamene avec toute la sienne, qui estoit encore de vingt-cinq mille hommes ; resolu de profiter de cette occasion : & de pousser au moins les Troupes de mon Maistre jusques à Anise. L’inegalité du nombre ne pouvant obliger Artamene à se retirer ; je pris la liberté de luy dire, qu’il hazardoit trop en cette rencontre. Je hazarderois bien davantage, me respondit il, si je fuyois le combat : puis qu’enfin je pourrois peut-estre perdre l’estime de ma Princesse. Non, non Chrisante, me dit il, dans le dessein que j’ay d’en estre aimé, il faut faire des choses toutes extraordinaires : gagner des Batailles avec des forces égales, c’est ce que la Fortune fait voir tous les jours, avec une mediocre valeur. Mais les gagner, lors que selon toutes les apparences on les doit perdre ; c’est de ces choses là, dont il faut qu’Artamene face : s’il veut esperer de se mettre assez bien dans l’esprit de Mandane, pour luy faire souffrir Artamene comme Artamene ; ou pour l’obliger à ne haïr pas Cyrus. Enfin Seigneur, il assembla le Conseil de Guerre : Mais comme Philidaspe estoit de son advis, luy qui n’avoit garde de refuser le combat, & de paroistre moins hardy qu’Artamene ; tous les autres Chefs eurent beau faire & beau dire : il falut en cette occasion, que la Prudence cedast à la Valeur. Artamene toutefois ne laissa pas de songer à se mesnager autant qu’il pût : il se saisit tousjours de tous les Postes advantageux : & n’oublia rien, de tout ce que le plus grand Capitaine du monde eust pû faire. Le Roy de Phrigie & le Roy de Pont, essayerent diverses fois, d’enlever quelque Quartier à Artamene ; mais par tout ils furent battus : & de que costé

qu’ils l’attaquassent, ils trouvoient toujours mon Maistre en teste ; ils se voyoient toujours repoussez ; & le voyoient tousjours invincible. Ces deux Rois conçeurent une estime si particuliere pour luy (comme nous l’avons sçeu depuis) qu’ils craignoient bien plus Ciaxare à cause d’Artamene, qu’à cause de sa puissance : soit qu’ils le considerassent comme Fils du Roy des Medes, ou comme Roy de Capadoce & de Galatie. Mais Seigneur, pour ne vous arrester pas si long temps ; l’on peut dire qu’Artamene donna & gagna trois petites Batailles en peu de jours : à la premiere, il s’attacha à un combat particulier avec le Roy de Pont, qu’il blessa legerement, & eut tout l’advantage de cette Journée : à la seconde, les choses furent un peu plus douteuses : & Philidaspe y fit des merveilles, & pensa prendre le Roy de Phrigie prisonnier. Mais à la troisiesme, il arriva une chose à Artamene, qui luy sauva la vie quelque temps apres, comme vous l’apprendrez par la suitte de mon discours : & qui merite que vous la sçachiez. Je vous diray donc Seigneur, que comme Artamene avoit accoustumé à tous les Combats où il se trouvoit, de chercher autant qu’il luy estoit possible, les Chefs du Party contraire ; il fit tout ce qu’il pût pour combattre le Roy de Pont, & comme Roy ennemy, & comme Amant de Mandane. Ainsi le cherchant par tout, il vit à sa droite un Cavalier qui se deffendoit contre quinze ou vingt des siens, avec une valeur extréme. Il s’avance ; il s’en approche ; & reconnoist que c’est le Roy de Pont, qu’ils vont infailliblement accabler par le nombre. Il va droit à eux ; & se faisant aisément connoistre à la voix, Mes Compagnons, leur dit il, arrestez vous ; les Rois ne doivent pas estre

vaincus de cette sorte. Il faut les combattre plus noblement : & ne les vaincre pas par la multitude. En disant cela, il escarte tous ces Cavaliers ; leur fait cesser le combat ; & adressant la parole au Roy de Pont, vaillant Prince (luy dit il en s’arrestant un moment) il ne tiendra qu’à vous que vous ne vous vangiez du sang que je vous ay fait verser : & que nous n’achevions presentement, ce que nous avions commencé il y a peu de jours. Genereux ennemy (luy repliqua le Roy de Pont, en se reculant, & levant son espée) il ne seroit pas juste de combattre mon Liberateur : & je ne veux point vous mettre en estat de m’oster ce que vous venez de me donner : ny me mettre en estat moy mesme de me deshonorer, en tuant celuy qui m’a sauvé la vie. Mais comme il vit qu’Artamene n’estoit pas content de ce discours, & que peut-estre le forceroit il à combattre ; il le quitta, & se mesla avec precipitation dans la multitude : où Artamene le suivit, sans le pouvoir rejoindre de tout ce jour là.

Cette action donna de l’admiration à mon Maistre, & de la douleur tout ensemble : car enfin apres les belles choses qu’il avoit veu faire au Roy de Pont, il connoissoit parfaitement, que la seule generosité le faisoit agir ainsi. Helas ! (me dit il le soir, lors qu’il fut retiré à sa Tente) que j’ay un dangereux rival, & que je serois malheureux, si Mandane le connoissoit aussi bien que moy ! Mais Dieux, poursuivoit-il, que ce Prince sçait peu quel est celuy qu’il n’a point voulu combattre, & quel est celuy qui luy a sauvé la vie ! Il ne sçait pas, adjoustoit-il encore, que je ne le sauvois que pour le perdre : car il ne me regarde que comme un Ennemy genereux, & ne me soubçonne point du tout d’estre son Rival.

Mais Chrisante, me disoit-il, comment est-il possible, que la Princesse l’ait connu, & l’ait haï ? & que ne dois-je point craindre, moy qui ne suis qu’Artamene, & qui suis bien plus haïssable pour elle, comme fils du Roy de Perse, que comme un simple Estranger ? Apres cela, par un secret sentiment de jalousie, il m’ordonna de m’informer avec soin & avec adresse, de la naissance de l’amour du Roy de Pont ; ce que je fis, & ce que je sçeû facilement : n’y ayant personne en Capadoce qui l’ignorast. Je sçeû donc que le feu Roy de Pont ayant en guerre contre celuy de Capadoce, & en suitte estans venus à quelque traité de Paix ; ils s’estoient donnez des Ostages de part & d’autre : & que le Roy de Pont avoit envoyé un de ses Enfans qui estoit celuy-cy, mais qui n’estoit pas alors l’aisné. Qu’en six mois qu’il avoit esté à la Cour de Ciaxare, son amour avoit pris naissance, qu’il n’avoit pourtant osé tesmoigner ouvertement : parce que ce n’estoit pas luy qui devoit estre Roy, apres la mort de son Pere. Qu’en suitte ce Pere & ce Frere estant morts, & estant parvenu à la Couronne, il avoit envoyé demander la Princesse en mariage, que l’on luy avoit refusée pour diverses raisons, comme je vous l’ay desja dit. Artamene aprenant cela, en fut estranggement inquiet : & toute la vertu de Mandane, sa modestie, & sa severité, eurent bien de la peine à luy persuader, qu’en six mois ce Prince n’eust gagné nulle place en son affection ; genereux, bien fait, Amant, & honneste homme comme il est. Neantmoins, quand il venoit à penser, que personne n’en disoit rien ; que la Princesse se resjoüissoit effectivement, des Victoires qu’il remportoit sur ce Prince, cette crainte se dissipoit, & donnoit

quelque tresve à ses inquietudes ; mais son ame n’en estoit pourtant pas plus en repos. Car, disoit-il, si ce Prince qui est beau, de bonne mine, extrémement vaillant, & plein d’esprit, comme on me l’assure ; n’a pû rien gagner sur son cœur, que puis-je pretendre, moy qui suis Prince sans oser le dire, & qui me dis simplement, un malheureux Estranger, sans biens & sans patrie ? Tant y a Seigneur, que quelques jours apres ce troisiesme Combat, où Artamene avoit eu de l’advantage, & où Philidaspe s’estoit signalé ; il crût qu’il pouvoit aller un peu refraichir ses Troupes, puis que le Roy de Pont en faisoit autant que luy. En ce mesme temps, Ciaxare reçeut celles qu’il avoit donné ordre qu’on luy amenast de toutes ses Places ; acheva de faire ses recruës ; & son armée se retrouva alors, de plus de cinquante mille hommes. Celle du Roy de Pont fut aussi fortifiée d’un puissant secours : & ces deux Rois ennemis, se retrouverent également forts, & également en estat de se disputer la Victoire. Artamene fut reçeu du Roy & de la Princesse, avec des Eloges merveilleux : & Philidaspe en fut aussi assez carressé, quoy que beaucoup moins qu’Artamene, ce qui le mettoit dans un chagrin inconcevable. Durant quelques jours qu’ils furent à Anise, ils virent fort souvent la Princesse, & presque tousjours ensemble, ce qui ne plaisoit guere à Artamene. Que Philidaspe est cruel (me disoit quelquefois mon Maistre) de me dérober la moitié des regards de l’adorable Mandane, & toute la douceur de sa conversation ! Car enfin quoy que tout le monde ne le croye capable que d’une ambition genereuse ; il est aussi assidu aupres d’elle, que s’il en estoit amoureux. Que ne s’attache-t’il à Ciaxare, pour obtenir

cette fortune qu’il cherche ? & que ne me laisse-t’il ma Princesse ? Helas ! ne s’imagnie-t’il point, poursuivoit-il, que c’est par cette voye que je veux estre son Rival en ambition, & me maintenir bien dans l’esprit du Roy ? Ha ! s’il est ainsi, Philidaspe, que tu és abusé ! Possede, possede en repos toutes les grandes Charges de Capadoce ; sois plus en faveur, que personne n’y fut jamais ; & laisse moy seulement aupres de Mandane. Prens un autre chemin pour arriver où ton ambition te porte : & ne viens pas troubler le plaisir que je prens à l’entretenir en liberté, & à la voir seule. Ce n’est pas, nous disoit-il, que je ne sçache bien, que je n’oserois luy parler de ma passion : car outre que sa vertu m’impose silence ; que le respect m’en empesche ; que sa modestie & sa severité me le deffendent ; je n’ay pas encore fait d’assez grandes choses, pour m’exposer à un si grand peril. Mais enfin, je ne laisse pas de souhaiter ardemment, de l’entretenir sans tesmoins : car, mes chers Amis, si du moins ce bonheur m’arrivoit, personne ne partageroit ses regards & sa civilité : j’occuperois seul ses yeux & son esprit : & sans luy rien dire de ma passion, je ne laisserois pas de m’estimer fort heureux. Que sçay-je mesme, poursuivoit-il, si cette Princesse si pleine d’esprit & de lumiere, me voyant seul aupres d’elle, ne devineroit point peut-estre plus aisément, une partie de ce que je veux qu’elle sçache, que lors que sa courtoisie fait qu’elle partage son esprit, entre Philidaspe & moy ? Mais que dis-je ! reprenoit-il ; non, non, il n’est pas temps Artamene, de descouvrir nostre passion : cachons la si bien au contraire, que personne ne la puisse connoistre. Artamene n’est pas encore en l’estat où je le veux,

pour avoir un party assez fort dans le cœur de Mandane, pour le deffendre de sa colere. Il faut auparavant l’obliger par de grands services ; gagner son estime par des actions heroïques ; forcer son inclination, par une complaisance continuelle ; divertir son esprit par toutes les voyes possibles ; & meriter son amitié, par la plus respectueuse passion qui sera jamais ; & apres cela, nous pourrons peut-estre luy parler d’amour. Mais helas ! adjoustoit-il, si Philidaspe l’obsede tousjours, comment en pourray-je trouver les moyens ? En suite, il y avoit des moments, où il craignoit que Philidaspe n’eust de l’amour aussi bien que de l’ambition : & cette amour enfin, luy inspiroit tant de pensées differentes ; que l’on peut dire, que personne n’a jamais guere plus souffert.

Cependant toutes les recruës estant arrivées comme je l’ay dit, le Roy avant que marcher vers son Ennemy, qui s’estoit remis en campagne, pour venir luy presenter la Bataille ; fit faire une reveuë generale à son Armée ; & la fit toute passer devant les Murailles d’Anise, sur lesquelles estoit la Princesse, pour regarder cette ceremonie guerriere. Artamene avoit ce jour là des Armes toutes simples : quoy qu’il en eust d’admirablement belles qu’il avoit fait faire, & que personne n’avoit encore jamais veües. Mais il ne voulut pas les porter à un jour de Montre, qu’il ne les eust portées auparavant à un jour de Combat : nous respondant en riant, à Feraulas & à moy qui l’en pressions ; que des Armes n’estoient point belles à separer, si elles n’estoient émaillées du sang des Ennemis. Mais quoy qu’il se fust confié ce jour là à sa seule bonne mine ; il ne laissa pas toutefois de paroistre plus que tout le reste de l’Armée, & que Philidaspe mesme :

quoy que Philidaspe soit extrémement bien fait, & qu’il fust ce jour là fort superbement armé. La Princesse estant donc sur le haut de ces Murailles, accompagnée de toutes les Dames de la Cour, & de toutes celles d’Anise, regardoit filer toutes les Troupes : qui apres avoir passé devant le Roy, s’alloient mettre en bataille assez prés de là, sous les ordres d’Artamene qui marchoit à leur teste : & qui les donnoit de si bonne grace, qu’il attiroit les yeux de tout le monde avec plaisir. L’on eust dit que tout ce grand Corps estoit attaché à luy, par une chaine invisible : Puis qu’au moindre signe de la main, ou de la voix ; il se failoit mouvoir comme il luy plaisoit : tantost à droit, tantost à gauche : tantost en avant, tantost en arriere : tantost en doublant les rangs, tantost en élargissant les files : enfin jamais Sergeant de Bataille n’a mieux entendu son mestier, qu’Artamene l’entendit. Comme il estoit occupé à ce noble exercice, la Princesse vit venir d’assez loin dans la Plaine, un Heraut du Roy de Pont, qui fut aisement remarqué pour tel, par les marques qu’il portoit, qui le faisoient distinguer d’un simple Cavalier : & comme il fut arrivé aux premiers rangs, l’on le conduisit au Roy, auquel il demanda la permission de dire quelque chose à Artamene, de la part du Roy de Pont. Ciaxare au mesme instant, l’ayant fait approcher, ce Heraut luy adressant la parole, Seigneur, luy dit il, le Roy mon Maistre qui vous estime ; qui vous a de l’obligation ; & qui ne veut point devoir la victoire s’il la remporte, à la lascheté des siens ; m’envoye vous advertir, qu’il a sçeu qu’il y a quarante Chevaliers dans son Camp (qu’il ne connoist pas ; car s’il les connoissoit il les feroit tous punir) qui ont conspiré contre vostre vie : &

qui ont juré solemnellement de se trouver à la premiere Bataille qui se donnera ; de ne s’y separer point ; de ne chercher qu’Artamene ; de ne combattre qu’Artamene ; & de tuër Artamene ; ou d’y perir tous eux mesmes. Ce sont Seigneur, les mesmes paroles que le Roy mon Maistre a veües, dans un Bille qui s’est trouvé dans son Camp : sans qu’il ait pû sçavoir à qui il s’adresse, ny qui sont ceux qui l’on escrit. Or Seigneur, le Roy de Pont & le Roy de Phrigie, qui m’envoyent vers vous : n’osant pas vous prier, ny pour vostre gloire, ny pour la leur, de ne combattre pas ce jour là : sçachant bien que vostre grand courage ne le pourroit souffrir : vous conjurent au moins, de ne prendre que des Armes toutes simples en cette journée comme je vous en voy ; afin que les lasches qui ont fait cette conspiration contre vous ; ne vous reconnoissant pas, ne puissent pas venir à bout de leur infame entreprise. Le Heraut ayant cessé de parler, fit une profonde reverence : & Artamene apres en avoit aussi fait une au Roy, & luy avoir demandé la permission de respondre ; tout desesperé qu’il estoit, d’avoir cette nouvelle obligation à son Rival, ne laissa pas de le faire tres civilement. Je suis trop obligé au Roy ton Maistre, dit il au Heraut, du soin qu’il prend de la conservation du ma vie : Mais pour luy tesmoigner, que je ne suis pas indigne de l’honneur qu’il me fait, il faut avec la permission du Roy, dit il en se tournant vers Ciaxare, que je tarde un moment à te donner ma response. Alors il s’aprocha de l’oreille de Feraulas, qui estoit assez prés de luy ; & luy commanda quelque chose tout bas, que personne n’entendit. Mais nous en fusmes bien tost éclaircis : car Feraulas ayant obeï promptement, & la Tente de nostre Maistre

n’estant pas fort esloignée ; nous le vismes revenir un moment apres, suivy d’un Soldat que portoit comme en Trophée, ces magnifiques Armes qu’Artamene avoit fait faire. Cette veüe surprit tout le monde ; & donna mesme de la curiosité à la Princesse : Car Feraulas remarqua, qu’elle le suivit des yeux ; & qu’elle sembloit s’estonner de ce qu’elle voyoit porter ces Armes. Certes Seigneur, Artamene n’en pouvoit pas choisir de plus magnifiques, ny de plus remarquables : Elles estoient d’or cizelé, & émaillées en divers endroits, de couleurs si vives, que l’Arc en Ciel n’en a pas de plus éclatantes. Tous les cloux en estoient marquez par des Rubis & par des Esmeraudes entre-meslées : Son Bouclier au milieu un grand Soleil, representé avec des Diamans, qui esbloüissoit tous ceux qui le regardoient : & sur son Casque tres riche, estoit une Aigle d’or massif, avec les aisles déployées ; qui penchant la teste, tenoit avec ses serres & avec le bec, le haut de ce Casque, & sembloit regarder fixement, du costé que devoit estre le Bouclier, où brilloit ce Soleil de Diamans ; comme voulant dire, que ce Soleil qui representoit la Princesse, selon l’intention d’Artamene, meriotoit mieux ses regards, que celuy qui éclaire tout le Monde. De la queuë de ce superbe Oyseau sortoit un grand panache ondoyant, de vingt couleurs differentes, & admirablement assorties : la garde de l’Espée, le fourreau, le Baudrier, la Cotte d’Armes, & tout le reste, respondoit à cette magnificence : & comme mon Maistre les a encore, vous pourrez voir Seigneur, si vous voulez, que soit pour la richesse de la matiere ; pour l’excellence de l’ouvrage ; ou pour la diversité des couleurs ; il n’en

fut jamais, comme je l’ay dit, de plus riches ny de plus faciles à remarquer. D’abord qu’on les vit paroistre, chacun en parla tout bas, & eut envie de sçavoir, ce qu’Artamene en vouloit faire : le Roy regarda mon Maistre, & alloit s’informer de ce que cela vouloit dire ? lors qu’Artamene, apres avoir fait une profonde reverence, & luy avoir demandé congé de parler à ce Heraut ; Tu diras, luy dit il, au Roy ton Maistre, que puis que mes Armes se sont trouvées assez bonnes pour pouvoir resister aux siennes, qui sont tres-redoutables ; j’espere qu’elles seront encore assez fortes, pour ne devoir pas craindre celles de ces Cavaliers qui ont si mauvaise opinion de leur valeur, qu’ils croyent avoir besoin d’estre quarante pour en vaincre un seul. Publie donc dans tout le Camp du Roy de Pont, que je porteray le jour de la Bataille, les mesmes Armes que tu vois : & assure de ma part ton Maistre, si le Roy me le permet, que pour reconnoistre en quelque façon sa generosité, personne ne l’attaquera jamais en ma presence que seul à seul : & que du moins sa valeur ne succombera point sous le nombre, aux lieux où je me trouveray. Ce Heraut surpris & charmé du grand cœur d’Artamene, voulut luy repartir quelque chose ; mais il l’en empescha : Non non, luy dit il, mon Amy, ne t’oppose pas à mon dessein : & sois assuré, que si le Roy ton Maistre me connoissoit bien il ne desaprouveroit pas ce que je fais.

Ciaxare entendant ce que disoit Artamene, s’y voulut opposer : luy representant qu’il n’estoit pas juste, de hazarder si legerement une vie, qui luy estoit si considerable. Ma gloire Seigneur, luy repliqua-t’il, vous doit encore estre plus precieuse : c’est pourquoy je suplie

tres-humblement vostre Majest, de ne me forcer pas à luy desobeïr. Ciaxare repartit encore, mais ce fut inutilement : & il falut congedier le Heraut, sans qu’Artamene luy voulust faire d’autre response. Apres qu’il fut party, & que l’on eut reporté ses Armes à sa Tente, il parut aussi peu esmeu, que si on ne luy eust pas donné un advis si important pour sa vie. Il n’en estoit pas de mesme de Ciaxare, qui en parut fort inquieté : & qui se resolvoit presque de ne marcher pas si tost vers l’Ennemy, tant la conservation d’Artamene luy estoit chere. Cependant, la Princesse qui avoit veû arriver ce Heraut aupres du Roy ; & qui en suite avoit reconnu Feraulas, qui faisoit porter ces Armes magnifiques ; avoit eu une fort curiosité de sçavoir, ce que tout cela vouloit dire : de sorte qu’elle avoit envoyé un des siens pour s’en informer, que nous rencontrasmes comme nous allions remener ce Heraut, hors de l’enceinte du Camp : apres l’avoir fait passer suivant l’ordre d’Artamene, à travers toute l’Armée : mon Maistre estant bien aise qu’il peust redire au Roy de Pont, combien elle estoit belle & forte. Nous luy donnasmes alors en luy disant adieu, par les mesmes ordres d’Artamene, un Diamant d’un prix fort considerable : Cet Officier de la Princesse nous ayant donc demandé ce qu’il vouloit sçavoir, nous le luy apprismes : Feraulas & moy luy recitant en peu de paroles, la generosité de nostre Maistre. Il estoit si aimé de tout le monde, que cét homme n’en tesmoigna pas avoir une petite inquietude, pour le grand peril où il le voyoit exposé : ny une mediocre joye non plus, de voir qu’il faisoit servir toutes choses à sa gloire, jusques aux mauvais desseins de ses

Ennemis. Il fut donc apprendre à Mandane, ce que le Heraut du Roy de Pont estoit venu faire ; & ce qu’Artamene avoit fait : nous avons sçeu apres par une Fille que la Princesse aimoit beaucoup, & avec laquelle Feraulas à eu depuis une amitié assez particuliere ; qu’elle changea de couleur à ce discours ; qu’elle en parut inquietée ; & qu’elle loüa veritablement : mais ce fut d’une maniere, où il parut de l’envie & de la jalousie : j’entens toutefois de cette envie & de cette jalousie ambitieuse, qui est inseparable de ceux qui aspirent à la Fortune, & à la haute reputation : car pour celle que l’amour peut inspirer, comme Artamene n’eut que de legers soubçons, que Philidaspe fust amoureux de la Princesse ; je pense que Philidaspe non plus, n’en soubçonna guere Artamene. Cependant ils agissoient tous deux, comme s’ils eussent sçeu l’un & l’autre, qu’ils l’aimoient également ; & qu’ils estoient possedez d’une mesme passion : la Princesse de son costé, ne les croyoit amoureux que de la gloire : & ne pensoit avoir nulle part, en leur haine ny en leur amitié. Ciaxare les aimoit sans doute beaucoup tous deux, parce qu’en effet ils le meritoient : mais avec cette difference, qu’il se sentoit forcé par une puissante inclination, à preferer Artamene à Philidaspe : quand mesme il ne luy eust pas eu plus d’obligation qu’à l’autre. Bien est-il vray que Philidaspe aussi estoit appuyé d’Aribée : lequel voulant s’opposer à la faveur naissante d’Artamene, croyoit ne le pouvoir mieux faire, que par ce jeune Estranger, qui aussi bien que mon Maistre avoit la grace de la nouveauté,

qui est un charme particulier presque pour tout le monde : afin que s’estant un obstacle l’un à l’autre, il peust par l’un & par l’autre, conserver sa puissance & son credit. Cependant, mon Maistre qui n’a jamais laissé échaper une occasion d’inquietude dans son amour, en eut beaucoup lors qu’il aprit que la Princesse apres l’avoir loüe, avoit aussi parlé assez advantageusement, de la generosité du Roy de Pont. Que je suis malheureux ! (nous dit il le soir quand il se fut retiré) & que ne dois-je point craindre de ma fortune, puis qu’elle employe des artifices tout particuliers pour me tourmenter ! Trop genereux Ennemy, s’escria-t’il, que ne laissois tu conjurer contre ma vie, sans me la vouloir conserver, d’une façon si cruelle ? Que ne cherchois tu d’autres voyes, pour aquerir l’estime du monde, sans vouloir que je servisse moy mesme à te la faire meriter ? Mais aussi, adjoustoit il, je suis coupable, de ne faire pas sçavoir au Roy de Pont, quels sont mes veritables sentimens : c’est abuser de sa generosité, que de luy cacher un Rival, contre lequel il conjureroit peut-estre luy mesme, s’il le connoissoit tel qu’il est. Mais helas ! oseray-je descouvrir mon amour à mon Rival, moy qui n’oserois en parler ma Princesse ? Mais aussi endureray-je tousjours, que le Roy de Pont m’accable d’obligation, & me force malgré moy à luy rendre generosité pour generosité ; & à luy conserver une vie, que je voudrois luy oster ; & que je luy osteray infailliblement, dés que j’en trouveray une occasion honorable, s’il ne change de passion ? Helas malheureux Prince, reprenoit il, que je

te pleins ! tu as sans doute quelque estime pour Artamene ; tu voudrois qu’il fust attaché à ton service ; & qu’il fust nay ton Subjet, ou qu’il devinst ton Vassal : Mais Dieux ! quand il seroit ton Vassal, ton Subjet, & mesme son Frere, il seroit tousjours ton Rival, & tu ne devrois point souhaiter sa vie. Cependant tu me la conserves ; & quoy que je puisse faire, si ce que tu m’as mandé est veritable, je te la devray sans doute, si j’échape de ce peril : puis que si je ne m’y estois pas preparé, il seroit comme impossible que je n’y succombasse. Ha Mandane ! s’escrioit-il tout d’un coup, incomparable Mandane, ne donne pas toute ton estime à mon Rival : attens la fin de cette Bataille, afin de la dispenser equitablement : & donne toy le loisir, de comparer ses actions avec les miennes. Toutefois, adjoustoit il, il y a une notable difference entre luy & moy : car enfin, Mandane sçait que le Roy de Pont est amoureux d’elle : & elle ignore absolument ma passion, Peut-estre, luy dis-je, Seigneur, que cette connoissance qu’elle a de ses sentimens, luy est plus nuisible qu’advantageuse : Non non, Chrisante, me dit il, quelque severe que soit ma Princesse ; quelque rigoureuse vertu qui soit en elle ; il est impossible qu’elle prive l’Amour du privilege qu’il a, de donner un nouveau prix aux belles actions, que font ceux qui le reconnoissent. Ouy Chrisante, quand la personne aimée ne devroit jamais aimer, il est certain que lors qu’elle est persuadée, que tout ce que l’on fait de beau & d’heroïque est fait pour elle ; si elle n’en conçoit pas de amour, elle a du moins de l’estime, & quelquefois de la pitié. Ainsi Chrisante, peut-estre que de l’heure que je parle, Mandane estime &

pleint mon Rival : j’ay peut-estre quelque part à cette estime ; mais je n’en ay point à cette pitié : & je suis bien assuré, que dans les recompenses qu’elle me destine, elle n’y met ny son cœur, ny son affection. Elle me trait peut-estre, dis-je, de mercenaire & d’interessé, qui cherche sa fortune par sa valeur, & qui songe plus à la recompense qu’à la gloire : Mais pour le Roy de Pont, il n’en va pas de cette sorte : toutes ses actions luy parlent d’amour : la guerre mesme qu’il fait au Roy son Pere, luy en fait connoistre la violence : la generosité qu’il tesmoigne, luy persuade qu’il est digne d’estre aimé d’elle : & toutes choses enfin, sont pour luy, & contre moy. Je n’aurois jamais fait, Seigneur, si je voulois vous redire tout ce qu’Artamene dit :

Cependant comme il faloit partir le lendemain, & marcher vers l’Ennemy ; apres avoir donné l’ordre necessaire pour son départ ; & commandé plusieurs fois, que l’on s’empeschast bien d’oublier ces Armes magnifiques qu’il vouloit porter le jour de la Bataille ; il fut le matin accompagner le Roy chez la Princesse, à laquelle il alloit dire adieu. Ciaxare le loüa extrémement en ce lieu là : Mais apres l’avoir beaucoup loüé, il le blasma beaucoup aussi, de l’opinastreté qu’il avoit, à vouloir absolument porter des Armes si remarquables. Du moins (luy dit le Roy fort obligeamment) suis-je bien resolu, de vous rendre ce que vous m’avez presté : & de deffendre vostre vie, comme vous avez deffendu la mienne : Car enfin, je ne veux point que vous m’abandonniez le jour du combat. Seigneur (luy respondit Artamene, en se jettant à ses pieds) je suis trop obligé à Vostre Majesté de la bonté qu’elle a

pour moy : mais je la supplie de me pardonner, si je luy desobeïs en cette occasion. Estant bien resolu, de m’esloigner d’elle le plus qu’il me sera possible en cette Journée : n’estant pas juste que je l’expose à la fureur de quarante hommes tout à la fois : qui pourroient peut-estre me blesser plus dangereusement en sa personne qu’en la mienne. Combatez donc, luy repliqua le Roy, avec des armes toutes simples : car encore que vous l’ayez mandé autrement, vous l’avez mandé sans que j’y aye consenty : & je dois estre le Maistre dans mes Estats & dans mon Armée. Il est vray, Seigneur, reprit Artamene ; mais la generosité doit estre la Maistresse de toutes vos actions : & par consequent elle ne me commandera pas de faire une chose qui me deshonoreroit. Le Roy voyant qu’Artamene ne se vouloit pas rendre ; je vous le laisse ma Fille, dit il à la Princesse : combattez-le, & surmontez-le, si vous pouvez, & si vous voulez m’obliger. En disant cela le Roy embrassa la Princesse & sortit de sa Chambre, jusques à la porte de laquelle elle fut l’accompagner. Artamene fut donc obligé de tarder un peu apres luy : & comme la Princesse revenuë d’accompagner le Roy son Pere, qu’elle n’avoit pas pû quitter sans larmes ; Artamene qui luy avoit donné la main, voulut prendre congé d’elle : mais le retenant de fort bonne grace, Artamene, luy dit-elle, craint-il si fort d’estre vaincu par mes prieres, qu’il veüille partir avec tant de precipitation ? Vous estes redoutable en toutes façons Madame, luy respondit mon Maistre ; & je dois me défier de ma propre generosité contre vous. Je n’ay pas dessein, repliqua-t’elle, de vous persuader de n’estre plus genereux :

mais je voudrois bien s’il estoit possible, vous obliger à n’exposer pas sans sujet, une vie aussi glorieuse que la vostre, & qui a esté si utile au Roy mon Pere. Vous sçavez, adjousta-t’elle, que la raison doit donner des bornes à toutes choses ; & que la valeur a les siennes, au delà desquelles l’on peut estre soubçonné de temerité, plus tost que loüé de veritable courage. Je pense, Madame, interrompit Artamene, qu’il vaut encore mieux à un homme de mon âge, aller un peu au delà des bornes que l’exacte sagesse luy prescrit, que de demeurer au deça : & que l’excéz en cette rencontre, vaut toujours mieux que le deffaut. Vous avez raison, repliqua la Princesse, mais je voudrois qu’Artamene ne fust ny trop prudent, ny trop hardy : il n’est pas possible, Madame, interrompit il de nouveau, que je puisse regler mes sentimens, à cette juste mediocrité, que vous desirez de moy : Et dans le choix de ces deux extremitez, je vous supplie tres-humblement, de me permettre d’aller tousjours plustost vers celle qui du moins peut faire trouver la Gloire en son chemin : que non pas vers l’autre, qui ne la peut jamais faire rencontrer. Il y en a pourtant quelquefois beaucoup, interrompit la Princesse, à se surmonter soy mesme : ouy Madame, respondit Artamene, pourveû que cette Victoire ne nous rende pas indignes de vaincre les autres. Mais enfin, adjousta Mandane, je ne vous demande pas, que vous ne combatiez point : & je voudrois seulement, que vous voulussiez ne porter pas ces Armes si remarquables, à la premiere Bataille. Vous pouvez Madame, repliqua mon Maistre, commander les choses du monde les plus difficiles à Artamene, sans craindre d’estre desobeïe : mais pour celle-là, il ne sçauroit suivre

vos volontez. Le déguisement, poursuivit il en rougissant, est pardonnable en amour, & ne l’est pas à la guerre : Enfin Madame, adjousta t’il en sous-riant, bien loing de me vouloir cacher à mes Ennemis, & de me rendre moins remarquable ; si j’avois toutes les qualitez necessaires, pour meriter une faveur de la plus excellent Princesse du Monde ; je prendrois sans doute la liberté de demander à l’illustre Mandane, cette belle & magnifique Escharpe, qu’elle porte presentement. & si je l’avois obtenuë, ce seroit un moyen infaillible, de me faire remporter la victoire sans peril : & de me rendre invincible, en me rendant plus remarquable. Artamene, repliqua la Princesse en rougissant à Son tour, a toutes les qualitez necessaires, pour meriter que la plus Grande Princesse du monde, prenne soing de sa conservation : & si j’estois persuadée, que cette Escharpe dont il parle, le peust rendre invulnerable, il l’obtiendroit infailliblement : Mais bien loin de croire ce qu’il dit, je pense que ce seroit ayder moy mesme à sa perte : & conduire les traits de ses Ennemis contre son cœur, ce que je n’ay garde de faire. C’est estre bien ingenieuse, respondit Artamene, que d’obliger en refusant : Mais Madame (poursuivit il d’un visage plus serieux) je ne vous ay rien demandé : car enfin pour oser vous faire une semblable priere, il faudroit estre ce que l’on ne me voit pas : & ce que je deviendray peut-estre, si la Fortune ne m’abandonne, & si mon courage ne me trahit. Je suis bien aise, reprit la Princesse, que vous mesme tombiez d’accord, que vous ne m’avez pas mise en estant de vous refuser quelque chose : Mais enfin Artamene, poursuivit elle, que voulez vous faire ? vaincre vos Ennemis, Madame, respondit

il, & faire que vous sçachiez que je les auray vaincus : ce qui n’arriveroit pas si je me cachois, ainsi que vous le desirez.

Comme ils en estoient là, ils virent entrer Philidaspe, qui venoit aussi prendre congé de la Princesse : ils changerent tous trois de couleur en cét instant : Philidaspe rougit de colere, de trouver mon Maistre en ce lieu là : Artamene de despit d’estre interrompu par Philidaspe : & la Princesse d’une confusion, dont elle mesme n’eust pû dire la cause. Comme il y avoit desja assez long temps, que le Roy estoit sorty de la chambre de Mandane ; Artamene jugeoit bien qu’il eust esté à propos, qu’il eust laissé Philidaspe aupres d’elle, & qu’il fust allé le retrouver, mais il luy fut impossible : & il y demeura autant que luy. Aussi tost donc que Philidaspe fut entré, la conversation changea : & quoy qu’il n’y eust nulle intelligence, entre Artamene & Mandane ; que cette Princesse mesme, ne sçeust pas que mon Maistre estoit amoureux d’elle ; & que cette flame si belle, & si pure, qui s’est depuis allumée dans son cœur, y fust encore si foible ; si petite : & si peu de considerable, qu’elle mesme ne s’en apercevoit pas ; neantmoins il sembla à Feraulas & à moy, qui estions presens à cette conversation, que l’arrivée de Philidaspe, avoit un peu fâché, & interdit la Princesse. Il ne fut pourtant pas plustost aupres d’elle, qu’elle luy parla avec beaucoup de civilité : mais il faut advoüer, que quelque douceur qu’eust l’incomparable Mandane dans l’esprit ; elle se conservoit toutefois, quelque chose de si Majestueux ; de si modeste ; & de si Grand sur le visage ; que mon Maistre m’a dit souvent, que lors qu’il estoit aupres d’elle, il n’osoit quasi penser à sa passion,

bien loing de l’entretenir ; & s’il eust pû s’en separer il l’eust presque souhaité ; tant il est vray, qu’elle se faisoit autant craindre, comme elle se faisoit aimer. Philidaspe & Artamene demeurerent donc encore quelque temps avec elle, sans oser se tesmoigner ouvertement, cette secrette aversion qu’ils avoient tous deux l’un pour l’autre : & comme ils luy estoient tous deux esgalement inconnus, elle les traita à peu prés, avec une esgalle civilité. Neantmoins comme Artamene avoit commandé Philidaspe, à la derniere occasion ; & que peut-estre aussi l’inclination de la Princesse l’y porta ; elle fit un peu plus d’honneur à Artamene qu’à Philidaspe. Comme ils furent prests à partir, allez, leur dit elle, genereux Estrangers ; & mesnagez si bien vostre vie le jour de la Bataille, que ce soit de vostre bouche à tous deux, que j’apprenne les particularitez de la victoire. Mais sur toutes choses, dit elle, en se tournant vers mon Maistre, je vous recommande le Roy. C’est à moy, Madame, repliqua Philidaspe, à qui apartient cét honneur : car pour Artamene, devant avoir quarante Chevaliers à combattre, il ne faut pas luy en demander davantage. Nous verrons, Madame, à la fin de la Bataille, respondit froidement Artamene, qui se sera le mieux aquité de son devoir : car si je ne me trompe, c’est de cette espece de chose, dont il est permis de juger par l’evenement. Je jugeray tousjours, reprit la Princesse, que vous ferez l’un & l’autre tout ce que des gens de grand cœur doivent faire : & je m’en vay demander aux Dieux, qu’ils vous facent vaincre & triompher. En disant cela, elle les quitta tous deux, & s’en alla effectivement au Temple.

Un moment apres, il vint un Lieutenant des Gardes,

dire à Artamene & à Philidaspe, que le Roy les demandoit, & qu’il s’en alloit partir : & certes il fut peut-estre à propos, que cét ordre arrivast ainsi : car si la conversation eust continué entr’eux, en l’absence de la Princesse ; je croy qu’ils se seroient querellez, tant ils avoient de disposition à n’estre pas bien ensemble. Cette precipitation avec laquelle il faloit aller, fit que chacun ne songea qu’à obeïr : & ne s’amusa point à parler, en un temps où il faloit songer à agir. Ils furent donc trouver le Roy : & toute l’Armée qui avoit desja commencé de marcher, s’avança droit vers l’Ennemy, qui n’estoit qu’à deux petites journées de là. Je ne doute pas que vous ne soyez surpris, d’entendre parler de tant de Batailles, comme Artamene en donna & en gagna en cette guerre : mais Seigneur, vous n’ignorez pas, que comme il n’y a pas un fort grand nombre de Places fortes, ny en Bythinie, ny en Galatie, ny en Capadoce ; la Victoire est sans doute à celuy qui se peut rendre Maistre de la Campagne : ce qui ne se peut faire, qu’en donnant & en gagnant des Batailles. Le premier jour de cette marche, Artamene fut assez resveur : & comme je sçavois bien que ce n’estoit pas l’inquietude du peril qui l’attendoit, qui luy causoit cette resverie ; je luy en demanday la cause : & je sçeu que cette capricieuse passion, qui se fait une affaire d’importance, d’une fort petite chose ; avoit occupé tout ce jour là l’esprit de mon Maistre, à determiner, si le refus que la Princesse luy avoit fait de cette Escharpe qu’il luy avoit demandée, avoit esté veritablement causé, par le sentiment qu’elle avoit tesmoignée avoir : ou par quelque autre qui ne luy fust pas si advantageux. Est-ce, me disoit il, qu’en effet elle ait eu soing de ma vie ; &

qu’elle ait crû que cette Escharpe qui est si magnifique & si belle, me feroit encore plus aisément remarquer par mes Ennemis ? ou n’est ce point qu’elle ne m’en ait pas jugé digne ; & que son esprit adroit, ait voulu prendre un pretexte si obligeant pour me refuser, sans me donner sujet de pleinte ? Enfin est-ce pour Artamene ou contre Artamene qu’elle a agi ? me dois-je loüer d’elle, ou m’en dois-je plaindre ? faut il que je m’aflige, ou que je me resjoüisse ? & ne sçaurois-je connoistre les veritables sentimens de ma Princesse, afin de regler les miens ? Mais helas ! poursuivoit il, quels qu’ils puissent estre ils seront tousjours raisonnables ; & je n’auray pas sujet de la blasmer. Si elle m’a refusé, parce qu’elle a eu peur que cette Escharpe ne fust fatale à ma vie, c’est une bonté inconcevable : & si elle m’a refusé, comme ne me croyant pas de condition à obtenir une pareille faveur, elle ne fait point de tort à Cyrus, & n’offence guere Artamene. Mais Dieux, adjoustoit il ; si apres les services qu’Artamene a rendus, l’on refuse une Escharpe à Artamene, parce qu’il n’est qu’Artamene ; comment peut il esperer, qu’on luy accorde jamais, la permission de dire qu’il aime, & comment peut il esperer d’estre aimé ? Non non, disoit il, ne nous attachons point à ce cruel sentiment : interpretons le refus de la Princesse de l’autre maniere, qui nous est plus advantageuse : & croyons puis qu’elle nous l’a dit, & qu’elle nous l’a dit si obligeamment ; que c’est pour nous, qu’elle a agy contre nous. N’expliquons point ses paroles ; n’ayons pas l’audace de vouloir penetrer le secret de son cœur ; & laissons nous tromper agreablement, plustost que d’aller chercher une verité si fascheuse à sçavoir. Apres cela,

Artamene examina encore, jusques aux moindres regards de la Princesse, tant que Philidaspe avoit esté aupres d’elle : & quoy qu’il luy eust semblé qu’en effet il avoit esté beaucoup mieux reçeu que luy ; neantmoins il eust voulu qu’il n’y fust point venu du tout : & peu s’en faloit qu’il ne souhaitast que la Princesse l’eust querellé sans sujet. Il se reprenoit pourtant luy mesme, de tant de bizarres pensées, que sa passion luy donnoit : elle qui toute violente qu’elle se faisoit paroistre, luy permettoit pourtant tousjours, d’entre-voir un peu la raison, lors mesme qu’il ne la suivoit pas. Mais enfin Seigneur, le lendemain nous marchasmes ; le jour d’apres nous fusmes à veuë de l’Avantgarde de l’Ennemy ; & à deux jours de là, nous fusmes en estat de donner la Bataille, que les deux Partis desiroient également. Le Roy voulut encore empescher Artamene, de prendre ces Armes si remarquables, mais il n’en pût venir à bout : & je ne vy de ma vie mon Maistre avec plus de joye sur le visage que ce matin là. Pour moy, quelque valeur que je connusse estre en luy, je tremblay de frayeur, à la seule pensée du peril où je le voyois exposé : Feraulas & moy sans luy en parler, resolusmes de le suivre par tout, autant que le desordre d’une Bataille le pourroit permettre : & de tascher de conserver sa vie, aux despens mesme de la nostre. Ciaxare fit tout ce qu’il pût pour l’arrester aupres de luy : & voyant qu’il ne vouloit pas, il luy bailla l’aisle droite de son Armée à commander, & la gauche à Aribée, aupres duquel se rangeoit tousjours Philidaspe.

Enfin Seigneur, sans vous particulariser l’ordre de cette Bataille, il suffit que je vous die qu’elle se donna : & qu’Artamene y fit des choses si prodigieuses,

que moy qui en ay esté le tesmoin, ay peine à comprendre comment il les pût executer. Il avoit donc suivant son intention, & ce qu’il avoit promis au Heraut du Roy de Pont, ces magnifiques Armes, que je vous ay representées : si bien qu’il ne fut pas difficile aux quarante Chevaliers de la conjuration de le connoistre ; de l’attaquer ; & de le combatre, quand ils le jugerent le plus à propos. Ils avoient resolu entr’eux, comme nous l’avons sçeu depuis ; de ne l’attaquer jamais seul à seul ; & de tascher tousjours de le surprendre, lors qu’il seroit occupé contre quelques autres de leur Party : Mais comme Artamene estoit preparé, il ne leur fut pas possible d’executer leur dessein. D’abord que les Armées furent à la portée de la fleche, & que de part & d’autre l’on eut obscurcy l’air, par une gresle de traits ; Feraulas & moy qui n’avions des yeux que pour Artamene, remarquasmes qu’il en estoit plus accablé, que tous ceux qui l’environnoient ; que son Bouclier, quoy qu’il fust couvert d’une lame d’or, en estoit tout herissé ; & qu’ainsi il y avoit grande apparence, que plusieurs personnes concertées, n’avoient visé qu’à luy seul. Mais Artamene sans s’estonner du prejugé qu’il devoit avoir, du peril où il alloit estre exposé ; secoüant fortement son bras gauche, pour le décharger de la pesanteur des fleches qui l’incommodoient ; & se tournant vers ceux qui estoient à l’entour de luy ; allons, leur dit il, mes Compagnons, vaincre ceux qui nous combatent si bien de loin : & qui peut-estre ne seront pas si vaillans l’espée à la main qu’à tirer de l’arc. En disant cela, il s’avança le premier ; tout le suivit, & tout se mesla : mais avec tant de courage, tant d’ardeur, & tant de precipitation ; que l’aisle gauche

des Ennemis en fut esbranlée, & pensa plier entierement. Un moment apres pourtant, elle se r’affermit & se r’assura, & le combat fut estranggement opiniastré. Cependant les quarante Chevaliers qui devoient tuer Artamene, n’oublierent pas ce qu’ils avoient promis, à celuy qui les faisoit agir : & il fut aisé de les distinguer des autres ennemis, qui n’avoient pas un dessein particulier contre sa vie. Car pour ceux-cy, ils fuyoient tous ceux des nostres qui les attaquoient, & ne cherchoient que mon Maistre : Si bien qu’il estoit impossible, qu’il peust jamais joüir de certains momens de relasche, que l’on a quelquefois dans les plus sanglantes Batailles. Par tout où il alloit il estoit tousjours en estat d’estre enveloppé : s’il en attaquoit un, il estoit aussi tost attaqué par trois ou quatre : s’il en tuoit un, il en reparoissoit deux : plus il se deffendoit, plus il estoit accablé : plus il en faisoit trébucher, & plus ceux qui restoient debout, redoubloient leurs efforts pour achever leur dessein. Feraulas & moy, faisions ce que nous pouvions pour luy aider à combattre ces cruels Ennemis, qui le poursuivoient si opiniastrément : toutefois si sa propre valeur ne l’eust mieux garanty que la nostre, tous nos efforts eussent sans doute esté vains. Mais Seigneur, il fit des choses si surprenantes ; que l’on n’ose presque les raconter, tant elles sont incroyables. Comme le Chef de la Conjuration estoit aussi fin, & aussi méchant qu’il estoit lasche ; il avoit commandé à quelques uns de ces Chevaliers, de ne songer qu’à tuer le cheval d’Artamene : afin qu’estant renversé par terre, il fust plus aisé à leurs compagnons de le tuer. En effet, cét accident luy arriva par deux fois. A la

premiere, j’eus le bon-heur de me trouver assez prés de luy, pour luy bailler le mien malgré qu’il en eust : & je pense qu’il ne l’auroit pas accepté, si le hazard ne m’en eust fait trouver un autre au mesme instant, d’un homme de nostre Party, qui fut tué proche de moy. Mais pour la seconde, je vy seulement le cheval que j’avois donné à mon Maistre tomber mort, & Artamene se dégager de dessous luy, & combatre ceux qui l’attaquoient, sans que je pusse joindre ; parce que ceux qui l’avoient environné m’en empeschoient. Mais quoy que selon les apparences il d’eust succomber en cette occasion, le Ciel voulut encore le conserver : & fit qu’il fut si heureux, qu’il tua un de ces Chevaliers, dont le cheval estoit admirablement bon : si bien qu’Artamene sans perdre temps, & malgré la resistance de ceux qui vouloient s’y opposer, se jetta dessus ; & coupa la main d’un autre, qui voulut luy saisir la bride, achevant de mettre en déroute tout ce qui luy voulut resister. Enfin, Seigneur, Artamene de ma connoissance, en tua ou blessa plus de trente, & fit plusieurs prisonniers, tant des Conjurez que des autres. Cependant l’Aisle droite des Ennemis avoit encore plus resisté que la gauche : & quelque valeur qu’eussent Aribée & Philidaspe, la victoire leur avoit cousté un peu plus cher, & plus de temps qu’à Artamene, quoy qu’ils n’eussent pas d’ennemis particuliers à combattre : Neantmoins ils l’avoient enfin remportée. Ciaxare de son costé, qui estoit au Corps de la Bataille, s’estoit meslé avec les Ennemis ; & les avoit mis en desordre, de sorte que la victoire s’estoit entierement declarée pour luy. Tout estoit donc dans une confusion extréme : les

Vainqueurs poursuivoient les vaincus opiniastrément : les uns se rendoient & jettoient leurs armes : les autres preferoient la mort à la captivité ; & toutes choses enfin, estoient dans un bouleversement estrangge : & tout cela, par la valeur d’Artamene, qui estoit sans doute la plus sorte cause de la victoire. Car j’avois oublié de vous dire, qu’au commencement de la Bataille, Aribée & Philidaspe avoient esté contraints par le rude choc des Ennemis de plier un peu : si bien qu’Artamene en ayant esté adverty, & se sentant assez fort pour vaincre ceux qu’il avoit en teste avec moins de Troupes ; avoit détaché deux mille hommes, & les avoit envoyez à Aribée & à Philidaspe pour les soustenir, ce qui les avoit empeschez d’estre vaincus ; & ce qui par consequent, avoit fait remporter la victoire entiere.

Dans ce grand desordre, Artamene qui n’estoit blessé qu’en deux endroits, & mesme assez legerement ; chargeoit les Ennemis & les poursuivoit, par tout où il leur voyoit rendre encore quelque combat : car pour ceux qui n’estoient plus en estat de resister, il ne fut jamais un vainqueur si doux ny si clement qu’Artamene. Comme il estoit donc engagé en cette poursuite, il reconnut le Roy de Pont, que Philidaspe pressoit estranggement : & qui estant suivy de douze ou quinze, l’auroit infailliblement tué ; si mon Maistre, suivy de Feraulas, de moy, & de deux autres encore, n’y fust heureusement arrivé. D’abord qu’il approcha, haussant la voix autant qu’il pût ; & escartant ceux qui secondoient Philidaspe en son dessein ; genereux Prince, dit il au Roy de Pont, comme vous n’estes pas si heureux que moy, quoy que vous soyez plus vaillant ; vous n’eschapperez

pas peut-estre si facilement de ceux qui vous attaquent, que j’ay eschapé de ceux qui m’ont attaqué : c’est pourquoy ne vous obstinez pas à combattre contre des gens ausquels je ne puis pas commander absolument, pour vous tenir ma parole, puis que le Roy que je sers, est en personne dans son Armée. Mais rendez vous ; ou combatez moy en particulier, je vous donne le choix des deux. A ces mots, qui ravirent d’admiration le Roy de Pont ; & qui surprirent fort Philidaspe ; le premier voulut repartir, lors que cent chevaux des siens qui le cherchoient, s’estant r’alliez, & l’ayant reconnu, vinrent pour charger ceux qui l’avoient enveloppé : Mais luy qui vit qu’il ne pouvoit combattre Philidaspe, qui luy avoit pensé oster la vie, sans combattre aussi Artamene, qui la luy avoit conservée ; ne songea qu’à se retirer, avec assez de diligence. Un evenement si peu attendu, surprit autant Philidaspe, que vous pouvez vous l’imaginer : neantmoins un moment apres, estant revenu de son estonnement, sans songer à suivre le Roy de Pont ; & se tournant brusquement vers Artamene, Vous voulez donc, luy dit il, qu’il n’y ait que vous qui triomphe ? & non content de vos propres victoires, vous voulez encore dérober celles des autres. Artamene le regardant assez fierement, c’est à ceux, luy respondit il, qui se servent de la valeur d’autruy, pour vaincre un Prince abandonné des siens, qu’il faudroit reprocher de vouloir dérober la Victoire : & non pas à Artamene, qui n’employe que son propre bras pour la remporter : & qui laissant tout le butin aux Soldats, les apelle peu souvent, au partage du peril. Ceux que la Fortune favorise repliqua Philidaspe,

n’ont besoin d’apeller personne à leur secours : Ceux qui se fient à leur courage, respondit Artamene, n’invoquent point la puissance de la Fortune. Il faut bien pourtant, qu’elle vous ait secouru en cette journée, reprit Philidaspe ; & il faut bien qu’elle vous ait abandonné, repliqua Artamene, pour avoir eu besoin d’estre assisté de douze ou quinze, pour attaquer un Prince seul, & las de combattre. Il vous est facile, respondit Philidaspe, de trouver tout aisé à vaincre, vous qui n’avez à combattre que des lasches, & de simples Chevaliers. Il vous est encore plus facile, reprit Artamene, de vaincre des Rois abandonnez, & de les faire succomber sous le nombre : mais il ne vous le sera peut-estre pas tant, adjousta t’il, en haussant la voix, de vaincre Artamene tout seul, quand vous luy donnerez l’occasion de vous combattre. Il vous la demande ; & ce sera demain au matin si vous le voulez. Il ne faut pas attendre si long temps, repliqua fort haut Philidaspe ; & alors haussant le bras, il se mit en estat de vouloir attaquer Artamene, qui de son costé s’avança fierement sur luy ; & luy porta un grand coup d’espée, qui l’eust sans doute fort blessé, si la main ne luy eust tourné, & si ce coup n’eust glissé sur ses Armes. Enfin, malgré nous qui taschions de les separer ; ils sentirent chacun plus d’une fois & la pesanteur de leurs coups, & la force de leur bras. Mais, Seigneur, admirez je vous prie, ce que peut la vertu, & la veritable valeur ; nous n’estions que quatre avec Artamene, & ils estoient douze ou quinze avec Philidaspe :

Cependant au mesme instant qu’ils virent la dispute qui estoit entre eux, ceux qui l’avoient suivy contre le Roy de Pont, l’abandonnerent contre mon Maistre, & se rangerent de son Party.

Bien est-il vray qu’il n’en eust pas esté plus mal traité : mais nous n’eusmes pas loisir de voir ce qu’il fust arrivé de ce différent : car au mesme temps Ciaxare suivy de grand nombre des siens, arriva en ce mesme endroit : & ces deux fiers ennemis à la veuë du Roy, suspendirent leur colere, & cesserent de se frapper. Quel Demon ennemy de ma gloire, s’escria Ciaxare en les separant, veut faire perir ceux qui m’ont fait triompher ? & pourquoy faut il que vous faciez vous mesme, ce qu’une Armée de cinquante mille hommes n’a pû faire ? A ces mots il s’informa du sujet de leur querelle : & l’ayant apris il blasma fort Philidaspe, d’avoir tiré l’espée contre un homme qui luy pouvoit commander : & se pleignit un peu de mon Maistre, de ce qu’il avoit esté cause en quelque façon, que le Roy de Pont s’estoit sauvé. Seigneur, luy dit Artamene, je m’engage à reparer cette faute, par des voyes plus honorables : & je vous promets de remettre en vos mains cét illustre Prisonnier, avant que la guerre finisse, ou de mourir dans cette entreprise. J’avois promis devant vostre Majesté, de n’endurer point qu’on le vainquist par le nombre ; & je me suis aquité de ma promesse. Si le Roy ne fust pas venu…… (reprit le desesperé Philidaspe) vous auriez peut-estre esté puny, adjousta mon Maistre en l’interrompant, de vostre audace, & de vostre temerité. Le Roy leur imposa alors silence à l’un & à l’autre ; les accorda sur le champ, d’authorité absoluë ; & les fit embrasser devant luy. En suitte dequoy, ayant fait sonner la retraite, l’on campa sur le champ de Bataille : & chacun s’estant retiré à sa Tente, Artamene fut se faire penser à la sienne, & Feraulas qui avoit esté blessé,

fit aussi la mesme chose. Pour moy, qui avois esté plus heureux, je me trouvay en estat de servir les autres : le Roy vint voir Artamene dés le mesme soir : & ne pouvant se lasser de le loüer, ny de se resjoüir de le voir échapé d’une occasion si dangereuse ; il luy donna sans doute toutes les marques d’une affection tres tendre & tres reconnoissante. Il envoya à l’instant mesme advertir la Princesse sa fille, & du gain de la Bataille, & de la conservation d’Artamene : & mon Maistre, comme vous pouvez croire, reçeut l’honneur que luy fit le Roy, avec beaucoup de joye & beaucoup de respect. Cependant Philidaspe & Artamene estant demeurez amis en apparence, ne l’estoient pas en effet : & il est aisé de juger, que cette derniere advanture, avoit encore aigry leur esprit. Elle avoit pourtant produit un assez bizarre sentiment dans leur ame : car Seigneur, pour ne vous déguiser plus la chose, Philidaspe que mon Maistre ne croyoit estre qu’un ambitieux, avoit autant d’amour que luy pour la Princesse. C’est pourquoy il avoit attaqué si ardemment le Roy de Pont : le regardant bien plus comme Amant de Mandane, que comme ennemy de Ciaxare. Il tira toutefois quelque repos de cét accident : car voyant avec quelle generosité Artamene avoit conservé la vie du Roy de Pont, il s’imagina qu’il ne devoit pas soubçonner mon Maistre d’estre son Rival : luy semblant qu’il estoit impossible d’estre rival & genereux tout ensemble, en une pareille occasion. Pour Artamene il n’en alla pas ainsi : au contraire, il n’avoit jamais eu un si fort soubçon, de l’amour de Philidaspe pour la Princesse, comme il en eut ce jour là. Comment est-il possible (nous dit il le soir, apres que Ciaxare fut sorty de sa

Tente) que Philidaspe qui ne peut avoir nulle haine particuliere contre le Roy de Pont, si ce n’est qu’il soit son Rival, ait pû se resoudre de le faire tuer si cruellement comme il s’y preparoit ; luy qui est brave & genereux, & qui semble estre piqué d’un veritable desir de gloire ? Ha ! non non Chrisante, me disoit il, Philidaspe aime Mandane, si je ne suis le plus trompé de tous les hommes. Ainsi, Seigneur, une mesme action faisoit differens effets : car Philidaspe croyoit qu’Artamene n’aimoit point, parce qu’il avoit voulu sauver le Roy de Pont : & Artamene croyoit au contraire que Philidaspe aimoit, parce qu’il avoit voulu perdre ce Prince, d’une maniére si peu genereuse. Toutefois toutes ces diverses opinions, estoient si chancelantes, si incertaines, & appuyées sur des conjectures si foibles, qu’ils ne pouvoient s’y asseurer : & il n’y avoit rien de constrant dans leur esprit, que l’invincible aversion, qu’ils avoient tous deux l’un pour l’autre.

Cependant deux ou trois jours apres la Bataille, Ciaxare tint Conseil de Guerre, pour s avoir si l’on poursuivoit les Ennemis qui s’estoient retirez, & que l’on sçavoit qui attendoient un puissant secours : il fut alors resolu pour les embarrasser davantage, de separer l’Armée : & d’envoyer assieger une place de Bythinie, qui est scituée au bord d’un grand Lac : & par ce moyen, faire une puissante diversion, des forces qu’ils attendoient. Que cependant, la partie la plus considerable de l’Armée, demeureroit pour observer la contenance de l’Ennemy, lors qu’il se seroit r’allié, & pour agir selon qu’il agiroit. La chose ayant esté resoluë de cette façon, Ciaxare qui se trouvoit un peu mal, s’en retourna dans Anise : & laissa Artamene

Lieutenant General de l’Armée qui devoit tenir la Campagne : Aribée le suivant, & envoyant Philidaspe assieger cette Ville dont j’ay desja parlé, avec le reste des Troupes. Ces deux Rivaux par le caprice de leur passion, n’estoient pas contents de leur employ : Philidaspe trouvoit qu’Artamene demeurant en estat de pouvoir combattre le Roy de Pont, avoit de l’advantage sur luy : & Artamene s’imaginoit, que la prise d’une Ville importante, estoit quelque chose de plus, que le gain d’une Bataille : parce, disoit il, que l’une fait avoir qualité de Conquerant, & de Vainqueur tout ensemble ; au lieu que l’autre ne donne d’ordinaire que la derniere. Il adjoustoit qu’apres la victoire, l’un se trouve en possession d’une Place considerable, & que l’autre n’a que le simple Champ de Bataille, sans avoir quelquefois nul advantage d’avoir vaincu. Mais enfin il falut qu’ils se contentassent : Philidaspe partit avec seize mille hommes, & Artamene demeura avec trente mille : le Roy ne remenant avec luy, que ce qui estoit absolument necessaire pour sa Garde. Mon Maistre avoit esté si legerement blessé à la derniere Bataille, qu’il n’en garda le lit qu’un jour seulement : ces deux Rivaux se separant en presence du Roy, se souhaiterent en apparence, toute sorte de bonheur : mais en effet ils se regarderent avec aversion, si ce ne fut avec une haine formée. Le lendemain que le Roy fut party, & qu’il eut laissé le commandement de l’Armée à mon Maistre malgré la resistance qu’y fit Aribée ; il y eut deux des prisonniers que l’on avoit faits à la Bataille, dont l’un estoit fort blessé, qui demanderent à parler à Artamene, pour une chose importante : mon Maistre en estant adverty, fut à l’instant mesme à la

Tente où estoient ces Chevaliers : s’imaginant que ce pouvoit estre quelque chose, qui regardoit le service du Roy. Comme il y fut arrivé, le blessé parla le premier : Seigneur, luy dit il, apres m’avoir donné de si puissantes marques de vostre valeur, par les blessures que je porte, & que j’ay reçeuës de vostre main, je veux vous donner une ample matiere d’exercer vostre justice ou vostre clemence. Ce sont deux Vertus, repliqua mon Maistre, au choix desquelles il n’est pas dangereux de se tromper : Neantmoins mon inclination panchant tousjours plus tost vers l’indulgence que vers la rigueur ; vous devez presque estre asseuré, laquelle des deux je dois suivre. Seigneur, interrompit le Chevalier qui n’estoit pas blessé, ce que mon Frere vous veut dire, & que je vous diray pour luy, à cause de sa foiblesse, vous surprendra assez pour vous mettre en peine de ce que vous aurez à faire ; & suffiroit mesme pour justifier toute la rigueur que vous pourriez avoir contre nous. Car enfin, Seigneur, poursuivit-il en se jettant à ses pieds, nous sommes des lasches & des Criminels, que la connoissance de vostre vertu a rendus vertueux, en les rendant amoureux de vostre gloire : & qui par consequent, ne pouvons plus souffrir la vie, que nous n’ayons reparé par quelque petit service, le mal que nous vous avons voulu faire. Artamene entendant parler ces Chevaliers de cette sorte, ne sçavoit que penser ; lors qu’enfin celuy qui estoit blessé reprit la parole, & luy dit avec quelque peine, Seigneur, pour ne vous tenir pas davantage en suspens ; & pour vous tesmoigner que nous sommes veritablement repentans de nostre crime, puis que nous le descouvrons nous mesmes ; sçachez, Seigneur, que nous estions

mon Frere & moy du nombre de ces quarante Chevaliers, qui avoient conjuré contre vostre vie : & qui l’ont attaquée avec tant de lascheté, à la derniere Bataille. Helas ! mes Amis (dit alors Artamene, interrompant celuy qui parloit, & les regardant tous deux sans aucune esmotion) par quels mouvemens avez vous agy, & par quels mouvemens agissez vous ? Pourquoy m’avez vous voulu perdre ? pourquoy me voulez vous sauver ; & pourquoy voulez vous encore vous exposer à la discretion d’un Vainqueur justement irrité Seigneur, reprit ce Chevalier, nous avons voulu vous perdre, parce que nous estions malheureux : & que l’espoir de la recompense, a esté plus puissant en nous, qu’un veritable desir de gloire. Mais aujourd’huy, Seigneur, vostre illustre exemple nous à mieux instruits : & nous preferons une action de vertu, à toutes les Grandeurs de la terre. C’est pourquoy nous avons mieux aimé hazarder nostre vie, en vous descouvrant nostre faute, que d’exposer encore une fois la vostre, en ne vous aprenant pas, que le Chef de la conspiration est en vos mains sans estre connu : & que si on le delivre par l’eschange des Prisonniers, il n’en deviendra peut-estre pas meilleur pour cela : & attentera une seconde fois, contre la Personne du monde de qui la vie est la plus glorieuse. Quoy, s’escria alors Artamene, le Chef de la conspiration est entre mes mains ! & quel peut-estre cét homme que je n’ay point offensé, qui me haït si estranggement ; & qui se haït si fort luy mesme, qu’il prefere la mort de son enemy à sa propre gloire ? C’est Artane, Seigneur (repliquerent tout à la fois ces deux Chevaliers. ) C’est Artane ! reprit mon Maistre fort estonné ;

Ouy, Seigneur, poursuivit l’un d’eux ; & c’estoit effectivement à Artane que s’adressoit le Billet qui fut trouvé dans le Camp du Roy de Pont : par lequel mon Frere & moy l’asseurions que tous les quarante Chevaliers estoient resolus de ne combattre qu’Artamene, & de tuër Artamene : mais celuy qui le luy devoit rendre, & qui nous avoit parlé de sa part, le perdit parmy nos Tentes. Si bien qu’ayant esté porté au Roy, il fut cause de l’advis qu’il vous donné : car comme Artane, ny pas un des Conjurez n’y estoit nommé, & que mon escriture que j’avois desguisée ne fut connuë de personne ; il sçeut bien la conjuration, mais il n’en pût descouvrir, ny l’autheur, ny ses complices : & ce fut pourquoy, comme je l’ay dit, il envoya vous en advertir ; ne pouvant pas y remedier par la en advertir ; ne pouvant pas y remedier par la punition des coupables, puis qu’il ne les connoissoit point. Croyez donc, Seigneur, que c’est Artane qui nous a subornez : que c’est luy qui desesperé de la mauvaise action qu’il a faite ; & d’avoir esté vaincu par vous d’une façon si honteuse pour luy ; & si prejudiciable à l’amour qu’il a pour la Princesse de Pont, dont il est amoureux ; a voulu vous perdre. Et pour se pouvoir restablir aupres de son Prince, il s’est trouvé desguisé à cette Bataille : où ne doutant point que vous ne deussiez perir par la partie qu’il vous avoit dressée ; il pretendoit se monstrrer apres le combat avec vos Armes ; & si j’ose dire tout, avec vostre teste à la main, comme vous ayant vaincu : afin que le Roy de Pont le remist en grace, pour avoir sur monté le plus vaillant de ses ennemis : Mais, Seigneur, la justice des Dieux & vostre valeur, en ont disposé autrement : & c’est maintenant à vous, à disposer de nostre fortune & de nostre

vie. Si vos blessures ne sont pas dangereuses (respondit Artamene, en regardant celuy qui estoit au lit) vous aurez loisir de reparer vostre faute, par quelque action genereuse : car je ne sçay point punir ceux qui se repentent : ny me vanger de ceux qui ne sont plus en estat de se deffendre. Ha ! Seigneur (s’escrierent ces deux Chevaliers, l’un en joignant les mains, & l’autre en se rejettant à genoux) contre quel homme, ou plus tost contre quel Dieu, nous avoit-on employez ? Contre un homme qui craint les Dieux (repliqua mon Maistre en le relevant d’une main, & tendant l’autre à son Frere) & qui prefereroit la mort à la moindre injustice, & à la moindre lascheté. C’est pourquoy, poursuivit il, oubliant la faute que le malheur de vostre condition vous a fait commettre : & voulant vous recompenser de vostre repentir, & du service que vous m’avez voulu rendre, en m’advertissant qu’Artane est en mon pouvoir : je vous donne la vie ; & vous promets la liberté : que je ne veux pourtant pas vous accorder sans rançon. Ha ! Seigneur, s’escrierent de nouveau ces Chevaliers, demandez nous toutes choses, sans craindre d’estre refusé : car que ne doivent pas des gens, à qui l’on accorde la vie, apres avoir marité la mort ? je veux donc, repliqua Artamene, auparavant que je vous delivre, que vous me juriez solemnellement, que par nulle consideration, vous ne vous porterez jamais plus, à employer vôtre courage & vostre valeur contre qui que ce soit, de la maniere que vous avez fait contre moy : & que vous ne deshonnorerez de vostre vie, la glorieuse profession que vous faites, par des actions qui en sont indignes. Combattez-moy en vaillans Soldats, poursuivit il,

comme l’Ennemy de vostre Roy, & n’oubliez rien pour me vaincre : car je vous promets de ne refuser à pas un de vous, de mesurer mon Espée contre la sienne : attaquez moy mesme plusieurs ensemble, si vous avez assez bonne opinion de moy, pour n’oser pas m’attaquer seuls : mais ne marchandez jamais, le sang ny la vie de personne : & faites que l’espoir d’un gain infame, ne vous mette jamais en estat de le devenir. Ha ! Seigneur, s’escrierent ces deux Chevaliers en l’interrompant, nous passerions plustost nos Espées à travers nostre cœur, que de les tirer plus contre vous : & que de les employer jamais à faire une mauvaise action.

Apres cela, Artamene les carressa fort : & ayant sçeu qui estoit celuy qui tenoit Artane prisonnier, qui s’estoit caché autant qu’il avoit pû ; il luy envoya commander de le luy amener, dans la Tente où estoient ces deux Chevaliers. D’abord qu’il y fut, & qu’il les eut reconnus, il jugea bien qu’il estoit descouvert : c’est pourquoy sans attendre qu’Artamene luy parlast, & luy reprochast son crime ; je connois bien, luy dit il, que ces Traistres que je voy, qui n’ont pas eu la force de resister à des promesses, ont eu la perfidie de m’accuser. C’est pourquoy-je ne m’arresteray point, à vouloir me justifier d’une chose, dont ils me pourroient facilement convaincre. Mais, Seigneur, (luy dit il d’une façon toute suppliante, & où la crainte de la mort paroissoit visiblement) que vouliez vous que fist un homme qui en perdant l’honneur avoit perdu la raison ? sinon de tascher d’effacer son crime par un autre crime : & trouver son salut dans vostre perte. Je sçay bien, que c’est dire une mauvaise raison : mais n’en ayant point d’autre, il faut avoir recours

à la clemence de l’offensé que l’on a desja esprouvée : & demander de nouveau pardon, quand l’on ne peut demander justice, qu’en demandant chastiment. C’est craindre la honte d’une estrangge maniere, respondit Artamene, que de se deshonnorer, de peur d’estre deshonnoré : Non non Artane, vostre passion vous avoit fait esgarer : & ce n’est nullement par le chemin que vous aviez pris, que l’on peut rencontrer la gloire. Je sçay sans doute un peu mieux que vous, par quels sentiers on la peut trouver : c’est pourquoy souffrez aujourd’huy que je sois vostre Guide : & que je vous aprenne sans colere & sans reproche ; que pour faire oublier vos fautes passées, il n’en faloit point commettre de nouvelles : & que si vous avez dessein d’effacer de la memoire des hommes, le souvenir d’une action ou de deux, qui n’ont peut-estre pas esté fort genereuses ; il en faut faire cent de vertu & de courage ; & non pas en adjouster de pires aux mauvaises. C’est pour cela Artane, que je vay vous renvoyer au Roy vostre Maistre : à ces mots, Artane changea de couleur : & l’on vit bien qu’il eust presques mieux aimé demeurer entre les mains de celuy à qui il avoit voulu desrober la Victoire ; & à qui il avoit en suite voulu faire perdre la vie ; que de retourner aupres du Roy de Pont. De sorte que comme Artamene le remarqua, ne craignez rien, luy dit il, Artane : je ne vous rendray pas, sans mettre vostre vie en seureté : car si je vous la voulois faire perdre, je n’aurois pas besoin de vous envoyer à un autre pour vous punir. A juger de l’advenir par le passé, il y a veritablement peu d’espoir, que vous deveniez plus raisonnable : & à en juger mesme par le present, il est facile de

voir dans vos yeux, & dans vostre procedé, qu’il y a dans vostre cœur beaucoup de colere ; un peu de crainte ; & point du tout de repentir. Mais apres tout, Artane ne m’est guere plus redoutable vivant que mort : c’est pourquoy j’oubli le passé qui n’est plus : je laisse l’advenir aux Dieux : & j’use du present, comme un homme de cœur en doit user ; faites la mesme chose si vous estes sage. Enfin Seigneur, apres plusieurs discours qu’ils eurent encore ensemble, Artamene renvoya Artane au Roy de Pont : & luy manda qu’il ne luy auroit pas mesme descouvert le crime de cét homme, s’il n’eust jugé qu’il est tousjours dangereux aux Rois, d’avoir des Sujets capables d’une extréme meschanceté sans les connoistre : Mais qu’il le supplioit, de se contenter de connoistre Artane sans le punir : ordonnant au Heraut, auquel il commanda de l’aller conduire, de ne le laisser point, que le Roy de Pont ne luy euse engagé sa parole d’en user ainsi. Artane malgré toute sa malice, ne pouvant s’empescher de voir la moderation d’Artamene ; ne pouvoit s’empescher non plus de se pleindre de sa fortune ; qui luy faisoit trouver tant de rigueur, en la clemence de son Ennemy : puis qu’en luy donnant la vie & la liberté, il le couvroit de honte & de confusion, en le renvoyant au Roy de Pont : & achevoit de le détruire, dans l’esprit de la Princesse qu’il aimoit. Pour ces deux Chevaliers prisonniers, apres qu’Artamene leur eut rendu la liberté, ils le supplierent de ne les renvoyer point au Roy leur Maistre : & de souffrir qu’ils allassent cacher leur infamie en quelque Païs esloigné. Artamene qui jugea qu’ils craignoient peut-estre quelque lasche vangeance d’Artane, qui estoit homme de condition ; leur accorda ce

qu’ils demandoient, lors que celuy qui estoit blessé fut guery ; leur faisant encore de magnifiques presens à leur départ. Cette action qui fut sçeuë de la Princesse, en fut extrémement loüée, aussi bien que du Roy de Pont, lors qu’on luy remena Artane : & de cette sorte, mon Maistre reçeut des Eloges en mesme temps, & de son Rival, & de sa Maistresse. Bien est-il vray que ce Prince ne sçavoit pas, que celuy qu’il loüoit avec tant d’empressement, estoit l’homme du monde qui devoit mettre le plus d’obstacle à tous ses desseins : & que la Princesse ignoroit aussi qu’Aretamene fust son Amant. Nous sçeusmes Seigneur, par le retour du Heraut, que le Roy de Pont avoit en beaucoup de peine à se resoudre de laisser vivre le lasche Artane : mais que s’estant obstiné, suivant l’ordre de mon Maistre, à ne le laisser point qu’il ne fust assuré de sa vie, par la parole de ce Prince, il avoit enfin promis de ne le faire pas punir : à condition toutefois, qu’il ne se presenteroit jamais devant luy : & qu’il sortiroit pour tousjours de ses Estats, & de son Armée. Artamene durant toutes ces choses, n’envoyoit jamais vers Ciaxare, qu’il ne fist faire un compliment à la Princesse ; & la Princesse aussi, ne voyoit jamais venir personne du Camp à Anise, qu’elle ne s’informast exactement de tout ce qui le regardoit : & qu’elle ne témoignast beaucoup de plaisir, d’aprendre toutes les merveilles de sa vie. En effet, l’on peut dire que tout ce qu’Artamene a fait, il l’a fait excellemment : & je me souviens mesme qu’en ce temps là, un vieux Capitaine Capadocien, qui avoit son Quartier dans la Galatie, fit quelque desordre dans un logement, dont les Habitans se vinrent pleindre. Artamene sçachant que c’estoit un homme de service, & qui avoit vieilli sous

les armes ; voulut luy faire une reprimande, qui le corrigeast sans l’irriter : luy semblant qu’il devoit ce respect pour un Officier, qui avoit porté les armes si long temps devant luy. Il luy manda donc dans un Billet, qu’il le conjuroit de ne forcer pas un jeune Soldat, d’avoir l’audace de reprendre & de chastier un vieux Capitaine. Je vous dis cecy, Seigneur, afin que vous connoissiez par ce discours, le jugement & la moderation de mon Maistre : & que vous ne vous estonniez pas de voir, que tout Estranger qu’il estoit, il ne laissoit pas d’estre craint, aimé, & obeï, comme s’il fust nay en Capadoce, & de la plus illustre Race qui y fust. Cependant le Roy de Pont ayant eu un puissant secours de Phrigie, en avoit fortifié son Armée de telle sorte, qu’il estoit en estat, s’il eust voulu, de s’opposer en mesme temps, à Artamene & à Philidaspe : Mais il jugea plus à propos de tascher de combattre mon Maistre sans separer ses Troupes : parce qu’en effet il en avoit alors plus que luy : se reservant à secourir la Ville que Philidaspe assiegeoit, & qui estoit bien munie de toutes choses ; lors qu’il auroit gagné la Bataille, comme il esperoit la gagner. Mais comme il estoit amoureux de la valeur d’Artamene ; & que luy devant la vie, il vouloit s’en aquiter ; le Roy de Phrigie & luy, chercherent quelque voye extraordinaire, de ne luy estre pas tousjours redevables : & de n’estre pas aussi absolument vaincus par sa vertu que par sa valeur. Ils prirent donc une resolution fort estrangge & fort nouvelle : bien est-il vray que le Roy de Pont qui est effectivement genereux, avoit un peu d’interest à ce qu’il fit. Car enfin quoy qu’il sçeust bien qu’Artamen, ne l’eust pas soupçonné d’une fausse generosité,

en l’affaire des quarante Chevaliers : neantmoins depuis qu’Artane avoit esté renvoyé, quelques esprits mal intentionnez, ou peut-estre Artane luy mesme ; avoient fait courir un bruit sourd, que le Chef de cette conspiration n’avoit pas esté bien connu : & ils faisoient entendre tacitement, que le Roy de Pont, quoy qu’il eust envoyé advertir Artamene de cette entreprise sur sa vie, en estoit toutefois l’autheur : & que cette generosité n’estoit au fonds qu’une finesse. Ce Prince ayant donc sçeu ce qui s’estoit dit, voulut en s’aquittant de ce qu’il devoit à Artamene, se justifier pleinement de cette fausse accusation : & pour cét effet, les deux Rois firent publier dans leur Camp, un Commandement absolu, de ne se servir ny d’Arcs, ny d’Arbalestes, ny de Frondes, ny de Javelots, contre Artamene, dont les Armes estoient assez remarquables, pour ne s’y pouvoir tromper : de n’employer contre luy que l’Espée seulement : & de ne le combattre que seul à seul, autant que la confusion d’une Bataille le pourroit permettre : ne voulant pas qu’un homme si vaillant, mourust de la main d’un lasche, qui pourroit le tuer de loin par un coup de fleche : ny qu’il fust accablé par le nombre, comme Artane avoit pensé l’accabler. Jugeant, disoient ils, qu’il y alloit de la gloire de leurs Nations d’en user de cette sorte : & de tesmoigner, qu’ils n’avoient pas besoin pour vaincre d’estre plusieurs contre un seul, quelque vaillant qu’il peust estre. Le jour d’apres ce commandement, Artamene qui ne se fioit qu’à luy mesme, de toutes les choses importantes : & qui exerçoit successivement (s’il est permis de parler ainsi) toutes les Charges

de l’Armée, tant il estoit vigilant, & capable de toutes choses : fit une partie pour aller reconnoistre la contenance de l’Ennemy. Le Roy de Pont qui en fut adverty par un Espion, destacha pareil nombre des siens, pour aller repousser ceux qui le venoient regarder de si prés. Mais Artamene fut bien surpris de remarquer que luy qui avoit accoustumé de se voir tout couvert d’une gresle de Fleches & de Traits, n’en estoit plus touché que par hazard : & que bien loing d’estre enveloppé par la multitude à son ordinaire, il ne se voyoit presque jamais qu’un Ennemy à la fois. Il en attaquoit plusieurs ; mais il n’estoit attaqué que par un seul : & au milieu d’un combat de douze cens hommes, l’on peut dire qu’il faisoit un combat particulier, puis qu’il n’en avoit jamais qu’un à la fois sur les bras. Cét evenement l’estonnoit un peu ; car la chose n’avoit accoustumé d’aller ainsi : Neantmoins dans la chaleur de l’action, il ne fit qu’une legere reflexion là dessus : & ne songea qu’à remporter la victoire. Comme en effet, une bonne partie des Ennemis fut taillée en pieces ; beaucoup demeurerent prisonniers ; & le reste se sauva en desordre & en confusion. Artamene estant retourné au Camp, les prisonniers que l’on avoit faits, esperant en estre mieux traitez, y publierent la generosité de leur Maistre : & de la défense qu’il avoit faite en faveur du mien. Ces Soldats y ayant descouvert un procedé si peu commun, & Artamene l’ayant sçeu, il les fit delivrver au mesme instant : les priant de dire au Roy leur Maistre, qu’il verroit bien tost qu’il n’estoit peut-estre pas absolument indigne de l’honneur qu’il luy faisoit : & qu’il sçauroit aussi bien recevoir ses bons offices que ses bons advis. J’estois aupres de luy

lors que cela arriva : & à peine fut-il seul, que me regardant avec estonnement ; quelle bizarre fortune est la mienne ? me dit-il, Chrisante, d’avoir un Rival qui me poursuit par ses bien-faits, & par sa generosité, jusques à me forcer presque de ne le haïr pas : & qui tout bien intentionné qu’il est pour moy, ne laisse pas de me causer un estrangge desespoir. Il cherche sans doute l’estime de ma Princesse par cette voye : & cherche plus les acclamations publiques que la Victoire. Ha ! s’il est ainsi, disoit-il, combien m’est il plus redoutable, lors qu’il veut conserver ma vie, que lors qu’il la veut attaquer ! Non, non, trop genereux Rival, poursuivoit ce Prince amoureux, je ne sousriray point que tu me surmontes en vertu : & je suis resolu de te disputer aussi opiniastrément l’estime de Mandane, que je t’ay disputé la Victoire, à la teste d’une Armée. Ouy, Chrisante, adjoustoit il en me regardant ; je veux que ma Princesse n’entende jamais dire que le Roy de Pont à fait une belle action : qu’elle n’aprenne en mesme temps, qu’Artamene en a fait une autre encore plus heroïque. Je veux que du moins il se fasse un combat secret dans le cœur de Mandane, où il Roy de Pont ne me puisse vaincre avec justice. Si l’inclination de ma Princesse ne panche de son costé, & ne me surmonte plustost son merite.

Apres cela, Seigneur, je voulus luy dire quelque chose, mais il ne m’escouta pas : le lendemain il tint Conseil de Guerre ; & quoy que selon l’ordre, il falust se contenter d’empescher l’Ennemy d’aller faire lever le siege que faisoit Philidaspe, en cas qu’il se mist en devoir de le vouloir faire ; il ne pût se resoudre d’aider à la gloire de celuy-cy ; ny de laisser plus long temps le Roy de Pont en estat

d’avoir eu l’avantage de donner la derniere marque de generosité extraordinaire. Il fit donc si bien par cette eloquence forte & puissante, que la Nature luy a donné, & qu’il a beaucoup cultivée en Grece : qu’il fit resoudre tous les chefs de son Armée à forcer l’Ennemy de combattre : qui de son costé, comme je vous l’ay desja dit, en avoit aussi l’intention. Vous pouvez juger, Seigneur, que deux ennemis qui se cherchent, se rencontrent facilement : c’est pourquoy Artamene ne fut pas long temps sans avoir la satisfaction qu’il desiroit. Mais admirez, Seigneur, ce que peut le desir de la gloire, dans une ame vrayement genereuse ! Artamene qui sur l’advis que le Roy de Pont luy avoit donné, de la conjuration faite contre sa vie ; avoit pris les plus belles & les plus magnifiques Armes du monde, afin de se faire mieux remarquer à ceux qui le cherchoient. Dans cette derniere rencontre, aprenant que ceux qui le reconnoistroient, ne le combattroient, ny avec l’Arc ny avec le Javelot, & ne l’attaqueroient que seul à seul : il quitta ces belles Armes, & en prenant de toutes simples, afin de n’estre pas reconnu ; il acheva sans doute de montrer à toute la Terre, que personne ne le pouvoit vaincre en generosité. Seigneur, luy dis-je le matin comme il commença de s’armer, voulez vous cacher tant de belles actions que vous faites, sous des armes si peu remarquables ? il faut bien, me dit-il, Chrisante, que je me cache en cette occasion, si je me veux montrer digne de la grace que l’on m’a voulu faire : Mais, adjoustay-je, Seigneur, ne craignez vous point d’oster le cœur à vos Soldats, faisant qu’ils ne puissent vous distinguer, dans le grand nombre

de ceux qui seront armez comme vous ? S’ils me suivent, me respondit-il, ils ne laisseront pas de me reconnoistre : & je pretens agir d’une façon, qui ne leur permettra peut-estre pas de douter des lieux où je combattray. En effet Seigneur, l’on combatit : & Artamene fit des choses en cette journée, qui ne sont pas concevables. Jusques là, il avoit combattu en vaillant homme : mais en cette occasion, l’on peut quasi dire, qu’il combatit comme un Dieu irrité. L’on eust dit qu’il sçavoit qu’il estoit invulnerable, veû la maniere dont il s’exposoit : il enfonçoit des Escadrons ; il éclaircissoit tous les rangs ; il se faisoit jour à travers les Bataillons les plus serrez ; & rien ne luy pouvoit resister. Enfin il agissoit d’une maniere si prodigieuse ; que malgré ses armes simples, il se fit bien tost reconnoistre, & des Ennemis. Elles estoient toutes teintes du sang qu’il avoit respandu : & qui jalissant jusques sur sa Cuirace, l’avoit rendu plus terrible, & plus redoutable. Son Bouclier estoit tout herissé des traits qu’on luy avoit tirez : & qu’il n’avoit pû faire tomber comme autrefois en le secoüant, tant ils avoient eu la pointe acerée ; & tant ils avoient penetré avant dans ce Bouclier. Le Roy de Pont l’ayant rencontré en cét estat, & le reconnoissant facilement ; il ne tient pas à moy, luy cria-t’il, genereux Artamene, que je ne m’aquite de ce que je vous dois, en conservant vostre vie. Il ne tient pas non plus à moy, luy respondit mon Maistre, que vostre valeur ne reçoive un grand avantage de ma deffaite : puis que je fais tout ce que je puis, pour vous la rendre plus glorieuse : & pour n’espargner pas une vie, qui fait peut-estre plus d’un obstacle à vostre victoire, & à vostre felicité.

Mais vaillant, Prince poursuivit-il, nous avons assez disputé de generosité : voyons donc aujourd’huy si nous sçaurons aussi bien combattre, que nous sçavons reconnoistre un bien-fait : car enfin je ne me trompe, nous pouvons nous vaincre l’un l’autre sans deshonneur. A ces mots le Roy de Pont voulut encore repartir quelque chose : mais Artamene luy faisant signe qu’il valoit mieux combattre que parler, s’avança vers luy : & alors ces excellens hommes commencerent un combat, qui eust peut-estre esté funeste à tous les deux ; si la nuit & la foule les eust separez malgré qu’ils en eussent : & n’eust par consequent laissé, & la Victoire generale, & la Victoire particuliere un peu douteuses. Le plus grand advantage demeura toutefois du costé d’Artamene : car il perdit peu de gens ; en tua beaucoup ; & fit grand nombre de prisonniers : mais enfin comme le combat n’estoit pas finy, lors que la nuit estoit survenuë ; que les uns & les autre estoient demeurez sur les Armes, & les autres estoient demeurez sur les Armes, & sur le Champ de Bataille ; l’on ne pouvoit pas dire qu’elle eust esté absolument perdue, ny absolument gagnée. Neantmoins elle fut cause en partie, de la prise de la Ville que Philidaspe assiegeoit, parce qu’apres cela, l’Armée du Roy de Pont ne se trouva plus assez forte pour estre partagée : ny pour oser entreprendre devant la nostre, d’aller secourir cette Place, en s’enfermant entre deux Armées.

Le lendemain Artamene estant adverty que deux mille hommes venoient par un chemin destourné, le long de certaines Montagnes qui bornent la Plaine d’Anise & de Cerasie, pour se rendre au Camp des Ennemis, où ils escortoient l’argent d’une Montre,

que le Roy de Pont faisoit venir, pour la payer à ses Soldats ; il fut couper chemin a ce Convoy. Si bien qu’ayant rencontré ces deux mille hommes, il les poussa dans un Vallon, environné de rochers inaccessibles, d’où ils ne se pouvoient sauver. Se voyant reduits en cét estat, ils consulterent sur ce qu’ils avoient à faire : & connurent clairement, que s’ils combattoient ils estoient perdus, & demeureroient inutiles au Roy leur Maistre. De sorte que pour essayer de se sauver, & de se tirer d’un si mauvais pas ; ils firent signe qu’ils vouloient parler : & envoyerent douze d’entr’eux vers Artamene, avec leurs Boucliers pleins d’or & d’argent : le priant de le recevoir pour leur rançon, & de les laisser passer. Artamene qui fait tousjours les choses de la façon la plus heroïque qu’elles se puissent faire ; leur dit qu’il leur donnoit la vie & la liberté : & qu’il vouloit mesme qu’ils remportassent leur or & leur argent, pourveû qu’ils laissassent les Boucliers dans lesquels il estoit, comme une marque de sa victoire. Mais ces Soldats braves & courageux, jettant par terre tout ce qui estoit dans ces Boucliers ; les remettant à leurs bras gauche ; & mettant leurs espées à la main droite ; vous verrez (luy dirent-ils en s’en retournant vers leurs Compagnons) que ceux de nostre Nation, ne laissent leurs Boucliers qu’avec la vie : & que peut-estre quelque inégalité qui soit entre nous, ne les aurez vous pas sans peril. Artamene voyant faire une action si heroïque à ces Soldats ; en fut si charmé, qu’il ne pût resister à la genereuse envie qu’il eut de ne les perdre pas & d’autant plus, qu’il voyoit qu’il eust emporté cét avantage sans gloire, parce qu’il l’eust remporté sans peine : & qu’en l’estat qu’estoient les choses, deux mille hommes de

plus aux Ennemis, ne pouvoient pas changer la face des affaires. Voyant donc ces douze Soldats s’en aller, avec une fermeté admirable ; Vaillans hommes, leur cria-t’il, revenez prendre vostre argent, & recevoir la liberté que vous avez si bien meritée : Vous avez vaincu, mes Compagnons, leur dit-il encore ; & si vous eussiez esté à la derniere Bataille, le Roy vostre Maistre nous auroit deffaits. Ces Soldats aussi surpris de la generosité d’Artamene, qu’il l’avoit esté de la leur ; ne sçavoient s’ils devoient adjouster foy à ce qu’il disoit. Mais enfin ils connurent que la chose estoit vraye : & en ayant adverty leurs Capitaines, ils en jetterent des cris de joye & d’estonnement, qui firent retentir tous les rochers d’alentour, du glorieux nom d’Artamene. Ainsi on laissa dégager ces braves gens d’entre ces Vallons où ils s’estoient embarrassez : qui furent publier dans leur Camp, la generosité de mon Maistre : auquel le Roy de Pont envoya aussi tost un Trompette, pour le remercier tres civilement de cette bonté.

Mais Seigneur, je ne songe pas, que j’abuse de vostre patience : & que la passion que j’ay pour Artamene m’emporte trop loing : revenons donc s’il vous plaist, aux choses les plus importantes de mon recit. L’Hyver estoit desja commencé, lors que cette derniere Bataille fut donnée : qui se vit suivie peu de jours apres, de la prise de cette Ville, que Philidaspe estoit allé assieger : & où certainement il avoit agi en homme de cœur & en Capitaine. Ciaxare ayant donc eu tant d’heureux succés, en une Campagne de huit mois, rapella Artamene & Philidaspe : qui apres avoir mis toutes les Troupes en leurs quartiers d’Hyver, & avoir veû que l’Ennemy en avoit fait autant ; se

rendirent aupres du Roy, qui s’en revint à Sinope. Je ne vous diray point, Seigneur, comment Artamene & Philidaspe furent reçeus de Ciaxare & de la Princesse : car vous pouvez aisément juger, que ce fut avec toute la civilité & toute la joye, que leurs grands services meritoient. Comme ils s’estoient importunez en prenant congé de la Princesse, ils s’importunerent encore à leur retour : & la premiere fois qu’ils virent Mandane à son Apartement, ils s’y rencontrerent à l’ordinaire. Il sembla à Feraulas qui s’y trouva, & qui estoit parfaitement guery de ses blessures, que la Princesse en eut de l’inquietude & du chagrin : neantmoins elle ne laissa pas d’avoir pour eux, tous les charmes qui peuvent captiver les cœurs les plus rebelles à l’amour. Et par une complaisance adroite, qui n’avoit rien be bas, ny d’affecté ; elle destourna la conversation d’une façon si ingenieuse ; qu’elle ne leur donna aucune occasion, de renouveller les differens qu’ils avoient eus ensemble, pendant la derniere Campagne, & que la Princesse n’ignoroit pas. Quand vous pristes congé de moy, leur dit-elle, je me souviens que je vous priay de vous conserver si bien, que ce fust de vostre bouche, que je pusse apprendre les particularitez de la Victoire : Mais aujourd’huy je vous dispence de cette peine : & j’ay une si forte aversion pour la guerre ; que je n’aime pas mesme à entendre parler souvent des glorieux advantages que le Roy mon Pere a remportez par vostre valeur. Ne craignez pourtant pas, poursuivit-elle, que je les ignore, ny que je les oublie ; la Renommée aime trop Artamene, & ne haït pas assez Philidaspe, pour ne publier point jusques à leurs moindres actions : & mon ame est trop reconnoissante,

pour perdre la memoire des bienfaits. Mais enfin j’aime la paix : & toutes les vertus paisibles, touchent plus mon inclination, que les fieres & les superbes. Ce seroit donc un grand malheur, reprit Artamene, aux Princes qui auroient un dessein particulier de vous plaire, de ne trouver point d’autre voye de vous rendre service, que par le fer, le feu, & le sang ? Il est certain, adjousta-t’elle, qu’un Prince qui n’auroit que de la valeur, & de la bonne fortune dans les combats, n’auroit pas selon mon sens, tout ce qui est necessaire, pour meriter l’estime d’une Princesse raisonnable : Ce n’est pas que ces bonnes qualitez ne soient dignes de loüange : Mais s’il les avoit seules, je croirois qu’il se devroit contenter d’une legere estime : & qu’il ne devroit pas pretendre à son amitié. Que faudroit-il donc qu’il eust, repliqua Philidaspe, pour pouvoir esperer quelque part en la bien-veüillance d’une illustre & grande Princesse ? Il faudroit, reprit-elle, si je ne me trompe, que sa valeur ne fust point trop farouche ; qu’il aimast la Victoire sans aimer le sang ; que la fierté ne le suivist que dans les combats ; que la civilité ne l’abandonnast jamais ; qu’il aimast la gloire sans orgueil ; qu’il la cherchast par toutes les voyes où l’on la peut rencontrer ; que la douceur & la clemence, fussent ses qualitez dominantes ; qu’il fust tres liberal, mais liberal avec choix ; qu’il fust reconnoissant en tout temps ; qu’il n’enviast point la gloire d’autruy ; qu’il fust equitable à ses propres ennemis ; qu’il fust Maistre absolu de ses passions ; que sa conversation n’eust rien d’altier ny de superbe ; qu’il fust aussi fidelle à ses Amis, que redoutable à ses Ennemis ; & pour dire tout en peu de paroles, qu’il eust toutes les vertus, & qu’il n’eust aucun deffaut.

Vous avez raison, Madame, (repartit Artamene, en la regardant avec beaucoup d’amour & de respect) de dire qu’il faudroit estre parfait en toutes choses, pour meriter l’affection d’une illustre Princesse : Mais, Madame, il faudroit sans doute aussi qu’elle vous ressemblest, pour pouvoir sans injustice demander ce qui ne se trouve point aux hommes, je veux dire la perfection : & si elle n’accordoit jamais cette affection qu’à ceux qui en seroient dignes, ce seroit un thresor qui ne seroit possedé de personne : quoy qu’infailliblement il fust desiré de tous les Princes de la Terre. Je ne sçay pas poursuivit-elle, si la bien-veüillance d’une Princesse qui me ressembleroit, seroit une chose assez precieuse, pour pouvoir la nommer un thresor : mais je sçay bien du moins que si elle me ressembloit parfaitement, cette bien-veüillance ne seroit pas aisée à aquerir. Puis que de dessein premedité, je suis resoluë, de ne donner jamais legerement aucune par en mon amitié : & de combattre mesme pour cela, mes propres inclinations, si elles entreprenoient de me vaincre. Je ne sçay, Madame, interrompit Philidaspe, si cette dureté de cœur, n’est point aussi condamnable, en une personne de vostre Sexe, que vous trouvez que l’orgueil l’est au nostre ; je ne le pense pas, dit-elle ; car si je le croyois, je changerois peut-estre de sentimens. Mais quoy qu’il en soit, pour vous tesmoigner que je ne suis pas injuste, sçachez que je suis aussi liberale de mon estime, que je suis avare de mon amitié : puis qu’enfin, je ne la refuse pas mesme à mes plus grands ennemis, lors qu’ils la meritent. Juges donc, dit-elle à Artamene, si je n’ay pas pour vous, non seulement beaucoup d’estime, mais mesme beaucoup d’admiration, apres

tant de belles choses que vous avez faites : & juges aussi Philidaspe, dit-elle en se tournant vers lux, si vous n’avez pas droit de pretendre une grande part en mes loüages, apres tout ce que vous venez de faire. C’estoit de cette sorte que cette adroite & sage Princesse, entretenoit deux personnes, qu’elle voyoit fort ambitieuses, & fort jalouses de leur propre gloire : & c’estoit aussi pour cela, qu’elle n’avoit osé exagerer les grandes actions que mon Maistre avoit faites : de peur que Philidaspe, qui paroissiot le plus inquiet & le plus violent ne s’en offençast. Ils se separerent donc ; & tres satisfaits de la civilité de Mandane ; & tres affligez d’avoir apris de sa bouche, combien son affection estoit difficile à aquerir. Du moins y a-t’il apparence, que Philidaspe estant aussi amoureux qu’Artamene, eut à peu prés les mesmes sentimens que luy, & peut-estre encore plus fascheux : puis qu’enfin dans le discours de la Princesse, il y avoit tousjours eu quelques paroles, un peu plus obligeantes pour son Rival que pour luy.

Cependant Ciaxare ne parla plus que de festes & de resjoüissances publiques. Astiage aprenant ses Victoires, envoya s’en resjoüir avec son Fils : & fit mesme faire un grand compliment à mon Maistre, de la valeur duquel il avoit assez entendu parler. La Cour ne fut jamais si grosse, ny si belle qu’en ce temps là : tous les Chefs de l’Armée estoient à Sinope : & presque toutes les Femmes de qualité des deux Royaumes s’y rendirent. La conversation estoit assez libre chez la Princesse : il n’y avoit point de jour que le Roy n’allast à son Apartement : & que par consequent, tout le monde n’eust la permission d’y entrer. De plus, comme le Roy connoissoit parfaitement la vertu de Mandane, elle ne laissoit

pas d’estre veüe chez elle, encore qu’il ne la vist pas ? & d’y souffrir les gens de condition en presence de sa Dame d’honneur, de sa Gouvernante, & de ses Filles, qui ne l’abandonnoient jamais. Ainsi l’on peut dire, qu’Artamene sembloit estre heureux, quoy qu’en effet il ne le fust pas. Car enfin il avoit eu le bonheur dans sa passion, d’aquerir une gloire infiniment grande ; d’avoir servy Ciaxare tres importemment ; & d’avoir sensiblement obligé sa Princesse, en sauvant la vie du Roy son Pere, & en luy faisant vaincre ses Ennemis ; de sorte qu’il pouvoit presque estre assuré de son estime. Mais apres tout, quand il venoit à considerer cette austere vertu dont elle faisoit profession ; il n’osoit esperer qu’elle peust jamais souffrir, ny qu’Artamene, ny que mesme Cyrus, eussent la temerité de luy parler d’amour. De plus, la passion du Roy de Pont, luy donnoit encore de la jalousie : & la presence de Philidaspe de l’inquietude, quoy qu’il n’en sçeust pas bien la raison. Cependant Artamene & luy, ne perdoient aucune occasion de voir la Princesse : ils la suivoient au Temple ; ils l’accompagnoient aux Chasses & aux promenades ; ils la visitoient aux heures où il estoit permis de la voir ; & n’oublioient rien de tout ce que deux hommes également passionnez peuvent faire. Mais ce qui abusoit tousjours un peu mon Maistre touchant Philidaspe, c’estoit qu’outre les soings qu’il avoit pour la Princesse, on luy en voyoit aussi beaucoup pour Ciaxare & pour Aribée : & il paroissoit tant d’empressement en toutes ses actions ; que mon Maistre y soubçonnoit autant d’ambition que d’amour : quoy qu’il y eust tousjours des momens, où il le croyoit capable de l’une & de l’autre.

En toutes les Parties de galanterie qui se faisoient, ils estoient tousjours opposez : & dans toutes les conversations, leurs opinions estoient tousjours differentes. Bien est-il vray qu’Artamene avoit cét advantage, qu’il s’opposoit à Philidaspe, sans qu’il parust nulle bizarrerie en son esprit ; ce qui n’arrivoit pas tousjours à son Rival : car encore qu’il soit effectivement fort honneste homme, comme il est plus violent, & d’un temperament plus actif ; il y avoit des jours où son entretien n’estoit pas fort agreable, parce qu’il estoit trop contredisant.

En effet, il parut bien un soir qu’ils estoient chez la Princesse, qu’il n’estoit pas toujours Maistre de ses sentimens : & qu’ils l’emportoient quelque fois plus loing qu’il ne vouloit. Il y avoit alors peu de monde aupres d’elle : & ces deux Amans secrets y estoient presque seuls capables de l’entretenir & de la divertir. Apres plusieurs discours sur des choses indifferentes, la Princesse qui vouloit les mettre bien ensemble, s’il estoit possible, afin de les attacher plus fortement, au service du Roy son Pere ; venant à parler de ce qui ordinairement fait naistre l’amitié ; je me suis cent fois estonnée, dit-elle à Artamene & à Philidaspe, de ne remarquer pas en vous, une plus grande liaison que celle que j’y voy : me semblant que vous devriez vous aimer plus que vous ne faites, quoy que je sçache bien, que vous vous estimez beaucoup. Mais j’entens, adjousta-t’elle, de cette amitié de confiance & de tendresse, qui fait que l’on dit toutes choses à la personne que l’on aime : & que l’on partage toutes ses douleurs & tous ses plaisirs. Car enfin, poursuivit-elle, vous estes tous deux Estrangers ; vous avez tous deux de l’esprit, du cœur, & de la generosité ; vous servez le mesme

Prince ; vous en eſtes aimez l’un & l’autre ; & je vous crois l’ame trop grande, pour eſtre capables d’envie. D’ou vient donc que vous ne vous aimez pas autant que vous vous eſtimez ? & d’où vient que je ne voy pas entre vous, cette union qui rend les Amis Maiſtres de toutes les penſées, & de tous les ſecrets de ceux qu’ils aiment, & de qui ils ſont aimez ? C’eſt peut-eſtre, reſpondit Philidaſpe, que nous nous eſtimons trop, pour nous aimer : & c’eſt peut-eſtre auſſi, repliqua Artamene, que nos ſecrets ſont de trop grande conſequence, pour nous mettre en eſtat de les reveler à perſonne. Je voudrois pourtant bien, reprit la Princeſſe, que vous m’euſſiez apris plus preciſément ce qui vous deſunit, car je vous advouë, que je ne le puis comprendre. Pour moy, adjouſta-t’elle, je ne sçache que deux paſſions, capables d’empeſcher les honneſtes gens de s’aimer ; qui ſont, à ce que j’ay entendu dire, l’ambition & l’amour : mais pour la premiere, il me ſemble que le Roy mon Pere a dequoy contenter celle de l’un & de l’autre : & pour la ſeconde, outre que je ne veux pas ſoubçonner deux hommes ſi genereux, d’une ſi grande foibleſſe ; je ne voy pas encore qu’il y ait acuune apparence que cela ſoit. Et peut-eſtre n’y a-t’il pas une de mes Filles (dit-elle en ſous-riant, & en les regardant toutes) qui n’ait fait un ſecret reproche à ſa beauté, de n’avoir pû vous donner des chaines, depuis que vous eſtes à la Cour : où l’on ne remarque pas, que vous ayez un attachement de cette eſpece. Parlez donc, leur dit-elle, je vous en conjure : & ne me déguiſez point vos veritables ſentimens. Je vous laiſſe à penſer, Seigneur, quel embarras eſtoit celuy où ſe trouvoient Artamene & Philidaſpe : & quel bizarre evenement estoit celuy-là, qui faisoit que la Princesse vouloit sçavoir, ce qu’ils ne pouvoient luy dire : & ce qu’elle eust esté bien estonnée d’apprendre, s’ils eussent eu la hardiesse de luy declarer ce qu’ils en sçavoient, quoy que chacun en particulier ne sçeust pas tout ce qu’il y avoit à sçavoir. Car il est certain, qu’elle ne soubçonnoit encore rien de la passion d’Artamene, ny de celle de Philidaspe : & que Philidaspe & Artamene aussi, se haïssoient plustost par quelques pressentimens secrets qu’ils avoient de leurs desseins ; que par aucun sujet raisonnable qu’ils eussent de se douter de la verité des choses. Cependant la Princesse qui croyoit agir fort advantageusement pour le service du Roy son Pere, de tascher de concilier les esprits de deux hommes de cette importance : les pressa encore de vouloir luy dire, quel estoit cét obstacle, qui s’opposoit à leur amitié. Madame, luy respondit Artamene, il ne me seroit pas aisé de vous l’apprendre : puis qu’il est vray que pour l’ordinaire, je n’ay pas accoustumé d’avoir de l’indifference pour ceux que j’estime : pour moy, repliqua Philidaspe, je vay bien plus loing que cela : & je dis que je n’ay guere accoustumé de n’avoir que de l’indifference, pour ceux que je n’aime pas ; soit que je les estime ou que je les méprise. Mon cœur, poursuivit il, ne sçait point comment il se faut arrester, dans cette juste mediocrité, qui separe la haine & l’amitié : & quoy que je puisse faire, je panche tousjours vers l’une ou vers l’autre. Vous me donnez beaucoup de joye (respondit la Princesse avec precipitation, de peur qu’Artamene ne dist quelque chose qui aigrist davantage l’esprit de Philidaspe) car je n’ay garde de vous soubçonner de haïr un

homme du merite d’Artamene : qui ne vous a point offensé ; que toute la Cour adore ; que le Roy mon Pere aime cherement ; & que j’estime beaucoup ainsi Philidaspe (poursuivit-elle, sans luy donner loisir de parler) ne pouvant sans doute haïr Artamene, je conclus qu’il faut de necessité que vous l’aimiez un peu : & cela estant ainsi, j’espere que je n’auray pas grand peine à faire que vous l’aimiez beaucoup. Car, dit-elle en se tournant vers Artamene, vous ne me resisterez pas sans doute : & vous ne serez pas tousjours indifferent pour Philidaspe : Luy, dis-je, qui a cent bonnes qualitez ; luy que le Roy estime aussi infiniment, luy qui certainement vous aime desja un peu ; & qui merite l’approbation de personnes bien plus connoissantes que je ne suis. Et puis, adjousta-t’elle, si mes prieres vous sont en quelque consideration, vous ferez pour l’amour de moy, qu’à l’advenir toute la Cour ne parlera, que de la bonne intelligence qui sera entre vous : & ne s’estonnera plus de cette froideur, qui paroist en toutes vos actions ; en toutes vos paroles ; & dont la cause est ignorée de tout le monde. Nous ne la sçavons peut-estre pas nous mesmes, reprit Philiaspe : Mais enfin, adjousta la Princesse, soit que vous la sçachiez, ou que vous ne la sçachiez pas ; vous ne laisserez pourtant pas de faire ce que je desire. Les Dieux, Madame, interrompit Artamene, à ce que je voy, sont bien moins rigoureux que vous : puis qu’ils nous laissent la liberté d’aimer ou de haïr, ceux que nous jugeons dignes de nostre affectio, ou de nostre haine. Contentez vous Madame, de cette authorité legitime, que vos rares qualitez vous ont donnée sur les cœurs de tous ceux qui ont l’honneur de vous approcher : &

n’ayez pas la tyrannie (si le respect que je vous dois, me permet de parler ainsi) de vouloir que Philidaspe aime Artamene par contraient : n’y qu’Artamene aime Philidaspe malgré luy. S’ils ont à s’aimer quelque jour, laissez leur en la liberté toute entiere, & ne leur ostez pas le merite de cette affection : & s’ils ont à se haïr eternellement, reprit Philidaspe, laissez les dans la liberté de le pouvoir faire, sans vous offenser injustement. Cela n’est pas possible, reprit elle ; & je vous estime trop tous deux. Quoy Madame (luy dit Artamene en changeant de couleur) je ne pourrois pas haïr Philidaspe, sans irriter la Princesse Mandane ? Non, dit-elle ; ny Philidaspe aussi ne pourroit pas haïr Artamene, sans m’offenser extrémement, apres la priere que je luy ay faite. Nous sommes tous deux bien heureux & bien malheureux, reprit Philidaspe ; & vous serez tous deux bien raisonnables, adjousta la Princesse, si vous voulez vous aimer pour l’amour de moy. Cela n’est pas possible, repartit Philidaspe ; en effet, Madame, respondit Artamene, je pense qu’il nous seroit plus aisé de nous haïr pour l’amour de vous, que de nous aimer pour l’amour de vous. Car enfin, dit-il, aimant tous deux la gloire comme nous faisons ; & cherchant avec soing les occasions de nous signaler, & d’aquerir l’estime & l’amitié du Roy ; si vous panchiez plus vers Philidaspe que vers Artamene, je pense qu’Artamene n’osant se pleindre de vous, en haïroit un peu Philidaspe : & je pense mesme, repliqua ce Prince violent, que quoy qu’il en arrive, Philidaspe se contentera d’estimer Artamene sans l’aimer.

La Princesse fut alors bien faschée, d’avoir entrepris une chose qu’elle trouvoit beaucoup plus difficile qu’elle n’avoit

crû : & elle jugea qu’il valoit encore mieux finir tost ce discours, que de le continuer davantage. C’est pourquoy reprenant la parole avec beaucoup de douceur ; du moins, dit-elle, promettez moy que vous vivrez, comme si vous vous aimiez : & que vous ne vous contredirez jamais en aucune chose. Philidaspe, respondit Artamene, paroist si zelé pour le service du Roy & pour le vostre ; & je le suis aussi de telle sorte, qu’il y a lieu de croire, que nous aurons tousjours beaucoup de raport en tous nos desseins : du moins sçay-je bien, repliqua Philidaspe, que nous nous rencontrons en tous lieux : & je pense que depuis le premier jour qu’Artamene arriva en Capadoce, je l’ay tousjours veû par tout. Il est vray que je vous rencontray au Temple de Mars, respondit Artamene, le lendemain que j’eus abordé à Sinope : quel jour fut celuy-là ? reprit la Princesse ; ce fut celuy, repliqua Philidaspe, où l’on sacrifioit pour remercier les Dieux de la mort de ce Prince qui devoit renverser toute l’Asie, & vous oster la Couronne. Je m’en souviens bien (dit la Princesse, qui vouloit destourner la conversation) & je n’eus de ma vie si peu de disposition à les remercier d’un bien-fait que ce jour-là. Ce n’est pas, que selon ce que les Mages en ont dit, la perte du jeune Cyrus, n’ait esté un bonheur par toute l’Asie : mais c’est que naturellement j’ay tant de repugnance à me resjoüir de la mort de quelqu’un ; que j’ay eu besoin de m’interesser beaucoup en la felicité publique, pour pouvoir obtenir de moy, de prendre quelque part en celle-cy. Et quoy, Madame, respondit mon Maistre en rougissant un peu, estes vous assez bonne, pour n’avoir pas haï Cyrus ? & comment (interrompit Philidaspe, qui vouloir tousjours estre

d’avis contraire) eust elle pû haïr un Prince, qu’elle n’avoit jamais veû ; qui estoit son parent ; & que l’on assure qui avoit beaucoup de merite ? cela n’eust pas esté raisonnable ; ny mesme n’eust pas esté possible. Mais, respondit mon Maistre, vous venez de dire ce me semble, que Cyrus devoit renverser toute l’Asie, & oster la Couronne à la Princesse : Mais je l’ay dit, repartit brusquement Philidaspe, parce que les Mages l’ont dit, sans y voir guere d’aparence. Cyrus, respondit froidement mon Maistre, vous seroit obligé s’il vivoit encore ; & il ne vous l’est pas beaucoup, reprit Philidaspe, de vouloir qu’on le haïsse tout mort qu’il est. Puis que le Roy mon Pere, leur dit la Princesse, devoit vous avoir l’un & l’autre à son service, je pense que Philidaspe a raison : & qu’il n’eust pas esté aisé à Cyrus de nous détruire, tant que nous eussions eu de si genereux defenseurs. Ce sentiment nous est bien glorieux Madame, respondit Artamene ; & j’adjousterois bien agreable, reprit Philidaspe, si elle n’avoit nommé que moy.

Je vous laisse à juger Seigneur, quel effet ces discours faisoient en l’esprit de mon Maistre : Mais comme il alloit encore repartir quelque chose, le Roy arriva, qui rompit la conversation. Comme il eut esté quelque temps avec Mandane, il fut se promener au bord de la mer, où tout le monde le suivit : le hazard qui se mesle de toutes choses, fit malheureusement qu’Aribée se mit à entretenir le Roy en particulier : si bien qu’Artamene & Philidaspe, s’estant trouvez l’un aupres de l’autre, firent cette promenade ensemble. Mais comme ils estoient sortis de chez la Princesse l’esprit irrité, ils furent quelque temps sans parler : mon Maistre &

luy repassant sans doute en leur memoire, tout ce qui venoit de leur arriver. Qui vit jamais, disoit Artamene en luy mesme, une plus bizarre avanture que la mienne ? Mandane veut que j’aime par force Philidaspe, qui ne m’aime point ; qui s’oppose à tous mes desseins ; qui contredit tous mes discours ; que je trouve continuellement aupres d’elle ; qui me regard eternellement avec envie ; & qui peut-estre est mon Rival. Cette derniere reflexion s’imprimant alors fortement en son ame, fit paroistre sur son visage, un chagrin que je remarquay facilement, car je ne marchois pas fort loing de luy : & pour moy je juge que son ennemy pensa à peu prés les mesmes choses : puis que je vy en un instant Philidaspe, aussi bien que mon Maistre, changer de couleur : & de resveurs qu’ils avoient paru tous deux, ils parurent chagrins & en colere. Apres avoir donc esté quelque temps sans parler ; & marchant assez lentement, ils demeurerent derriere, un peu separez des autres ; parce que ne songeant pas au Roy, en un temps où leur passion les occupoit si fort, ils ne s’aperçeurent qu’ils alloient trop doucement pour le suivre, qu’apres avoir fait vingt ou trente pas de cette sorte. Mais tout d’un coup Artamene revenant un peu de sa resverie, vit que le Roy estoit deja assez esloigné : si bien que se souvenant de ce que Philidaspe luy avoit dit chez la Princesse. Vous avez raison, luy dit-il, de dire que nous nous rencontrons par tout : puis que mesme nous nous trouvons seuls, au milieu de tant de monde, sans en avoir aucun dessein. Il ne m’importe pas beaucoup, reprit brusquement Philidaspe, de me rencontrer aupres de vous à une promenade : mais je vous advouë que je

n’aime pas tant à vous rencontrer chez le Roy, chez la Princesse ou dans les Bataille, lors que je suis prest de faire des Rois prisonniers. Pour moy, repliqua Artamene, je n’ay pas tant d’aversion à vous rencontrer : & je voudrois bien vous avoir trouvé à la teste d’un armée ennemie, pour vous disputer la victoire : & pour vous apprendre, de quelle façon il faut faire des prisonniers, pour les faire glorieusement. Il n’est pas besoing, respondit Phidaspe, d’un Armée de cinquante mille hommes, pour vous faire avoir le plaisir que vous desirez : & pour peu que vous en ayez d’envie, je vous la feray passer facilement. Il ne tiendra donc qu’à vous, reprit Artamene ; & pourveu que les pretentions que vous avez à la Cour ne vous empeschent pas de me satisfaire ; & ne vous obligent pas à vous repentir, de ce que vous venez de dire ; nous verrons demain au matin au Soleil levant, si la Princesse a raison, de desirer que Philidaspe aime Artamene, & qu’Artamene aime Philidaspe. Il le veux bien, respondit-il : mais de vostre costé, gardez que le respect que vous avez pour le Roy, & celuy que vous avez pour la Princesse, ne vous facent changer de resolution. C’est dequoy nous serons esclaircis demain au matin, repliqua Artamene, derriere le Temple de Mars, où je vous attendray avec une espée. Cependant, poursuivit il, je pense qu’il est bon de nous r’aprocher du Roy, afin que l’on ne descouvre rien de nostre dessein. Apres cela ils se r’aprocherent en effet : & se contraignirent si admirablement, que personne ne s’aperçeut de ce qui c’estoit passé entre eux. Moy mesme, qui comme je l’ay desja dit, avois remarqué quelque agitation sur le visage d’Artamene, & sur celuy de Philidaspe, y fus

trompé comme les autres : tant parce que j’avois accoustumé de les voir tousjours assez chagrins, quand ils estoient seuls ensemble, sans qu’il en arrivast aucun malheur ; que parce qu’en effet l’on peut dire ; que mon Maistre a esté presque l’inventeur des combats particuliers : & qu’ainsi je ne pouvois pas prevoir ce qui arriva en suite.

Le soin Artamene estant retiré, s’enferma seul dans son Cabinet avec Feraulas, auquel il confia son dessein, parce qu’il avoit besoin de luy pour l’executer, & pour luy faciliter les voyes de sortir sans estre aperçeu : Feraulas, à ce qu’il m’a dit, voulut luy representer, que Philidaspe paroissoit estre d’une condition si inégale à la sienne, qu’il y avoit de l’injustice, à mesurer son espée contre luy : Mais il luy respondit, qu’Artamene ne paroissoit pas estre plus que Philidaspe : qu’il faloit plus regarder la valeur que l’a condition, dans les combats : & qu’apres tout, il croiroit se battre plus glorieusement contre un vaillant Soldat, que contre un grand Roy qui seroit lasche. Cependant Seigneur, quoy que l’action qu’Artamene avoit à faire, deust luy occuper tout l’esprit, cela ne l’empescha pas de raconter à Feraulas qui l’escoutoit, la conversation qu’il avoit euë chez la Princesse avec Philidaspe : & d’y faire toutes les reflexions qu’il eust pû faire, en un temps où il n’auroit point eu de peril à courre, tant cette passion occupoit son ame : & tant cette grande Ame est ferme, au milieu des plus grands dangers. Quel a esté le dessein de Mandane, disoit-il à Feraulas, en voulant si opiniastrément, que nous nous aimassions Philidaspe & moy ? n’est-ce qu’un simple effet de sa prudence & de sa bonté ; ou en seroit-ce un de quelque secrette bienveüillance, pour Artamene

ou pour Philidaspe ? a-t’elle veû dans mon cœur, poursuivoit-il, les soubçons qui entretiennent l’aversion que j’ay à l’aimer ? Mais helas ! s’il estoit ainsi, elle sçauroit que je l’adore : & n’ignorant pas ma passion, elle ne m’auroit pas souffert aupres d’elle : & bien loing de s’amuser à me commander d’aimer Philidaspe ; je m’imagine qu’elle m’auroit plustost deffendu de la voir : & qu’elle m’auroit mesme plustost commandé de mourir. O. Dieux ! poursuivoit-il, ne sçauroi-je sçavoir precisément, si Philidaspe n’a que de l’ambition, ou s’il n’a que de l’amour ? quoy qu’il en soit, je puis esperer que s’il est amoureux, la Princesse ne sçait rien de sa passion non plus que de la mienne. Et ce qu’elle nous a dit au commencement de son discours, me le fait assez connoistre. Je vous crois trop genereux, a-t’elle dit, pour vous soupçonner d’une pareille foiblesse : Ha ! Mandane, illustre Mandane, s’escrioit-il, que cette foiblesse est glorieuse ! & qu’il faut avoir l’ame grande pour en estre capable ! Mais est-il possible, adjoustoit-il encore, que mes yeux, & toutes mes actions, ne vous ayent pas au moins donné un leger soubçon de mon amour ? & que tant de choses que j’ay entreprises à la guerre, & que j’ay executées assez heureusement ; ne vous ayent pû faire concevoir, que je ne les ay faites que pour vous ? M’a-t’on veû demander, les recompenses que l’on m’a données ? Ay-je paru interessé ? & Mandane, la divine Mandane, n’a-t’elle point deû imaginer, qu’Artamene estoit poussé à ce qu’il faisoit, par quelque passion encore plus noble que l’ambition ? Cependant Feraulas, reprenoit-il, cette aimable & aveugle Princesse, bien loing d’en avoir quelque legere connoissance, a adjousté à ce qu’elle avoit desja dit ; &

peut-estre n’y a-t’il pas une de mes Filles, qui n’ait-fait un reproche secret à sa beauté, de n’avoir pû vous donner des chaines, depuis que vous estes à la Cour : où l’on ne remaque pas, que vous ayez un attachement de cette espece : Ha trop injuste Princesse, s’escrioit-il ; pourquoy ne le remarquez vous pas ? & pourquoy ne dites vous pas plustost en vous mesme, puis qu’Artamene n’aime rien dans la Cour, il m’aime sans doute ? Mais helas ! poursuivoit-il, Mandane m’a bien fait voir par ce discours, qu’elle ne me voudroit pas pour sa conqueste : & qu’elle croit m’avoir encore assez fait d’honneur, de me dire, que la beauté de ses Filles pourroit m’avoir donné des chaines. Seigneur, luy dit alors Feraulas, ce n’est qu’Artamene qui a reçeu ce leger outrage : il est vray, reprit-il : mais Cyrus n’est-il pas fait comme Artamene ? Mais est-il permis à Artamene d’estre Cyrus ? & Cyrus peut-il cesser d’estre Artamene, sans commencer d’estre haï ? ha cruelle parole, s’escrioit-il de nouveau, que tu me donnes de douleur & de desespoir ! Car enfin, je veux que Mandane connoisse ma passion sans que je la luy die : & le moyen qu’elle le puisse jamais, si elle s’amuse à chercher dans toute la Cour, qui peut m’avoir surmonté ? & si elle ne s’avise jamais, que l’on ne la peut voir sans l’aimer ; & que quand Artamene ne seroit qu’Artamene, ayant le cœur aussi grand qu’il l’a, il ne pourroit s’abaisser à aimer ailleurs ? Ce qui me console un peu en cette occasion, c’est qu’elle n’a pas mieux traité mon pretendu Rival que moy : & qu’il y a mesme eu dans son discours, quelques paroles un peu plus obligeantes pour Artamene que pour luy. Il y en a pourtant eu de bien cruelles, poursuivoit-il ; & si j’eusse esté fortement assuré que Philidaspe eust esté mon Rival, j’en serois mort

de douleur : & les marques de ma jalousie, eussent descouvert mon amour à ma Princesse.

Enfin, Seigneur, Artamene parla à Feraulas, comme s’il n’eust rien eu à faire le lendemain au matin : mais voyant qu’il ne songeoit pas à se coucher, il l’en fit souvenir : & mon Maistre l’ayant creû, se mit au lit, d’où il sortit à la pointe du jour. J’avois oublié de vous dire, que Philidaspe & ouy estoient convenus, qu’ils se batroient à cheval sans autres armes qu’un bouclier & qu’une Espée, de peur que cela ne fist descouvrir leur dessein : & qu’ils auroient chacun un Escuyer avec eux, qui seroient spectateurs de leur combat. Feraulas donc sortit avec Artamene, aussi tost qu’il fut habillé : & par une porte de derriere, il se déroba facilement, à la veuë de tout le monde, & se rendit au lieu de l’assignation, demie heure plustost que Philidaspe. Ce fut là Seigneur, où Artamene commença de craindre beaucoup l’indignation de la Princesse : qui venant à sçavoir leur querelle, si tost apres la priere qu’elle leur avoit faite de s’aimer ; auroit lieu d’en estre offensée. Neantmoins cette forte aversion qu’il avoit pour Philidaspe, estoit encore plus puissante que sa crainte : & il concluoit, que dans les soubçons qu’il avoit qu’il ne fust amoureux de Mandane, il valoit mieux s’exposer à desplaire une fois à sa Princesse, que de manquer à se vanger d’un Rival. Il attendoit donc Philidaspe, avec une estrangge impatience : lors que paroissant tout d’un coup, & s’apercevant que mon Maistre l’avoit attendu ; je vous demande pardon Artamene, luy dit-il, de n’estre pas venu plustost : mais je tascheray de reparer ma paresse, par la diligence que j’apporteray à vous vaincre, si je le puis l’espere, luy repliqua

Artamene, que la mienne vous previendra une seconde fois : & que nous sçaurons bien tost si nous nous devons aimer ou haïr. En disant cela, il mit l’espée à la main, aussi bien que Philidaspe : & apres avoir fait faire chacun une passade à leurs Chevaux, comme pour les mettre en haleine ; ils demeurerent un moment vis-à-vis l’un de l’autre, pour prendre leurs mesures, & pour se r’affermir dans la selle. En suite dequoy, Artamene & Philidaspe partant de la main en mesme temps, & se couvrant de leurs boucliers, se heurterent si rudement, qu’ils penserent tomber tous deux. L’espée de Philidaspe glissa sur le Bouclier d’Artamene. & celle d’Artamene effleura legerement le costé droit de Philidaspe. Leurs chevaux qui estoient fort bien dans la main, ne s’emporterent point apres un choc si violent : & ces redoutables rivaux tournant tout court en mesme temps, tascherent de se gagner la croupe autant qu’ils purent : Mais ils estoient tous deux si adroits, & conservoient tant de jugement dans ce combat, qu’il ne leur fut pas possible. Redonnant donc la main à leurs Chevaux, & leur faisant faire une seconde toute bride, l’Espée d’Artamene à cette seconde fois, tombant sur la teste de Philidaspe, & glissant de là sur son espaule, luy fit deux grandes blessures d’un seul coup : celle de Philidaspe aussi, demeura tenite du sang d’Artamene, & luy perça une cuisse d’outre en outre. Mon Maistre se sentant blessé, en devint plus furieux : & Philidaspe de mesme voyant couler son sang de divers endroits, en augmenta sa colère de la moitié. Voila donc ces deux fiers Ennemis, aussi animez que s’ils eussent sçeu tous deux l’un de l’autre & leur condition, &

leur amour : de sorte Seigneur, que tout ce que l’adresse, la force, & la valeur peuvent faire, ils le firent en cette occasion. Artamene pressa son ennemy ; son ennemy le pressa à son tour ; quelques fois ils ruserent, & voulurent mesnager leurs forces : un moment apres, ils voulurent vaincre ou mourir : & tous deux enfin se disputerent si opiniastrément la victoire ; qu’ils s’en estimerent encore depuis, beaucoup plus qu’auparavant, quoy qu’ils ne s’en aimassent pas davantage. Mais sans m’auser à vous raconter plus precisément tout ce qui se passa en ce furieux combat ; je vous diray seulement, que mon Maistre blessa Philidaspe en six endroits, & qu’il ne reçeut que trois blessures. Ils estoient en cét estat, lors qu’Artamene desesperé de se voir resister si long temps ; jettant son Bouclier deriere son dos ; pressant son Cheval des talons & de la voix ; & haussant l’espée de toute l’estenduë de ses bras ; la fit tomber si terriblement sur la teste de Philidaspe ; qu’il le fit trébucher à demy pasmé, entre les pieds de leurs Chevaux ; luy arrachant son espée de la main comme il tomboit. A l’instant mesme mon Maistre se jettant à vas de son Cheval, & tenant ces deux Espées, courut à luy fierement, & luy cira, Philidaspe, si tu peux te relever je te le permets, & je te rends ton Espée pour recommencer : mais si tu ne le peux pas, advoüe qu’Artamene estoit digne d’estre ton Amy, si ta mauvaise fortune l’eust voulu permettre. Philidaspe à ces mots, revenant de son estourdissement, voulut faire effort pour se relever, mais il luy fut impossible. De sorte que regardant mon Maistre avec des yeux d’où le feu sembloit sortit ; tu as vaincu, luy respondit-il en gemissant ; mais tu ne vaincras peut-estre

pas tousjours, si tu es assez inhumain pour me laisser vivre. Ils en estoient là ; & Artamene s’aprochoit pour le soustenir, lors qu’Aribée qui fortuitement alloit à la chasse, parut suivy de grand nombre de personnes : & voyant mon Maistre l’Espée à la main, il vint à luy avec tous les fines, ne sçachant ce que ce pouvoit bien estre. D’abord il fut fort estonné, lors qu’en s’aprochant plus prés, il reconnut mon Maistre, & vit que c’estoit Philidaspe qu’il avoit vaincu : Quoy Artamene, luy dit-il, vous combatez donc aussi bien les Amis du Roy, que ses Ennemis : Je combats, luy respondit-il, les ennemis du Roy, par tout où je les rencontre : Mais je combats aussi les ennemis d’Artamene en quelque lieu que les trouve. Mon Maistre se tournant alors vers ce genereux vaincu, qui mouroit de despit & de douleur, d’estre veû en cette posture, dont il n’avoit pas la force de s’oster ; Philidaspe, luy dit-il en luy rejettant son espée, tu t’en és trop bien servy pour t’en priver : & si tu estois aussi raisonnable que vaillant, tu ne me mettrois jamais en estat de te faire la mesme grace. Artamene sans attendre sa response, voulut remonter à cheval, mais il eut besoin que Feraulas luy aidast ; car la perte du sang l’avoit extrémement affoibly : neantmoins estant un peu soustenu par luy, il se tint encore assez ferme dans la selle, pour pouvoir faire sa retraite. Il n’en fut pas de mesme de Philidaspe : car comme il estoit beaucoup plus blessé, il falut que cinq ou six hommes le portassent sur leurs bras, dans la maison la plus proche, afin de l’y faire penser. Aribée apres avoir laissé des gens avec luy, & donné ordre d’avoir les chirurgiens du Roy pour le secourir ; fut advertir Ciaxare de ce qui estoit arrivé : pour Artamene,

il ne voulut pas par respect rentrer dans la Ville : & il s’en alla chez ce Sacrificateur auquel il avoit parlé la premiere fois qu’il fut au Temple de Mars : ayant fait depuis avec luy une amitié fort particuliere. Aussi tost qu’il y fut, & que l’on eut donné ordre à ce qu’il faloit pour ses blessure, il envoya Feraulas vers le Roy & vers la Princesse, pour leur demander pardon, & pour les suplier de ne le condamner pas sans l’entendre.

Comme Chrisante vouloit continuer son recit, le Roy de Phrigie arriva : qui venant de chez Ciaxare, interrompit cette narration, pour dire à tout cette illustre Compagnie, que ce Prince estoit inflexible : & quil paroissoit tousjours plus irrité contre Artamene. Ha ! (s’écrierent tout d’une voix le Roy d’Hircanie, & tous ces Princes, qui venoient d’entendre ce que Chrisante avoit dit) si vous sçaviez quel est cét Artamene dont vous parlez, vous le pleindriez encore beaucoup davantage. Il seroit difficile, reprit le Roy de Phrigie, que cela peust estre : car j’ay une si prodigieuse estime pour luy, qu’il n’est pas aisé de m’interesser plus que je le suis, en la conservation d’un si Grand Homme. Vous changerez pourtant de sentimens, respondit le Roy d’Hircanie, quand vous connoistrez veritablement Artamene : & vous confesserez, adjousta Persode, qu’il ne fut jamais un Prince si illustre que luy. Un Prince, reprit precipitamment le Roy de Phrigie ; Ouy Seigneur, repliqua Hidaspe, & des plus considerables du monde. A ces mots le Roy de Phrigie se mit à les presser tous, de luy dire ce qu’ils en sçavoient : & tous voulurent luy en raconter quelque chose. L’un luy vouloit parler de sa naissance ; l’autre exageroit sa valeur ; l’autre luy vouloit dire quelques particularitez de son

amour ; & tous selon les choses qui les avoient le plus touchez, vouloient l’instruire de la merveilleuse vie d’Artamene. Chrisante voyant cét empressement, entre des personnes si illustres ; encore que cette confusion fust glorieuse à son cher Maistre, puis que c’estoit un effet de la passion qu’ils avoient pour luy, & une marque de la grandeur des choses qu’il avoit faites ; les supplia voyant qu’il se faisoit tard, de vouloir remettre la partie à une autre fois : se soumettant d’aller aprendre le commencement de cette histoire au Roy de Phrigie en son particulier. Afin qu’ils peussent apres tout ensemble, en escouter la merveilleuse suitte de la bouche de Feraulas, qui en estoit encore mieux instruit que luy, comme ayant esté fort employé, à sa cause de sa jeunesse, dans les amours de son Maistre. Tous ces Princes estant tombez d’accord, que Chrisante avoit raison ; ne peurent toutefois se separer si tost : & ils furent encore un temps assez considerable, à loüer le malheureux Artamene : & à exagerer également, ses vertus, ses infortunes, & sa gloire.


Fin du second Liure.