Artamène ou le Grand Cyrus/Première partie/Livre troisième

Auguste Courbé (Première partiep. Ill.-541).


ARTAMÈNE
OV
L E   G R A N D
C Y R V S.


LIVRE TROISIÈME.



PEndant que ces illustres Amis d’Artamene s’entretenoient de son malheur, & de ses grandes qualitez ; il se rendoit encore plus digne des loüanges qu’ils luy donnoient : estant certain qu’il supportoit sa prison, avec une constrance admirable. L’incertitude de la vie de sa Princesse, estoit la seule chose qui touchoit son cœur sensiblement : & le malheur de sa propre captivité luy sembloit trop peu considerable, pour pouvoir esbranler son esprit. Mais à dire vray, l’amour le tourmentoit si cruellement, qu’il n’estoit pas besoin que d’autres passions

s’en meslassent : jamais personne ne le fut davantage : & quand il repassoit dans sa memoire tous les merveilleux evenemens de sa vie ; qu’il se souvenoit de combien de perils il estoit échappé ; quelle amitié Ciaxare avoit euë pour luy ; quels services il luy avoit rendus ; quelle passion respectueuse il avoit euë pour Mandane ; quels obstacles il avoit trouvé en tous ses desseins ; quelle douce vie il eust pû mener, s’il ne fust point sorty de Perse ; à combien de travaux il avoit esté exposé ; combien la Fortune luy avoit fait acquerir de gloire ; quels illustres Rivaux l’Amour luy avoit donnez ; quelles fameuses victoires il avoit remportées ; & en quel malheur il estoit reduit ; repassant, dis-je, toutes choses en confusion dans son esprit, il ne pouvoit presque se croire soy mesme : & se voyant seul dans sa chambre, il avoit y des momens où il ne sçavoit trop bien, s’il estoit Cyrus ou Artamene, ou s’il n’estoit ny l’un ny l’autre. Mais du moins n’ignoroit-il pas, qu’il estoit le plus malheureux Prince du monde : & qu’à moins que de la puissance absoluë des Dieux, il ne luy estoit pas possible d’esperer jamais nulle satisfaction en la vie. L’absence de la personne aimée, disoit-il en luy mesme, passe dans la croyance de toute la Terre, pour une surpresme infortune : mais helas ? je n’en suis pas seulement absent pour un temps, j’en suis peut-estre esloigné pour tousjours. Quand j’estois à l’Armée adjoustoit-il, & que je sçavois qu’elle estoit dans Ancire, ou dans Sinope, je sçavois qu’elle estoit en seureté : je sçavois qu’elle estoit en un beau lieu ; je sçavois qu’elle estoit en agreable compagnie ; & je sçavois encore de certitude, que mon absence ne la touchoit pas. Ainsi je n’avois

que ma propre douleur à suporter : & le seul déplaisir d’estre esloigné d’elle, faisoit toute mon inquietude. Cependant les Dieux sçavent quelle estoit ma peine ; & combien la privation de la veüe de ce que l’on cherit, est une chose insupportable. Mais helas ! je suis bien en un estat plus pitoyable : je sçay que ma Princesse est ou morte, ou entre les mains de quelqu’un qui la retient contre sa volonté : je sçay qu’elle est infailliblement, dans le Tombeau, ou dans la Prison : & qu’en quelque lieu qu’elle soit, elle souffre, & me pleint sans doute dans mon infortune. Encore, poursuivoit-il, si je pouvois rompre mes chaines avec honneur, j’irois chercher son Cercueil ou sa Prison : car la mer suivant sa coustume, aura rendu ce beau Corps, vivant ou mort. J’irois mourir aupres de l’un, ou la delivrer de l’autre : & j’aurois quelque consolation dans mon malheur : au lieu qu’il faut que j’expire dans les fers : & que malgré moy je souffre une accusation injuste, sans m’en oser justifier. Ce n’est pas que je ne parusse encore plus criminel à Ciaxare, comme amant de Mandane, que comme Amy du Roy d’Assirie : mais ce seroit un crime, où il n’y auroit rien de honteux pour Artamene : & qui au contraire, luy donneroit beaucoup de gloire. Apres tout, poursuivoit-il, celle de ma Princesse m’est encore plus considerable : & cette severe & scrupuleuse vertu, dont elle faisoit profession ; m’ayant toujours deffendu de donner le moindre tesmoignage de ma passion à personne ; mourons plustost mille fois, que d’en faire paroistre la moindre marque. Ce n’est pas, ô illustre Princesse, s’escrioit-il, que vous ayez eu raison de me faire cacher mon amour, comme une amour criminelle :

ny la bonté que vous avez euë pour moy, comme une chose qui eust pû offenser cette vertu. Car enfin, qu’avez vous fait pour Artamene, que ne vous ait pas conseillé la raison, & que n’ait pas aprouvé l’innocence ? vous m’avez fuy opiniastrément ; vous vous estes combatuë vous mesme ; vous m’avez caché une partie de vostre bien-veüillance ; & vous ne m’en avez presque jamais donné d’autres preuves, que celles que j’ay pû tirer de foibles conjectures, de n’estre pas haï de vous. Il a falu que j’aye penetré dans vostre cœur, par des voyes extrémement détournées : Vous m’avez dérobé quelques fois jusques à vos regards : vous avez mesnagé jusques à vos moindres paroles : & tout ce que je puis dire de vous, c’est que me pouvant perdre, vous ne m’avez pas perdu. Mais Dieux ! eussiez vous pû concevoir innocemment la pensée de perdre un homme qui vous aimoit, de la plus respectueuse façon, dont personne ait jamais aime ? un Prince qui vous a caché tous ses desirs ; qui les a estoussez en naissant ; & qui mesme n’a jamais osé desirer rien qui peust offenser la Vertu la plus delicate ? Un Prince, dis-je, qui vous adoroit, comme l’on adore les Dieux : & qui vous avoit consacré tous les momens de sa vie. Cependant vous avez voulu que je fisse un grand secret de ma passion : ne le descouvrons donc pas ma Princesse : & preparons nous à mourir sans nous pleindre : & sans faire voir nostre veritable douleur. C’estoit de cette sorte, que l’amoureux Artamene, passoit les jours & les nuits : il avoit pourtant cét advantage dans sa prison, que ses Gardes le pleignoient & le respectoient : & s’il eust esté d’humeur à vouloir rompre ses fers, il ne luy eust pas esté difficile.

Andramias qui commandoit à ceux qui le gardoient, estoit proche parent d’Aglatidas, qui avoit une amitié si particuliere & si desmesurée pour Artamene, qu’il n’est rien qu’il n’eust esté capable de faire pour le delivrer. Andramias outre l’alliance qui estoit entr’eux, luy avoit beaucoup d’obligation : si bien qu’il luy fut fort aisé, de l’obliger à luy donner la permission de voir Artamene. Il fut donc un soir comme tout le monde fut retiré, le visiter dans sa chambre, & luy offrir tout ce qu’il pouvoit. Il voulut mesme luy parler de quelques moyens qu’il avoit imaginez, pour faciliter sa fuite s’il le vouloit : Mais Artamene apres l’en avoir remercié fort civilement, l’assura qu’il ne sortiroit, jamais de sa Prison, que par la mesme main qui l’y avoit mis. Il luy dit encore, que les Criminels faisoient bien de rompre leurs liens : mais que les innocens devoient attendre que l’on desnoüast les leurs sans violence. Qu’ainsi il le conjuroit de se mettre en repos de ce costé là : & de ne s’exposer pas pour l’amour de luy, à la colere du Roy. Que ce n’estoit pas qu’il n’eust eu beaucoup de consolation de le voir quelquesfois : & d’autant plus, que la melancolie qui paroissoit tousjours en son esprit, s’accommodoit assez à sa fortune presente : mais qu’enfin il n’estoit pas juste qu’il se mist en un si grand peril à sa consideration. Aglatidas respondit alors à Artamene, que la vie ne luy estoit pas si agreable, qu’il deust craindre d’exposer la sienne : & que mesme en cette occasion, il ne se hazardoit point du tout : parce qu’outre que le Roy n’avoit pas precisément deffendu de le laisser voir ; Andramias estant son Amy, son Parent, & son obligé ; ce n’estoit pas une chose fort extraordinaire, qu’il le visitast souvent.

Et que comme sa chambre estoit engagée dans celle d’Andramias, & par consequent separée de celle de ses Gardes ; il pouvoit sans doute le visiter tant qu’il voudroit sans qu’ils s’en aperçeussent : & luy donner du moins cette foible consolation d’avoir quelqu’un aupres de luy, qui peust l’aider à se pleindre de son malheur. Artamene s’en défendit autant qu’il pût : mais Aglatidas fut si pressant, qu’enfin il fut contraint de luy permettre d’aller passer tous les soirs dans sa chambre. Jamais personne n’eust pû estre plus propre qu’Aglatidas, à consoler un malheureux : qui ne trouve rien de plus capable d’irriter sa douleur, que la joye qu’il voit sur le visage de ceux qui l’approchent. Un soir donc que cét illustre melancolique, estoit aupres d’Artamene : & qu’apres avoir long temps parlé de l’inconstrance de la Fortune, & de toutes les miseres de la vie, ils eurent observé l’un & l’autre un assez long silence : Aglatidas qui voulut luy donner quelque legere consolation, & qui ne sçavoit rien de son amour, commença de luy parler de cette sorte. Seigneur, luy dit-il, je vous voy sans doute bien malheureux : Mais apres tout, vous ne l’estes pas le plus qu’on le peut estre. La Grandeur que vous semblez avoir perduë, se peut recouvrer facilement : & l’on passe assez souvent, du Thrône dans la Prison, & de la Prison sur le Thrône. Enfin il est des malheurs moins éclatans, qui sont encore plus sensibles : & qui sont d’autant plus insuportables qu’ils sont plus secrets. Vous avez du moins ce triste soulagement, adjousta-t’il, que tout le monde vous plaint : car ces grandes chuttes telles que la vostre, ne manquent gueres d’attirer la compassion de tous les honnestes gens. Où au contraire, il est

des malheurs de telle nature, qu’ils ne font pitié à personne : & qui bien loing d’exciter la compassion, font que l’on accuse de foiblesse, & mesme de folie, les malheureux qui les souffrent. Si bien que pour esviter ce surcroist d’infortune & de douleur, il faut étouffer ses souspirs ; il faut cacher ses larmes ; ou ne dire du moins jamais la cause de son affliction. Artamene entendant parler Aglatidas de cette sorte, s’imagina alors facilement, que cette tristesse qui paroissoit tousjours dans son esprit comme sur son visage, & dont il n’avoit jamais sçeu le sujet, estoit sans doute causée par l’amour : & comme il est certain que la curiosité d’aprendre les malheurs de ceux qui ont quelque conformité avec nous, est inseparable de tous les infortunez : Artamene qui en l’estat où estoit son ame, n’en eust pointeu pour toutes les affaires de la Terre, quand on eust deû la bouleverser ; en eut en cette rencontre, pour ce qui pouvoit avoir quelque raport avec sa passion. Si bien que regardant Aglatidas en soupirant, seroit-il possible, luy dit-il, que cette melancolie que j’avois creû estre un simple effet de vostre temperamment, eust quelque cause secrette, dont je n’eusse point entendu parler ? Ouy Seigneur, repliqua Aglatidas, elle en a une : mais elle est de telle nature, que je la dois cacher soigneusement, à tous ceux qui comme vous n’ont peut-estre jamais eu l’ame sensible, qu’à l’ambition & qu’à la gloire : & qui n’ayant jamais esprouvé la puissance de l’amour, appelleroient foiblesse & folie, comme je l’ay dit, tout ce que cette passion auroit fait faire aux autres. Ne craignez pas (luy respondit Artamene en soupirant une seconde fois) que ma vertu soit aussi severe que vous la croyez : car bien

que ma vie ne soit pas encore fort avancée ; peut-estre qu’en tant de voyages que j’ay faits, n’ay-je pas esté absolument insensible à cette passion. Ainsi mon cher Aglatidas, luy dit-il, si vous avez dessein de me consoler dans mes infortunes, faites que je sçache les vostres, & n’apprehendez pas je vous en conjure, de ne trouver point de compassion dans mon ame : qui toute accablée qu’elle est de sa propre douleur, ne laissera pas d’estre sensible pour la vostre. Aglatidas fut encore quelque temps à se deffendre : mais enfin vaincu par les prieres d’Artamene, & par les persuasions d’Andramias, qui avoit esté tesmoin de toutes ses disgraces ; il commença de parler cette sorte : apres que ce Capitaine des Gardes eut donné tous les ordres necessaires, pour n’estre ny descouverts, ny interrompus.

H I S T O I R E
D’ A G L A T I D A S,
E T   D’ A M E S T R I S.


I’Ay entendu dire bien souvent, que l’amour est une passion, qui se sert de toutes les autres ; qui les fortifie ou qui les affoiblit, selon les occasions qui s’en presentent ; & qui ne les chasse jamais si absolument d’une ame, qu’il n’y reste tousjours quelques marques de leur ancienne domination. Il

n’en a pourtant pas esté ainsi en mon cœur : & cette regle generale, a eu son exception en luy, comme toutes les autres regles en ont : puis que lors que l’amour s’en empara, il en bannit l’ambition ; il luy osta le desir de la gloire ; & ne luy laissa plus de sentiment, que pour la jalousie & pour la douleur. Je ne m’arresteray point, Seigneur, à vous dire que je suis de l’illustre Race du fameux Aglatidas dont je porte le nom ; qui fit de si de belles choses, sous le regne de Phraorte, aux guerres qu’il eut en Perse, en Medie, & en Assirie ; car peut-estre ne l’ignorez vous pas. Mais je vous diray seulement, que depuis cela, ceux de ma Maison ont tousjours tenu aupres de nos Rois, un des rangs le plus considerable, apres les Princes de leur sang. J’estois donc nay, Seigneur, d’une condition assez relevée : & j’ose dire que toutes mes inclinations n’estoient pas indignes de ma naissance. J’avois un Pere qui eut sans doute beaucoup de soin de mon education : & si l’amour n’eust pas empesché l’effet de ce qu’il attendoit de moy, je serois peut-estre encore aujourd’huy beaucoup au dessus de ce que je suis. Je n’eus donc pas plustost attaint ma dix-septiesme année, que voyant la paix par toute la Medie ; & voulant pourtant acquerir quelque estime ; je fus chez le Roy des Saces, Pere du Prince Mazare ; qui a fait naufrage, & qui à pery ces jours passez, qui avoit guerre avec un Prince de ses voisins : où j’ose dire qu’en fort peu de temps, j’aquis quelque reputation. Mais comme cette guerre fut bien tost terminé ; & que la paix estoit alors par toute l’Asie ; je fus contraint apres avoir esté deux ans ou parmy les Saces, ou en mes voyages, de m’en retourner à Ecbatane : qui comme vous sçavez, est une des plus belles,

des plus magnifiques, & des plus agreables Villes du Monde. J’y arrivay, Seigneur, quelques jours apres qu’Astiage eut reçeu la nouvelle de la mort du jeune Cyrus, fils du Roy de Perse, & de la Princesse sa fille : Or il y a desja trop long temps que vous estes en Capadoce, pour n’avoir pas sçeu ce qui s’est passé en Medie : & pour avoir ignoré les menaces des Dieux ; les frayeurs d’Astiage ; & la joye qu’il eut de croire, que le repos de toute l’Asie estoit solidement estably, par la perte d’un Prince, que l’on dit qui promettoit des grandes choses. Je revins donc à la Cour en une saison de festes & de resjoüissances : & j’y fus sans doute quelque temps, avec toute la douceur imaginable. Le Roy ne faisoit pas une Chasse que je n’en fusse : il ne se faisoit pas une assemblée de Dames que je ne m’y trouvasse : j’aimois la magnificence des habillemens ; je me divertissois aux promenades ; & comme vous sçavez que le Palais du Roy, & les Jardins d’Ecbatane, sont la plus belle chose du monde ; il n’y avoit point de jour, qui ne me fournist un nouveau plaisir. Le Roy me faisoit l’honneur de me considerer, plus que je ne le meritois : je m’estois fait aimer de tous les jeunes gens de la Cour ; & si je l’ose dire, toutes nos Dames ne me haïssoient pas : Car comme je n’avois qu’un dessein general de plaire à tout le monde ; il eust esté assez difficile, que j’eusse beaucoup despleu à quelqu’un.

Je joüissois donc de la jeunesse & de la liberté, avec une satisfaction extréme : lors qu’Artambare, qui comme vous sçavez peut-estre, avoit autrefois esté amoureux de la Reine de Perse, avant qu’elle fust mariée avec Cambise Pere de Cyrus dont j’ay parlé : & qui s’estoit esloigné de la Cour pour ce sujet, & marié depuis en la Provinces

des Arisantins, avec la fille du plus grand Seigneur de ce Païs là, revint à Ecbatane, & amena avec luy une fille unique qu’il avoit, âgée de quinze ans, qu’il aimoit infiniment, & qui meritoit sans doute de l’estre de cette sorte. Le hazard voulut qu’en ce temps-là metrouvant l’esprit un peu lassé du tumulte de la Cour, & de l’abondance des plaisirs ; je montay à cheval, suivy seulement d’un Escuyer, avec intention de m’en aller pour quelques jours joüir de la solitude, dans une assez belle Maison qu’avoit mon Pere, à deux cens stades d’Ecbatane. Je m’en allay donc assez melancolique, & assez resveur, sans que j’en eusse aucun sujet : & sans avoir autre dessein, que d’aller visiter les Peintures, les Statuës, les jardins, & les Fontaines, de la Maison de mon Pere : afin de retrouver apres la conversation plus douce, quand je retournerois à la Ville. Mais helas Seigneur, que je sçavois peu ce qui me devoit arriver en ce voyage ! & que je me suis estonné de fois depuis ce temps là, du soin que je pris, de m’enchainer moy mesme ; & du chemin que je fis pour aller chercher ce qui a troublé tout le repos de ma vie : Comme j’arrivay à cent pas d’une grande route, qui conduit jusques à la porte du Chasteau, je vis un Chariot renversé, dont l’essieu estoit absolument rompu : & qui par sa magnificence tesmoignoit estre à une personne de qualité. Mais comme il n’y avoit aucuns valets aupres de ce Chariot, pour sçavoir à qu’il estoit, je continuy d’avancer : estant arrivé à la premiere porte du Chasteau, le Concierge qui me l’ouvrit, me dit qu’Artambare dont je connoissois assez le nom & la condition, s’en allant à Ecbatane ; avoit eu le malheur qu’un de ses Chariots s’estoit rompu : si bien que

ne voyant pas qu’il peust aller plus loin ce jour là, il estoit venu demander retraite pour cette nuit, en attendant que l’on racommodast son Chariot, & qu’il la luy avoit accordée. Ce Concierge qui ne songeoit simplement qu’à me dire pourquoy Artambare estoit là, ne me dit rien d’Hermaniste sa femme, ny d’Amestris qui estoit sa fille : si bien qu’apres luy avoir dit qu’il avoit bien fait ; & apres luy avoir ordonné qu’il fist toutes choses possibles, pour bien traiter Artambare ; je m’en allay en diligence dans le Jardin, où cét homme me dit qu’il estoit. Mais Seigneur, je fus estranggement surpris de trouver dans un Cabinet de verdure, que je voulus traverser, pour aller au Parterre ; la plus belle personne que je vy de ma vie, & que je ne connoissois point du tout ; car Amestris n’avoit jamais esté à la Cour. Cette belle fille ne fut guere moins surprise de me voir, que je le fus de la rencontrer : Car croyant quil n’y avoit personne dans cette Maison que des Domestiques, elle ne s’estoit pas attenduë à y voir un homme fait comme moy. Et en effet, comme il faisoit assez chaud, & qu’elle n’avoit qu’une de ses femmes avec elle ; elle avoit osté un Crespe qui luy couvroit la gorge, qu’elle a admirablement belle : & ayant les bras assez descouverts, elle estoit negligemment couchée sur un siege de gazon : la teste appuyée sur les genoux de cette fille qui estoit aupres d’elle. Je ne la vy opas plustost que je m’arrestay : & dés le premier moment qu’elle m’aperçeut, elle se leva avec precipitation, & se fit remettre son Crespe. Nous rougismes tous deux à cét abord : mais ce fut sans doute, par des sentimens differens : la modestie faisant en elle, ce que l’amour fit en moy. Car Seigneur, le premier instant

de cette fatale veuë, fut le premier de ma passion : neantmoins malgré mon estonnement, ma surprise, & mon admiration sans égale, je salüay l’adorable Amestris, avec beaucoup de respect ; car c’estoit effectivement la fille d’Artambare : & prenant la parole, Madame (luy dis-je, pour luy faire connoistre qui s’estois) je ne pensois pas trouver une si belle & si agreable compagnie dans la maison de mon Pere : & si j’eusse sçeu qu’une personne comme vous eust esté dans ce Cabinet ; le respect que je porte à toutes celles qui vous ressemblent (si toutefois il en est au monde) m’auroit bien empesché d’y entrer, & de troubler vostre repos. Seigneur, me respondre-elle, ce seroit plus tost à moy, à vous demander pardon, de ce que j’interromps peut-estre la douceur de la solitude, que vous venez sans doute chercher dans un si aimable lieu : Mais Seigneur, c’est à mon Pere qui est dans ce Parterre, poursuivit-elle en commençant d’y aller, à vous faire des excuses de la liberté qu’il a pris de loger chez vous, apres un accident assez fascheux qui l’y a forcé. Voyant alors qu’elle avoit dessein de me conduire vers Artambare, je luy donnay la main : T je remarquay aisément par cette premiere adresse qu’elle avoit euë à me faire connoistre qui elle estoit ; & par je ne sçay quel air galant, spirituel, & modeste, qui paroissoit en ses actions, qu’elle avoit autant d’esprit que de beauté. Madame (luy dis-je en la conduisant, & en respondant à ce qu’elle m’avoit dit) il est est bien advantageux, d’estre interrompu dans la solitude, par une Personne comme vous : & je pense qu’il n’y a pont de gens raisonnables, qui nen seulement ne quitassent pour un si grand bien, la solitude avec

joye : mais mesme la Cour, avec toute sa magnificence & tous ses plaisirs. Je me suis bien preparée, me dit-elle en souriant, à trouver la flatterie dans Ecbatane ; & peut-estre sçauray-je bien m’en deffendre en ce lieu-ià : Mais je vous avoüe que je crains un peu d’en estre surprise en celuy-cy, où je n’avois pas creû en estre attaquée. Et lors que vous estes arrivé, dans le Cabinet où j’estois, je disois à cette fille que vous voyez aupres de moy, qu’il seroit bien tost temps de songer à dire adieu, à l’innocence de nos Bois, & à la simplicité de nos Provinces. Mais à ce que je voy, l’empire de la flaterie s’estend bien plus loing que je ne pensois ; puis qu’il n’y a pas mesme de seureté pour l’humilité & pour la modestie, à deux cens stades d’Ecbatane. Quand vous vous deffendrez, luy repliqua-je, de toutes les loüanges, que l’on vous donnera sans doute à la Cour, il ne sera pas aisé que vous vous défendiez de vostre propre connoissance : & que vous ignoriez que vous estes la plus belle personne du monde.

Nous nous trouvasmes alors si prés d’Artambare & d’Hermaniste sa femme, qu’au lieu de me respondre, elle leur dit qui j’estois : & m’obligea par son discours, l’estant desja par mon devoir, à leur faire un compliment. Ils me firent beaucoup d’excuses, de la liberté qu’ils avoient prise : & je leur tesmoignay que mon Pere leur en seroit extrémement obligé : & qu’en mon particulier, je m’en estimois infiniment leur redevable. Ils respondirent à cette civilité par une autre : & la conversation fut assez long temps panchant un peu trop vers la ceremonie : tant il est dangereux de tarder dans les Provinces, apres mesme avoir esté à la Cour. En suitte ils se mirent à loüer la beauté des Jardins & des Fontaines : & Amestris tesmoigna trouver

ce lieu-là si beau : qu’elle osa bien dire, qu’elle croyoit qu’Ecbatane ne luy plairoit pas davantage : quoy qu’elle en eust entendu raconter des miracles. Artambare me demanda apres des nouvelles de la Cour : & s’informa de cent choses qu’il ignoroit : parce qu’elles estoient arrivées depuis son départ : & j’eus le bonheur en cette premiere veuë, de trouver beaucoup de disposition à m’aimer, & dans l’esprit d’Artambare, & dans celuy d’Hermaniste. Pour Amestris, ce fut bien assez, de ne pas remarquer qu’elle eust de l’aversion pour moy : & de demeurer dans une incertitude de ses sentimens, qui ne me deffendoit pas absolument d’esperer de n’en estre pas haï. Comme elle a beaucoup de jugement, & qu’elle sçavoit qu’il y a une notable difference, de l’air de la Cour à celuy des Provinces, elle parloit avec moderation, & ne se hazardoit pas legerement : s’estant resoluë de laisser agir sa beauté toute seule, dans les commencemens qu’elle seroit à Ecbatane, avant que de faire éclater les charmes de son esprit. Et veritablement c’est le seul secret infaillible, dont se peuvent servir les Provinciales, en arrivant à la Cour, si elles veulent y aquerir quelque estime : car les manieres d’agir du grand monde, & celles de la campagne sont si differentes ; que quelque adresse que puissent avoir ces Personnes nouvelles venuës ; il est impossible qu’elles ne facent quelques manquemens, si elles se commettent à parler beaucoup : & hors de battre froid en ces rencontres ; & d’escouter long temps les autres, avant que de se vouloir faire escouter soy mesme ; il est, dis-je, absolument impossible, que ces personnes dont je parle ne s’embarrassent, & ne nuisent

à leur gloire, plus elles travaillent à l’establir. Amestris parut donc fort reservée, en cette premiere conversation : elle ne pût pas toutefois me cacher les rares qualitez qui sont en elle : & durant un jour & demy que je retins Artambare à la Maison de mon Pere, je vy briller Amestris de tant de lumieres, que j’en demeuray esbloüy. J’admirois la pureté de son acçent ; la beauté de ses expressions ; & combien son eloquence estoit naturelle : la galanterie de son esprit ; la complaisance de son humeur ; & les charmes de son entretien, quelque retenuë quelle y voulust aporter. Pendant le temps que cette agreable Compagnie fut en ce lieu là, je taschay de la divertir, le plus qu’il me fut possible : je la menay à la Chasse, dans un Parc qui est derriere les Jardins : je la fis tousjours promener à l’ombre, aux heures mesme où les Soleil est le plus ardant. Enfin, soit par le chant des Oyseaux ; par le bruit des Fontaines ; par l’email des Parterres ; par les Peintures des Galeries, & par les Statuës ; ou par ma conversation, que je vinsse à bout de mon dessein ; toutes ces illustres Personnes m’assurerent, qu’elles ne s’estoient point ennuyées.

Apres donc, Seigneur, les avoir traitées avec le plus de magnificence qu’il me fut possible, il falut se resoudre à partir : je dis à partir en general ; car il ne fut pas en mon pouvoir de demeurer davantage dans cette maison : quoy que j’y fusse allé avec intention d’y tarder sept ou huit jours. Je dis à Artambare, que je voulois estre son guide : & que je voulois aussi aller estre tesmoin de l’aparition de ce bel Astre à la Cour dis-je en monstrrant la belle Amestris. Elle rougit à ce discours ; & y repartit sans affectation : & sans se

piquer trop de bel esprit, elle ne laissa pas de tesmoigner, qu’elle en avoit infiniment. Leur Chariot estant racommodé, nous partismes : je montay à cheval, & fus tousjours à la portiere où estoit Amestris : & tant que le chemin dura, je continuay de faire, ce que j’avois fait de puis le premier instant que je l’avois veuë : c’est à dire, la regarder & l’admirer, avec tant de plaisir, & tant de satisfaction ; que moy qui avois tousjours entendu dire que l’amour n’estoit jamais sans inquietude, ne soubçonnay point d’en avoir. Je sentis bien que mes yeux, mon cœur, & toutes mes pensées estoient pour Amestris : Mais je me trouvois si content, & si tranquile ; que je croyois n’avoir pour cette belle Personne, que de cette espece d’amour, que l’on a pour tous les beaux objets. Je m’apercevois que je n’avois jamais eu tant d’attachement ny tant d’admiration pour nulle autre chose : Mais comme je sçavois que je n’avois aussi jamais rien veû de si beau, je ne m’en estonnois pas : & je joüissois en repos du plaisir de la voir ; de l’honneur d’estre aupres d’elle ; & de la joye de l’entendre parler. Nous fismes donc de cette façon tout le chemin qu’il y avoit à faire, du lieu d’où nous partions jusques à Ecbatane : & pendant cét intervale, j’instruisois Amestris de tous les divertissemens de la Cour : & elle s’informoit avec adresse, quelles estoient celles qui avoient l’empire de la beauté ; qu’elles avoient la reputation d’avoir le plus d’esprit ; & par cent questions de cette sorte, qu’Artambare, Hermaniste, ou Amestris me firent ; elle connut la Cour, avant mesme que d’y estre. Mais enfin nous arrivasmes à Ecbatane : & nous fusmes descendre à l’ancien Palais d’Artambare, qui est un

des plus beaux qui s’y voye. Je m’imagine Seigneur, que vous vous souvenez bien, que cette fameuse Ville a sept Murailles, qui sont enfermées les unes dans les autres : ques les Creneaux pour les distinguer, sont tous de hauteur differente ; & pour faire un plus magnifique objet, aux yeux de ceux qui y viennent, sont peints de differentes couleurs. Que ceux de la premiere le sont de blanc ; ceux de la seconde de noir ; ceux de la troisiesme de rouge, ceux de la quatriesme de bleu ; ceux de la cinquiesme d’orangé ; & que ceux de la sixiesme sont argentez, & ceux de la derniere dorez. Or Seigneur, vous sçavez que dans l’enceinte de cette derniere Muraille, est le Palais des Rois de Medie, depuis que l’illustre Dejoce fit bastir ces superbes Murs : & que dans celles qui sont les plus proches, sont ceux des Personnes de la plus haute condition. Celuy d’Artambare est donc, entre la Muraille à Creneaux dorez, & celle qui les a d’argent : & le hazard qui se mesle de tout, fit que celuy de mon Pere touchoit celuy dont je parle. Comme nous fusmes arrivez à la porte de celuy d’Artambare, nous y trouvasmes grand nombre de ses anciens Amis qui l’y attendoient : ce qui fut cause qu’il me fut plus aisé de donner la main à Amestris, pour la conduire à son Apartement : parce que de ce grand nombre de gens qui estoient là, il ne manqua pas d’y en avoir qui la donnerent à Hermaniste. Jusques là Seigneur, la joye avoit esté dans mon ame : & l’Amour, ce dangereux Serpent, s’estoit si bien caché sous des fleurs, que je n’avois point senti ses piqueures. Mais dés le premier moment que je songeay, qu’il faloit quitter Amestris, & prendre congé d’elle, l’Amour m’aparut tout d’un

coup, le plus terrible, & le plus espouventable, qu’il se soit jamais monstrré à personne. Je le vy tout armé de fleches & de traits ; je luy vy plus d’un flambeau à la main ; & je connus enfin parfaitement, que c’estoit le plus redoutable des Dieux. A peine eus-je veû que tout le monde commençoit de s’en aller, que je changeay de couleur : je perdis la parole tout d’un coup : je devins serieux & triste : & regardant Amestris sans luy rien dire, je luy dis sans doute beaucoup de choses, si elle eust voulu les entendre.

Mais enfin il falut partir, & je partis : ce fut toutefois avec tant de peine, & avec tant d’amour ; que je ne pense pas que jamais nulle passion, ait aproché de la mienne. Mon Pere me demanda le soir, quelle cause m’avoit fait revenir si tost ? Mais comme je voulois luy respondre, un Escuyer d’Artambare, vint luy faire un compliment de sa part, sur ce qu’il avoit pris sa Maison : & le remercier de la civilité que j’avois euë pour luy. Et certes il fut à propos pour moy, que la chose allast ainsi : car j’avois l’esprit si inquiet, & si preoccupé, que je n’aurois pas trop bien respondu, à ce que mon Pere me demandoit. Je me retiray donc à ma chambre, bien different de ce que j’estois, lors que j’en estois sorti : l’image d’Amestris me suivoit par tout : & je ne pouvois me lasser d’admirer sa beauté, son esprit, & son jugement. Je la comparois dans mon imagination, avec tout ce que la Cour avoit d’aimable en ce temps-là ; & je ne trouvois rien qui ne luy cedast en toutes choses : je m’estonnois de voir qu’une personne nourrie dans une Province, & dans une Province assez esloignée, n’eust rien qui la peust faire distinguer, d’avec les personnes de la Cour les mieux faites : ny en son action ;

ny en son habit ; ny en son langage : & je la considerois comme un Miracle. Or en la considerant de cette sorte, je l’admirois sans doute avec beaucoup de satisfaction : Mais ce qui m’estonnoit le plus, c’estoit de me sentir malgré moy, inquiet, & melancolique. Que veux-je, disois-je en moy mesme, & d’où vient que la beauté d’Amestris ne produit pas en mon esprit, ce que tous les beaux objets ont accoustumé d’y produire ? Car enfin c’est l’ordinaire que la veuë des belles choses, remplit l’imagination d’idées agreables : qui donnent encore du plaisir, lors mesme que l’on ne voit plus ce qui les a causées. D’où vient donc divine Amestris, poursuivois-je, qu’en me souvenant de vous, j’ay de l’inquietude & du chagrin ? au contraire n’ay-je pas sujet d’estre content ? je vous ay veuë le premier ; je vous ay trouvée dans une Maison, où j’ay pû vous rendre une partie de ce qui vous est deû ; & de la façon dont la chose s’est passée, la civilité veut presque absolument que vous me preferiez à toutes les connoissances que vous ferez à la Cour. J’auray du moins cét avantage d’avoir esté le premier à vous connoistre ; à vous admirer ; & à vous…… Je m’arrestois à ce mot là : ne sçachant si je devois dire, estimer, aimer, ou adorer, tant mes sentimens estoient confus : & tant je les connoissois peu moy-mesme. Mais enfin me determinant tout d’un coup, apres avoir esté quelque temps sans parler ; Non non mon cœur, m’escriay-je, en reprenant la parle, ne balançons plus : advoüons que nous estimons ; que nous aimons ; & que nous adorons Amestris : & s’il y a encore quelques termes plus propres à exprimer une violente passion, servons nous en cette rencontre : & publions que nous avons esté heureux, d’estre

la premiere conqueste, d’une beauté si extraordinaire. D’où vient donc ma melancolie ? (disois-je en moy-mesme, & me taisant comme si j’en eusse bien voulu examiner la cause) mais helas Seigneur, j’estois encore bien ignorant en amour ; & je ne sçavois pas sans doute, que la nature de cette passion, porte l’inquietude avec celle. Que les biens que l’on n’a pas, affligent : que ceux que l’on possede, ostent le repos : & que ceux que l’on a perdus, desesperent. J’ignorois que la douleur & le chagrin, sont inseparables de l’amour ; que l’on ne fait point de conquestes sans peine : que l’on ne les conserve pas sans travail ; & que l’on ne les sçauroit perdre, sans perdre la raison. Je ne fus pas toutefois longtemps dans cette ignorance : & je fis une espreuve si rude de cette dangereuse manie ; que j’ose dire, qu’il n’y a personne au monde, qui soit devenu si universellement sçavant en tous ses caprices. Apres avoir donc bien examiné ce que je sentois ; je conclus que j’estois sans doute amoureux : & que l’inquietude que j’avois, venoit aparemment de cette crainte, qui naist tousjours avec l’amour ; & qui fait que l’on aprehende de n’estre pas aimé de ce que l’on aime. En effet, quand je venois à penser, que peut-estre mes services ne seroient pas reçeus favorablement : ce mot de peut-estre me sembloit si funeste ; & cette incertitude si cruelle ; que j’en devenois presque furieux : & si j’eusse ose suivre la folie qui me possedoit ; j’eusse volontiers accusé Amestris de ce qu’elle ne songeoit pas desja, à recompenser une amour naissante, qu’elle ne sçavoit pas encore, & que j’ignorois moy mesme, quelques momens auparavant. Je vous demande pardon, Seigneur, si je vous raconte si particulierement,

les premiers tranſports de ma paſſion : mais je penſe qu’il eſt à propos que vous les sçachiez, afin que vous ne vous eſtonniez point, de voir avec quelle violence j’en ay eſté tourmenté, dans la ſuitte de ma vie. Apres avoir donc paſſé la nuit avec beaucoup d’agitation, je me levay aſſez matin : & je voulus me rendre chez Artambare avec mon Pere, afin de l’accompagner quand il iroit chez le Roy : me ſemblant que c’eſtoit en quelque façon rendre ſervice à Ameſtris, que d’en rendre à une perſonne, qui luy eſtoit ſi proche & ſi chere. En effet, Artambare apres avoir ſalüé mon Pere, me remercia de cette derniere civilité, comme d’une choſe qui l’obligeoit beaucoup : car il n’ignoroit pas que je n’eſtois pas mal avec Aſtiage. Nous fuſmes donc chez le Roy : où il me fut impoſſible de ne parler pas d’Ameſtris, à autant de gens que j’y rencontray. J’annonçay à tous ceux que je sçavois qui avoient deſja de l’amour, que leur conſtance alloit eſtre miſe à une dangereuſe eſpreuve : & à tous ceux qui n’en avoient pas, qu’ils ne viſſent point Ameſtris, s’ils vouloient conſerver leur liberté. Enfin je puis dire, que j’en parlay tant, que j’en parlay trop ; comme vous sçaurez par la ſuite de mon diſcours. Il y avoit pourtant des momens, où je me demandois à moy meſme, quel deſſein j’avois, en voulant gagner tant de cœurs à Ameſtris ? & où un ſecret ſentiment de jalouſie me faiſoit taire au milieu de mon diſcours. Le meſme jour ayant voulu aller chez Hermaniſte, j’appris qu’on ne la voyoit pas : parce qu’elle s’eſtoit trouvée un peu mal la derniere nuit. Je fus donc faire quelques visites chez d’autres Dames : non pas pour me divertir ; car il n’y avoit desja plus de divertissement pour moy, qu’aupres d’Amestris : mais avec intention de parler d’elle, sans crainte de me faire des Rivaux. Je fus donc chez les plus belles Personnes de toute la Cour, & de toute la Ville : & quoy que ce ne soit pas estre fort judicieux, que de loüer extraordinairement la beauté d’une autre, en parlant à une belle ; je le fis pourtant avec tant d’exageration, que je suis asseuré, que je m’en fis presque haïr, de toute celles que je vy ce jour là : & que de la façon dont j’en usay, il n’y eut plus qu’Amestris qui ne sçeust pas que j’estois amoureux d’elle. Je donnay de la jalousie à quelques unes ; de l’envie à d’autres ; & du moins de la curiosité aux plus sages. Le lendemain Hermaniste s’estant mieux portée, toute la Cour fut chez elle ; & je my rendis des premiers. Amestris s’estoit parée ce jour là : de sorte qu’elle me sembla encore si admirablement belle, que je m’estimay cent fois en ce moment, le plus heureux homme du monde, d’avoir l’honneur d’estre son Esclave. Elle me reçeut avec beaucoup de civilité : & me pria fort obligeamment, de vouloir prendre le soing de luy nommer les personnes qui viendroient chez elle : & de l’empescher de faire quelque faute considerable, l’advertissant de leur condition. Je vous laisse à penser, Seigneur, si je recensée commandement avec satisfaction & avec respect : & si je mesloignay d’elle de tout le jour. Je vous avouë que je le passay avec des sentimens bien differens : & que la joye & l’inquietude furent tousjours si bien meslées dans mon ame ; que je puis dire, que je ne sentis point de plaisir sans douleur, ny de douleur sans plaisir. Il est certain, comme je l’ay desja dit, que toute la Cour fut chez Hermaniste : & plus certain encore, que la beauté d’Amestris charma & surprit toute la Cour. Il n’entra pas un

car cent choses aussi bien que l’âge, peuvent destruire la beauté) ne contribueroit plus rien à vostre satisfaction. Ha mon Frere, s’escria Megabise, Amestris sera belle eternellement ! ainsi faites seulement que je l’espouse, & ne vous mettez pas en peine de mon bon heur. Que je sois exilé, ou qu’elle soit insensible, il ne m’importe : si nous sommes bannis ensemble, je joüiray de mon bon heur avec plus de liberté : & si elle est incapable de rien aimer, je seray delivré de tout sujet de jalousie. De sorte que quoy qu’il en soit, si vous m’aimez, servez moy dans ma passion ; & ne vous y opposez plus. Vous me demandez, respondit Arbate, ce que je ne feray pas : car enfin nous ne devons pas donner du poison à nos Amis phrenetiques lors qu’ils nous en demandent : principalement quand nous avons beaucoup d’interest à ce qui les touche. Insensible Frere, s’escria de nouveau Megabise ; je voudrois presque que vous fussiez mon Rival, pour vous punir de cette humeur severe, qui vous fait condamner ma passion : & pour vous apprendre par vostre propre experience, ce, que l’amour n’est pas une chose volontaire. Vous vous repentiriez bien tost de vostre souhait, reprit Arbate, si vous croiyez qu’il peust estre possible : mais du moins, poursuivit-il, advoüez moy que vous estiez plus heureux quand vous estiez libre, que vous ne l’estes presentement : & promettez moy en suitte, que vous essayerez durant quelques jours, de rompre vos chaines. Je ne pense pas le pouvoir faire, reprit Megabise ; mais pour ne vous refuser pas toutes choses, je vieux bien vous promettre celle-là : quoy qu’à vous dire la verité, ce soit ne vous promettre rien. Arbate voyant qu’il ne pouvoit gagner davantage sur l’esprit de Megabise,

la bonne mine de quelques autres. Je vous avouë Seigneur, que je me trouvay alors fort embarraſſé : car j’avois remarqué que tout le monde l’avoit trouvée ſi belle ; que je craignois un peu en ſatisfaisant ſa curioſité, de dire trop de bien de quelqu’un qui fuſt mon Rival : & j’apprehenday meſme auſſi, que cette curioſité qu’elle avoit pour quelques uns, ne fuſt un effet de quelque legere diſposition qu’elle euſt à ne les haïr pas. Je parlay donc avec le plus de moderation que je pus : & contre ma couſtume, je loüay mes plus chers Amis, avec un peu moins de chaleur : de peur d’aider à me détruire moy meſme. Cependant le ſoir eſtant venu, il falut ſe retirer : en m’en retournant je paſſay chez le Roy, où l’on ne parloit que de la beauté d’Ameſtris : mais en des termes ſi advantageux, qu’il fit deſſein de n’attendre pas qu’Hermaniſte le vinſt voir, comme Artambare l’avoit aſſuré qu’elle feroit ; & d’y aller le jour ſuivant : quoy que comme vous sçavez, ſon âge deuſt raiſonnablement le diſpenser d’avoir de la curioſité pour les belles Perſonnes. En effet, ce Prince y fut le lendemain : & advoüa comme les autres, qu’Ameſtris eſtoit un miracle. Je ne vous diray point combien cette Beauté ſe fit d’Eſclaves : combien d’Amants rompirent leurs chaines, pour porter les ſiennes : & quelle eſtrange revolution elle aporta, à toute la galanterie d’Ecbatane. Mais je vous diray ſeulement qu’il n’y avoit pas un homme en toute la Cour, qui ne l’euſt veuë ; qui ne l’euſt aimée ; ou qui du moins n’euſt eu de l’admiration pour elle ; excepté un de mes Amis nommé Arbate, frere de Megabiſe qui eſt icy ; & qui comme vous sçavez, eſt un peu allié à la Maiſon Royale. Cét homme avoit certainement beaucoup d’esprit ; & tesmoignoit avoir beaucoup d’affection pour moy : aussi en avois-je une pour luy, si tendre & si fidelle ; qu’il n’est rien que je n’eusse fait, pour luy pouvoir tesmoigner que je le preferois à tous mes autres Amis. Arbate aimoit assez la solitude, & n’aimoit guere la conversation des Dames. Si bien que quoy qu’on luy eust pû dire ; & quoy que la bien-seance de sa condition, l’obligeast à cette visite ; il s’estoit contenté de voir Artambare, & n’avoit point veû Hermaniste, ny par consequent Amestris. Cependant je voyois cette belle Personne, avec une assiduité estrangge : & quoy que eusse assurément plus d’occasions de luy parler que nul autre, parce qu’il s’estoit lié une assez estroite amitié entre Artambare & mon Pere ; & que de plus, ce premier eust de l’affection pour moy ; Amestris avoit un pouvoir si absolu sur mon esprit, & j’avois tant de respect pour elle ; que je n’osois luy descouvrir ce que j’avois dans le cœur. De sorte que je luy cachois ma passion, presque avec autant de soing, que les autres en aportoient à luy monstrrer la leur ; tant j’avois de crainte de la fascher.

Je voyois donc entre plusieurs autres, que Megabise en estoit devenu amoureux : cette connoissance m’affligeoit sans doute : & comme je ne cachois rien à Arbate, de tout ce que j’avois dans l’ame ; je me pleignis à luy de ce que Megabise son frere devenoit mon Rival : & je luy demanday conseil de ce que j’avois à faire. Il est certain, qu’il me le donna alors tres fidelle : d’arbord il me dit, que s’il estoit possible de me guerir d’une si dangereuse maladie, il me le conseilloit fort : que si cela n’estoit pas, il seroit tout ce qu’il pourroit, pour tascher d’en guerir son frere : Mais que du moins il trouvoit

à propos, que comme j’avois esté le premier Amant d’Amestris à la Cour, je fusse aussi le premier, à luy descouvrir ma passion. Je le remerciay d’un conseil si genereux & si fidelle : & je le pressay si extraordinairement de vouloir voir Amestris ; qu’enfin il me promit d’y venir, pourveû que j’eusse preparé cette belle Personne, à la conversation d’un Solitaire. Je fus donc chez Amestris, que pour ma bonne fortune, je rencontray presque seule : si bien qu’il me fut aisé de trouver occasion de luy parler, sans estre entendu que d’elle. Madame, luy dis-je apres quelques discours indifferens, vous me trouverez sans doute bien hardy, de n’estre pas satisfait, de l’honneur que je reçoy, d’estre souffert aupres de vous ; & de vouloir encore obtenir la permission, de vous amener un de mes Amis ; qui souhaite passionnement de recevoir ce mesme honneur, quoy que ce ne soit guere sa coustume de visiter les Dames. Je luy en suis d’autant plus obligée, me respondit elle : & puis que vous le jugez digne d’estre de vos Amis ; je suis persuadée, qu’il me sera advantageux, qu’il puisse devenir des miens. Mais, Madame, luy dis-je en changeant de couleur, je voudrois bien vous demander grace pour luy : & vous obliger s’il estoit possible, d’agir de telle sorte avec mon Amy, qu’il n’eust que de l’estime pour vous, & qu’il vous admirast sans vous aimer. J’ay creû (me dit-elle en sous-riant, & en rougissant tout ensemble) que vous desiriez de moy, une chose bien difficile : mais à ce que je voy, puis que vous ne me deffendez que les choses impossibles ; il me sera bien aisé de vous satisfaire. Ha Madame, luy dis-je, que vous croyez peu ce que vous dites, s’il est vray que vous vous connoissiez comme je vous connois !

Aglatidas (me respondit-elle, avec un sous-ris encore plus malicieux) sçachez que je ne pretens nullement, que vous qui estes des Amis d’Artambare mon Pere, viviez avec moy comme y vivent les autres qui ne le sont pas : & desquels je souffre les flatteries, par complaisance & par coustume. Mais pour vous, je n’en userois pas ainsi : & si vous continuyez de me parler de cette sorte ; vous me forceriez d’agir d’une maniere, qui ne vous plairoit peut-estre pas. Quoy, Madame, luy dis-je, vous souffrirez que tout le monde vous loüe ; & vous ne pourrez souffrir qu’Aglatidas vous die, que tout le monde vous aime ? du moins s’il juge des sentimens d’autruy par les siens. J’advoüe (me dit-elle en riant, & cherchant une voye de tourner la chose en raillerie, & de ne se fascher pas) que voila me parler de vostre affection, d’une façon qui n’est pas commune : puis qu’on ne me parlant pas plus de la vostre, que de celle de toute la Cour ; je n’ay pas lieu de vous en punir en particulier. Mais enfin, dit-elle en changeant de discours, amenez moy vostre Amy ; & du reste, laissez en le soing à mon peu de merite, sans rien craindre pour sa liberté. Je souhaitte : Madame, luy repliquay-je, qu’il soit plus heureux qu’un de ses plus chers Amis : Vous estes si peu sage, me repliqua-t’elle, que l’on trouve en ce que vous dites, plus de sujet de vous pleindre que de vous quereller : c’est pourquoy Aglatidas, j’ay quelque indulgence pour vous. En disant cela elle se leva ; & fut s’appuyer contre un Balcon, qui donnoit sur un Jardin de son Palais. Elle appella alors deux de ses Filles aupres d’elle : & je jugeay facilement qu’elle vouloit rompre ce discours. Je fus donc joindre Hermaniste sa Mere, avec laquelle

j’estois aussi bien qu’avec Artambare : & apres que la conversation eut duré encore quelque temps, je sortis, & m’en allay retrouver Arbate, à qui j’apris la permission que j’avois obtenuë d’Amestris. Je luy racontay tout ce que je luy avois dit, & tout ce qu’elle m’avoit respondu. & comme j’exagerois un peu l’endroit où je l’avois priée despargner la liberté d’Arbate ; advoüez la verité, me dit-il en riant, vous n’estes pas seulement jaloux de Megabise & de plusieurs autres, qui voyent tous les jours Amestris : mais vous l’estes desja d’Arbate, qui ne l’a point encore veuë ; qui ne la vouloit point voir ; & qui ne la verra mesme jamais si vous souhaittez. Arbate me dit cela, avec un sous-ris malicieux, qui me fit quelque confusion de ma foiblesse. Car il est certain, que je n’eus pas plustost demandé à Amestris, la permission de mener Arbate chez elle, que je m’en repentis : & que j’eusse bien voulu, que la chose eust esté encore à faire, pour ne la faire point du tout. Mais enfin, je creus que ce seroit paroistre trop bizarre à mon Amy, que d’en user de cette sorte : & qu’apres ce que j’avois dit à Amestris, elle mesme trouveroit estrangge, que je ne l’y menasse pas. Joint que venant à considerer, que Megabise estoit frere d’Arbate, & Amant d’Amestris, il me sembla que j’estois en quelque sureté : & ce qui m’avoit beaucoup fasché auparavant, ne m’inquieta plus tant apres : m’imaginant qu’Arbate ne se resoudroit jamais, de devenir Rival de son Frere, & de son Amy tout ensemble. J’avois donc esté quelque temps sans parler, apres la proposition qu’il m’avoit faite, de ne voir point Amestris si je le voulois ; lors que reprenant la parole tout d’un

coup, non, luy dis-je, Arbate, je ne veux, pas priver Amestris, du plaisir de connoistre un aussi honneste homme que vous ; & il n’est pas juste non plus, qu’Arbate qui connoist si admirablement le prix de toutes les belles choses ; ne connoisse pas Amestris. Mais si elle m’enchaine, me dit-il en riant, que deviendra nostre amitié ? Si vous rompez ses fers pour l’amour de moy, luy respondis-je, elle en deviendra beaucoup plus forte. Mais si je ne le pouvois pas faire, me repliqua-t’il, serois-je coupable ? Je ne sçay, luy repliquay-je, mais je sçay bien que je ne sçaurois concevoir, que l’on puisse aimer un Rival. Ne m’exposez donc pas, reprit-il à perdre vostre amitié : & si Amestris est si dangereuse & si redoutable, laissez moy dans ma solitude, joüir du repos de la liberté. Car je ne sçay, me dit-il, si j’avois le malheur de la perdre, si je ne vous haïrois point autant de me l’avoir cause ; que vous me haïriez d’estre devenu vostre Rival. Ce n’est pas, adjousta-t’il, que je sente nulle disposition en moy, qui me face craindre cét accident : au contraire, je voy tant de foiblesse dans l’esprit des gens les plus raisonnables, dés qu’ils sont possedez de cette passion ; que je pense avoir trouvé par ce moyen, un puissant contrepoison, pour me garantir d’un venin si dangereux. Ne craignez donc rien mon cher Aglatidas, me dit-il, & croyez que si je pers ma liberté, ce ne sera pas sans la deffendre. Lors que vous avez esté pris, poursuivit-il, l’on peut dire que l’Amour vous a trompé : Vous pensiez estre dans la solitude, lors que vous rencontrastes Amestris : vostre ame ne s’estoit pas preparée, à une si rude attaque : vos yeux en furent esbloüis : vostre raison en fut troublée : & vostre cœur en fut surpris.

Ce ne fut donc pas une grande merveille, si elle fit un Esclave d’un homme qui ne se deffendit pas, & qui n’avoit point d’armes pour se deffendre. Mais pour moy, il n’en est pas ainsi : tout le monde m’a dit, & vous me l’avez dit comme tout le monde, & me l’avez dit plus de cent fois : qu’Amestris est la plus belle chose de la Terre : & dés là je m’en suis formé une idée si parfaite ; que je suis absolument persuadé, qu’elle ne me surprendra point : & que peut-estre mesme suivant la coustume, la trouveray-je un peu moins belle, que l’image que je m’en suis faite sur vostre raport. De plus, j’y vay avec intention de luy resister, & de luy disputer mon cœur, autant qu’il me sera possible : & sçachant que mon Frere l’aime & que vous l’aimez ; à moins que je perde tout d’un coup l’usage de la raison, je ne suis pas en danger de porter des fers. Je le souhaite, luy dis-je, mais je ne laisse pas de craindre le contraire. Arbate ne pouvant s’empescher de rire de ma foiblesse ; vous estes si peu sage, me dit-il, que la crainte que j’ay de devenir aussi fou que vous, vous doit mettre l’esprit en repos : neantmoins je vous le dis encore pendant qu’il en est temps, si vous voulez je ne la verray point : si ce n’est que le hazard me la face rencontrer.

Je vous advoüe Seigneur, que je fus tenté cent & cent fois de le prendre au mot, mais je n’en eux pas la force : & je trouvois moy mesme tant de folie en mon procedé, que j’en eus de la confusion. Je dis donc à Arbate, que je ne changerois point d’avis : & qu’enfin le lendemain aussitost apres disner je l’irois prendre, & que nous irions chez Amestris. Arbate, comme je vous l’ay dépeint, estoit un peu solitaire : mais il n’estoit pourtant pas de ces melancoliques

chagrins, de qui la conversation est pesante & incommode : au contraire, il avoit l’esprit agreable : & mesme assez enjoûé pour un serieux, parmy les personnes avec lesquelles il se plaisoit. Et ce qui faisoit sa retraite, n’estoit pas tant qu’il fust de temperamment melancolique ; que c’estoit qu’il avoit un esprit difficle & delicat, qui se rebutoit aisément : & qui ne pouvoit souffrir qu’avec beaucoup de difficulté, le moindre deffaut en ses Amis. Il cherchoit la perfection en toutes choses, & fuyoit tout ce qui estoit defectueux : si bien que comme il n’est pas aisé de trouver grand nombre de personnes parfaites, il en aimoit peu, & en voyoit encore moins. Pour moy, il m’avoit fait grace : & son inclination le forçant sans doute à m’aimer, une regle si generale pour luy, avoit eu de l’exception en ma faveur : & je le voyois plus souvent, qu’aucun autre ne le voyoit. Le lendemain nous fusmes donc chez Amestris, où nous trouvasmes Megabise : qui paroissoit estre le plus assidu de mes Rivaux, & le plus redoutable aussi : estant certain que c’estoit le plus honneste homme, & le mieux fait de toute la Cour. Vous en pouvez juger, Seigneur, puis que vous le connoissez, & qu’il est presentement à Sinope : il est pourtant vray, qu’il estoit encore beaucoup plus aimable en ce temps-là, qu’il n’est en celuy-cy : parce que la melancolie l’a changé aussi bien que moy. D’abord que nous entrasmes, je presentay Arbate à Hermaniste, & en suitte à Amestris : elles le reçeurent l’une & l’autre, avec beaucoup de civilité : & me tesmoignerent en effet, veû la façon dont elles le traitterent,

qu’elles faisoient quelque estime de ce que j’estimois. Car outre le respect qu’elles devoient, & qu’elles rendirent à sa condition & à son merite ; elles firent les choses d’un certain air obligeant, qui me disoit sans me le dire, que les faveurs que recevoit Arbate, estoient faites en partie, pour l’amour d’Aglatidas. Et à parler veritablement, les premieres carresses qu’il reçeut, ne pouvant estre attribuées à ce merite dont j’ay parlé, dans une si nouvelle connoissance ; bien loin de me causer de l’inquietude, me donnerent de la joye. Ce n’est pas qu’il ne me vinst quelque legere crainte, que cette civilité n’engageast Arbate plus que je ne voulois : mais enfin elle se dissipa bien-tost. La conversation fut sans doute fort agreable ce jour-là : car comme Megabise avoit esté surpris, de voir son Frere chez des Dames ; il ne pût s’empescher de luy en faire la guerre : & de vouloir persuader à Amestris, que c’estoit un des plus grands miracles de sa beauté. Ne pensez pourtant pas Madame, luy dit-il, que mon Frere vienne icy, avec intention de chercher en vous, toutes les belles choses que tout le monde y admire : au contraire, Madame, j’oserois presque assurer, qu’il seroit ravy, de trouver s’il estoit possible, quelque legere imperfection en vostre beauté ; quelque petit deffaut en vostre langage ; quelque obscurité en vostre esprit ; & quelque rudesse en vostre humeur. Il seroit peut-estre avantageux à Megabise, & à beaucoup d’autres, reprit Arbate, que la belle Amestris eust eu quelque deffaut, pour ne pouvoir pas juger des leurs : mais pour moy qui ne cherche les deffaux, que parce que je cherche la perfection, je suis ravy de la rencontrer, en une seule Personne : & de me voir desabusé de l’erreur où j’estois, de croire qu’il n’y avoit rien de parfait

au monde. Vous estes bien flateur pour un solitaire, interrompit Amestris : Je suis bien sincere, Madame, reprit-il, & c’est pour cette raison que je vous ay dit si franchement, ce que je devois peut-estre me contenter de penser. Apres cela, Hermaniste changea la conversation : & les nouvelles du monde, & les divertissemens de la Cour, furent ce qui servit d’entretien, durant toute l’apres-disnée.

Pour moy je parlay peu tout ce jour-là : & j’estois si occupé, à regarder Amestris ; à observer Megabise, Arbate, & Otane ; que je ne le fus jamais plus. Je voyois Megabise devenir tous les jours plus amoureux : & cent autres paroistre aussi tous les jours, plus assidus & plus passionnez. Arbate selon mon sens, se plaisoit trop en cette premiere conversation, pour un homme qui aimoit tant la solitude : & Amestris avoit une civilité si esgallé ; & une modestie qui cachoit si bien ses sentimens ; que je ne les pouvois descouvrir. Enfin je fus fort inquiet tout ce jour-là : & jusques au point, qu’Amestris s’en aperçeut & m’en fit la guerre avec beaucoup d’adresse : me reprochant agreablement, que si elle ne m’eust connu que de reputation non plus que mon Amy ; elle eust pris Aglatidas pour Arbate, & Arbate pour Aglatidas. Cependant je me creus fort heureux de ce qu’Amestris s’estoit aperçeuë de ma mauvaise humeur : & Arbate demeura tres-satisfait, de ce que la solitude en laquelle il avoit accoustumé de vivre, ne l’avoit pas fait paroistre plus melancolique qu’un autre. Le soir estant venu, chacun & retira chez soy : je menay pourant Arbate chez mon Pere : & voulant l’entretenir, je le conduisis sur une Terrasse, d’où l’on voit l’Oronte, qui comme vous sçavez passe à Ecbatane. Comme

nous y fusmes, nous fismes deux tours entiers sans parler : Arbate n’osant peut-estre me dire ce qu’il pensoit d’Amestris : & moy n’osant aussi luy demander, quel jugement il en faisoit. Mais admirez, Seigneur, la bizarrerie de l’amour ! je vous proteste que je craignois alors esgalement, qu’Arbate loüast trop Amestris, ou ne la loüast pas assez. Je craignois qu’il ne desaprouvast mon choix ; ou qu’il ne choisist luy mesme ce que j’avois choisi. Et dans cette inquietude, ayant esté, comme je l’ay desja dit, deux fois tout le long de la Terrasse, sans parler ny l’un ny l’autre ; enfin rompant un silence si plein de trouble ; & bien Arbate, luy dis-je, avec un sous-ris un peu forcé ; vous estes vous bien deffendu ? & la belle Amestris ne m’a-t’elle point fait un Rival, du plus cher Amy que j’aye ? Vous estes si soubçonneux, me respondit Arbate, que pour vous desacoustumer d’une si mauvaise habitude, je veux ne satisfaire pas vostre curiosité : & vous dire seulement, qu’Amestris est sans doute digne de l’admiration de toute la Terre. Mais si vous l’admirez, luy dis-je, vous l’aimez : ce n’est pas une necessité absoluë, me respondit-il, ny une consequence necessaire. Toutefois je ne veux point vous esclaircir davantage là dessus : car je veux guerir vostre esprit : l’acoustumer insensiblement, à ne se former pas des Monstrres pour les combatre. Ha mon cher Arbate ! luy dis-je en l’interrompant, ne me laissez point dans cette incertitude : & dites moy de grace quels sont vos veritables sentimens pour Amestris. Que voulez-vous que je vous die ? me respondit-il, si je la louë, vous direz que j’en suis amoureux : & si je la blasme, vous croirez que je vous veux tromper, ou que j’

ay perdu la raison. Il n’en faut pas davantage, luy dis-je, pour me faire connoistre que vous l’estimez : mais je voudrois sçavoir si vostre cœur n’en est point esmeu : & si vous ne l’aimerez point assez, pour m’en haïr quelque jour. Je ne sçay pas l’advenir, me respondit-il, mais je sçay bien que presentement, je vous suis infiniment obligé de m’avoir donné la connoissance, d’une personne si aimable & si illustre. Je vous advoüe, Seigneur, que voyant avec quelle liberté d’esprit Arbate me parloit ; je creus que toutes les tesponses malicieuses qu’il me fit : n’estoient qu’un jeu pour se divertir, & pour se moquer de ma foiblesse. Si bien qu’en ayant honte moy mesme, je cessay de le tourmenter, & nous fusmes souper en repos. En effet, j’ay bien sçeu depuis, qu’Arbate quoy que puissamment touché de la beauté d’Amestris, ne croyoit pas encore se trouver forcé de s’engager à l’aimer : & que comme il avoit de la vertu, il resista sans doute autant qu’il pût ; & fit tous ses efforts, pour ne devenir pas Rival, de son Frere & de son Amy : Et d’un Amy encore, qui l’avoit choisi pour Confident de sa passion : & sans lequel il n’eust jamais vû Amestris. Il est donc à croire, que ce qu’il en a dit depuis à un de ses Amis & des miens, est veritable : & qu’il fit toutes choses possibles pour n’aimer pas Amestris.

Mais, Seigneur, que tous ses efforts furent inutiles ! & que l’amour fit un estrangge changement en luy ! Jusques là il m’avoit toujours paru le plus sincere, & le plus fidele de tous les hommes que j’avois connus : & il devint en un moment le plus fourbe de toute la Terre. Il fut donc quelques jours sans me parler non plus d’Amestris, que s’il ne l’eust jamais veuë : & il guerit si bien mon esprit

de tout soubçon par cét artifice, que je luy en parlay le premier : & le priay mesme de la vouloir visiter quelquefois. Il s’en deffendit avec opiniastreté : & en effet, il fut plusieurs jours sans la vouloir voir chez elle. Mais pour mon malheur, je sçeu depuis qu’il l’avoit veuë trois fois au Temple : deux fois à la promenade dans les Jardins du Roy : & une encore aux bords de l’Oronte, où elle alloit assez souvent. Voyant donc combien Arbate me paroissoit esloigné d’avoir aucun dessein pour Amestris ; je continuois à luy parler de ma passion, & à luy demander conseil : & comme je luy disois que je n’avois pû profiter entierement de celuy qu’il m’avoit donné, de descouvrir mon amour le plus tost que je pourrois, à celle qui l’avoit fait naistre, parce qu’elle en évitoit les occasions : Lors que je vous conseillay, me respondit le malicieux Arbate, de vous haster de parler de vostre passion à Amestris, je ne la connoissois pas encore : Mais Dieux, Aglatidas, s’escria t’il, que j’ay bien changé de sentimens en la voyant ! & que cette extréme modestie, que j’ay remarquée sur son visage, m’a bien fait connoistre, qu’il ne faut pas vous exposer legerement, à luy descouvrir vostre dessein ! Croyez moy, reprit cét infidelle Amy, ne songez point à parler d’amour à Amestris, que vous ne luy ayez rendu cent & cent services : & que vous ne l’ayez mise en estat de ne pouvoir vous maltraiter sans ingratitude. Ce chemin est bien long, luy dis-je : ouy, me respondit-il, mais il est bien assuré, & l’autre est bien dangereux. Car enfin, poursuivit-il, si elle se fasche, lors que vous luy descouvrirez vostre passion ; qu’elle vous deffende de la voir ;

qu’elle vous fuye, & qu’elle vous haïsse ; que ferez vous ? Je mourray sans doute, luy repliquay-je : Mais aussi, pousuivis-je, si elle ne sçait point que je l’aime ; si je ne le luy dis jamais ; & que mes Rivaux plus heureux & plus hardis que moy, luy parlent de leur amour, voulez vous qu’elle devine la mienne, & qu’elle me recompense d’une chose qu’elle ignorera ? Je veux, me repondit-il, qu’elle la sçache ; mais je veux que ce soit d’une façon, qui ne luy puisse déplaire : & que son cœur soit desja un peu engagé, quand vous luy direz ouvertement, qu’elle possede le vostre. Mais qui l’engagera, luy repliquay-je, cét illustre cœur d’Amestris ? vos soings ; vos services ; vostre respect ; & vostre silence, me respondit-il ; au lieu que les autres se feront haïr par leurs importunitez. Et puis, adjousta-t’il encore, croyez Aglatidas, que bien que je n’aye connu l’amour, que par le raport d’autruy ; comme j’ay examiné cette passion en elle mesme ; connoissant sa cause, je puis dire que j’en connois les effets. Soyez donc assuré, que puis que vous aimez, Amestris le sçait : l’amour est un feu qui brille aussi bien qu’il brusle, en tous les lieux où il se rencontre : & personne ne le fait naistre sans s’en apercevoir. Ainsi Aglatidas, mettez vous l’esprit en repos de ce costé là, & songez seulement à trouver les voyes de servir la Personne que vous adorez : & de luy faire adroitement deviner vostre amour sans la luy dire. Tant y a, Seigneur, que l’artificieux Arbate sçeut si bien manier mon esprit, qu’il me fit resoudre, à ne descouvrir point ma passion, plus ouvertement que j’avois fait. Car encore que toute la Cour me soubçonnast d’estre amoureux, je ne l’avois advoüé qu’à Arbate : & tant d’autres le paroissoient estre autant que moy ; que cela ne

m’empeschoit pas de pouvoir demeurer dans les termes que mon infidelle Amy me prescrivoit. Je luy promis donc, de me conduire par ses ordres : & luy me promit aussi, de faire tout ce qu’il pourroit pour m’oster le plus dangereux de mes Rivaux : ne jugeant pas, adjoustoit il finement, que ce dessein fust advantageux à Megabise son Frere.

En effet, il s’aquita admirablement de cette promesse : Mais helas ! ce fut pour son interest & non pas pour le mien, comme vous sçaurez apres. Or Seigneur, la veritable raison qui l’empeschoit de retourner si tost chez Amestris, n’estoit pas seulement pour me cacher l’amour qu’il avoit pour elle ; mais encore afin que les conseils qu’il prentendoit donner à Megabise, ne luy fussent point suspects. Il fut donc un matin à sa chambre, où il le trouva seul : d’abord il luy parla de cent choses indifferentes : & faisant semblant de le vouloir quitter, il luy demanda où il passeroit le jour ? Megabise qui ne voyoit pas l’artifice de son Frere, luy respondit ingenûment, que ce seroit chez Hermaniste : Vous deviez plustost dire chez Amestris (respondit Arbate en sous-riant, & en se r’aprochant de luy) car quelque vertu qu’ait Hermaniste, si Amestris estoit sans beauté, vos visites ne seroient pas si frequentes chez Artambare. Il est vray, respondit Megabise : Mais que fais-je, que toute la Cour ne fasse aussi bien que moy ? Aglatidas mesme qui est vostre Amy particulier, n’est-il pas aussi assidu aupres d’Amestris que je le suis ? Ouy, repliqua le malicieux Arbate ; & pleust au Ciel que la chose ne fust pas ainsi : car aimant son repos comme je fais, je voudrois qu’il ne s’amusast pas à un dessein qui ne

peut estre fort advantageux, à ceux qui s’y opiniastreront. Je sçay bien, repliqua Megabise, que l’amour est une passion inquiette, qui ne donne pas mesme de plaisirs tranquiles : mais apres tout, si Arbate la connoissoit par experience, il pleindroit peut-estre moins qu’il ne fait, ceux qui en sont possedez : & sçauroit que les peines de l’amour, toutes rigoureuses qu’elles sont ; ont plus de douceur, que tous les autres plaisirs du monde, qui ne sont pas causez par cette passion. Celle où vous vous engagez, est pourtant si dangereuse, respondit Arbate, qu’il n’est rien que je ne fisse pour vous en guerir, s’il estoit en mon pouvoir : commencez par Aglatidas, interrompit Megabise en embrassant son Frere ; & croyez que je vous seray plus obligé de sa guerison, que de la mienne. Il ne tiendra pas à moy, repliqua Arbate ; & j’ay peut-estre desja plus fait, aupres de luy qu’apres de vous. He Dieux, reprit Megabise, seroit-il bien possible que vous pussiez empescher Aglatidas, de me nuire apres d’Amestris ? Je feray sans doute, respondit Arbate, tout ce qui sera en mon pouvoir, afin qu’Aglatidas ne nuise point aux Amants d’Amestris : Mais ne vous y trompez pas ; & sçachez que ce n’est point avec intention, que Megabise en profite. Au contraire je souhaite de tout mon cœur, qu’il ne nuise non plus aux autres, que je veux qu’Aglatidas luy nuise. Et que voulez vous donc ? repliqua Megabise ; je veux, respondit Arbate, que vous faciez effort pour vous deffaire d’une passion, qui en general a beaucoup de foiblesse : & qui en cette rencontre particuliere, vous peut donner beaucoup de peine inutilement. Car enfin, poursuivit-il, vous avez un dessein que cent autres ont comme vous : & de plus, vous servez une Personne,

de laquelle il n’est pas aisé de toucher le cœur. La difficulté, respondit Megabise, est ce qui fait vivre l’Amour : Ouy, repliqua Arbate ; mais l’impossibilité le doit faire mourir. Il est vray, respondit Megabise : mais où voyez vous qu’il soit impossible à un homme de ma condition, d’espouser la fille d’Artambare ? Je ne tiens pas, repliqua Arbate, absolument impossible à Megabise d’espouser Amestris : mais je ne pense pas qu’il luy soit aussi aisé d’en estre aimé. Car j’ay sçeu par Aglatidas, poursuivit-il, qui s’en est assez bien informé, qu’Amestris malgré toute cette modestie qui paroist en elle, aime si passionnement sa beauté, qu’elle en est absolument incapable de rien aimer autre chose, Or mon Frere, croyez vous que ce soit estre fort heureux, que d’espouser une Femme, qui preferera tousjours son Miroir à son Mary ? & qui n’a l’ame sensible, que pour ses propres attraits. De plus, ne songez vous point (poursuivit-il, en prenant un visage encore plus serieux) qu’Amestris est fille d’Artambare ? c’est à dire d’un homme exilé depuis dix-huit ans : & qui n’a fait sa paix, parce que Ciaxare qui le haït tousjours, à cause de la Reine de Perse sa Sœur, n’est pas maintenant icy. Et ne songez vous point, qu’Astiage estant extrémement vieux, Artambare est exposé à sortir d’Ecbatane, le jour mesme que Ciaxare quittera la Capadoce, & viendra prendre la Couronne de Medie ? Imaginez vous Megabise, quel plaisir vous auriez alors, en ce changement de Regne, de vous aller confiner dans la Province des Arisantins, avec une personne insensible, qui auroit destruit vostre fortune au lieu de l’establir : & qui n’estant peut-estre desja plus belle (

(car cent choses aussi bien que l’âge, peuvent destruire la beauté) ne contribueroit plus rien à vostre satisfaction. Ha mon Frere, s’escria Megabise, Amestris sera belle eternellement ! ainsi faites seulement que je l’espouse, & ne vous mettez pas en peine de mon bon heur. Que je sois exilé, ou qu’elle soit insensible, il ne m’importe : si nous sommes bannis ensemble, je joüiray de mon bon heur avec plus de liberté : & si elle est incapable de rien aimer, je seray delivré de tout sujet de jalousie. De sorte que quoy qu’il en soit, si vous m’aimez, servez moy dans ma passion ; & ne vous y opposez plus. Vous me demandez, respondit Arbate, ce que je ne feray pas : car enfin nous ne devons pas donner du poison à nos Amis phrenetiques lors qu’ils nous en demandent : principalement quand nous avons beaucoup d’interest à ce qui les touche. Insensible Frere, s’escria de nouveau Megabise ; je voudrois presque que vous fussiez mon Rival, pour vous punir de cette humeur severe, qui vous fait condamner ma passion : & pour vous apprendre par vostre propre experience, ce, que l’amour n’est pas une chose volontaire. Vous vous repentiriez bien tost de vostre souhait, reprit Arbate, si vous croiyez qu’il peust estre possible : mais du moins, poursuivit-il, advoüez moy que vous estiez plus heureux quand vous estiez libre, que vous ne l’estes presentement : & promettez moy en suitte, que vous essayerez durant quelques jours, de rompre vos chaines. Je ne pense pas le pouvoir faire, reprit Megabise ; mais pour ne vous refuser pas toutes choses, je vieux bien vous promettre celle-là : quoy qu’à vous dire la verité, ce soit ne vous promettre rien. Arbate voyant qu’il ne pouvoit gagner davantage sur l’esprit de Megabise,

le quitta à cét instant : resolu de chercher toutes les voyes possibles de satisfaire son amour, aux despens de celle de son Frere & de son Amy. Je veux croire, comme il l’a dit depuis, qu’il fut forcé à faire tout ce qu’il fit, par une passion fort violente, & qu’il ne se rendit pas sans combattre : Mais je suis pourtant persuadé, que l’amour quelque forte qu’elle puisse estre, ne doit jamais rien faire faire contre l’honneur, ny contre la probité : & que cette passion toute noble, ne peut, & ne doit point servir d’excuse à une mechante action. Cependant Arbate se trouvoit en un assez estrangge estat : il estoit amoureux d’une Personne qu’il n’osoit aller voir, de peur que le changement de sa vie retirée ne parust trop grand, & ne devinst suspect, & à son Frere, & à moy. Il avoit une amour violente qu’il n’osoit descouvrir : il avoit deux Rivaux qu’il aimoit, & qu’il devoit aimer : son Frere le prioit de ne luy nuire pas ; & il m’avoit promis de me servir : il m’assuroit qu’il faisoit tout ce qu’il pouvoit, pour guerir Megabise de sa passion : & il disoit aussi à Megabise, qu’il en vouloit delivrer Aglatidas : comment donc fera-t’il, pour voir Amestris ; pour trahir son Frere ; pour tromper son Amy ; & pour s’establir à leur prejudice ? Il sçait qu’ils sont inseparables d’Amestris qu’elle voye prendra-t’il donc, pour la pouvoir visiter tous les jours, sans leur devenir suspect l’un ny à l’autre ? & de quel artifice pourra-t’il user, pour venir à bout de son dessein ? Preparez vous Seigneur, à entendre la plus signalée trahison, dont l’amour ait jamais fait adviser personne : & soyez persuadé, que vous ne laisserez pas d’estre surpris, de celle que j’ay à vous raconter. Arbate fut donc quelques jours à me dire qu’il faisoit tous ses efforts, pour guerir son Frere de sa passion : & en effet

comme la chose estoit vraye, il me la fit sçavoir si precisément, que je n’en doutay point du tout : & je luy en fus si obligé, que je pense que si apres cela il m’eust descouvert son amour, & qu’il m’eust dit qu’elle estoit née depuis le tesmoignage d’amitié que je croyois qu’il m’eust rendu ; je me serois resolu à la mort, afin de luy pouvoir ceder Amestris : tant il est vray que je suis sensible aux bien-faits & à la generosité. Mais pendant qu’Arbate m’amusoit durant quelque temps, à me raconter tout ce qu’il disoit à Megabise, & tout ce que Megabise luy respondoit : il changea de Personnage avec son Frere : & peu à peu feignant de se laisser toucher à la compassion ; il joüa si bien, que Megabise en fit le plus cher Confident de son amour. Il luy demandoit donc conseil en toutes choses : & ne se laissoit plus conduire que par ses ordres non plus que moy. Et comme Arbate ne craignoit rien tant, sinon que Megabise & moy nous trouvassions seuls aupres d’Amestris ; & que de plus, ce qu’il projettoit avoit besoin que nous nous trouvassions souvent aupres d’elle ; il ne manquoit jamais d’advertir Megabise, de l’heure où je devois aller chez Amestris : & de me donner advis à mon tour, de celle où son Frere s’y devoit rendre. De sorte que depuis qu’il se mesla de nos affaires : nous ne la vismes jamais plus l’un sans l’autre : & l’amour & la jalousie luy firent plus craindre un Rival tout seul aupres d’Amestris, que plusieurs ensemble. Neantmoins il avoit eu cette prudence, de me prier & pour son interest, & pour le mien, de ne quereller pas son Frere : & de m’assurer tousjours en la parole qu’il me donnoit, qu’il faisoit toutes choses possibles, pour ruiner

les desseins de Megabise : qui aussi bien, me disoit-il, ne luy plairoient pas : quand mesme je n’y eusse point eu de part. Il avoit aussi dit à son Frere, qu’il ne faloit pas me faire une querelle legerement : parce que durant qu’il seroit forcé de s’esloigner apres un combat, d’autres pourroient profiter de son absence. Nous vivions donc de cette sorte : Megabise se pleignant fort, de l’obstacle eternel que je luy aportois : & me pleignant aussi beaucoup de celuy qu’il me faisoit. Pour Amestris, elle vivoit avec une sagesse & une retenuë si grande, que la vertu mesme n’eust pû trouver rien à redire à toutes ses actions : il est pourtant certain, que quelque égalité qu’elle peust aporter, à la civilité qu’elle avoit, pour tous ceux qui l’aprochoient : l’on remarquoit toutefois que Megabise & moy, avions un peu plus de part en son estime, que tout le reste du monde ; & qu’Otane, que vous avez peut-estre veû à la Cour de Medie, estoit le plus méprisé & le plus haï. En mon particulier, il ne me sembloit pas que je fusse mieux avec elle, que beaucoup d’autres y estoient : & il me sembloit mesme, que Megabise y estoit un peu mieux que moy : de sorte que je ne pouvois m’empescher de m’en pleindre eternellement à Arbate. Megabise de son costé, croyoit que j’estois mieux traité que luy, & s’en pleignoit aussi à son Frere : qui enfin se détermina à nous trahir également. Un soir donc qu’il estoit dans ma chambre, & que nous y estions seuls ; mon cher Arbate, luy dis-je, jusques à quand m’entretiendrez vous d’esperance ? & jusques à quand seray-je persecuté, par la passion de Megabise ? Pourquoy faut-il, disois-je, que les yeux d’Amestris ayent esté choisir le Frere de mon Amy,

pour s’en faire un Amant ? & un Amant qu’ils regardent un peu trop favorablement, si ma jalousie ne m’abuse. Ha mon cher Arbate, luy disois-je, si Megabise n’estoit pas ce qu’il vous est, qu’il y auroit desja long temps que mon Espée m’auroit fait raison, de l’injustice que l’on fait à mon amour, qui à precedé la sienne : & qui est peut-estre estre encore, plus fidelle & plus sincere. Arbate paroissoit alors fort touché, de mes pleintes & de ma douleur : tantost il me demandoit pardon du mal que son Frere me faisoit : tantost il me remercioit, du respect que j’avois pour nostre amitié : tantost il me prioit de continuer. Apres, il me demandoit ce que je voulois qu’il fist ? puis tout d’un coup, me regardant d’un visage un peu troublé ; Voyez vous Aglatidas, me dit-il, si Arbate n’aimoit, & n’aimoit autant que l’on peut aimer ; il ne vous feroit pas la proposition qu’il vous va faire : & ne se porteroit jamais à faire une trahison pareille à celle qu’il premedite. Sçachez donc, poursuivit-il, que je ne sçay plus qu’une voye, que je tiens presque infaillible pour rompre les desseins de Megabise pour Amestris. Ha mon cher Arbate, m’écriay-je, tentons la promptement, cette bien heureuse voye, si elle me peut delivrer d’un si redoutable Rival. Vous sçavez, me dit-il que Megabise m’aime avec une tendresse estrangge : de sorte que peut-estre fera-t’il pour mes interests & pour ma conservation, ce qu’il n’a pas voulu faire, pour mes prieres & pour mes raisons. Il faut donc, poursuivit-il, que je luy paroisse durant quelques jours, plus inquiet & plus melancolique qu’à l’ordinaire : & que lors qu’il m’en demandera la cause, apres m’en estre fait presser plus d’une fois ; je luy die que je suis amoureux d’Amestris : & que tous les soins que j’

ay aportez à le guerir de cette passion ; n’estoient que parce que je ne pouvois vaincre la mienne. Qu’en suitte, je le prie, & je le presse de prendre quelque soing de ma vie : & qu’avec des larmes & des soupirs, je tasche de l’obliger à souffrir, que je luy dispute cette victoire, s’il ne me la veut pas ceder. Je sçay, poursuivit-il, que Megabise a l’ame tendre, & qu’il ne luy sera pas aisé de me resister : je rougis mon cher Amy, adjousta le malicieux Arbate, de vous proposer une si noire trahison : Mais que ne fait-on point quand l’on aime bien ? Mais mon cher Arbate, (luy dis-je l’embrassant, & craignant qu’il ne s’offençast de ce que j’allois luy dire) si l’amitié que vous avez pour moy, est assez forte pour vous obliger à tromper Megabise ; que ne feriez vous point, & à Megabise ; & à Aglatidas, si vous deveniez amoureux d’Amestris ? Et ne dois-je point craindre qu’en feignant de l’estre, vous ne le soyez enfin effectivement ? C’est donc ainsi (reprit l’artificieux Arbate, tesmoignant estre un peu irrité) que vous recevez les preuves de mon affection ? Mais prenez garde Aglatidas, me dit-il, que si je demeure dans les simples bornes de la raison, je ne me trouve obligé, de servir Megabise contre vous : & de preferer en effet, les droits du sang à ceux de l’amitié. Arbate prononça ces paroles d’un visage si serieux, que j’eus peur de l’avoir fasché : de sorte que faisant un effort sur moy, je taschay de me fier en ses promesses : & je luy dis tant de choses, que sa feinte colere s’appaisa ; & il m’en respondit de si adroites, que ma crainte s’en dissipa presque entierement. Je vous advoüe, Seigneur, que d’abord cette proposition m’estonna : mais voyant l’utilité que j’en devois recevoir ; & sentant bien

enfin, que je ne souffrirois jamais, que l’on m’ostast Amestris sans m’oster la vie : je creus qu’il valoit mieux avoir recours à l’adresse qu’à la force : & je consentis à ce qu’Arbate voulut, sans avoir presque ny soubçon, ny jalousie : ne pouvant m’imaginer qu’il fust amoureux : & craignant seulement un peu qu’il ne le devinst. Cependant comme ce n’estoit pas encore assez pour luy, d’avoir la liberté de voir Amestris, sans que je le trouvasse mauvais, s’il n’avoit le mesme advantage dans l’esprit de son Frere ; il le fut trouver le lendemain au matin, & le trompa aussi bien que moy, presque de la mesme façon qu’il m’avoit trompé : quoy que les raisons dont il se servit ne fussent pas toutes semblables. Il fut donc chercher Megabise, dans les jardins du Roy, où l’on luy dit qu’il estoit : comme il l’eut trouvé, que faites vous icy ? luy dit-il, mon Frere ; pendant qu’Aglatidas est peut-estre chez Amestris : Du moins, poursuivit-il, m’assura-t’il hier au soir, qu’il iroit ce matin chez Artambare. Vous feriez bien mieux, luy respondit brusquement Megabise, de n’estre plus son Amy, & de l’abandonner à ma fureur & à ma jalousie, que de m’advertir comme vous faites des soings qu’il rend à Amestris. Aussi bien ne pensay-je pas, que je puisse avoir long temps cette complaisance pour vous : & ma patience se lasse enfin de voir eternellement Aglatidas aimé d’Arbate, & favorisé de la personne que j’aime. Aglatidas, adjousta-t’il, qui est le seul que je crains de tous mes Rivaux ; & le seul que l’on me prefere. Arbate fit alors le surpris & l’estonné : & regardant Megabise, quoy mon Frere, luy dit’il, vous voudriez que je rompisse avec Aglatidas, parce qu’il est vostre Rival ! luy qui est assez genereux, pour ne rompre pas avec

moy encore que vous soyez le sien, & que je sois vostre Frere : Mais qui au contraire, m’a cent & cent fois demandé pardon, de ce que son malheur l’avoit engagé à aimer Amestris. De plus, il l’a aimée auparavant que vous la connussiez : & il m’avoit mesme donné quelque legere esperance ces jours passez, de & guerir de cette passion ; pour l’amour de vous & de moy. Cependant à ce que je voy (poursuivit l’artificieux Arbate, feignant d’estre en colere, & de s’en vouloir aller) vous recevez si mal les bons offices que l’on vous rend, qu’il ne vous en faut plus rendre. Ha mon Frere ! (s’escria Megabise en le retenant) pardonnez à un malheureux, qui n’a pas l’usage de sa raison : & ne l’abandonnez point dans son desespoir. Je voy que vous aimez si fort mon Rival, poursuivit-il, que j’ay pensé vous prendre pour luy ; & malgré moy, & presque sans que je m’en sois aperçeu, la colere m’a surpris : & m’a peut-estre forcé de vous dire quelque chose qui vous a dépleu. Mais pardonnez le moy, je vous en conjure : & s’il est vray que vous m’aimiez, & que mesme vous aimiez Aglatidas ; ostez luy l’amour qu’il a pour Amestris, car je ne la puis plus souffrir : & il faut que je meure, ou qu’il cesse de l’aimer, de quelque façon que ce soit. Vous estes bien violent, luy repliqua Arbate ; & quelle apparence y a-t’il, de pouvoir servir un homme incapable de raison, & qui veut que l’on renonce à toute sorte de generosité, pour contenter sa passion déreglée ? L’amour, reprit Megabise, excuse presque toutes sortes d’injustices : souvenez vous de ce que vous dites, reprit Arbate, & voyons un peu si pour empescher que je ne sois exposé à voir mon Frere & mon Amy l’espée à la main l’un contre l’autre ; il

me sera permis de faire une trahison à Aglatidas, en faveur de Megabise. A ces mots Arbate se teût : comme pour mieux examiner en soy mesme, la proposition qu’il avoit à faire : (car Megabise l’a raconté depuis ainsi à plusieurs personnes) & apres avoir un peu resvé, il reprit la parole d’un ton plus serieux. Jusques icy mon Frere, luy dit-il, je n’ay employé contre Aglatidas, que des raisons qui le regardoient, pour le dissuader de sa passion : ou qui vous regardoient vous, pour qui il n’a pas sans doute mesme amitié que pour moy. Mais aujourd’huy que je voy vostre amour devenir extréme : & que je crains qu’en voulant respecter l’affection que j’ay pour Aglatidas, je ne hazarde sa vie ; je veux suivant vos maximes, agir pour ce que j’ayme, sans considerer si la chose est juste, ou si elle ne l’est pas. Je veux donc, luy dit-il, faire une fausse confidence à Aglatidas : luy demander pardon d’un secret que je luy ay fait : luy dire que lors que je l’ay voulu retirer de son amour, ç’a esté pour mon interest, & non pas pour le sien, ny pour le vostre : & enfin le prier & le presser, de souffrir que j’ayme & que je serve Amestris, comme cent autres l’aiment & la servent. Luy representant qu’il y va de ma vie & de mon repos : & le conjurant mesme avec des larmes, de ne me haïr pas, & de ne me desesperer point. Mais qu’esperez vous de cette fourbe ? luy repliqua Megabise ; J’espere, respondit Arbate, que peut-estre me cedera-t’il Amestris : ou que du moins estant persuadé que j’en seray amoureux, il ne trouvera point estrangge que je la voye : & ne soubçonnera point que je ne seray aupres d’elle que pour vous y servir. Ha mon Frere, interrompit Megabise, si Aglatidas sçait aimer, il ne vous la cedera pas, & vous la disputera aussi

bien qu’à moy : vous aurez du moins cét avantage, reprit Arbate, que vous aurez tousjours une personne fidelle aupres d’Amestris, qui destruira tous les desseins de vostre Rival : & qui avancera tous les vostres. Vous avez raison, reprit le trop credule Megabise ; mais mon Frere, adjousta-t’il, je vous ay veû une fois chez Amestris : ne seroit-ce point, que vous l’aimeriez un peu ? Quand je suis arrivé icy, reprit Arbate en sousriant, j’aimois trop vostre Rival : & à la fin de la conversation, il s’en faut peu que vous ne me croiyez amoureux de vostre Maistresse. Encore une fois Megabise, adjousta-t’il, voyez si vous voulez que je vous serve, ou si vous ne le voulez pas : car pour moy, vous m’obligerez fort, de me dispenser de faire une infidelité à mon Amy. Megabise voyant une si grande indifference dans l’esprit d’Arbate, se r’assura : & il ne soubçonna point en effet, qu’un homme qui tesmoignoit aimer tant Aglatidas, & l’aimer tant luy mesme ; peust jamais aimer Amestris. Tant y a Seigneur, qu’il le deçeut comme il m’avoit deçeu : Et qu’il se vit alors au point où il s’estoit tant desiré. Car enfin il m’assura qu’il avoit dit la chose dont nous estions convenus à son Frere : il me representa sa douleur & son desespoir : & me dit en suitte, que Megabise ne luy avoit pas voulu promettre de ne voir plus Amestris : mais qu’il luy avoit permis de la voir : & de tascher de s’en faire aimer. Luy jurant que s’il remarquoit que cette belle Fille le traitast mieux que luy, il s’en retireroit absolument : & le laisseroit en paisible possession de son bonheur. Or Seigneur, ce qu’Arbate me dit à moy, il le dit à Megabise : & luy persuada que j’aurois cette defference pour luy, de luy ceder Amestris, dés qu’il sembleroit estre assez

bien avec elle : & qu’alors il la luy cederoit à son tour : & qu’ainsi rien ne s’opposeroit plus à sa joye. De sorte donc, nous disoit-il separément, qu’il n’y a plus rien à faire, sinon que je voye Amestris avec assiduité : que je tasche de gagner son estime ; & de l’obliger à quelque civilité particuliere. Mais, luy dis-je, mon cher Arbate, si elle venoit à vous aimer tout de bon durant cette feinte, que ferions nous ? Je ne crains pas cela (me respondit-il ; & sans doute ce n’estoit pas ce qu’il craignoit) car mes propres deffauts ne m’asseurent que trop du contraire. Et puis, adjoustoit-il, je vous promets que tant que je seray seul aupres d’elle, je ne luy parleray que de vous ; & de cette façon, il n’y a rien à harzarder. En un mot, Seigneur, Arbate sçeut si bien conduire l’esprit de Megabise & le mien, que nous consentismes qu’il vist Amestris, & qu’il en fust presque inseparable.

Je vous laisse à juger si jamais il y a eu une pareille avanture : & si jamais il y eut un fourbe plus heureux qu’Arbate le fut durant quelques jours. Car comme je croyois que Megabise se retireroit, dés qu’il connoistroit qu’Arbate seroit mieux traité que luy ; je faisois des vœux pour cela : & Megabise de son costé, ayant les mesmes sentimens, faisoit aussi les mesmes souhaits. Si bien que de cette façon, nous servions tous deux nostre plus grand ennemy, & nostre plus redoutable Rival : & durant qu’il travailloit à nostre ruine, nous luy rendions grace, comme s’il eust estably nostre felicité. Le voila donc tous les jours chez Amestris, qui le reçevoit tres-civilement : il sembloit mesme qu’elle tesmoignoit luy avoir plus d’obligation de ses visites, qu’à tout le reste du monde : à cause que ce n’estoit qu’à sa consideration, qu’il avoit

quitté sa solitude, & qu’il avoit changé de vie. Il parloit avec Amestris autant qu’il vouloit, & avec beaucoup plus de liberté que pas un de nous : car comme nous estions persuadez l’un & l’autre, que lors qu’il luy parloit seul, il luy parloit à nostre advantage ; nous luy en facilitions les moyens : & luy fournissions nous mesmes des Armes pour nous destruire. Car au lieu d’employer ces precieux moments où il estoit seul aupres d’elle, à l’entretenir de Megabise ou de moy ; il s’en servoit à tascher de se mettre bien dans l’esprit d’Amestris. Mais pendant les premiers jours, ce fut d’une façon si adroite & si respectueuse, qu’elle ne s’en pût pas fascher : & si elle soubçonna qu’il eust de l’amour ; elle creut aussi qu’il ne luy en donneroit jamais de tesmoignages qui luy pussent desplaire. Elle vescut donc avec luy, avec beaucoup de retenuë ; mais pourtant, comme je l’ay dit, avec beaucoup de civilité : parce qu’en effet il en estoit digne, & par sa condition, & par son esprit. Megabise luy demandoit tous les jours, si je ne commençois point de changer de sentimens ? & je luy demandois aussi fort souvent, si son Frere n’auroit pas bien tost pitié de sa pretenduë passion ? A cela il respondoit à l’un, qu’il commençoit d’en avoir quelque esperance : à l’autre, qu’il ne sçavoit encore qu’en esperer : à l’un, que la chose estoit possible, mais difficile : à l’autre, que malgré la difficulté, il en viendroit pourtant à bout : & à tous les deux, qu’il ne faloit rien precipiter, si l’on vouloit qu’il peust agir utilement : & qu’il faloit luy donner tout loisir de prendre son temps, pour pouvoir faire reüssir la chose. Bref, Seigneur, ce fourbe conduisoit si bien son entreprise, que nous le servions l’un &

l’autre, au lieu qu’il nous devoit servir : & que nous luy rendions mille graces, lors qu’il nous assassinoit. Nous nous trouvasmes plusieurs fois tous ensemble chez Amestris : & plusieurs fois aussi Megabise & moy souffrismes ce que l’on ne peut s’imaginer. Car tantost nostre seule passion nous desesperoit par sa violence : tantost la jalousie s’y joignoit : Megabise craignoit que son Frere ne me servist au lieu de luy : j’aprehendois aussi qu’Arbate ne me trahist pour le favoriser : & il y eut aussi quelques moments, où nous craignismes ce que nous devions croire : & où nous aprehendasmes qu’Arbate ne fust amoureux, ou ne le devinst. Je pense que vous vous souvenez bien que je vous ay dit, que par les ordres de mon infidelle Amy, je n’avois osé parler ouvertement de ma passion à Amestris. Mais bien que je les eusse suivis exactement, j’ose dire que cette belle Personne, n’ignoroit pas le pouvoir que ses beaux yeux avoient sur mon cœur : puis qu’encore que ma bouche ne revelast pas le secret de mon ame ; toutes mes actions ; tous mes regards ; & mesme toutes mes paroles les plus indifferentes ; ne laissoient pas d’avoir je ne sçay quoy, qui faisoit connoistre assez clairement, la violence de mon amour : principalement à une personne qui estoit prevenuë de quelque legere inclination, à juger de toutes choses à mon advantage. Je suis obligé de dire pour justifier Amestris, de la bonté qu’elle a euë pour moy, que si elle me souffrit, ce fut parce qu’elle connut qu’Artambare & Hermaniste le souhaitoient : estant certain qu’ils avoient desiré, comme nous l’avons sçeu depuis, que je m’attachasse à la servir. Ce fut aussi parce que j’estois le premier homme de la Cour, qui eust eu l’honneur de la connoistre :

que de plus, je ne luy avois jamais rien dit qui luy peust desplaire : & que j’avois cherché avec beaucoup de soing, toutes les occasions de la divertir. Neantmoins cette petite disposition à ne me haïr pas, qui estoit dans le cœur d’Amestris, ne me rendoit pas plus heureux en ce temps-là : parce qu’elle avoit une sagesse si severe : & une civilité si prudente ; qu’aucun ne pouvoit croire raisonnablement, estre bien dans son esprit : ny craindre aussi fortement d’y estre mal : tant elle avoit d’adresse, & de jugement en sa conduite. Cependant j’ose dire, qu’Arbate tout heureux qu’il estoit dans sa fourbe, avoit quelques facheux moments : car lors qu’il se voyoit aupres d’Amestris, entre Megabise & moy ; je tiens impossible qu’il n’eust quelque remords, de trahir son Frere & son Amy tout ensemble : & qu’il n’aprehendast quelque-fois, la fin de cette advanture. Ce n’est pas qu’il n’eust preveû toutes choses : & que si son dessein eust reüssi, il n’eust songé à ce qu’il avoit à nous dire. Il avoit donc eu intention, dés qu’il auroit pû s’assurer de l’esprit d’Amestris ; de nous demander pardon à tous deux ; de feindre qu’il seroit devenu amoureux d’elle, en la voyant pour l’amour de nous : & de tesmoigner une si grande douleur de cét accident, qu’il nous en eust fait pitié. Il s’estoit imaginé aussi, que du costé de son Frere, il n’avoit rien à craindre pour sa vie : & il avoit creû que nostre amitié, & le respect que j’aurois pour Amestris, m’empescheroient de faire esclatter la chose : & puis apres tout, cette belle Personne valoit bien la peine de s’exposer à avoir une querelle. C’estoit donc de cette sorte, qu’Arbate avoit formé ses desseins : mais la Fortune qui se mesle de tout, en disposa autrement.

Il y avoit desja

quelque temps, que nous vivions de la façon que je vous ay dit, lors qu’Arbate se trouvant persecuté de son Frere & de moy ; & jugeant qu’il estoit assez bien avec Amestris, pour chercher les voyes de l’entretenir de sa passion, plus ouvertement qu’il n’avoit fait, forma le dessein de luy en parler : & peu de temps apres, il en fit naistre une occasion tres-favorable. Il dit à Megabise & à moy separément, qu’enfin il estoit resolu de sçavoir, qui de nous deux estoit le mieux dans l’esprit d’Amestris : mais que pour cela, il faloit que nous n’allassions point chez elle durant deux jours : afin qu’il ne manquast pas de trouver les moyens de l’entretenir en particulier : & de tascher de descouvrir en luy parlant de l’un & de l’autre, la privation de la veüe duquel luy estoit la plus sensible. Nous luy accordasmes tout ce qu’il voulut : quoy que de mon costé ce ne fust pas sans beaucoup de peine. Il fut donc chez Amestris, à la quelle il ne pût parler le premier jour, qu’en presence de beaucoup de monde. Joint qu’il y vint alors un de ses Amants apellé Otane, le plus mal fait ; le plus haïssable, & le plus haï de toute la Cour, quoy qu’il eust assez d’esprit, lequel ne partoit presque plus de chez elle. Ce n’est pas qu’Amestris n’eust une aversion estrangge pour luy : mais comme c’estoit un homme de qualité, Artambare n’osoit le bannir de sa Maison : & ce fut principalement celuy-là, qui empescha Arbate de pouvoir parler, le premier jour qu’il fut chez Amestris. Mais le lendemain il fut plus heureux : car il la trouva sans autre compagnie que celle de ses Femmes. Elle estoit mesme apuyée sur un Balcon, qui regarde le jardin : si bien qu’ainsi il pouvoit aisément luy dire tout ce qu’

il vouloit, sans estre entendu de personne. D’abord, la conversation fut de choses indifferentes : mais comme il avoit son dessein caché ; & qu’il vouloit la faire tomber insensiblement dans un discours, qui facilitast ce qu’il avoit à luy descouvrir ; Madame, luy dit il, je vous trouve aujourd’huy dans une solitude, qui ne vous est pas ordinaire : & qui ressemble fort à celle dont vous m’avez retiré. Je m’estimerois bien glorieuse, luy respondit-elle, si je pouvois croire que ce fust à ma consideration, que vous vous fussiez redonné à vos Amis : mais il y a bien plus d’aparence, que les persuasions, de Megabise & d’Aglatidas, ont enfin eu ce pouvoir sur vous : que de croire que j’y aye contribué quelque chose. Megabise & Aglatidas, reprit-il, n’ont pas tant de pouvoir sur moy que la belle Amestris : vous estes donc fort injuste, respondit elle ; car selon mon sens, ils ont bien plus de droit d’y en pretendre qu’Amestris : qui n’en veut avoir sur personne que sur elle mesme. Ce que vous vous reservez, Madame, repartit Arbate, vaut sans doute beaucoup mieux que tout le reste de vostre Empire : quoy que vous regniez absolument, sur tous ceux qui ont l’honneur de vous approcher : Et en mon particulier, je le prefererois tousjours à toutes les Couronnes du monde. Si la difficulté d’aquerir quelque chose, respondit elle, luy donne un nouveau prix, vous avez raison d’estimer celle-là : estant certain qu’il n’est pas aisé d’avoir jamais un pouvoir absolu sur le cœur d’Amestris. Ce seroit trop, Madame, que de vouloir regner Souverainement, en un lieu si glorieux, repliqua Arbate ; & je connois des gens, de qui l’ambition se contenteroit à moins : & qui se croiroient heureux, si on les advoüoit pour Esclaves.

Pour moy (repartit Amestris, sans croire encore qu’Arbate voulust s’expliquer plus clairement) je ne conseillerois jamais à personne, de donner ny de recevoir des chaines : & de mon consentement, nul de mes Amis ne sera jamais malheureux. Ha Madame, luy dit alors Arbate, demeurez tousjours dans un sentiment si juste, & ne vous en repentez jamais. Le repentir des choses equitables, respondit Amestris, seroit sans doute un crime, c’est pourquoy je n’ay garde d’y tomber. Cela estant ainsi, Madame, repliqua-t’il, comment souffrez vous qu’il y ait un homme au monde, qui vous adore avec un respect sans pareil ; & dans un silence dont la rigueur ne se peut exprimer ; sans adoucir ses malheurs, par un regard favorable ; vous qui dites que de vostre consentement, nul de vos Amis ne sera jamais malheureux ? Amestris fut quelque temps sans respondre : & ne sçachant si Arbate vouloit parler pour Megabise, pour moy, ou pour luy ; elle fut si surprise de ce discours, qu’elle ne sçavoit pas trop bien comment l’expliquer. Neantmoins le premier desordre de son esprit estant passé ; je ne sçay Arbate (luy dit-elle, d’un ton de voix un peu eslevé, ) si vous avez dessein suivant vostre humeur ordinaire, de me faire preferer la solitude à la conversation : mais je sçay bien que si la vostre ne change, elle m’obligera de vous conseiller d’aller chercher le repos dans vostre Cabinet : & de ne troubler plus le mien dans ma Chambre. Je ne le sçaurois plus trouver qu’aupres de vous (reprit precipitamment Arbate, qui estoit assez violent de son naturel, quoy qu’il parust froid & melancolique, à ceux qui ne le connoissoient gueres ; ) Je pense Arbate (luy dit alors Amestris, en le regardant avec

beaucoup de marques de colere dans les yeux) que vous ne me connoiſſez plus : Pardonnez moy Madame, luy reſpondit-il, je vous connois bien encore : & je ne puis ignorer, que vous ne ſoyez la plus belle, & la plus aimable perſonne du monde. Mais c’eſt vous, Madame, adjouſta-t’il, qui ne connoiſſez pas le malheureux Arbate : luy, dis-je, qui vous adore, comme l’on adore les Dieux. Luy qui ne conſidere que vous ; luy qui ne cherche que vous ; luy, dis-je enfin, qui meurt, & qui mourra mille fois, pluſtost que de vivre ſans eſtre aimé d’Ameſtris. Vous n’avez donc qu’à vous preparer à la mort, luy reſpondit-elle en l’interrompant ; car Ameſtris ne donne ny ſon eſtime, ny ſon amitié, à ceux qui perdent le reſpect qu’on luy doit. Eſt-ce manquer de reſpect que de vous adorer ? luy repliqua-t’il ; c’eſt en manquer, luy reſpondit-elle, que de me le dire. Devinez donc mes penſées comme les Dieux, reſpondit Arbate ; & comme les Dieux prevenez les vœux & les prieres : & accordez ce que vous ne voulez pas que l’on vous demande. Je n’accorde rien, dit-elle, à ceux qui s’en ſont rendus indignes : non pas meſme la compaſſion, que je n’ay guere acouſtumé de refuſer aux miſerables. Mais Arbate, pourſuivit Ameſtris, je ne veux pas que vous m’entreteniez davantage : & je vous deffends meſme de me voir jamais. En diſant cela, elle s’en voulut aller, mais il la retint : Puis que c’eſt la derniere fois, luy dit-il, que je dois avoir l’honneur de vous entretenir, Il faut Madame que vous m’eſcoutiez, tant que je voudray parler : & que je vous face connoiſtre Arbate pour ce qu’il eſt : afin qu’auparavant que vous l’ayez abſolument perdu, vous ſongiez bien ſi vous avez raiſon de le perdre. Je ne le connois que trop, luy repliqua-t’elle ; & il luy seroit plus advantageux, que je le connusse moins. Vous ne sçavez pourtant pas Madame, adjousta-t’il, que celuy qui vous parle, vous aime avec une telle violence, qu’il n’est point de crime qu’il n’ait commis pour vous : il a trahi ses Amis ; il a trahi ses plus proches ; il s’est deshonoré luy mesme ; & il n’est rien enfin qu’il n’ait fait, & qu’il ne soit capable de faire, pour posseder vostre affection : & pour empescher que personne ne la possede. C’est pourquoy Madame, poursuivit-il, je vous declare ce que j’ay fait, afin que vous connoissiez ce que je suis capable de faire. S’il y à quelqu’un de mes Rivaux, adjousta-t’il, qui vous déplaise, faignez de luy vouloir du bien, & je vous en defferay bien tost : mais si au contraire, continua-t’il encore, Megabise ou Aglatidas sont plus heureux que moy ; si vous les voulez conserver, cachez de telle sorte les sentimens advantageux que vous avez pour l’un ou pour l’autre ; que JE ne m’en aperçoive pas, & qu’ils ne s’en aperçoivent pas eux mesmes. Megabise & Aglatidas, repliqua Amestris, sont à mon advis plus sages que vous : Je ne sçay Madame, respondit-il, s’ils sont plus sages : mais je sçay bien que s’ils sont plus heureux, ils ne le seront pas long temps. A ces dernieres paroles, Amestris entra en une si grande colere, qu’il n’est rien de facheux & de rude, qu’elle ne dist à Arbate : qui se repentit sans doute plus d’une fois de sa violence, quoy que ce fust inutilement : cét homme si fin & si rusé, ayant perdu en cette rencontre, par la force de sa passion & de sa douleur, toute sa ruse & toute sa finesse. Ils en estoient là, lors que l’on advertit Amestris, qu’il venoit du monde pour la visiter : mais comme elle se sentoit l’esprit un

peu en desordre ; & qu’elle ne doutoit point qu’elle n’eust beaucoup de marques de despit & de tristesse sur le visage, que l’on auroit pû apercevoir ; elle quitta Arbate, & entra un moment dans sons Cabinet pour se remettre : pendant quoy il sortit de cette Chambre : mais si furieux & si desesperé, que jamais homme ne le fut davantage. L’affliction le posseda de telle sorte, que ne pouvant se resoudre de me voir non plus que Megabise : & ne sçachant pas encore ce qu’il vouloit faire ; il monta à cheval, & s’en alla aux champs pour quelque jours : ordonnant que l’on nous dist, qu’il luy estoit arrivé une affaire importante, qui l’avoit forcé de partir sans nous dire adieu & sans nous voir.

Cependant Megabise & moy qui ne sçavions rien de la verité ; & qui estions au desespoir, de ce qu’Arbate ne nous avoit point rendu conte de la conversation qu’il avoit euë avec Amestris, voulusmes aller chez elle le lendemain : mais l’on nous dit que l’on ne la voyoit pas : & qu’elle se trouvoit mal. Le jour d’apres nous y retournasmes encore, & nous la vismes : mais plus melancolique qu’à l’accoustumée. Il me sembla mesme qu’elle nous traita un peu plus froidement qu’à l’ordinaire : je vous laisse à penser Seigneur, quelle inquietude j’en eus : car comme je croyois qu’Arbate luy avoit parlé de moy, la derniere fois qu’il l’avoit entretenuë ; j’expliquois cela d’une maniere bien cruelle. Megabise de son costé, n’estoit pas plus en repos que j’estois, à ce que j’ay sçeu depuis : & nous passasmes l’apresdisnée avec beaucoup de chagrin. Mais admirez Seigneur, comment la Fortune dispose des choses ! durant que je m’affligeois de cette sorte, & que j’avois donné la conduitte de

mon amour, à un Amy qui me trahissoit ; mon Pere, sans que j’en sçeusse rien, travailloit à ma felicité, comme vous allez sçavoir. J’estois donc fort melancolique, & pour l’absence d’Arbate, & pour la froideur que j’avois remarquée sur le visage d’Amestris : lors que mon Pere m’ayant fait appeller, me proposa le mariage de la Fille d’Artambare, non seulement comme une chose qu’il souhaitoit ; mais comme une chose dont il avoit desja fait parler, & comme une chose presque faite. Seigneur, luy repliquay-je, ce que vous me proposez m’est trop advantageux, pour n’y consentir pas avec joye : mais croyez vous qu’Amestris ait les mesmes intentions ? Amestris, me respondit-il, n’en sçait encore rien : je ne laisse pourtant pas de croire qu’elle est trop bien née, pour desobeïr aux volontez de ses parens, que je sçay qui le desirent autant que moy. Seigneur, luy dis-je, je voudrois bien devoir Amestris à Amestris, & non pas à Artambare : C’est à vous, me repliqua mon Pere, à vous informer des ses sentimens : estant toujours bien aise, de ne trouver point de resistance aux vostres. Je vous laisse à juger Seigneur, quelle fut ma joye, à une si agreable nouvelle : elle fut si grande, que je ne la goustois qu’imparfaitement : & elle excita un trouble en mon ame, qui fit que je ne la sentis pas comme je devois. O Dieux, combien de fois souhaitay-je l’infidelle Arbate, pour estre le tesmoin de ma bonne fortune, & pour luy demander pardon, du desplaisir que Megabise en recevroit ! Cependant comme je trouvois un peu estrangge, que l’on me mariast avec Amestris, auparavant que je l’eusse entretenuë moy mesme de m ? amour ; j’en cherchay l’occasion le lendemain : & je fus assez heureux pour la rencontrer. M’estant

donc trouvé seul aupres d’Amestris, je remarquay qu’elle changea de couleur plus d’une fois : & je m’imaginay, comme il estoit vray, qu’elle sçavoit deja quelque chose de l’intention d’Attambare, touchant nostre mariage : comme en effet, il luy en avoit parlé, une heure avant que j’arrivasse aupres d’elle. Mais helas Seigneur, que cét aimable incarnant en l’embellissant, me donna d’estrangges inquietudes ! & que je craignis fortement, qu’elle n’eust de l’aversion, pour ce que je m’imaginois qu’on luy avoit proposé ! Madame, luy dis-je presque en tremblant, Aglatidas oseroit-il bien prendre la liberté, de demander à la belle Amestris, si les divers changemens qu’il voit sur son visage, sont d’un bon ou d’un mauvais presage pour luy ? Je pensois, dit-elle en rougissant encore plus fort, avoir entendu dire à nos Mages, que les hommes ne devoient consulter que les Astres, pour s’informer de leur fortune : & ne s’amuser pas à de si petites, & de si legeres observations. Je pense, luy repliquay-je, que ceux qui ont dessein de sçavoir s’ils seront riches, ou s’ils seront heureux à la guerre, doivent faire ce que vous dittes : mais je crois aussi que ceux qui ne veulent sçavoir autre chose, que ce qui se passe dans le cœur de l’adorable Amestris, ne doivent consulter que ses yeux : & ne doivent aprendre que d’eux, leur bonne ou leur mauvaise fortune. Amestris, me respondit elle, n’est pas assez considerable, pour faire le malheur, ou la felicité de quelqu’un : Mais quand cela seroit, Aglatidas la doit assez connoistre, pour croire qu’elle ne cherchera pas mesme la sienne, que par la volonté de ceux qui doivent raisonnablement disposer d’elle. Mais Madame, adjoustay-je, si ceux que vous dittes, souhaittoient de vous une chose, ou vous eussiez

de la repugnance, leur obeïriez vous sans murmurer ? Je le ferois sans doute, repliqua-t’elle, quand mesme j’en devrois perdre la vie : car je tiens bien plus advantageux pour moy de faire ce que je dois, que de faire ce qui me plaist. Cette vertu est bien severe, luy dis-je, & cette obeïssance me semble un peu trop aveugle : car Madame, quel desespoir seroit celuy d’un homme, qui auroit eu le bonheur d’estre choisi par vos parens, pour estre le Mary de la divine Amestris, s’il venoit à connoistre apres, qu’elle auroit obeï par contrainte ? Je cacherois si bien mes sentimens, respondit elle, qu’il ne connoistroit jamais : Ha Madame, luy dis-je, ne vous y abusez pas : c’est une chose qui ne sçauroit estre : c’est pourquoy, Madame, je vous conjure par tout ce qui vous est de plus venerable, & de plus sacré, de me dire ingenûment en quels termes je suis dans vostre esprit : car Madame, je ne crois pas estre assez malheureux, pour faire que vous ignoriez de quelle façon vous estes dans le mien. Ouy Madame, poursuivis-je, vous sçavez que depuis le premier moment que j’eus l’honneur de vous voir, je vous ay aimée avec une passion sans égale : que je vous ay servie avec un respect, tel que celuy que l’on a pour les Dieux : & que je vous ay adorée en secret, de toutes les forces de mon cœur. C’est donc à vous Madame, à m’apprendre si je dois esperer ou craindre : si vous me souffrez sans aversion, ou si vous m’endurez par complaisance : & c’est à vous enfin, à determiner de mon bonheur ou de mon infortune. Je vous ay desja dit, me repliqua-t’elle, que je n’ay point de pouvoir en ma propre felicité ; & par consequent, je n’en ay guere en celle d’autruy : mais Aglatidas, puis qu’un

commandement que je viens de recevoir d’Artambare & d’Hermaniste, me permet de souffrir avec bien-seance que vous me parliez de vostre affection : je vous diray avec beaucoup de sincerité, que le choix qu’ils ont fait me semble si avantageux pour moy, que j’en ay quelque confusion : & si vous avez remarqué quelque changement sur mon visage, ç’a esté sans doute par la honte que j’ay, de n’estre pas digne de l’honneur que vous me faites. Amestris prononça ces paroles avec tant de retenuë, qu’il me fut impossible de descouvrir ses sentimens : ce qui me mit en une inquietude si estrangge, & si bizarre ; que jamais l’on n’a entendu parler d’une pareille chose. En cét instant, je voulois presque mal à mon Pere, d’avoir si tost avancé mon bonheur : car, disois-je, le moyen de sçavoir si je suis aimé d’Amestris ? Amestris, reprenois-je, qui est la plus sage personne de toute la Terre : & qui vivroit bien avec l’homme du monde le plus mal fait, si elle l’avoit espousé. Tant y a Seigneur, que je fus si fort possedé de cette espece d’inquietude, que je ne pus la cacher à Amestris. Madame, luy dis-je, vous voyez devant vous le plus malheureux de tous les hommes tout ensemble : le plus heureux sans doute, adjoustai-je, par la glorieuse esperance, qu’Artambare a donné à mon Pere, de ne me refuser pas Amestris : mais le plus malheureux aussi, de ce que je ne puis sçavoir, si Aglatidas eust esté choisi par Amestris, quand Artambare ne l’eust pas choisi. Que vous importe, me respondit elle, de sçavoir une chose qui ne peut plus arriver, & que je ne sçay pas moy mesme ? Car comme j’ay tousjours creû fortement, que je ne devois pas disposer de moy ; je me suis contentée d’empescher

mon cœur d’estre capable d’aucune preocupation ; sans me determiner à rien, qu’à obeïr aveuglément. Si bien Madame, luy dis-je, que si l’on vous eust commandé de recevoir les services de Megabise ou d’Otane, vous n’eussiez pas desobeï ? Je vous l’ay desja advoüé si je ne me trompe, repliqua-t’elle ; Ha Dieux, m’escriay-je, Madame, pourquoy ne voulez vous pas que je sois heureux ? Je ne m’oppose point à vostre bonheur, respondit Amestris, s’il est vray que mon consentement y soit necessaire : Mais Madame (luy dis-je en l’interrompant) qui m’assurera que ce n’est point par contrainte que vous obeïssez : vous qui dites que vous obeïriez, quelque repugnance que vous y pussiez avoir ? Vous estes injuste, Aglatidas, me dit elle, de vouloir que je vous die mes sentimens, vous qui voulez que j’aye deviné tous les vostres : c’est pourquoy taschez de les descouvrir si vous pouvez : & contentez vous de sçavoir, qu’Artambare tient le cœur d’Amestris en sa puissance : & que s’il en dispose en vostre faveur, comme il y a beaucoup d’apparence qu’il le fera, vous y aurez un pouvoir absolu & legitime, que ri ? ne troublera jamais. Ce n’est pas encore assez Madame, luy dis-je, & je voudris sçavoir precisément, ce que vous pensiez d’Aglatidas, un moment auparavant qu’Artambare vous eust parlé en sa faveur : J’en pensois, me dit elle, sans doute ce que toutes les personnes raisonnables en pensent. Mais vous estoit-il absolument indifferent ? luy dis-je : Vous estes trop curieux (me respondit-elle en sous-riant, & en rougissant tout ensemble) & si je continuois de vous respondre, il seroit difficile que je ne disse quelque chose, qui seroit à vostre desavantage ou au mien.

Ce fut de cette sorte Seigneur, que cette sage & adroite Personne, se delivra de ma persecution : & qu’elle me guerit un peu de mon bizarre chagrin : Car il me sembla que de la façon dont elle m’avoit dit ces dernieres paroles : je pouvois les expliquer favorablement pour moy. Je me trouvay donc heureux : & si Arbate eust esté à Ecbatane, il me sembloit que je n’eusse rien eu à souhaiter. Cependant comme les personnes de condition, ne se marient jamais en Medie, sans le consentement du Roy ; Artambare & mon Pere tinrent encore la chose secrette durant quelques jours, afin de prendre leur temps à propos, pour la faire agreer à Astiage. Mais Seigneur, que ces jours furent heureux pour Aglatidas ! & quelles douceurs ne trouva-t’il point, en la conversation d’Amestris ! Car comme cette sage Fille avoit enfin reçeu un commandement de son Pere, de me regarder comme celuy qu’elle devoit espouser ; je trouvay dans son ame tant de complaisance ; & il me sembla y remarquer tant de tendresse pour moy ; que je puis dire que je fus pleinement recompensé par ces bien-heureux momens, de tous les maux que j’avois souffers. Elle ne voulut pourtant jamais m’advoüer, qu’elle m’eust aimé, ny qu’elle m’aimast : Mais en me permettant d’esperer, que cela pourroit estre un jour ; elle m’en dit assez pour me faire croire qu’elle ne me haïssoit pas. Artambare & mon Pere ayant alors trouvé l’occasion qu’ils attendoient, parlerent de nostre mariage au Roy, qui y consentit sans peine : parce qu’il ne sçavoit pas que Megabise qui avoit l’honneur de luy apartenir songeast à espouser Amestris. Le consentement d’Astiage ne fut pas plustost obtenu, que la chose fut sçeuë de toute la Cour : Megabise en estant

informé des premiers, fut à l’instant mesme supplier le Roy, de ne souffrir pas ce mariage, & de vouloir le proteger, au dessein qu’il avoit pour Amestris. Mais ce Prince luy dit, qu’il avoit parlé trop tard : & qu’ayant donné sa parole, la chose estoit absolument sans remede. Megabise quitta le Roy assez mescontent : & se resolut de prendre une voye qu’il jugea meilleure, pour arriver à sa fin. Il chercha donc l’occasion de me rencontrer ; & l’ayant trouvée, sans me faire un plus long discours ; Aglatidas, me dit-il tout bas à l’oreille, ne possedera point Amestris, que par la mort de Megabise : c’est pourquoy, poursuivit-il, sans tarder davantage, sortons par la Porte qui regarde les Montagnes, & venez achever vostre conqueste par ma deffaite. Megabise, luy dis-je, je n’ay guere accoustume de me faire presser d’aller où vous me voulez conduire : mais je vous advoüe, que je voudrois bien s’il estoit possible, ne mettre point l’espée à la main, contre un Frere d’Arbate. Vous le pouvez, me repliqua-t’il, en me cedant Amestris : Amestris ! repliquay-je, ha non non, Megabise, je ne la sçaurois ceder : & s’il n’y a point d’autre voye de vous satisfaire, il faut suivre vestre intention. En disant cela nous sortismes, apres nous estre deffaits de ceux qui estoient aveque nous : & nous fusmes au pied d’un grand rocher, sur une assez belle Pelouse, où il voulut que nous batissions. Je vous advoüe que l’amitié que j’avois pour Arbate me troubloit un peu : & que j’avois beaucoup de repugnance à respandre le sang d’un homme qui estoit son Frere. Mais dés que je venois à penser, que Megabise estoit mon Rival ; & que de sa vie ou de sa mort dépendoit la possession d’Amestris ; cette consideration me

quittoit : & la fureur se rendoit Maistresse de mon esprit. Nous ne fusmes donc pas plustost au lieu qu’il avoit choisi, que nous mismes l’espée à la main : car comme c’estoit fort prés de la Ville, quoy que nous fussions à pied, nous n’eusmes pas besoin de reprendre haleine. D’abord Megabise vint à moy, avec une fierté & une violence, qui me firent bien connoistre que j’avois à faire à un dangereux ennemy : & j’ose dire que je le reçeus avec assez de vigueur & de fermeté, pour ne luy donner pas mauvaise opinion de mon courage. Comme nous n’estions pas mal adroits tous deux, nous nous portasmes plusieurs coups sans nous blesser : ce qui à mon advis, nous fascha également. Mais comme nous nous estions enfin resolus d’abandonner tout à la Fortune, & de ne nous mesnager plus ; Arbate, l’artificieux Arbate, ayant selon toutes les apparences, inventé quelque nouvelle fourbe pour nous tromper ; revenant à la Ville, nous vit de loin au pied de ce rocher : & sans sçavoir qui c’estoit, il vint à nous l’espée haute pour nous separer. Mais Dieux qu’il fut surpris, lors qu’il nous reconnut, & que de divers sentimens s’emparerent de son ame ! Megabise estant son Frere, il est à croire qu’il m’eust volontiers prié, de cesser de le combattre : & je pense aussi, que me regardant comme son Amy, il eust presque bien voulu obliger Megabise, à ne tirer plus l’espée contre moy : mais comme estant tous deux ses Rivaux, je ne sçay s’il n’eut point quelque tentation, d’attaquer tous les deux ensemble : & de ne respecter ny le sang, ny l’amitié. Neantmoins les sentimens de la Nature estans presques tousjours les plus diligens à paroistre, dans les accidens inopinez ; Arbate ne nous

reconnut pas plustost, qu’il nous cria autant qu’il pût, que nous nous arrestassions. Sa voix, que nous reconnusmes d’abord, nous ayant touchez également Megabise & moy, nous tournasmes la teste, & vismes Arbate l’espée à la main comme je l’ay dit : qui s’estant mis au milieu de nous pour nous separer, & sans descendre de cheval ; quelle fureur vous possede ? nous dit-il ; & quel nouveau sujet de querelle avez vous ensemble ? Il n’a pas tenu à moy, luy dis-je, mon cher Arbate, que je ne me sois pas battu contre Megabise : & les Dieux sçavent avec quelle repugnance j’y ay consenty. C’est donc vous Megabise, luy dit alors Arbate, qui sans considerer qu’Aglatidas est mon Amy, avez voulu le quereller en mon absence, contre ce que vous m’aviez tant promis ? C’est moy sans doute, luy repliqua-t’il, qui ay voulu voir Aglatidas l’espée à la main : & qui le verray dans le Tombeau, s’il ne m’y pousse le premier, ou s’il ne me cede Amestris. Arbate qui ne sçavoit pas l’estat où estoient les choses depuis son départ : & qui ne vouloit non plus, que Megabise possedast Amestris qu’Aglatidas ; nous regardant l’un & l’autre, vous estes des furieux, nous dit-il, qui avez perdu la raison : car enfin, poursuivit-il, je n’ay pas entendu dire, qu’Artambare veüille donner sa Fille, au plus vaillant de tous ceux qui la servent : c’est pourquoy au lieu de vous battre inutilement, allez la luy demander tous deux : & celuy auquel il l’accordera, en demeurera paisible possesseur. Ha mon cher Arbate, luy dis-je, vous avez prononcé en ma faveur sans y penser : car Artambare m’a promis de me donner Amestris. Ouy, adjousta Megabise, & le Roy y a consenti : jugez apres cela, luy dit-il encore, si j’ay tort de me battre

contre Aglatidas : & si nous sommes en termes de pouvoir suivre vostre conseil.

A ces mots, Arbate qui sans doute ne nous l’avoit donné que dans la pensée qu’Artambare ne voudroit pas accorder sa Fille, à des gens qui avoient querelle, & qu’il profiteroit de nostre infortune ; changea de couleur, & me regardant alors avec des yeux où la rage & le desespoir paroissoient egalement ; il est donc vray Aglatidas, me dit-il, que l’on vous a promis Amestris, & qu’Amestris y consent ? Il est vray, luy dis-je, que je joüis de ce bonheur : & que la belle Amestris, obeït sans murmurer. Ha s’il est ainsi (dit-il en m’interrompant, & en regardant son Frere ; ) laissez moy, Megabise, laissez moy le soing de combattre un Amant heureux d’Amestris, & ne vous en meslez pas, car j’y ay plus d’interest que vous : & Aglatidas mesme, sera encore plus innocent d’avoir causé ma mort que la vostre si elle arrive. En disant cela il s’en vint de mon costé, avec une fureur estrangge : d’abord je laschay le pied, & ne pouvant à fraper mon Amy, & ne pouvant aussi me retirer de l’estonnement, où venoient de me mettre ses paroles. Megabise qui est genereux, se mettant alors entre son Frere & moy, insensé, luy dit-il, tu veux donc te couvrir d’infamie, & m’en couvrir en mesme temps ; faisant croire à tout le monde, veû ce que tu m’es, que nous aurons esté deux à combattre un homme seul, & que nous l’aurons assassiné ? Retire toy ; ou les sentimens de l’honneur & de l’amour, me feront oublier ceux de la Nature. A ces mots j’abaissay la pointe de mon espée, pour faire voir à Arbate, que je n’avois pas dessein de m’en servir contre luy : quoy Arbate, luy dis-je, dois-je croire ce que je voy ? & Aglatidas pourra

t’il s’imaginer qu’Arbate soit devenu son ennemy ? Ha non non, adjoustay-je, je ne le sçaurois penser : mais quand cela seroit je ne serois pourtant jamais le sien : car je ne suis capable de haine, que pour les Amans d’Amestris. C’est aussi en cette qualité (me respondit le furieux Arbate, en descendant de cheval, & en s’avancant vers moy) que je ne puis souffrir vostre bonheur : & que je vous le veux disputer, jusques à la derniere goutte de mon sang. Vous estes Amant d’Amestris ? (s’ecria Megabise aussi bien que moy) Ouy, nous repliqua-t’il, je le suis : & de telle sorte, que nul ne la possedera jamais, tant que je seray vivant. Je vous laisse à juger Seigneur, de l’étonnement de Megabise & du mien : Mais admirez un peu le bizarre effet du discours d’Arbate ! un moment auparavant, j’aimois cét infidelle Amy, & haïssois Megabise : mais à peine eus-je entendu ce qu’il avoit dit, que l’amitié que j’avois pour luy cessa : & que la haine que j’avois pour l’autre, en fut comme suspenduë : cette nouvelle jalousie s’emparant de mon esprit, plus fortement que la premiere. Megabise de son costé, me regardant, comme estant également trompé aveque luy par Arbate, sembla aussi diminuer de l’aversion qu’il avoit pour moy, pour le haïr davantage : & Arbate dans sa violente passion, & dans son desespoir ; ne faisoit à mon advis nulle distinction, entre son Amy & son Frere. Quoy qu’il en soit, je pense qu’il estoit le plus malheureux : estant à croire, que l’image de son crime & de sa double trahison, s’offroit continuellement à son esprit, & le tourmentoit sans relasche. Cependant comme il n’estoit pas aisé a Arbate de se battre contre moy ; & parce qu’en effet j’y resistois ; & parce que Megabise ne

le vouloit pas souffrir : que d’autre part, Arbate ne vouloit pas estre le tesmoin du combat que j’avois commencé contre Megabise ; que ce furieux ne pouvoit pas non plus nous combattre tous deux à la fois ; & que je n’aurois pas enduré, qu’il eust combattu son Frere : nous estions contraints malgré nous, d’employer à parler, un temps que nous avions destiné à un autre usage. Mais comme Megabise n’estoit pas moins surpris de l’amour d’Arbate que je l’estois ; & depuis quand mon Frere (luy dit-il, s’il m’est permis de donner ce nom à mon Rival) estes vous devenu amoureux d’Amestris ? Depuis le premier moment que je la vy, luy respondit-il ; Quoy, luy dis-je en l’interrompant, vous devintes Amant le jour que je vous y menay ? Ouy cruel Amy, reprit Arbate ; ce fut vous qui me forçastes d’y aller : & qui m’avez forcé en suitte de vous trahir ; de tromper Megabise ; d’offenser Amestris ; & de me deshonorer. C’est pourquoy Aglatidas, poursuivit-il, je ne puis plus estre vostre Amy : & il faut de necessité, que vous mouriez ou que je meure. Il vaudroit mieux, luy dis-je, que vous vous repentissiez de vostre crime : je m’en repentiray, me respondit-il, quand Aglatidas & Megabise n’aimeront plus Amestris. Ha si cela ne doit arriver qu’ainsi (luy dismes nous en mesme temps Megabise & moy) nous n’avons qu’à songer lequel vaut mieux, de vous pardonner ou de vous punir. Comme nous en estions là, nous vismes arriver quantité de gens : qui ayant esté advertis que nous estions sortis de la Ville, venoient nous chercher, ayant eu quelque soubçon de nostre querelle. Le furieux Arbate ne voulant pas estre arresté remonta à cheval : & me dit

tout bas, qu’il m’attendroit trois jours, depuis le matin jusqu’au soir, à un lieu qu’il me marqua : & me dit que si je n’estois le plus lasche de tous les hommes, j’yrois le satisfaire, & me vanger : Il s’esloigna alors en un moment, & nous le perdismes de veuë dans les Montagnes. Ceux qui nous cherchoient, nous ayant trouvé comme je l’ay dit, nous remenerent à la Ville, & nous donnerent en garde à nos Amis, en attendant que le Roy nous accommodast : mais quelques diligens qu’ils pussent estre, Megabise & moy nous échapasmes, & nous fusmes battre à cinq cens pas d’Ecbatane. Je ne m’arresteray point à vous dire les particularitez de nostre combat : & vous sçaurez seulement, que je fus assez heureux pour ne blesser Megabise, que legerement à la main ; & pour le desarmer. Neantmoins quoy que sa blessure ne fust pas considerable ; je creux que je devois point r’entrer dans la Ville le mesme jour : par ce que Megabise estant allié du Roy, ç’eust esté manquer de respect pour luy, que d’en user de cette sorte : quoy que ce n’eust pas esté moy qui eust commencé nostre querelle. Je pris donc le chemin de la Maison d’un de mes amis : sans songer que ce chemin m’obligeoit de passer par l’endroit où Arbate m’avoit donné assignation : car si j’eusse pensé, peut-estre n’y eussay-je pas esté, quelque haine que j’eusse pour luy, tant mon amitié avoit esté forte.

Or Seigneur, j’oubliois de vous dire qu’en desarmant Megabise, mon espée s’estoit rompuë : si bien qu’à la fin du combat je n’avois pû luy rendre la sienne : ne me semblant pas juste que celuy qui avoit eu le bonheur de vaincre demeurast sans armes. J’avois donc l’espée de Megabise, qui estoit assez remarquable par la garde, qu’elle avoit d’une façon

fort particuliere : de sorte que comme j’arrivay à l’endroit qu’Arbate m’avoit designé, & où il m’attendoit effectivement : il ne me vit pas plustost, qu’il reconnut l’espée de Megabise, & s’imagina que je venois de le tuer. Cette veuë suspendit pour un moment, toutes ses autres pensées : quoy, dit-il en s’avançant vers moy, je ne voy donc pas seulement, celuy qui doit posseder Amestris, mais je voy encore le meurtrier de mon Frere ? Vostre Frere, luy dis-je en me reculant, n’est pas en l’estat que vous dittes : & s’il vous estoit aussi aisé de n’aimer plus Amestris, qu’il me le sera de vous redonner Megabise, nous serions bien tost amis. Cela ne peut-estre, me dit-il ; ceux de ma Maison n’ont accoustumé de quitter leur espée qu’avec la vie : mais quoy qu’il en soit, adjousta-t’il, il faut tousjours que vous vous battiez contre moy : Et quand cela ne seroit pas, j’ay assez d’autres sujets de haïr la vie, & de desirer vostre mort. Arbate, luy dis-je alors, au nom des Dieux, ne me forcez pas à tuer un homme que j’ay tant aimé : donnez vous la patience de m’escouter un moment. Arbate s’arresta à ces mots, & ne me pressa plus tant : je commençay donc malgré ma haine & mon ressentiment, de luy dire cent choses touchantes, pour le ramener à la raison sans le pouvoir faire. Quoy, luy dis-je, ne vous souvient il plus que j’estois vostre Amy ? Ouy, me repliqua-t’il, mais je me souviens encore mieux, que vous estes mon Rival : & un Rival encore, qui doit espouser Amestris. Les Dieux me sont tesmoins, luy dis-je, que si je vous la pouvois ceder je le ferois, malgré toutes vos trahisons : il n’en est pas ainsi de moy, me respondit ce desesperé ; car si je pensois que mon cœur fust capable de la ceder à quelqu’un, je passerois mon espée

au travers, pour le punir d’un sentiment si lasche, & si indigne d’Amestris. Mais, luy repliquay-je, quand je n’espouserois pas Amestris, peut-estre qu’Arbate n’en seroit pas plus heureux, & qu’un autre le seroit plus que luy : cét autre, me respondit-il, seroit alors pour Arbate, ce qu’Aglatidas luy est presentement : c’est à dire l’homme du monde, de qui il peut le moins souffrir ny la veuë, ny la vie. Car, poursuivit ce furieux, si je vous regarde comme mon Amy, j’ay de la confusion de mes perfidies, sans en avoir de repentir : si je vous regarde comme le vainqueur de mon Frere, il faut que je vange sa honte & sa deffaite : & si je vous regarde comme mon Rival, il faut que je vous haïsse, & que je vous tuë si je le puis. Mais, luy dis-je, voulez vous que je me batte contre vous, avec l’espée de Megabise & que je vous blesse des armes de vostre Frere ? Mon Frere, me respondit-il, est mon Rival aussi aussi bien que vous : & vous n’employerez contre moy, que les armes d’un de mes ennemis, quand vous vous servirez des siennes. Au nom de nostre amitié passé luy dis-je, ne me forcez point à me battre : au nom de nostre haine & de nostre amour presente, me repliqua-t’il, ne discourons pas davantage. A ces mots perdant patience, il s’eslança sur moy tout d’un coup : & je me vy alors forcé de songer à me deffendre. Je fus pourtant encore assez long temps sans faire autre chose que parer, aux coups qu’Arbate me portoit : & je le fis d’autant plustost, que je remarquay que la colere & la fureur luy avoient fait perdre le jugement. Il ne songeoit qu’à me porter : il s’abandonnoit à tous les momens : & si j’eusse voulu, je luy aurois passé cent fois mon espée au travers du corps. Mais voyant la façon dont il se

battoit, il me fit quelque pitié : & il ne seroit point mort, si luy mesme n’eust causé sa perte. Apres que nostre combat eut duré quelque temps, il remarqua que je l’espargnois : & ce qui le devoit fleschir fut ce qui l’irrita davantage. De sorte que voulant passer sur moy, il prit mal ses mesures & s’eslançant avec violence, il s’enferra de luy mesme, & mon espée luy entra dans le corps jusqu’à la garde. Je la retiray au mesme instant : mais en la retirant il sembla que j’eusse donné un passage plus libre à son ame ; car il expira un moment apres sans pouvoir parler. Je vous advoüe, Seigneur, que je ne fus jamais guere plus affligé, que je me le trouvay alors : car enfin j’avois aimé cherement Arbate : de plus, je j’avois tué de l’espée de son Frere : & ce qui m’estoit le plus sensible & le plus important, c’estoit que je voyois bien que cette mort reculeroit mon mariage, & me forceroit de ne paroistre point à la Cour durant quelque temps : Arbate estant d’une condition trop relevée, pour pouvoir faire que la chose allast autrement. Cependant au mesme instant qu’Arbate avoit voulu passer sur moy, il estoit venu du monde, qui avoit veû son action & la mienne, & qui en rendit tesmoignage en suitte quand il en fut besoing : mais comme ma douleur estoit extréme, apres avoir prié ces gens de prendre soing du corps de mon infidelle & infortuné Amy ; je m’en allay chez un de mes parens, qui avoit une Maison assez proche de ce lieu-là. Je n’y fus pas plustost, que que j’envoyay vers mon Pere, vers Artambare, & vers Amestris, pour leur aprendre ce qui m’estoit arrivé : & je n’oubliay rien de tout ce que je creus devoir faire, en une occasion si fascheuse. Je

ne m’arresteray point à vous dire, les divers sentimens, de toutes ces diverses Personnes, puis que vous les pouvez aisément concevoir : la mort d’Arbate fit un grand bruit dans la Cour : & le hazard qui avoit fait que j’avois combatu les deux Freres en un mesme jour ; & que j’avois tué Arbate de l’espée de Megabise, estoient des circonstrances qui agravoient bien la chose en apparence, mais qui en effet ne me rendoient pas plus coupable. Toutefois Astiage ne laissa pas d’en paroistre fort irrité : & Megabise quoy que son Frere l’eust trahi & fust son Rival, ne laissa pas aussi de tesmoigner beaucoup de ressentiment de sa mort : & de cacher l’interest de son amour, sous le pretexte de la vangeance de son frere. Artambare donc, & mon Pere avec luy, resolurent que je me tiendrois caché pour quelque temps : que mesme je m’esloignerois d’Ecbatane le plus que je pourrois, afin d’esviter un nouveau combat contre Megabise : & que pendant mon absence, ils travailleroient l’un & l’autre de toute leur force, pour tascher d’accommoder les choses. Ils n’eurent pas plustost pris cette resolution, qu’ils me la firent sçavoir : mais encore que je l’eusse preveuë, il est pourtant certain que je ne laissay pas d’en estre surpris ; & que la seule pensée de la felicité où j’estois un jour auparavant, & du malheur où je me voyois tombé, m’accabloit de telle sorte ; que je n’avois pas mesme la liberté de raisonner sur mon infortune. Je fis pourtant supplier mon Pere, de me donner encore quelque temps, pour me resoudre à ce fascheux depart, & pour m’y pouvoir preparer : ce qu’il m’accorda sans peine, parce qu’il sçavoit que j’estois en une Maison, où il y avoit seureté pour moy : & que d’ailleurs il n’ignoroit pas, qu’encore qu’Astiage fust

irrité, il ne se pourteroit pas à la derniere violence, contre le Fils d’un homme qui l’avoit si long temps & bien servy. Je fus donc encore quelques jours en ce lieu là : pendant lesquels j’escrivis trois fois à Amestris, pour obtenir d’elle la permission de luy aller dire adieu : mais quelques pressantes que fussent mes prieres & mes raisons, je pense qu’elle ne seroit pas laissée persuader, si je n’eusse employé aupres d’elle, l’adresse d’une parente que j’ay, qui est fort de ses Amies : & à laquelle j’escrivis aussi pour cela.

Enfin Seigneur, j’obtins donc la liberté de me rendre un soir dans ces superbes Jardins, qui sont à cent pas d’Ecbatane du costé du Midy : & de qui la vaste estenduë, fait que l’on les peut plustost nommer un grand Parc que de grands Jardins. C’est en cét endroit, que ceux qui ne cherchent pas le tumulte se vont promener : estant certain qu’il y en a beaucoup moins que dans les Jardins du Palais du Roy, ou au bord de l’Oronte. Je ne sçay Seigneur, s’il vous souvient qu’en ce lieu là, il y a un grand Parterre rustique, dont les compartimens ne font que de gazon : au milieu duquel est une belle Fontaine, de qui le bassin est semé d’un sable argenté ; & de qui les bords sont ornez d’une mousse verte, qui par son espaisseur & par sa fraischeur, offre un lict fort agreable à ceux qui s’y veulent reposer. Or Seigneur, ce grand Parterre est environné d’un Bois taillis fort espais : entrecoupé de petits sentiers ondoyans qui y conduisent : & qui par cent tours & retours, rendent l’abord de ce lieu-là, un peu long & difficile : aussi est-il beaucoup moins frequenté que tous les autres, quoy que ce ne soit pas le moins agreable : mais comme les autres Parterres sont plus proches

des Portes par où l’on entre ; il n’y a presque que les solitaires & les melancoliques, qui aillent resver au bord de cette Fontaine. Ce fut donc en cét endroit, que la belle Amestris, persuadée par ma Parente qui estoit son Amie, se resolut de m’accorder la permission de la voir : de vous dire, Seigneur, quelle fut la joye que je reçeus, à cette agreable nouvelle, il me seroit bien difficile. J’oubliay quasi que je ne la reverrois que pour luy dire adieu : & sans songer à ce qui devoit suivre cette entreveuë ; je pensay seulement que je reverrois Amestris par sa permission, en un lieu où je pourrois l’entretenir de mon amour : & où je pourrois peut-estre recevoir quelque leger tesmoignage, qu’elle ne luy desplaisoit pas. Je me rendis donc dés la pointe du jour de peur d’estre aperçeu, dans ces beaux Jardins : & je passay tout le matin, & toute l’apresdisnée, dans un petit Pavillon, qui est au bout d’une allée : où il ne loge que des Jardiniers, desquels en leur donnant quelque chose, l’on obtient tout ce que l’on veut. Cependant le Soleil n’eut pas si tost commencé de s’abaisser, que je fus me mettre dans le Bois-taillis, qui environne le Parterre de gazon : regardant avec beaucoup de soin & d’impatience, si Amestris ne venoit point. Toutes les fois que le vent agitoit les feüilles, je croyois l’entendre venir : & mon imagination, me la representa si vivement, que je creus la voir en plus d’un lieu où elle n’estoit pas. Enfin le Soleil s’estant couché, ce bel Astre m’aparut : & je vis sortir Amestris du Bocage, suivie de ma Parente, & de trois ou quatre de ses Femmes. Car encore que ce fust un secret que nostre entreveuë, comme ce n’estoit pas un crime, cette sage Fille avoit mieux aimé y venir avec plusieurs personnes,

que d’y venir peu accompagnée. Je ne la vis pas plustost que je fus vers elle : & luy donnant la main, je la menay aupres de la Fontaine : où l’on estoit assuré de n’estre entendu de personne, & de ne pouvoir estre surpris. D’abord je la remerciay de la bonté qu’elle avoit pour moy, avec toute la passion, & tout le respect qu’il me fut possible : mais comme les momens m’estoient precieux, elle ne fut pas plustost assise, que me mettant à genoux aupres d’elle, pendant que ma Parente & toutes ses Femmes parloient de la beauté du lieu & de la saison à trois pas de nous ; Madame, luy dis-je, est-il permis au malheureux Aglatidas, de croire que vous avez bien sçeu qu’il auroit l’honneur de vous voir icy ? Et est-il bien vray, que ce ne soit pas un hazard, qui luy donne le plaisir qu’il a de vous entretenir ? Ouy Aglatidas, me respondit elle, c’est de mon consentement que je vous voy : & j’ay creû que mon Pere m’ayant commandé de vous honorer infiniment, je pouvois sans crime aucun, vous donner ce tesmoignage de mon estime : & si je l’ose dire, de mon amitié. Ha Madame, luy dis-je, ne me cachez point mon bonheur : & s’il est vray que je sois assez heureux, pour vous avoir obligée à quelque legere connoissance de ma passion ; faites le moy connoistre, Madame, si vous voulez conserver ma vie : & ne croyez pas que je sois de l’humeur de ceux qui se flatent en toutes choses ; & qui expliquent tout à leur advantage. Au contraire, je me connois si parfaitement, que je doute tousjours, que l’on me puisse estimer. C’est pourquoy Madame, il faut que vous ayez cette indulgence pour ma foiblesse, de n’escouter pas tant aujourd’huy cette humeur severe,

qui vous fait croire que l’amour est une chose, qui ne peut-estre sans crime dans un esprit : & qui fait que ces cruelles paroles d’estime & d’amitié, trouvent tousjours leur place en tous vos discours : & que celles d’amour & de passion, ne s’y rencontrent jamais. Songez s’il vous plaist, luy dis-je, que je suis infortuné : & que je vay estre exilé du seul lieu de la Terre, où je puis trouver quelque repos. pensez donc je vous en conjure, que j’ay besoin de quelque consolation, pendant une si cruelle absence : & que si vous ne me donnez quelques marques particulieres de vostre affection, je mourray de douleur & de desespoir. Croyez vous Aglatidas, me dit elle, que ce soit avoir fait peu de chose pour vous, que d’estre venuë dans ce Jardin, que de souffrir que vous me parliez en particulier ; & que d’endurer que vous m’entreteniez d’une passion, qui quelque legitime qu’elle puisse estre, ne laisse pas d’avoir quelque chose de dangereux, quand elle est trop forte ; & qui apres tout, ne peut-estre soufferte par une fille, sans faire beaucoup de violence à sa modestie, si elle est effectivement raisonnable ? Quoy Madame, luy dis-je, une passion qu’Artambare & Hermaniste n’ont pas desaproüvée, laisseroit quelque scrupule dans l’esprit d’Amestris ; & Aglatidas qui n’a pas eu une seule pensée qui vous puisse offenser, seroit criminel de vous parler de son amour ? Ha Madame, s’il est ainsi, je suis bien plus malheureux que je ne pensois. Non, me dit-elle, Aglatidas, je ne veux pas estre si severe : & je veux bien vous advoüer, poursuivit-elle en baissant les yeux, que je vous estime assez, pour n’estre pas faschée que vous m’aimiez : & pour souhaiter mesme, que cela soit eternellement. Mais je ne sçay Aglatidas, si

quand il seroit vray que je vous aimerois autant, que vous voulez que je croye que vous m’aimez ; Je ne sçay, dis-je, s’il seroit dans l’ordre de vous le dire : & s’il ne vaut pas mieux vous laisser deviner mes sentimens, que de vous les expliquer davantage. Car enfin Aglatidas, adjousta-t’elle, l’absence destruit bien souvent les affections les plus fortes : & s’il arrivoit que vous changeassiez, Amestris ne se consoleroit jamais : si elle vous avoit advoüé, qu’elle se fust trouvée sensible à vostre amour. Ha Madame, luy dis-je, que cette consideration ne vous empesche point de me dire une parole si favorable : & sçachez que lors que je n’aimeray plus l’adorable Amestris, je ne seray plus au monde. Le temps & l’absence, sont deux puissans ennemis, reprit-elle ; Ouy contre les foibles, luy repliquay-je : mais Aglatidas n’est pas de ce nombre là : & vos beaux yeux ont trop puissamment attaché son cœur, pour qu’il se puisse jamais dégager. Mais vous Madame, poursuivis-je, qui estes adorée de toute la Terre ; qui me respondra que quelqu’un de tant d’illustres Rivaux, n’occupera point en vostre ame, une place que vous ne m’y avez pas donnée ? Car Madame, adjoustay-je, apres ce que vous venez de dire, je voy bien que ce n’est qu’à Artambare, que je dois toute la bonté d’Amestris. Vous ne luy devez pas cette promenade, me dit elle en sous-riant, puis que personne ne la sçait : hé bons Dieux Madame, luy dis-je en la regardant, que ne vous determinez vous ? & que ne dittes vous precisément, que vous haïssez Aglatidas, ou que vous l’aimez ? Le premier n’est pas veritable, me repliqua-t’elle, & l’autre ne seroit pas dans la bien-seance, quoy qu’il ne fust pas criminel. Permettez moy donc Madame,

luy dis-je, d’expliquer toutes vos actions, & toutes vos paroles à mon advantage : de faire parler vos yeux favorablement pour moy : & mesme vostre silence, puis que vous ne voulez pas parler. Je vous permets, me dit-elle alors en rougissant, de penser tout ce qui pourra conserver la vie d’Aglatidas, & me le ramener fidelle. C’est assez Madame, luy dis-je, c’est assez : & puis que vous desirez que je sois constrant, il n’en faut pas davantage, pour me rendre le plus heureux de tous les hommes. Mais Madame, sçavez vous bien à quoy un si glorieux commandement vous engage ? & oseray-je me persuader qu’en m’ordonnant d’estre fidelle, vous m’avez assuré de l’estre ? Croyez Aglatidas, me dit-elle alors, qu’Amestris n’engage pas son cœur legerement : & que puis que j’ay creû vous pouvoir donner place dans le mien, rien ne vous en ostera que la mort. Je vous laisse à penser Seigneur, quel effet firent ces favorables paroles dans mon esprit : je pris alors la main d’Amestris, & malgré elle la luy baisant avec autant de respect que d’amour ; je la remerciay avec des termes si passionnez, que j’ose croire que j’en attendris son cœur. Cependant comme je laissois Megabise, Otane, & cent autres aupres d’elle, que je sçavois qui en estoient amoureux : Madame, luy dis-je, j’ay une grace à vous demander, que je n’ose presque vous dire, & que je ne puis toutesfois vous taire. Elle me pressa alors de m’expliquer : m’assurant que tout ce qui ne seroit point injuste, ne me seroit pas refusé. Ce que je voudrois, luy dis-je, Madame, si je le pouvois sans perdre le respect que je vous dois ; seroit de vous prier d’estre la moins liberale que vous pourrez de vos regards, & à Megabise & à Otane, & à cent autres qui vous

aiment & qui vous servent : & de ne souffrir pas que tous mes Rivaux soient heureux, pendant que l’infortune Aglatidas endurera des suplices, qui ne sont pas imaginables. Je sçay bien Madame, adjoustay-je, que je ne suis pas trop raisonnable, de parler de cette sorte : mais l’Amour n’est pas accoustumé de reconnoistre la raison, & de s’enfermer dans les bornes qu’elle prescrit. Je ne puis pas, me respondit-elle, vous promettre de ne voir point ceux que vous nommez vos Rivaux : mais je puis bien vous assurer, que je ne les regarderay pas favorablement. Ce n’est pas encore assez, Madame, luy repliquay-je, pour satisfaire ma bizarre jalousie : & si vous voulez m’obliger vous me ferez l’honneur de me promettre, de les regarder le moins qu’il vous sera possible. Car Madame, poursuivis-je, quelques irritez que puissent estre vos yeux, ils sont tousjours beaux : & leur esclat a quelque chose de si divin & de si merveilleux ; qu’il vaut beaucoup mieux les voir en colere, que de ne les voir point du tout. Ainsi Madame, ayez compassion de ma foiblesse : & ne me refusez pas la consolation de pouvoir esperer que mes ennemis ne profiteront point de mon absence : & que je ne seray pas seul privé de la satisfaction de vous voir. Je veux bien Aglatidas, me dit elle, vous mettre en repos de ce costé là : & vous asseurer que je chercheray la solitude avec soing, tant que je ne pourray pas joüir de vostre presence, & de vostre conversation. Mais en vous accordant ce que vous desirez, je vous diray toutefois, que je ne m’y engage qu’autant que la bien-seance me le permettra : ne me semblant pas juste de vous promettre davantage. C’est peut-estre trop peu, Madame, luy dis-je,

pour satisfaire mon amour : mais c’est sans doute assez, pour une personne qui doit donner des Loix à tout le monde, & qui n’en doit recevoir, que de sa propre volonté : & c’est mesme trop, si l’on considere le peu que je vaux, & vostre rare merite.

Je serois trop long, Seigneur, si je vous redisois tout ce que nous dismes dans cette triste, & pourtant agreable conference : mais enfin, comme il estoit desja assez tard, Amestris s’en voulut aller : & je me separay d’elle avec autant de desplaisir que de satisfaction. Plus elle m’avoit dit de choses obligeantes, plus je me trouvois malheureux en l’abandonnant : & j’eusse presque bien voulu, qu’elle m’eust esté moins favorable, afin d’estre moins affligé. Je n’estois pourtant pas long temps, dans un sentiment si interessé : & j’aimois de telle sorte la cause de ma douleur, que ma douleur mesme m’en devenoit precieuse, & presque agreable. Aussi la conservay-je avec un soing que je ne vous puis exprimer : & depuis le fatal moment, où je quittay Amestris, jusques à celuy où je parle ; je ne l’ay presque point abandonnée. Comme j’avois suivy Amestris des yeux, le plus long temps qu’il m’avoit esté possible ; & que je m’estois separé d’elle en soupirant, & sans luy pouvoir dire adieu : je m’en retournay aussi au lieu de ma demeure, sans songer ny au chemin que je tenois, ny à nulle autre chose, qu’à mon affliction : & l’image d’Amestris, malgré l’espaisseur des tenebres, ne laissa pas de m’apparoistre avec tous ses charmes & tout son esclat. Deux jours apres cette entreveuë, je partis pour m’en aller dans la Province des Arisantins, où Artambare me fit trouver retraite chez un de ses Amis, qui estoit Gouverneur d’une assez bonne Place. Je

ne vous dis point quelle fut ma melancolie & mon chagrin, pendant ce voyage & pendant mon exil : estant assez aisé de comprendre, qu’une amour aussi violente, que celle qui regnoit dans mon cœur ; & une ame aussi passionnée que la mienne ; ne me laisserent guere en repos. Aussi tost apres mon départ, j’apris encore une nouvelle, qui augmenta beaucoup ma douleur : qui fut qu’Hermaniste ayant esté prise d’une fievre continuë, en estoit morte le septiesme jour : & qu’Artambare qui l’aimoit avec une tendresse inconcevable, en estoit tombé malade. Le malheur ne s’arresta pas encore là : car quelques jours apres, je sçeu que le Mary avoit suivy au Tombeau, celle qu’il avoit tant aimée au monde : & qu’Amestris par les ordres du Roy, avoit esté remise sous la conduite d’un de ses parens, qui estoit allié de Megabise, & qui n’estoit point du tout de mes amis. Je vous laisse à penser, Seigneur, en quel estat me mirent ses funestes nouvelles : j’avois effectivement beaucoup d’obligation à Artambare & à Hermaniste : de plus, je partageois encore l’affliction d’Amestris : & je voyois outre cela, qu’elle alloit en des mains ennemies, qui ne me permettroient pas de la voir facilement : & qu’enfin je n’avois rien à esperer, qu’en la fidelité d’Amestris : que je n’avois pas, ce me sembloit, assez bien meritée, pour m’y devoir assurer. Ce n’est pas que je ne sçeusse que mon Pere desiroit tousjours nostre Mariage : mais il y avoit pourtant lieu de craindre, que s’il voyoit que le Roy changeast de sentimens en faveur de Megabise qui avoit fait sa paix, apres mon troisiesme combat : il ne changeast aussi bien que luy, & ne s’accommodast au temps, pour obtenir plus facilement ma grace. Je vivois

donc avec un chagrin, qui se peut plus aisément concevoir qu’exprimer : & Amestris de son costé menoit aussi une vie qui avoit beaucoup d’amertume.

Je luy escrivois regulierement toutes les semaines, par un homme que je luy envoyois exprés : & elle avoit la bonté de me respondre : mais avec tant d’esprit & tant de sagesse ; que je puis dire que ses lettres ne me donnoient pas moins d’admiration que d’amour. Comme elle avoit esté extraordinairement touché de la perte d’Artambare & d’Hermaniste, elle m’en escrivit en des termes, capables d’inspirer la douleur dans l’ame la plus gaye, & la plus esloignée de toute melancolie : & comme naturellement elle a de la tendresse pour tout ce qu’elle doit aimer ; elle paroissoit si fort dans les Lettres qu’elle m’envoyoit ; que je souhaittois presque d’estre à la place d’Hermaniste & d’Artambare, pour recevoir des marques aussi sensibles, de l’amitié d’Amestris. Helas, disois-je, que cette Personne sçait bien aimer ce qu’elle veut aimer ! & que je serois heureux, si son affection estoit un bien, que je pusse posseder en repos & en liberté ! Mais durant que je passois les jours & les nuits à soupirer & à me pleindre, sans autre consolation que celle des Lettres d’Amestris ; mes affaires se reculoient, plustost que de s’avancer : parce que Megabise s’estant mis assez bien dans l’esprit du Roy, empeschoit qu’elles ne fissent. De sorte que mon Pere me mandoit tousjours, que je ne m’aprochasse pas d’Ecbatane, & que je me donnasse patience. Amestris qui craignoit aussi que je ne me hazardasse pour l’amour d’elle : & que je ne m’exposasse encore à un nouveau combat contre Megabise, ou contre Otane, qui la servoit tousjours ; me prioit instamment, de ne precipiter

pas mon retour. Ainsi je me voyois attaché malgré moy au lieu de mon suplice : & contraint de demeurer dans la plus cruelle incertitude, où un homme qui aime se soit jamais trouvé. Je sçavois que Megabise avoit tousjours esté un peu mieux avec Amestris, que tous mes autres Rivaux : que pendant un assez long temps, elle nous avoit traitez également : & qu’enfin Megabise estoit bien fait : avoit du cœur : de l’esprit ; & de la condition. De plus, je sçavois encore qu’il estoit devenu beaucoup plus riche par la mort d’Arbate, & qu’il estoit en faveur aupres du Roy : de sorte que comme je faisois des armes de toutes choses, pour me persecuter ; je ne manquay pas de m’accuser moy mesme, du malheur que je craignois : m’imaginant que si je n’eusse point tué Arbate, je n’eusse pas tant deû craindre que Megabise eust espousé Amestris, parce qu’il n’eust pas esté si riche, ny peut-estre tant en faveur. Je vivois donc de cette sorte, c’est à dire le plus malheureux des hommes : me persuadant tousjours, que ce que je souhaitois n’arriveroit jamais : & que ce que je craignois pouvoit arriver à tous les momens. Je ne voulois pas seulement esperer, qu’Amestris fust sincere & fidelle : & je m’imaginois quelques fois, que ses Lettres me déguisoient ses sentimens : & qu’elle ne me tesmoignoit quelque affection que pour me tromper. Cependant cette aimable Personne (comme je l’ay sçeu depuis) m’avoit gardé une fidelité inviolable : car non seulement elle m’avoit conservé son amitié ; mais elle avoit agi avec tous ses Amants, d’une façon si severe & si rigoureuse ; que si elle eust pû inspirer de mediocres passions, sa cruauté les auroit infailliblement tous gueris.

Mais comme sa beauté n’a jamais fait naistre que de violentes amours ; ils ne laissoient pas de s’opiniastrer dans leur dessein, & de la persecuter sans cesse. Neantmoins comme le deüil qu’elle portoit effectivement au cœur, aussi bien qu’à l’habillement, luy fournissoit un pretexte specieux, de retraite & de melancolie ; elle s’en servit au delà des bornes que la plus exacte bien-seance demande, en de pareilles occasions : & elle devint tellement solitaire & retirée, que ce n’estoit pas sans peine, que ceux qui l’aimoient la pouvoient voir. Les premiers mois de son deüil & de son affliction estant passez, elle ne changea point de forme de vivre : car elle refusa tous les divertissemens qu’on luy offrit : de la seule conversation de Menaste (c’est ainsi que s’appelle cette parente que j’ay, & qui est tant de ses Amies) estoit sans doute toute sa consolation & tout son plaisir. Elles alloient souvent ensemble, se promener dans ce mesme Jardin, où je l’avois veuë la derniere fois : & tout ce que l’Amour peut inspirer à une personne vertueuse ; il est certain qu’il l’inspira en ma faveur, à l’adorable Amestris. Mais helas, je n’en estois pas plus heureux ! & je voyois les choses d’une façon bien differente de ce qu’elles estoient. Ce n’est pas qu’il n’y eust quelques moments, où je m’imaginois qu’Amestris m’estoit fidelle, & que j’en estois effectivement aimé : mais Dieux ! cette imagination, toute douce qu’elle estoit, ne me rendoit pas moins impatient : & j’estois encore beaucoup plus pressé du desir d’aller à Ecbatane, pour y voir Amestris constrante, que pour y trouver Amestris infidelle.

Enfin je fus tellement emporté de mon amour, & de ma jalousie tout ensemble : que je me resolus de m’en aller secrettement à Ecbatane, chez ce mesme Jardinier

où j’avois demeuré un jour : lors que j’avois pris congé d’Amestris, & que j’avois trouvé tout disposé, à recevoir des presens : & à me rendre un pareil office si j’en avois besoin. Je partis donc, avec un de mes gens seulement : & faisant le plus de diligence qu’il me fut possible, j’arrivay proche d’Ecbatane, sans que le bruit de mon départ peust estre parvenu jusques à mon Pere, ny jusques à Amestris : parce que j’avois obligé celuy qui m’avoit donné retraite, à ne l’escrire point à la Cour. Je voulus arriver de nuit, afin de n’estre pas reconnu : & ayant envoyé mon Escuyer s’assurer du logement que je m’estois destiné ; je fus en suitte dans le Jardin : resolu de m’envoyer informer secrettement, de ce que faisoit Amestris, auparavant que de la voir, apres que celuy qui me servoit, auroit mené mes chevaux à un Vilage proche de là. Je passay toute la nuit à me promener au mesme lieu où je l’avois veuë la derniere fois : & repassant dans ma memoire, toutes les favorables paroles que j’avois entenduës de sa belle bouche ; j’estois dans une satisfaction, que je ne vous puis exprimer. Je ne sçay par quel charme secret, ce beau lieu appaisa tous les troubles de mon ame : mais il est certain que depuis que j’y fus, je n’eus plus ny jalousie, ny chagrin : & que je n’eus plus d’autre inquietude, que celle que me causoit l’impatience que j’avois de revoir Amestris. Bien est-il vray qu’elle fut si grande, que comme je l’ay desja dit, je passay toute la nuit à me promener : m’estant impossible de concevoir que je pusse dormir. Or comme je ne pouvois faire sçavoir à Amestris que j’estois arrivé que par ma parente, il falut attendre qu’il fust jour : mais j’eus le malheur d’apprendre lors que j’y envoyay, qu’elle estoit

aux champs, & qu’elle n’en reviendroit que le lendemain. Neantmoins je jugeay qu’il valoit mieux se donner patience, que de m’exposer à déplaire à Amestris, en luy donnant de mes nouvelles par une autre voye, que par celle où elle avoit accoustumé d’en recevoir. Je ne vous dis point Seigneur, quelles furent mes inquietudes, tant que cette journée dura, dans ce Pavillon du Jardinier où je m’estois retiré, de peur d’estre veû de quelqu’un : Mais je vous diray qu’aussi tost que le Soleil s’abaissa, & que je creus me pouvoir promener sans danger dans les petites routes du Bois taillis, qui environne ce grand Parterre de gazon, au milieu duquel est une Fontaine, comme je vous l’ay déja dit, je m’y en allay ; afin de pouvoir du moins jouïr de la veuë des mesmes lieux, où j’avois veû la derniere fois ce que j’aimois. Je repassois des yeux tous les endroits où Amestris avoit esté : & principalement le lieu où je l’avois veuë assise. Ce fut en cette mesme place, disois-je, que l’incomparable Amestris m’assura d’estre constrante, lorsqu’elle me pria de l’estre : & où elle me permit de penser tout ce qui pourroit conserver Aglatidas, & le luy r’amener fidelle. Le voicy, (poursuivois-je en moy mesme, & comme si je l’eusse veuë) le voicy adorable Amestris, cét Aglatidas, tel que vous l’avez desiré : c’est à dire, le plus amoureux, & le plus passionné de tous vos Amants. Mais aimable Amestris, adjoustois-je encore, vous retrouveray-je ce que vous estiez lors que je vous quittay ? & puis-je esperer de n’avoir rien à combattre que cette severe vertu, qui vous oblige à me refuser les choses les plus innocentes ? Comme je m’entretenois de cette sorte, tout d’un coup j’entrevis à travers les

branches des Arbres, de l’autre costé du Parterre, une personne qui me sembla estre Amestris, suivie de trois autres Femmes : je la regarday avec attention ; je l’observay avec soing ; & me confirmay absolument dans ma creance. Je vy alors qu’elle prit le chemin de la Fontaine : & qu’apres avoir regardé de tous les costez, comme pour voir si elle ne seroit point interrompuë en sa solitude ; elle se mit au bord de cette belle Source : precisément au mesme endroit où j’avois esté à genoux aupres d’elle, lors que je luy avoit dit adieu. Elle s’appuya la teste de la main gauche, à demy couchée sur la mousse verte qui bordoit la Fontaine : & laissant aller négligeamment son bras droit le long de sa robe, elle sembloit regarder dans l’eau, comme une personne qui resve profondément : au moins à ce que j’en pouvois juger par son action : car elle n’avoit pas le visage de mon costé. Mais, ô Dieux, quel effet fit cette veüe dans mon ame ! mon cœur en fut esmû ; mon esprit en fut troublé ; & je ne fus pas maistre de ma raison. Je voulois avancer vers Amestris sans le pouvoir faire : & je ne sçay quel bizarre sentiment que je ne puis exprimer, fit que je voulus joüir quelques moments sans estre veû, de ce bonheur que le hazard m’avoit envoyé, tant au delà de mon esperance. Enfin, Seigneur, la joye s’empara si absolument de mon ame, que je n’en avois jamais guere senty davantage. Car non seulement je voyois Amestris en lieu où j’esperois luy parler bientost ; mais je la voyois en un endroit, qui me faisoit croire qu’elle pensoit à moy : & qu’elle n’y estoit venuë, que pour se mieux souvenir de nostre derniere conversation. Ha trop heureux Aglatidas ! me dis-je à moy mesme,

à quoy t’amuses-tu, & que ne vas tu rendre grace à ta fidelle Amestris ? A ces mots, pliant avec violence les branches qui s’opposoient à mon passage, je voulus sortir du Bois, pour m’aller jetter à ses pieds ; & interrompre le souvenir qu’elle avoit d’Aglatidas, par Aglatidas luy mesme. Mais comme j’estois presque entierement hors de ce Bois, & que je n’avois plus qu’un pas à faire, pour estre dans le Parterre ; je vy paroiste un personne de l’autre costé, qui me sembla avoir l’air d’un homme de condition. Je me retiray donc alors, avec autant de precipitation que je m’estois avancé : & comme l’Amour est ingenieux, à persecuter ceux qui le reconnoissent pour Maistre : je passay de la joye à l’inquietude en un moment. Lequel est ce de mes Rivaux, disois-je, qui va peut-estre interrompre les pensées que la divine Amestris, a de son cher Aglatidas ? ha s’il est vray, poursuivois-je, que je sois dans son cœur, que je porte peu d’envie à celuy qui va se mettre à ses pieds, pour l’entretenir de sa passion ! Mais qui sçait, reprenois-je tout d’un coup, si Amestris n’attend point cét heureux Rival en cét endroit ; & si elle ne prophane point par son infidelité, des lieux que je pensois estre consacrez par des tesmoignages de son affection ? Sans doute (disois-je encore tout transporté, & tout hors de moy, voyant qu’il avançoit tousjours vers elle) cette inconstrante personne l’attend : car si cela n’estoit pas, il ne se hasteroit point comme il fait ; & il s’aprocheroit avec moins d’empressement, si le cas fortuit avoit fait cette rencontre. Mais, ô Dieux, quel redoublement de douleur fut le mien ! lors que le connus distinctement, que celuy que je voyois, estoit non seulement un de mes Rivaux, mais le plus redoutable

de tous, puis qu’en effet c’estoit Megabise. Il fut tel, Seigneur, que je n’y puis encore songer, sans une émotion extraordinaire.

Cependant, comme du lieu où j’estois caché, je ne pouvois voir le visage d’Amestris, & que je n’osois changer de place, de peur de faire quelque bruit qui me fist descouvrir ; je ne pouvois precisément connoistre, si elle le voyoit venir ou non. Neantmoins comme la jalousie change tous les objets, je ne laissay pas de m’imaginer, qu’elle le voyoit effectivement venir : & que par consequent, puis qu’elle ne s’en alloit point, il faloit croire qu’elle l’attendoit : & qu’ils estoient mesme en grande familiarité ensemble, puis qu’elle luy faisoit la grace de ne se lever pas pour le salüer, & de ne luy faire point de ceremonie. Je ne sçay, Seigneur, si je pourray bien vous exprimer ce que je sentis, en ces funestes moments : mais je sçay bien que l’Amour n’a jamais rien inventé de si cruel, pour tourmenter ceux qu’il veut punir, que ce que je souffris en cette occasion. Enfin, Seigneur, pour vous le faire connoistre, je n’ay qu’à vous dire que quelque joye que m’eust donné un instant auparavant, la veüe d’une si belle & si chere personne ; je ne laissay pas de desirer passionnément de la perdre. Je souhaittay qu’elle se levast, & qu’elle s’ostast de ce lieu-là en diligence : mais, disois-je, si elle s’en va, je ne la verray plus : mais, reprenois-je, si elle demeure, je la verray peut-estre favoriser mon Rival. Mais si elle se leve, adjoustois-je, il la suivra, & je ne verray point de quelle façon il sera traité : Mais si elle ne s’en va pas reprenois-je encore, ne sera-ce pas une preuve assurée, que Megabise est bien avec elle ? Va-t’en donc adorable Amestris, disois-je alors en joignant les mains, &

n’attends pas davantage, le plus grand de mes ennemis. Mais helas, cette illustre Personne, n’avoit garde de s’en aller ! car comme je ne l’ay que trop sçeu depuis pour mon repos, elle estoit si fort occuppée, du souvenir d’Aglatidas, & de la longueur de son absence ; qu’elle ne vit Megabise, que lors qu’il fut si proche d’elle, qu’il n’y avoit pas moyen de l’éviter. Elle ne l’eut pas plus tost aperçeu, qu’elle se leva, contre la creance que j’en avois eüe : & comme je l’ay sçeu depuis, luy demanda avec assez de severité, pourquoy il la venoit troubler dans sa solitude ? Mais, ô Dieux ! comme je ne voyois pas le visage d’Amestris, sa fidelité pour moy, & sa rigueur pour Megabise, ne m’en rendoient pas plus heureux. Je fus cent fois tenté de sortir du Bois, & d’aller interrompre leur conversation, que je ne pouvois entendre : je pensay mesme aller attaquer Megabise devant Amestris : toutefois voyant qu’il n’avoit point d’espée, & que je n’en avois qu’une, je changeay de dessein, & je differay ma vangeance. Joint aussi, que j’avois un si grand respect pour Amestris, malgré mon desespoir & ma jalousie ; & malgré mesme tout ce que je croyois voir ; que je pense que je n’eusse pas osé en manquer jamais pour elle, quand Megabise eust eu son espée comme j’avois la mienne : & que je n’eusse pas eu l’audace de luy donner cette frayeur : ny l’inconsideration de l’exposer aux mauvais discours du monde, apres une avanture de cette sorte. Je demeuray donc immobile spectateur, d’une conversation assez longue : car comme je l’ay apris depuis assez exactement, apres qu’elle eut tesmoigné à Megabise, qu’elle ne trouvoit pas bon qu’il l’eust interrompuë, elle voulut s’en aller : mais il se mit à la

conjurer tres-pressamment, de l’escouter pour la derniere fois : luy protestant, que si apres luy avoir accordé la permission de l’entretenir, elle continuoit de luy deffendre d’esperer rien de son affection, il ne l’en importuneroit jamais, & mesme ne la verroit plus. Amestris croyant avoir trouvé une occasion favorable de se delivrer de la persecution qu’elle recevoit de Megabise, luy dit enfin qu’il pouvoit parler pourveû que ce fust en effet pour la derniere fois : & pourveu qu’il fust absolument resolu de suivre ses ordres, quels qu’ils pussent estre. Megabise bien aise dans son desespoir, d’avoir obtenu la permission d’estre escouté, fit une profonde reverence pour remercier Amestris, de la grace qu’elle luy faisoit : Mais helas, Seigneur, que ce remerciment fit une profonde blessure en mon cœur ! & que je m’imaginay peu, la verité de la chose ! La Fontaine où ils estoient, est au milieu du Parterre ; le Parterre est extrémement large ; le Bois qui l’environne est également esloigné par tout de ce milieu où je les voyois, puis que le Parterre est rond : j’estois trop loing pour les entendre ; je ne pouvois m’approcher sans estre veû ; je ne voyois point le visage d’Amestris ; je voyois Megabise en l’action d’un homme qui remercie d’une faveur : & par toutes ces choses, je ne pus rien concevoir qui ne me desesperast : ny rien faire que souffrir une gehenne secrette, la plus insupportable qui fut jamais.

Cependant Megabise pour ne perdre pas des momens si precieux, & d’ou dépendoit tout le repos ou tout le malheur de sa vie ; commença de luy parler à peu prés en ces termes, comme je l’ay sçeu depuis. Vous sçavez Madame, luy dit-il, que la passion que j’ay pour vous, à tousjours esté si respectueuse,

qu’elle n’a presque osé paroistre à vos yeux, que lors que le desespoir m’ayant osté la raison, m’a forcé de la faire esclater. Ouy Madame, j’ay souffert ; j’ay enduré sans me plaindre ; jusques à tant que la nouvelle du bonheur dont Aglatidas estoit prest de joüir, m’ait forcé de luy disputer une gloire, où je pensois avoir autant de droit que luy. Car enfin Madame, nos conditions sont égales : je vous ay aimée dés le premier moment que je vous ay veuë : je vous ay servie avec une assiduité sans pareille, & une fidelité sans exemple. Et tout cela Madame, sans recevoir une parole favorable de vous ny seulement un simple regard, qui eust quelque legere ombre de douceur pour moy. Je vous ay trouvée civile, il est vray, tant qu’il ne s’est agi que de choses indifferentes : mais dés lors que ma passion a éclaté, ha Madame, ces yeux, ces beaux yeux que j’adore, ne m’ont plus regardé qu’en colere. Vous avez esvité ma rencontre, comme celle d’un ennemy : Et pour dire tout en peu de paroles, je croy que vous m’avez haï. Cependant Madame, je n’ay pas laissé de vous adorer : vous, dis-je, qui m’avez osté le repos ; qui avez troublé toute la tranquilité de ma vie ; qui m’avez fait perdre un Frere, que j’avois beaucoup aimé, qui luy aviez osté la raison & la vertu ; qui me l’aviez fait haïr ; qui m’en aviez fait haïr ; & qui enfin m’avez preferé celuy qui l’a tué de ma propre espée. Cependant, Madame, je vous aime encore, & je vous aimeray eternellement : neantmoins comme il me reste quelque rayon de bons sens, malgré le trouble de mon esprit : je voudrois aujourd’huy vous conjurer, de m’apprendre sans déguisement, la cause de vostre aversion pour moy, afin de regler mes sentimens. Car

encore que je sçache bien que vostre mariage avoit esté resolu avec Aglatidas ; comme je sçay qu’Artambare l’aimoit, je ne sçay pas si ce fut par son choix, ou par le vostre. Dites moy donc Madame, je vous en conjure, si vostre insensibilité pour mon amour, est un effet de vostre affection pour Aglatidas, ou d’une antipathie naturelle pour Megabise. Parlez donc Madame, afin que je sçache de quelle sorte je dois agir, & ne craignez rien de mon desespoir. Au contraire, je vous promets de reconnoistre vostre sincerité, par un redoublement de respect, quand mesme vous prononceriez l’arrest de ma mort. Je pouvois Madame, adjousta-t’il, sans m’amuser à descouvrir vos veritables sentimens, me servir d’autres moyens, & prendre d’autres voyes pour faire reüssir mes desseins : Vous sçavez que je ne suis pas mal aupres du Roy : que vous estes presentement chez un de mes Amis & de mes Alliez, qui pouvoit me servir de plus d’une façon : & qu’enfin soit par la ruse, ou par l’authorité d’Astiage, je pouvois prendre des voyes plus violentes & plus infaillibles. Mais Madame, je n’en suis point capable : & le cœur d’Amestris est une chose que l’on ne peut recevoir agreablement que par elle mesme. Ainsi Madame, c’est à vous à m’apprendre avec ingenuité le secret de vostre ame : car si elle n’est pas engagée, je m’estimeray tres-heureux, & ne desespereray pas de ma fortune : Mais si elle l’est Madame, il est juste que je sois seul malheureux : & que je ne vous persecute pas tousjours : ou en vostre personne, ou en celle de ce bien-heureux Rival que vous aurez choisi. Parlez donc, Madame (luy disoit-il, avec une action suppliante & passionnée) & ne refusez pas du moins cette grace, au malheureux Megabise.

A ces mots il s’arresta : & il attendit la response d’Amestris avec une impatience, que je pouvois aisément discerner. Mais helas, la mienne estoit bien encore plus cruelle ! Et quand je pensois que peut-estre ce qu’Amestris alloit respondre, seroit favorable à Megabise ; il s’en faloit peu que je ne me resolusse à sortir du lieu où j’estois, pour interrompre leur conversation. Neantmoins comme c’est le propre de la jalousie, de se nourrir de poison ; de chercher ce qui l’entretien ; & de fuir ce qui la peut détruire ; je demeuray à ma place : & je taschay de connoistre sur le visage de Megabise, si la response d’Amestris luy seroit favorable : car comme je l’ay desja dit, je ne voyois pas le sien. Cette sage Fille donc, comme je l’ay sçeu depuis, estant touchée de quelque compassion pour Megabise, se resolut d’essayer de le guerir, en luy apprenant ses veritables sentimens. Mais admirez Seigneur, les bizarres effets de l’amour ! Amestris dit plus de choses à mon advantage à Megabise, qu’elle ne m’en avoit dit en toute sa vie : & pendant qu’elle les disoit, je luy disois presque des injures dans mon cœur : prenant toutes ses actions pour des tesmoignages de sa nouvelle passion : & toutes ses paroles que je ne pouvois entendre du lieu où j’estois, pour des infidelitez. Apres donc qu’elle eut resvé un moment, à ce qu’elle luy devoit respondre ; je ne sçay luy dit elle, si ce que vous me dites, sont vos veritables sentimens : mais je sçay bien, que je vous déguiseray point les miens. Sçachez donc Megabise, que je vous ay estimé autant que vous meritez de l’estre : & que j’ay eu mesme de l’amitié pour vous, tant que j’ay creu que vous n’aviez que de la civilité pour moy. Mais dés lors que vous m’avez

donné des marques d’une passion violente ; j’ay creû que je ne devois pas vous tromper, par des esperances mal fondées. Car enfin comme je m’estois resoluë d’obeïr aveuglément à mon Pere, je ne voulois point que mon esprit se determinast à rien. Quoy, luy dit alors Megabise en l’interrompant, si Artambare vous eust commandé de recevoir mes services, vous y auriez consenty ? N’en doutez nullement, luy respondit elle : Mais adjousta-t’il, n’avez vous eu que cette obeïssance aveugle pour Aglatidas, & vostre choix n’avoit il point precedé celuy d’Artambare ? Il ne l’avoit sans doute pas precedé, repliqua cette aimable Personne ; mais Megabise, il l’a depuis si puissamment confirmé, que rien ne me sçauroit faire changer. Ne pensez donc pas, adjousta-t’elle, qu’advoüant que je ne haï point Aglatidas, ce soit vous donner un nouveau sujet d’esperer, que puis que mon cœur est sensible pour luy, il pourroit le devenir pour vous ; Non Megabise, ne vous y trompez point : j’aime Aglatidas, & parce que mon Pere me l’a commandé mesme en mourant ; & parce que mon inclination n’y a pas resisté ; & parce que ma raison mesme m’a parlé en sa faveur. Mais outre cela, il faut encore vous advoüer quelque chose de plus : & vous dire pour vous guerir, quoy que je ne puisse vous le dire qu’en rougissant ; que je l’aime, & l’aimeray enternellement : quand mesme il n’y auroit autre raison à dire, sinon que je l’ay aimé. L’amour, poursuivit elle, est sans doute une passion, que s’il estoit possible, il ne faudroit jamais avoir : Mais apres tout, quand elle est innocente comme la mienne, & quand on l’a reçeuë ; il faut du moins la rendre illustre, par une constrance inviolable. Le commandement de mon

Pere a rendu la naissance de cette passion sans crime : c’est pourquoy il ne faut pas que je songe jamais à la rendre criminelle, par une infidelité. Ne croyez donc point Megabise, qu’il y ait rien d’offençant pour vous, en l’affection que j’ay pour Aglatidas : je ne l’ay pas choisi, on me l’a donné : mais l’ayant accepté comme j’ay fait, il faut le conserver jusques à la mort : & me conserver à luy tant que je vivray. Toutefois pour vous tesmoigner que je fais pour vous tout ce que je puis ; reglez vos sentimens si vous pouvez : contentez vous de mon estime & de mon amitié : & soyez assuré, de posseder l’une & l’autre aussi long temps que je joüiray de la vie. Amestris ayant cessé de parler, le malheureux Megabise qui avoit un respect inconcevable pour elle ; au lieu de s’emporter en des pleintes & en des reproches, la remercia de sa franchise, & de sa sincerité : & luy tesmoigna mesme les larmes aux yeux, qu’il luy estoit obligé, de la part qu’elle luy offroit en son estime & en son amitié. Mais comme il avoit un peu changé de place ; & que je ne le voyois plus que par le costé ; je ne pouvois pas voir la melancolie qu’il avoit sur le visage : & je voyois seulement, qu’il faisoit quelque action, comme pour remercier : ce qui comme vous pouvez juger, ne m’affligeoit pas avec mediocrité. Cependant Megabise apres avoir un peu deploré son malheur ; & admiré luy mesme le changement qui estoit arrivé en luy : & la moderation dont il se trouvoit capable : dit à Amestris, qu’il n’osoit pas luy promettre de changer ses sentimens : mais du moins, luy dit-il, Madame, je vous promets de les cacher si bien, que vous ne vous en aperceurez jamais. Je ne veux pas mesme, adjousta-t’il en soupirant,

que vous partagiez vostre cœur : non Madame, ne pouvant avoir de place en vostre affection, de la façon dont je l’ay souhaité ; ne m’en donnez ny en vostre estime, ny en vostre amitié. Confondez toutes ces choses, en faveur du trop heureux Aglatidas : & n’accordez rien au malheureux Megabise, qu’une seule grace qu’il a dessein de vous demander. Apres cela Madame, il vous tiendra sa parole : il ne vous parlera plus : il ne vous verra mesme plus : & peut-estre encore ne vivra-t’il plus. Quoy qu’il en soit Madame, poursuivit-il les larmes aux yeux, ne me refusez pas : & souffrez du moins, que dans l’exil que je premedite, je puisse dire, que vous ne m’avez pas tout refusé. Assurez vous, luy dit alors Amestris, que tout ce qui n’offensera ny mon devoir, ny Aglatidas, ne vous sera point dénié. Dittes donc seulement Madame, adjousta-t’il, que si le desesperé Megabise eust esté heureux, il eust pû estre aimé de la divine Amestris : & qu’estant infortuné, elle à du moins quelque legere compassion de son infortune. Je vous ay desja dit le premier, luy respondit elle : & pour le second, comme je ne suis ny aveugle, ny stupide, je voy les choses comme elles sont, & comme je les dois voir : & pour dire plus, je les sens comme je les dois sentir. Mais n’en demandez pas davantage : & vous souvenez de vos promesses. Je mourray si je m’en souviens Madame, luy respondit-il : mais je ne les oublieray pourtant jamais. A ces mots il se jetta à genoux pour luy rendre grace, & pour luy dire un dernier adieu : & sans qu’elle eust le temps de s’y opposer, ny de faire aucune action qui peust tesmoigner qu’elle ne l’agreoit pas, il luy baisa deux fois la main.

O Dieux, Seigneur, que devins-je ! lors que je vy ce que je

vous raconte maintenant : ce fut à cét instant que l’amour & la jalousie se virent contraintes de ceder à une autre passion, qui fut la haine : ou pour mieux dire encore, la haine, l’amour, la jalousie, la colere, la fureur, & la rage, se meslerent toutes à la fois dans mon esprit : & voulant regner toutes ensemble dans mon ame ; elles y mirent un desordre si grand, que je n’eus plus de respect pour Amestris. Je commençay donc d’avancer afin de sortir du lieu où j’estois caché : pour luy aller faire mille reproches ; & peut-estre quelque chose de pire à Megabise : quand tout d’un coup, je vy paroistre le Roy, suivi de toute la Cour, qui contre sa coustume venoit se promener en ce lieu là. Les Gardes ne commencerent pas plustost de paroistre, qu’Amestris se separa de Megabise, qui de son costé s’en alla pleindre son infortune, en quelque lieu plus solitaire, que celuy là ne l’estoit alors. Mais ils ne vinrent ny l’un ny l’autre vers le lieu où j’estois : & je demeuray seul sans pouvoir ny me pleindre, ny me vanger. Je m’enfonçay donc dans l’espaisseur du Bois : mais tellement tourmenté, par toutes les passions qui me possedoient ; que je ne pouvois attacher mon esprit à nul objet. Je n’avois pas plustost commencé de songer à l’infidelité d’Amestris, que je pensois au bonheur de Megabise : je ne songeois pas plustost aussi, à me pleindre de ma Maistresse, que je faisois le dessein de me vanger de mon Rival : & mon ame estoit si cruellement agitée ; que je n’estois pas un moment d’accord avec moy mesme. Cependant comme le Roy estoit arrivé fort tard, sa promenade ne fut pas longue : & la nuit tombant tout d’un coup, je demeuray seul dans ce Jardin. Je me souviens que la Lune esclairoit ce soir là assez

foiblement, parce qu’elle estoit vers la fin de son cours : & cette sombre lumiere, rendant le lieu où j’estois, plus conforme à mon humeur, apres avoir envoyé mon Escuyer reprendre mes chevaux, j’y passay la nuit sans m’assoir, & sans m’arrester que fort peu de temps en chaque endroit, excepté sur le bord de la Fontaine. L’on eust dit que je cherchois ma Maistresse & mon Rival, par tous les coings du Bois & du Parterre, quoy que je sçeusse bien qu’ils n’y estoient plus n’y l’un ny l’autre : Mais lors que je fus arrivé au mesme lieu où je les avois veux ensemble ; C’est icy, m’écriay-je, où j’ay veû l’infidelle Amestris, accorder une grace à mon Rival, où je n’aurois jamais osé prentendre. Et ce fut en ce mesme lieu, adjousta-je, où je reçeus une faveur, que je ne pensois pas que jamais nul autre que moy peust obtenir. Ouy Amestris, pousuivis-je, j’avois creû que vostre vertu estoit si severe, que sans le secours d’Artambare, je n’eusse pû trouver de place en vostre cœur : mais à ce que je voy, Megabise n’a eu besoin de personne, pour y regner souverainement. Vostre inclination l’en à rendu Maistre : & vostre inconstrance en a chasse le malheureux Aglatidas. Mais cruelle Personne, adjoustay-je, faloit-il choisir le mesme lieu qui avoit esté le tesmoin de la seule preuve d’amour que vous m’ayez donnée, pour favoriser Megabise ? & comment avez vous pû me trahir au mesme endroit où vous m’aviez promis d’estre fidelle ? est-il possible qu’en parlant à Megabise, vous ne vous soyez point souvenuë d’Aglatidas ? le murmure de cette Fontaine, ne vous a-t’il point fait souvenir, que vous me vistes mesler mes pleurs avec ses eaux lors que je vous quittay ? Cette mousse verte sur laquelle vous estiez assise,

ne vous a-t’elle point remis en la memoire, que je l’arrosay de mes larmes ? Et enfin, cruelle & infidelle Personne, avez vous perdu le souvenir, que vous retirastes cruellement, d’entre mes mains, cette belle main que je baisay malgré vous, & que Megabise n’a pas baisée malgré vous ? Pourquoy donc injuste & ingratte Amestris, cette mesme main a-t’elle esté si liberale à mon Rival, apres m’avoir esté si avare ? Ne vous souvient-il plus, adjoustois-je, que vous me permistes de penser, tout ce qui pourroit conserver Aglatidas, & vous le ramener fidelle ? ne vouliez vous donc le conserver que pour le perdre ? & ne souhaitiez vous qu’il fust constrant, qu’afin qu’il sentist mieux vostre infidelité ? Si vous vouliez que je fusse malheureux, ne suffisoit-il pas de paroistre insensible ? & ne vous eust-il pas esté plus glorieux, de me maltraiter que de me trahir ? Vous n’eussiez esté que cruelle, & peut-estre un peu injuste : mais de la façon dont vous en avez usé, vous estes perfide, lasche, & inhumaine. Mais helas, disois-je encore, seroit-il bien possible, que dans le temps mesme où j’entretenois Amestris, elle ne m’aimast point du tout ? Est-ce qu’elle m’a tousjours trompé, où est-ce qu’elle m’a changé ? enfin dois-je regarder Amestris comme une Personne fourbe & insensible, qui se plaist aux malheurs d’autruy ? ou comme une Personne foible, inconstrante, & passionnée pour la nouveauté, qui aime ce qu’elle voit ; qui oublie ce qu’elle ne voit plus ; & qui donne son cœur à quiconque le luy demande ? Mais helas, reprenois-je, ce cœur, cét illustre cœur, m’avoit tant cousté à aquerir ! Combien de larmes respanduës ; combien de soupirs inutiles ; & combien de peines souffertes auparavant que de recevoir la moindre marque

de bien-veillance ? Que puis-je donc penser de vous infidelle Amestris ? m’avez vous quelquefois aimé, ou m’avez vous tousjours haï ? ha non non (reprenoit-je tout d’un coup) vous m’aimiez lors que je vous quittay ; je vy vostre cœur esmeu ; j’apperçeus malgré vous dans vos yeux, quelques larmes de tendresse, que vostre modestie vouloit retenir ; vous me cachastes mesme une partie de vos sentimens ; vous eustes de la douleur, lors que je vous abandonnay ; & vous m’aimastes enfin, trop aimable Amestris. Mais malheureux que je suis, vous ne m’aimez plus, sans que je puisse comprendre pourquoy. Je sçay bien, adjoustois-je, que l’absence est une dangereuse chose ; mais helas, j’estois absent, je l’estois pour l’amour de vous ! De plus, vous m’avez toujours escrit, comme si vous eussiez esté fidelle : & cependant vous estes la plus infidelle personne qui sera jamais. Ha trop heureux Megabise, m’écriois je alors, ne pense pas joüir en repos de ton bonheur : il faut que je me vange du tort que tu m’as fait : c’est toy qui par quelque artifice as fait changer le cœur d’Amestris, & qui as seduit sa bonté. Il faut sans doute, il faut que tu sois la seule cause de son crime & de mon malheur : ayons donc ce respect pour Amestris, de ne luy dire rien ; de ne vous pleindre pas mesme de son injustice ; & de n’attaquer que celuy seul qui l’a renduë coupable. Mais Dieux, adjoustois-je encore, Amestris a de l’esprit & du jugement ; Amestris n’est pas aisée à tromper ; & Arbate tout fin qu’il estoit, n’en avoit pû venir à bout. Non non, ne nous flattons point, reprenois-je, le cœur d’Amestris est d’intelligence avec Megabise : elle est plus coupable que luy : & il ne possede son affection,

que parce qu’elle a voulu la luy donner. Si je voulois Seigneur, vous dire tout ce que je dis, ou tout ce que je pensay en cette occasion, je n’aurois pas finy mon recit à la fin de la nuit ; & j’abuserois trop de vostre patience & de vostre bonté. Je vous diray donc seulement, que je fis cent fois dessein de quitter Amestris ; de l’oublier, & de la mépriser : & cent fois aussi je m’en repentis. & me resolus de l’aimer eternellement malgré son crime. Il n’y avoit qu’une seule resolution constrante dans mon esprit, qui estoit celle de tuer Megabise, dés que je le trouverois : & il y avoit des momens, où je ne sçavois si je devois aimer ou haïr Amestris : mais où je sçavois tousjours bien que je devois perdre mon Rival.

Le jour ne fut donc pas plustost venu, & mes chevaux ne furent pas plustost arrivez à la porte de ce Jardin, que j’envoyay mon Escuyer, sçavoir si Megabise estoit chez luy, pour luy donner de mes nouvelles : mais pour mon malheur, il estoit party pour aller aux champs : sans que ses gens pussent dire, quelle route il avoit prise. Cette fascheuse rencontre augmenta de beaucoup mon desplaisir : & la pensée que l’entreveuë d’Amestris & de Megabise ne s’estoit faite en ce lieu là que pour se dire adieu ; redoubla encore mon desespoir. J’envoyay en suite pour voir si Menaste n’estoit point revenuë de la Campagne, afin de me pouvoir pleindre à elle, de l’infidelité de son Amie : nais je sçeu qu’elle y estoit tombée malade, & qu’elle n’en reviendroit pas si tost. Me voila donc le plus desesperé de tous les hommes : j’avois veû des choses qui ne me permettoient pas de douter de l’infidelité d’Amestris : je l’avois retrouvée plus belle, que je ne l’avois jamais veuë : du moins mon imagination me l’avoit

figurée telle : je voyois mon Rival absent, & la confidente de ma passion esloignée : si bien que je ne pouvois ny me pleindre ny me vanger. En ce déplorable estat, ne sçachant quelle resolution prendre, je demeuray encore deux jours caché dans un Vilage qui est assez prés de la Ville, pour tascher de descouvrir où estoit allé Megabise : mais quoy que je pusse faire, je n’en pus rien aprendre avec certitude. L’on me dit seulement, qu’il avoit pris le mesme chemin que l’on a accoustumé de prendre, pour aller dans la Province des Arisantins, qui estoit le lieu de ma retraite : neantmoins comme ce chemin est croisé par plusieurs autres, je ne devois pas faire un grand fondement là dessus. Toutefois je ne laissay pas de m’imaginer, que pour posseder Amestris plus en repos, Megabise s’estoit peut-estre resolu de m’aller chercher, pour se rebattre contre moy. Cette pensée eut à peine fait quelque legere impression dans mon esprit, que je montray à cheval, & que je m’en retournay : m’informant exactement par les chemins de ce que je cherchois. Je creus quelques fois l’avoir trouvé : peu de temps apres je connus que je m’estois trompé : & j’arrivay enfin au lieu d’où j’estois party, sans avoir eu de veritables nouvelles de Megabise. A mon retour, je trouvay une Lettre d’Amestris, que l’on avoit reçeuë durant mon absence : qui m’affligea autant, que raisonnablement elle me devoit plaire, si je n’eusse pas eu l’esprit preoccupé. Mais comme elle n’estoit pas extrémement longue, & qu’elle ne servit pas à la resolution que je pris en suitte ; il faut que je vous la die : car si je ne me trompe elle estoit telle.


A M E S T R I S
A
A G L A T I D A S.


Puis que vous avez quelque curiosité de sçavoir ce que je fais, & quels sont mes divertissemens : sçachez que je suis le tumulte de la Cour, autant que la bien-seance me le peut permettre : qu’il n’y à icy qu’une seule personne, de qui je puisse souffrir la conversation sans chagrin : & que mesme je fais autant que je le puis, que cette conversation soit en un lieu retiré & solitaire. Vous pouvez donc bien juger, que je ne choisis pas les Jardins du Palais pour me promener : & que la Fontaine du Parterre de gazon, est le lieu de plus ordinaire, où j’entretiens la seule Personne qui presentement me peut plaire à Ecbatane : & où je m’entretiens moy mesme. Je ne vous dis point Aglatidas, tout ce que je pense dans mes resveries : car peut-estre est-il bon pour vostre repos que vous l’ignoriez : & peut-estre aussi est-il advantageux à Amestris, que vous ne le deviniez pas.

Admirez Seigneur, je vous supplie la bizarrerie de mon advanture : si j’eusse reçeu cette Lettre auparavant que d’avoir veû ce que mes yeux pensoient m’avoir monstrré, j’en eusse esté ravy de joye : car enfin j’eusse bien entendu que cette Solitude de laquelle Amestris parloit, n’estoit aimée que pour l’amour d’Aglatidas. J’eusse bien compris encore, que cette seule personne qu’elle pouvoit souffrir, estoit m’a Parente, avec laquelle elle pouvoit parler de moy. Je n’eusse pas ignoré non plus, qu’elle n’alloit à la Fontaine du Parterre de gazon, que pour s’y souvenir de la derniere fois que je l’y avois veuë ; & j’eusse bien entendu sans doute, que la fin de sa Lettre estoit infiniment tendre & obligeante : puis qu’en me disant qu’il estoit bon pour mon repos que je ne sçeusse pas ses resveries ; j’eusse bien compris qu’elle vouloit dire, que la connoissance de sa douleur augmenteroit la mienne : & j’eusse enfin bien entendu, qu’une personne aussi retenuë qu’elle est, ne pouvoit exprimer la tendresse de son affection, plus fortement ny plus galamment, qu’en me disant à la fin de sa Lettre, que peut-estre estoit-il aussi avantageux pour elle, que je ne devinasse pas ses pensées. Cependant Seigneur, cette Lettre fit un effet bien different dans mon esprit : & l’expliquant d’un sens tout opposé, à celuy qu’elle avoit effectivement ; je trouvois quelque chose de si inhumain, de voir qu’en me trahissant, Amestris se fust donné la peine de m’escrire d’une maniere, où il y avoit un sens caché ; que je ne doutay presque point, que pour obliger Megabise, elle ne luy eust monstrré ce qu’elle m’avoit escrit. Ouy, ouy, infidelle Amestris (disois-je en relisant cette Lettre, & en la repassant presque parole pour parole) j’ay eu quelque curiosité de sçavoir, ce que vous faisiez, & quels

estoient vos divertissemens : & j’ay connu enfin que vous ne mentez pas, lors que vous m’escrivez, que vous fuyez le tumulte de la Cour ; qu’il n’y a qu’une seule Personne de qui vous puissiez souffrir la conversation sans chagrin : & que mesme vous faites tousjours tout ce qui vous est possible, pour faire que cette conversation soit en un lieu solitaire & retiré. Vous me dites, cruelle Amestris, que je puis bien juger, que vous ne cherchez pas les Jardins du Palais pour vous promener : mais infidelle que vous estes, je ne pouvois pas juger, que vous n’alliez à la Fontaine du Parterre de gazon, que pour y entretenir Megabise. Cependant j’ay veû de mes prepres yeux, que la seule Personne qui presentement vous peut plaire à Ecbatane, est le trop heureux Megabise. Vous dittes encore, que vous vous entretenez vous mesme : ha je ne l’ay que trop veû cruelle Amestris ! & pleust aux Dieux toutefois, que je n’eusse veû que cela. Vous avez raison, adjoustois-je, de dire, qu’il seroit bon pour mon repos, que j’ignorasse vos resveries : & plus de raison encore, d’advoüer qu’il ne seroit pas advantageux à Amestris que je les devinasse. Mais comment, injuste Personne, pouvez vous connoistre que vous avez tort sans vous en repentir ? & toutefois vous avez peut-estre escrit cette Lettre, avant la cruelle conversation, que je vous ay veû avoir avec Megabise. En effet, je ne me trompois pas alors en mes conjectures : car ayant regardé de quel jour elle estoit dattée ; & me ressouvenant precisément, de celuy où j’avois veû Amestris avec Megabise ; je trouvay qu’elle estoit escrit d’un jour auparavant : ce qui me mit en une colere si grande ; que je fis resolution de faire tout ce qui me seroit possible, pour me guerir d’une passion si mal reconnuë. Vous pouvez juger que je ne la pris pas sans peine, cette cruelle resolution ; & qu’il falut me

combattre plus d’une fois. Je fis pourtant dessein, d’attendre mesme que la Fortune me fist rencontrer Megabise pour me vanger, sans l’aller chercher par toute la Terre, comme j’en n’avois eu l’intention : & de tascher de surmonter dans mon cœur, les sentimens que l’Amour y avoit inspirez. Je ne voulus pas mesme respondre à Amestris : ny chercher quelque consolation à luy reprocher son crime. Au contraire, j’ordonnay encore à celuy qui avoit accoustumé de recevoir ses Lettres, de les luy renvoyer sans me les faire voir, & sans les ouvrir. Si vous aviez aimé Seigneur, je n’aurois que faire de vous exagerer tout ce que je souffris en cette rencontre : & vous connoistriez facilement, qu’il n’est rien de plus difficile, que de vouloir arracher de son cœur, une violente passion. J’avois beau ne vouloir plus songer à Amestris ; j’y songeois eternellement : & c’estoit en vain que je faisois effort pour la mépriser ; puis que malgré moy je sentois que je l’estimois tousjours, plus que tout le reste de la Terre. Je cherchois le monde & la conversation pour m’en destacher : Mais je m’y ennuyois si cruellement, que la solitude m’estoit encore moins insuportable. J’appellay les Livres à mon secours : mais je n’y rencontray que de bons conseils inutiles. Je m’amusay en suitte à la Chasse : mais je ne trouvay pas que la lassitude du corps, soulageast les peines de l’esprit. Enfin je me resolus d’attendre du temps, ce que je ne trouvois point ailleurs : mais Dieux, que ce remede fut long & mal assuré ! & que ma guerison fut penible & mal affermie !

Cependant l’innocente Amestris ne recevant plus de mes nouvelles ; & voyant qu’on luy renvoyoit toutes ses Lettres, ne m’en escrivit plus : & en fut en une

peine incroyable. D’abord elle s’imagina que j’estois mort : mais ma Parente sçeust bien tost chez mon Pere que cela n’estoit pas. Elles chercherent alors en vain, la cause de mon silence, sans la pouvoir rencontrer : & l’innocence d’Amestris estoit une cause assez forte, pour l’empescher de la deviner. Elle craignit toutefois un peu, que Megabise ne m’eust fait faire quelque mauvais conte d’elle : mais apres y avoir bien pensé, elle ne trouvoit pas que quand il eust esté assez lasche pour le faire, j’eusse deû estre assez foible pour le croire, puis qu’il estoit mon Ennemy & mon Rival. Joint qu’il n’y avoit point d’apparence qu’il l’eust fait : car outre qu’il estoit trop homme d’honneur pour concevoir une fourbe de cette nature ; il n’estoit pas demeuré en lieu pour pouvoir joüir de l’effet de son artifice : puis que l’on avoit sçeu enfin, que son desespoir l’avoit porté à la guerre, qui estoit alors en Lydie. Que ne pensa donc point l’aimable Amestris ! Et dequoy n’accusa t’elle point le malheureux Aglatidas ! elle creut qu’il estoit inconstrant : que quelque nouvelle passion l’avoit fait changer : & dans cette pensée, elle s’abandonna à la douleur ; se repentit de m’avoir aimé ; dit cent choses contre moy & contre l’amour ; & fit tout ce qu’elle pût, pour m’oster le cœur qu’elle m’avoit donné. Menaste mesme qui m’aimoit beaucoup, & qui estoit revenuë de la Campagne, ne pouvoit pas m’excuser : & la confirmoit encore, dans les sentimens de colere où elle estoit. Enfin Seigneur, l’on peut dire que nous estions tous deux aussi infortunez, que nous estions innocens. Cependant, celuy chez qui Amestris demeuroit, & qui vouloit favoriser Megabise ; le voyant absent, & sçachant le grand nombre de pretendans

qu’il y avoit tousjours pour Amestris, luy proposa d’aller faire un voyage à la Province des Arisantins, où estoit la plus grande partie de son bien, pour y donner ordre à quelques affaires pressantes : car Seigneur, l’on n’avoit point sçeu à la Cour, où je m’estois retiré : & cét homme ne sçavoit pas que j’y fusse. Amestris qui ne pouvoit souffrir la Cour qu’avec peine, & qui estoit bien aise de pouvoir cacher son chagrin, y consentit facilement : & d’autant plus tost, à ce que je sçeu depuis, qu’elle espera que venant à la mesme Province où j’estois, elle pourroit du moins apprendre la cause de mon changement, dont elle n’avoit pû rien sçavoir. Cependant comme l’absence de Megabise avoit facilité mes affaires, mon Pere ayant enfin obtenu ma grace du Roy, m’ordonna de m’en retourner à Ecbatane, dans le mesme temps qu’Amestris en partoit. Je vous advoüe que je reçeus la nouvelle de la fin de mon exil avec douleur : & que j’eusse bien voulu que mon bannissement eust duré plus long temps. Neantmoins je pense, à dires les choses comme elles sont, que me voulant trahir moy mesme, je fis semblant de croire que mon cœur estoit assez bien guery, pour ne craindre plus que ses blessures se pussent r’ouvrir par la veuë d’Amestris. Je partis donc, & m’en retournay à Ecbatane sans la rencontrer : parce qu’elle avoit pris un chemin different de celuy que je tins. De vous dire Seigneur, quel trouble d’esprit fut le mien, en approchant d’Ecbatane ; en y entrant ; & en passant devant la porte du Palais d’Artambare ; c’est ce que je ne sçaurois faire. Je craignois de rencontrer Amestris : & je la cherchois pourtant exactement des yeux, en passant dans toutes les ruës : je me persuadois pour me

tromper, que je ne voulois sçavoir le lieu où elle estoit, que pour ne la regarder pas : mais helas, que je me connoissois peu moy mesme, & que j’ignorois bien ce qui me devoit advenir ! Je ne fus pas plustost arrivé, que je fus à l’Apartement de mon Pere, qui me reçeut avec une joye incroyable : quoy qu’il eust quelque sentiment de douleur, de me trouver le visage aussi changé qu’il me le vit. Car Seigneur, il estoit en effet arrivé un changement si considerable en moy ; que je doutois quelquefois, si j’estois le mesme que j’avois esté. Mon Pere eut la bonté de me dire en suitte, qu’ayant eu à soliciter une affaire où il alloit de ma vie, il n’avoit pû songer à presser celle de mon mariage : parce que ç’eust esté trop irriter Megabise, que de s’opposer tout à la fois, à son amour & à sa vangeance. Seigneur, luy dis-je, tout ce que vous avez fait, à esté bien fait : & le Mariage est une chose que je crains presentement, bien plus que je ne le desire. Mon Pere voulut me faire expliquer cét enigme : mais je m’en excusay, & me retiray à mon ancien Apartement, avec un chagrin estrangge. Le lendemain au matin, mon Pere me mena chez le Roy, qui me reçeut assez bien : & qui acheva l’accommodement de la Famille de Megabise & de la nostre : car pour luy, il n’estoit pas encore revenu à Ecbatane. Au sortir du Palais je m’en retournay dans ma chambre, où je ne fus pas long temps seul : le bruit de mon retour n’ayant pas esté plustost respandu dans Ecbatane, que la meilleure partie de mes Amis me vint visiter. Et comme mon amour avoit esté sçeuë de tout le monde ; apres les premiers complimens, Artabane Frere d’Harpage, que le Roy avoit autrefois employé pour faire perir le jeune Cyrus, & qui estoit

fort de mes Amis ; me demanda si je n’avois point rencontré la belle Amestris par les chemins, en revenant à la Cour ? Je rougis au nom d’Amestris : & demanday à mon Amy, s’il estoit bien vray, qu’elle ne fust pas à Ecbatane ? Mais admirez Seigneur, tout ce que fait faire l’Amour ! je n’eus pas plustost esté assuré qu’elle n’y estoit plus effectivement ; que j’en eus de la joye, & de la douleur tout ensemble : & mon esprit fut si partagé en cette occasion, qu’il ne pût jamais se determiner. Je pense toutefois, que si j’eusse bien examiné le fonds de mon cœur, je l’eusse trouvé plus disposé à desirer qu’Amestris eust esté à Ecbatane, qu’à se resjoüir de ce qu’elle en estoit éloignée. Ce n’est pas que je ne creusse estre fortement resolu à ne luy donner plus jamais nulle marque d’amour, quand mesme j’en eusse deû mourir : mais c’est qu’enfin, pour ne déguiser pas les choses, je l’aimois encore plus que je ne le croyois moy mesme : & que c’est le propre de l’amour, de faire desirer la veuë de la personne aimée. Je me tins pourtant l’esprit si ferme, pendant cette conversation, que je n’en parlay jamais le premier : je me surpris bien plus de cent fois, dans un secret desir que quelqu’un m’en parlast mais je n’osay pourtant en parler. Et puis, comme je n’avois point eu d’autres personnes confidentes de ma passion, qu’Arbate qui n’estoit plus ; & que Menaste qui avoit suivy Amestris en son voyage, parce qu’elles s’aimoient cherement ; je ne pouvois pas me resoudre d’aller aprendre mes malheurs, à ceux qui ne les sçavoient point. Neantmoins il falut changer de resolution : & Artabane aporta un si grand soing à aquerir mon amitié ; & à s’informer du sujet de cette profonde melancolie, qui paroissoit & sur

mon visage, & en toutes mes actions ; qu’en fin pressé par son affection, & par ma propre douleur, je luy apris la naissance de mon amour ; son progrés ; & sa fin : car j’avois quelques fois la hardiesse de parler, comme si je n’eusse plus aimé.

Il me souvient mesme qu’un jour que nous estions seuls, parlant de quelque chose qui estoit arrivé à la Cour, j’eus l’audace de dire à Artabane, pour luy designer precisément, quand cela estoit advenu ; que c’estoit du temps que j’aimois Amestris. Mais Seigneur, en prononçant ces paroles je rougis : & Artabane s’escria en m’embrassant, ha mon cher Aglatidas vous l’aimez encore ! vostre visage vous a trahi : & vostre cœur à plus de sincerité que vos paroles. Je ne sçay si je l’aime encore, luy respondis-je en soupirant ; mais je sçay bien que je ne la dois plus aimer ; & que mesme je ne la veux plus aimer. L’Amour, me respondit-il, n’est pas acoustumé à demander le conseil de nostre raison, ny le consentement de nostre volonté pour nous assujettir : & la mesme violence qui le rend quelquefois Maistre de nostre cœur malgré nous, l’y peut maintenir par la mesme voye. L’Amour, poursuivit Artabane, n’est pas un Roy legitime, mais un Tyran : qui ne traite pas mesme plus doucement ceux qui ne se deffendent point, que ceux qui luy disputent leur liberté : & qui regne enfin Souverainement, par tous les lieux où il veut regner. Quoy qu’il en puisse estre, luy dis-je, soit que j’aime Amestris, ou que je ne l’aime pas ; elle n’aura plus de moy, ny marques d’amour, ny marques de haine. Vous changerez bien tost d’avis, me repliqua-t’il, & je n’auray pas besoin de beaucoup de paroles, pour vous prouver que tous les momens de vostre

vie luy parlent d’amour : que tous vos discours, & toutes vos actions l’assurent, que vous luy estes tousjours fidelle : & qu’il n’est pas jusques à vos yeux, où vostre passion ne soit vivement dépeinte. Car (poursuivit-il, sans me donner loisir de luy respondre) d’où vient ce prodigieux changement, qui paroist en vostre visage, en vostre esprit, & en vostre humeur ? Et que veulent dire autre chose, cette profonde melancolie qui vous possede sans sujet ; cette solitude que vous preferez à tous vos Amis ; ces soupirs continuels ; cette indifference pour tout ce qu’il y a de beau à la Cour ; sinon que vous aimez encore ? Je n’aime peut-estre plus Amestris, luy repliquay-je, mais je haï tout le reste du Monde à la reserve d’Artabane. Et pourquoy le haïssez vous ? me respondit-il ; que vous ont fait tant d’honnestes gens qui vous recherchent & qui vous estiment ? Que vous ont fait tant de belles & aimables personnes qui sont à Ecbatane ? & que vous a fait enfin toute la Nature, pour faire que vous la haïssiez ? Non non, adjousta-t’il, Aglatidas, ne vous y trompez point : vous aimez encore Amestris : & vous l’aimez autant, que vous haïssez tout le reste de la Terre. Si vous n’aviez point d’amour pour elle, vous n’auriez point de haine pour les autres : & vous aimeriez sans doute, ce que tous les honnestes gens ont accoustumé d’aimer. Si j’aimois Amestris, luy dis-je, je souhaiterois son retour, & je l’aprehende : Cette apprehension, me repliqua-t’il, n’est pas moins une marque d’amour, que le pourroient estre vos souhaits : car enfin Amestris ne peut vous estre redoutable que d’une façon : & vous ne la pouvez craindre sans l’aimer. De plus, adjousta-t’il, quelle cause pouvez vous trouver à vostre melancolie ?

Vous estes aimé de tout le monde ; vous avez un Pere qui vous accorde tout ce que vous desirez ; vous estes d’une condition, qui n’en voit guere d’autre au dessus d’elle ; Vous ne pouvez manquer d’estre extrémement riche ; vous avez de la jeunesse & de la santé ; vous avez de plus, me dit-il en me flattant, de l’adresse & de la bonne mine ; du courage & de la reputation ; qu’est-ce donc Aglatidas qui vous manque & qui cause vostre melancolie ? Le souvenir de mes malheurs, luy repliquay-je : le souvenir des malheurs, me respondit-il, donne de la joye, quand il est vray qu’ils sont effectivement passez : & vous feriez mieux de dire, que les vostres durent encore. Mais de grace, adjousta-t’il, que faudroit-il pour vous rendre heureux ? Il faudroit, luy dis-je, des choses impossibles : il faudroit qu’Amestris n’eust jamais esté infidelle. De sorte donc, me repliqua Artabane, que vostre bonheur est inseparablement attaché à Amestris ; & que sans Amestris vous ne pouvez estre heureux ? Vous estes trop pressant, luy dis-je, & je ne veux plus vous respondre. Dittes que vous ne le pouvez pas, me repartit-il, sans advoüer en mesme temps, que vous estes le plus amoureux des hommes. Mais mon cher Aglatidas, poursuivit Artabane, pourquoy cachez vous un mal si grand & si dangereux, & qui ne peut jamais estre guery qu’en le descouvrant ? Je le cache, luy dis-je en changeant de couleur, parce que je le crois incurable : & si je n’aimois infiniment Artabane, & qu’Artabane n’eust pas eu une opiniastreté invincible ; je ne luy eusse jamais advoüé comme je fay, qu’en despit de ma raison, & contre ma volonté, Amestris, l’infidelle Amestris, occupe encore toutes mes pensées, & possede

mon cœur malgré moy. Comme j’eus cessé de parler, Artabane m’embrassant, & prenant la parole, maintenant, me dit-il, que vous m’avez advoüé vostre mal, je veux tascher de le guerir : je croy que vous le souhaitez, luy dis-je, mais il n’est pas fort aisé d’en venir à bout : Car sçachez Artabane, que quand mesme Amestris se repentiroit de sa perfidie, & qu’elle reviendroit à moy les larmes aux yeux ; je ne pourrois jamais estre parfaitement satisfait. Le souvenir du passé, me tiendroit en une continuelle inquietude de l’advenir : & je possederois un thresor, que je craindrois eternellement de perdre. Toutes les fois qu’elle me diroit quelque chose d’obligeant, je m’imaginerois que ces mesmes paroles auroient esté employées en faveur de mon Rival : & je ne pourrois tout au plus regarder le cœur d’Amestris, que comme un Autel prophané. Quoy, me dit alors Artabane, si Amestris avec tous ses charmes & toute sa beauté vous demandoit pardon de sa foiblesse & de son changement, vous le luy refuseriez ? Ha cruel Amy, luy dis-je, quel plaisir prenez vous à me persecuter, au lieu de me guerir, & à me proposer des choses impossibles ? Mais si elles arrivoient, me dit il, comment en useriez vous ? Malgré cette jalousie delicate, luy repliquay-je, qui certainement est dans mon esprit, de la façon que je viens de le dire ; je sens bien que je me jetterois aux pieds d’Amestris, pour luy rendre grace de son repentir ; pour l’assurer d’une passion eternelle ; & pour luy demander une fidelité plus exacte que celle qu’elle a euë. Mais helas, que je suis loing de me trouver en cét estat ! Voulez vous, me dit alors Artabane, croire mes conseils ? Je veux faire, luy dis-je,

tout ce qui me pourra soulager. Si cela est, me respondit-il, ne negligez pas ce que je m’en vay vous dire : & sçachez qu’en l’estat qu’est vostre ame, j’ay trouvé un remede infaillible, ou pour vous oster l’amour que vous avez pour Amestris ; ou pour faire qu’Amestris la satisface. Si j’escoute la raison, luy dis-je, j’aimeray mieux le premier que l’autre : & si j’escoute mon cœur, je prefereray le second au premier. Sçachez donc, me dit alors Artabane, que comme l’amour est une passion si noble, qu’elle ne peut-estre recompensée que par elle mesme : elle est aussi si puissante, qu’elle ne peut-estre vaincuë que par ses propres forces. Il faut aimer, pour cesser d’aimer : & la haine qui succede à l’amour, n’est pour l’ordinaire qu’une amour déguisée, sous les apparences de la colere : & qui est plus redoutable & plus dangereuse, que si elle paroissoit avec les marques qui luy sont naturelles. Enfin Aglatidas, me dit-il, il faut se guerir d’une passion par une autre passion : & pour n’aimer plus Amestris, il faut aimer une autre beauté. Helas, luy repliquay-je alors, qu’il est aisé à Artabane, de donner un semblable conseil, & qu’il est difficile à Aglatidas de le suivre ! Mais, me respondit-il, le remede que je vous enseigne, est pourtant le meilleur de tous : & n’est pas si impossible que vous le croyez. Veritablement, poursuivit-il ; tant que vous demeurerez dans la solitude où vous vivez, il ne sera pas aisé que vous vous trouviez engagé dans une nouvelle amour : mais il faut voir celles qui en peuvent donner ; il faut s’exposer au peril des flots, & se jetter mesme dans la mer, quand on veut se sauver d’un naufrage : & il est des maux si dangereux, & des remedes si extraordinaires, qu’il faut se mettre en danger de

mourir, un peu plustost, par la seule esperance de pouvoir vivre plus long temps. Mais croyez vous, luy dis-je, que je puisse, je ne dis pas aimer une autre beauté, mais seulement la souffrir ? Vous le pourrez sans doute si vous le voulez, me respondit-il, car enfin d’abord il ne faut avoir dessein que de feindre d’aimer quelque belle Personne ; car peut-estre viendrez vous à l’aimer effectivement. Si cela arrive, vous vous moquerez de l’inconstrance d’Amestris : & si cela n’est pas, vous vous vangerez au moins, de l’outrage que vous avez reçeu d’elle. Peut-estre mesme, continua-t’il, que cette feinte ramenera vostre Maistresse à la raison : & que ce que vostre amour ne vous a pas donné, sa jalousie vous le donnera. Ce remede, luy dis-je, est bien dangereux & bien incertain, pour estre si difficile : car enfin vous dites que peut-estre j’aimeray ; que peut-estre je n’aimeray pas ; que peut-estre je me vangeray ; que peut-estre Amestris reviendra de son erreur ; en un mot, tout est fondé sur un peut-estre : c’est à dire à peu prés sur rien : & je voy pour conclusion, tant d’incertitude en ce remede, que je ne le trouve pas fort bon. En avez vous un autre ? me dit-il ; j’en ay plus infaillible, luy dis-je, qui est la mort : qui me delivrera sans doute de toutes mes peines. C’est le dernier qu’il faut tenter, me respondit Artabane ; & il ne le faut au moins prendre que lors que l’on a essayé vainement tous les autres.

Enfin Seigneur, quoy qu’il me peust dire, je ne me rendis point de tout ce jour là : mais quelque temps apres, ayant sçeu qu’Amestris devoit revenir, il me persecuta de telle sorte, de vouloir suivre son conseil ; que je m’y resolus, quoy que ce ne fust pas sans peine. Il y avoit alors à la Cour, une Fille nommée Anatise,

qui avoit effectivement du merite & de la beauté : mais qui n’avoit pourtant pas fait grandes conquestes : & qui estoit sans doute incomparablement moins belle qu’Amestris, quoy qu’elle le fust beaucoup. Le hazard voulut que le jour mesme qu’Artabane m’avoit fait consentir d’essayer le remede qu’il m’avoit proposé ; je la trouvay à la promenade des Jardins du Palais : où il y avoit long temps que je n’avois esté, parce que je fuyois le monde autant qu’il m’estoit possible. Et comme je n’avois, & ne pouvois avoir d’inclination particuliere pour Personne ; & que mesme je n’avois pas la liberté de choisir en une saison où tout ce qui n’estoit pas Amestris ne me pouvoit plaire : Le hazard, dis-je, m’ayant fait rencontrer Anatise plustost qu’une autre ; je n’esvitay pas sa conversation, comme j’avois accoustumé d’esviter celle de toutes les Dames, depuis mon retour à Ecbatane : c’est à dire toutesfois, autant que la civilité me le permettoit. Je parlay donc à cette Fille diverses fois ce jour là : & quoy que ce ne fust que de choses indifferentes, elle ne laissa pas de s’estimer en quelque façon mon obligée : parce qu’enfin je faisois pour elle, ce que je n’avois fait pour personne, depuis que j’estois revenu à la Cour. Et certes il me fut advantageux, que la solitude où j’avois vescu, m’aidast à persuader au monde, ce que je voulois qu’il creust : estant certain qu’il ne m’eust pas esté bien aisé, de faire tout ce qu’il eust falu pour le tromper, s’il ne se fust trompé luy mesme : & si Anatise de son costé, ne m’eust aidé à le decevoir. Car Seigneur, je n’ay garde de croire, que la complaisance que cette aimable Fille eut pour quelques petits soins que je luy rendis, fust un effet de mon merite : au contraire, je

connus clairement que ç’en fuſt un de celuy d’Ameſtris : eſtant indubitable, qu’Anatiſe ne me traita favorablement comme elle fit, que parce qu’elle s’imagina, qu’il y avoit quelque choſe de glorieux pour elle ; qu’un homme qui avoit aimé la plus belle Perſonne du monde, quittaſt ſes fers pour prendre ſes chaines. Cette petite jalouſie de beauté, fit donc qu’Anatiſe eut pour moy, toute la civilité poſſible : & que trouvant tant de facilité à executer ce qu’Artabane m’avoit conſeillé ; je continuay d’agir comme il voulut. Ce n’eſt pas Seigneur, que je puſſe jamais me reſoudre, à dire à Anatiſe que je l’aimois : tant parce qu’en effet je ne le pus jamais obtenir de ma veritable paſſion ; que parce qu’il me ſembloit que ç’euſt eſté choquer directement la generoſité. Cependant ma façon de vivre avec Anatiſe, ne laiſſoit pas d’avoir preſque le meſme effet dans la Cour, & dans l’eſprit de cette Fille : car enfin je la voyois ſouvent ; je ne parlois preſque qu’à elle ; je paroiſſois fort melancolique & fort inquiet ; & tout le monde regardoit toutes ces choſes, comme des effets de ma nouvelle paſſion. Anatiſe d’autre part voyoit que je m’attachois à ſon entretien : que je la loüois à toutes les occaſions qui s’en preſentoient : que je fuyois toutes les Femmes excepté elle : & que dans nos converſations, je paroiſſois ſouvent avoir l’eſprit interdit, & ne sçavoir pas trop bien ce que je luy voulois dire. Mais helas, ce qu’elle croyoit eſtre un effet de l’amour que j’avois pour elle, en eſtoit un de celle que j’avois pour Ameſtris, toute infidelle qu’elle me paroiſſoit alors. Et certes il y avoit des jours, où je me repentois d’avoir ſuivy les conſeils d’Artabane : & d’autres auſſi, où il ſembloit que je me reſolusse fortement d’aimer Anatise : & de vouloir chasser Amestris, de mon cœur & de ma memoire. Changeons, changeons, disois-je en moy mesme, cette feinte passion, en une passion veritable : ne soyons plus fidelles, à celle qui nous a trahis : & ne trahissons plus, celle qui n’a que de la sincerité pour nous. Anatise n’est pas sans doute si belle qu’Amestris ; mais elle nous aimera peut-estre plus fidellement. Disons luy donc que nous l’aimons, poursuivois-je, quoy que cela ne soit pas encore : afin qu’estant obligez par generosité à ne nous démentir pas ; nous ne soyons plus en termes de craindre de retourner vers l’infidelle Amestris : & d’avoir la foiblesse de la voir & de luy parler, si elle revient comme on nous le dit. Cette pensée Seigneur, se fortifia de telle sorte dans mon esprit, que je fus trois ou quatre jours de suitte chez Anatise, avec intention de luy dire que je l’aimois : Mais quelque resolution déterminée que j’en eusse faite, je ne pus jamais l’executer. Je perdois la parole tout d’un coup, dés que la pensée m’en venoit : je changeois de discours & de couleur hors de propos : ma bouche ne vouloit point m’obeïr : mon cœur se revoltoit contre ma volonté : ma volonté mesme demeuroit changeante & mal affermie : & enfin ne voulant plus du tout, ce que j’avois voulu un moment auparavant, je me taisois en baissant les yeux : comme estant presque également honteux, de ce que je faisois, & de ce que j’avois voulu faire. Mais Dieux ! ce qui me devoit détruire dans l’esprit d’Anatise, m’y establissoit : car s’imaginant que l’amour & le respect que j’avois pour elle, causoient tout le desordre qu’elle voyoit en mon esprit ; elle ne laissoit pas de me bien traitter : & je ne laissois

pas de la voir. Tant y a Seigneur, que toute la Cour creut que j’estois amoureux d’Anatise : il y eut mesme un de mes Parens, qui l’escrivit à Menaste : qui comme je vous l’ay dit, estoit avec Amestris. Mais cette Fille qui sçavoit que son Amie ne pourroit aprendre cette nouvelle sans douleur, ne luy en dit rien : & voulut attendre qu’elle fust à Ecbatane pour s’en esclaircir.

Cependant je sçeu deux choses tout à la fois, qui me donnerent bien de l’inquietude : l’une qu’Amestris arriveroit en peu de temps : l’autre que Megabise devoit revenir dans peu de jours. Cette rencontre si precise, que le seul hazard avoit faite, me parut une chose concertée : & je ne doutay point du tout, que le voyage d’Amestris n’eust esté fait à la seule consideration de l’absence de Megabise, de laquelle je ne pouvois pas deviner la raison. Mais comme la jalousie s’attache bien plus à ce qui la fortifie, qu’à ce qui la peut détruire ; je ne m’amusois pas à raisonner, sur ce qui pouvoit me faire tirer quelques conjectures à mon advantage : & je ne cherchois que ce qui me pouvoit affliger. Ils reviennent, disois-je, pour triompher à mes yeux de mon infortune : & ils ne s’estimeroient pas heureux, si je n’estois le tesmoin de leur felicité. Du moins, adjoustois-je, infidelle Amestris, vous n’aurez pas la satisfaction de croire que je sois malheureux : & je veux agir de telle sorte aupres d’Anatise, que vous ne puissiez pas seulement soubçonner que je vous aime encore malgré moy. Mais pour toy, trop heureux Megabise, n’espere pas de pouvoir joüir en repos de ta conqueste : car encore que je n’y pretende plus rien, je ne laisseray pas de t’en oster la possession en t’ostant la vie : ou de te la disputer du moins, jusques au

dernier moment de la mienne. Ces sentimens tumultueux estant un peu appaisez, je trouvay en effet quelque consolation à penser qu’Amestris croiroit que j’aimois Anatise : & je m’attachay de telle sorte à elle durant quelques jours, que j’en estois moy mesme estonné. Cependant Amestris arriva : & Menaste ne fut que trop confirmée pour mon malheur, en la croyance qu’on luy avoit donnée de ma nouvelle passion. Elle voulut toutefois me parler auparavant que de me condamner, & elle en trouva les moyens facilement : car enfin comme elle estoit ma parente, je fus obligé de luy faire une visite, bien que je ne m’y resolusse pas sans peine. Je fis ce que je pus pour n’y aller pas seul : mais quoy que je pusse faire, elle me parla en particulier. Est-il possible, me dit-elle, Aglatidas, que ce que l’on m’a dit soit veritable ? & qu’un homme qui a esté assez heureux, pour n’estre pas haï d’Amestris, puisse se resoudre d’aimer Anatise ? Amestris, luy dis-je, n’a pas creû qu’Aglatidas fust digne d’elle : & je ne sçay pourtant Menaste, adjoustay-je, si elle n’a pas plus mal choisi que moy. Elle a peut-estre fait par foiblesse & par caprice, poursuivis-je, ce que j’ay fait par raison & pour me vanger. Mais apres tout Menaste, n’en parlons plus : je sçay qu’elle est tousjours de vos amies : & je veux mesme croire qu’elle s’est cachée de vous pour me trahir. Il faut bien sans doute, me respondit-elle, qu’elle m’en ait fait un secret si cela est vray, car je n’en ay jamais rien sçeu : mais je vous advoüe, que j’ay beaucoup de peine à me le persuader. J’en ay bien eu davantage, luy repliquay-je ; & si je n’avois esté moy mesme le tesmoin de son infidelité ; si je n’avois veû de mes propres yeux, sa trahison & sa

perfidie, je ne l’aurois jamais creuë : non pas mesme quand vous m’en auriez assuré. Mais comme je ne vous aurois pas cruë, adjoustay-je, si vous m’eussiez parlé contre elle : je ne vous croiray pas non plus, aujourd’huy que vous la voulez justifier. Non, Menaste, ne m’en parlez jamais : Amestris m’a trahi, & je l’ay quittée : Amestris ne m’a pas jugé digne de son affection ; & je ne la juge plus digne de la mienne : quoy qu’elle la soit tousjours, à l’infidelité prés, de l’admiration de toute la Terre. Mais enfin comme je suis asseuré qu’elle a eu pour moy de la haine ou de mespris, je suis dispense de la fidelité que je luy avois promise. J’advouë, me dit Menaste, que si elle est coupable, vous estes moins criminel : Mais vous n’estes pourtant pas innocent. Car enfin, vous estes vous pleint à Amestris ? l’avez vous accusée ? & luy avez vous donné lieu de se justifier, ou de se repentir ? Il faut se pleindre, luy dis-je, lors que l’on est en doute du crime de la Personne aimée, ou que ce crime est si petit, qu’on le peut effacer en l’advoüant ; mais lors que l’offence est de la nature de celle que j’ay reçeuë, les pleintes ne serviroient qu’à donner nouvelle matiere de se laisser tromper. Espargnons cette peine à Amestris, pousuivis-je, & ne la forçons pas d’advoüer une chose, qu’elle ne pourroit advoüer sans confusion : toute preoccupée qu’elle est, de l’amour qui la possede. Menaste estoit si surprise de m’entendre parler de cette sorte, qu’elle ne pouvoit me respondre : car comme Amestris ne luy avoit rien dit de la conversation qu’elle avoit euë avec Megabise ; elle ne pouvoit imaginer nul pretexte à mes pleintes : & elle creut que pour excuser mon inconstrance, je luy supposois un

crime ; qu’elle estoit aussi innocente, qu’elle la paroissoit à ses yeux ; & que j’estois encore beaucoup plus coupable qu’elle ne l’avoit pensée. Ce qui la confirmoit en son opinion, estoit le trouble qu’elle remarquoit en mon esprit : ne doutant nullement, que ce trouble ne fust causé par la honte que j’avois de ma foiblesse, & par celle de mon changement. Toutefois voulant encore l’augmenter, je vous assure du moins, me dit-elle, que tant que le voyage qu’Amestris vient de faire a duré, elle n’a pas eu d’Amants qui puissent se loüer de son indulgence, ny se vanter de ses faveurs. Je n’en doute pas, luy respondis-je, car elle est plus fidelle à celuy qu’elle m’a preferé, qu’elle ne l’a esté pour moy : Mais quel est ce bienheureux Amant d’Amestris, me repliqua-t’elle en colere, que Menaste ne connoist point ? Puis qu’elle vous en a fait un secret, luy dis-je, je veux bien avoir encore ce respect pour elle, de ne relever pas ce que j’en sçay : & d’aider à cacher une chose, qui ne sera que trop tost publiée : & de laquelle vous ne douterez plus gueres dans peu de jours. Comme nous en estions là, il arriva tant de monde, que nostre conversation ne pût continuer davantage : & je sortis de chez Menaste, avec un redoublement de chagrin estrangge. Car, disois-je, si Amestris estoit capable de repentir ; son Amie m’auroit advoüé une partie de sa foiblesse : ou du moins l’auroit pretextée, de quelque legere excuse. Mais en niant tout, l’on se rend coupable de tout : & il n’est plus rien apres cela, qu’il ne soit permis de faire pour se vanger. Vangeons nous donc de la veritable infidelité d’Amestris, par une feinte infidelité : donnons nos soins à Anatise, ne luy pouvant donner nostre cœur : punissons nous

par ce suplice, du mauvais choix que nous avions fait : & n’oublions rien de tout ce qui peut satisfaire nostre ressentiment, ne pouvant plus satisfaire nostre amour.

Cependant Menaste qui estoit effectivement irritée, contre moy, ne doutant point que quelqu’un n’aprist ma nouvelle passion à Amestris, trouva plus à propos de luy en parler : & fut chez elle le soir mesme, dont je j’avois veuë l’apresdisnée. Elle ne fut pourtant pas la premiere, qui luy aprit cette nouvelle : & de tant de personnes qui l’avoient visitée, il s’en estoit trouvé quelqu’une, qui par malice ou par simplicité, luy avoit dit une chose, où tout le monde sçavoit bien qu’elle devoit prendre interest. Menaste la trouva donc assez triste : car Seigneur, pour vous bien faire connoistre mon infortune, je suis contraint de vous advoüer, qu’Amestris m’aimoit veritablement : & m’aimoit d’une affection si tendre, que je ne puis encore m’en souvenir, sans une extréme joye ; sans une excessive douleur ; & sans une estrangge confusion tout ensemble. Elle ne vit donc pas plustost Menaste, qu’elle luy fit connoistre par sa melancolie, qu’elle sçavoit ma nouvelle passion : neantmoins comme elle se voulut contraindre, elle fut quelque temps à luy parler de choses indifferentes. Menaste de son costé, ne sçachant par où commencer un discours si fascheux, luy respondoit à mots entrecoupez, & ne sçavoit pas trop bien ce qu’elle luy vouloit dire. Mais enfin l’adorable Amestris ne pouvant plus cacher son ressentiment, luy demanda si elle ne m’avoit point veû ? & si ma nouvelle amour estoit assez forte, pour m’avoir fait manquer à la civilité que je luy devois ? Je l’ay veû, luy respondit elle ; mais je l’ay veû si privé de raison, que je n’oserois plus j’advoüer

pour mon parent : ny croire presque qu’il soit encore ce mesme Aglatidas que j’ay connu autrefois : & que j’ay tant estimé. Enfin, luy dit elle, il sert Anatise ; il la suit en tous lieux : & je pense qu’il l’aime effectivement. Mais quoy que ce crime soit grand, ce n’est pas encore ce qui m’anime le plus contre luy : car apres tout, ceux qui sont nais foibles & inconstrans, meritent plustost de la compassion que des reproches : puis qu’il est certain qu’ils ne font que ce qu’ils ne peuvent s’empescher de faire. Mais qu’Aglatidas veüille excuser son crime, en vous en supposant un ; c’est ce que je ne puis souffrir : & c’est ce que j’ay creû à propos de vous dire : afin que par vostre haine & par vostre mépris, vous le punissiez de son extravagance, & de son ingratitude. Quoy, interrompit Amestris, Aglatidas m’accuse de quelque chose ? Ouy, repliqua Menaste, il dit que vous l’avez trahi ; il dit qu’il l’a veû de ses propres yeux ; qu’il n’en sçauroit jamais douter ; & que vostre nouveau choix est beaucoup plus déraisonnable que le sien. Enfin, dit elle, je ne puis dire autre chose, sinon qu’il a de la folie & de la malice tout ensemble. Amestris fut si surprise de ce discours, que son ame toute grande qu’elle estoit, ne pût s’empescher d’en estre esbranlée : elle changea de couleur ; les larmes luy vinrent aux yeux ; & sa sagesse eut beaucoup de peine à les retenir. Si elle se souvenoit de l’amour que je luy avois tesmoignée, & du respect : avec lequel je l’avois servie, elle regardoit mon changement, comme luy ayant causé une perte irreparable : Si elle repassoit en sa memoire, la bonté quelle avoit euë pour moy ; elle ne pouvoit assez condamner mon ingratitude : si elle consideroit la fidelité qu’elle m’avoit

gardée ; elle avoit de l’horreur pour ma perfidie : & si elle regardoit la difference qu’il y avoit d’elle à Anatise, elle ne pouvoit assez s’estonner de ma foiblesse, & de mon aveuglement. Mais apres tout, il faloit me croire capable de l’une & de l’autre, & il n’estoit pas possible d’en douter. Menaste m’a pourtant assuré depuis, que le tort que je faisois à sa beauté, luy preferant une personne qui luy devoit ceder en toutes choses ; ne la toucha pas si sensiblement, que le tort que je faisois à sa vertu, en l’accusant d’estre inconstrante. Qu’Aglatidas, disoit elle, m’oste le cœur qu’il m’avoit donné ; qu’il cesse de me voir & de m’aimer ; & qu’il oublie les obligations qu’il m’a sans doute, d’avoir souffert qu’il me parlast de sa passion : apres tout, je m’en affligeray sans colere ; & je m’en consoleray peut-estre par raison. Mais qu’il veüille excuser sa foiblesse en m’en accusant ; ha Menaste, c’est ce qui vient au bout de toute ma patience : & ce qui me fait bien voir, que l’amour est une dangereuse passion. Car enfin y eut-il jamais une personne plus excusable que moy, ny plus innocente ? J’ay aimé Aglatidas, il est vray : mais je l’ay aimé, non seulement parce qu’il m’aimoit ; mais parce que mes parens ont creû, qu’il avoit de la sagesse & du jugement : & qu’il avoit toutes les qualitez qui peuvent faire un honneste homme. De plus, ne devois-je pas croire, que la Fortune m’ayant fait naistre assez riche, son propre interest feroit en son cœur, ce que mon peu de beauté ne pourroit pas faire ? & que soit qu’il fust sensible à l’amour ou à l’ambition, je pouvois esperer qu’il seroit fidelle ? Cependant, je me suis trompée en mes conjectures : & je ne connois que trop, qu’il ne faut jamais rien aimer.

Mais helas, reprenoit-elle, nous n’en sommes plus en pouvoir ! l’innocence & la raison ayant estably l’Amour en mon ame, le moyen de l’en chasser ? Il faut toutefois, adjoustoit elle, & j’y suis si fortement resoluë, que je ne dois pas desesperer d’en venir à bout.

Enfin, Seigneur, l’adorable Amestris n’estant pourtant pas bien d’accord avec elle mesme ; ne put achever de prendre sa resolution : & elle fit dessein d’aller le lendemain à quelque promenade solitaire, avec sa chere Confidente, pour tascher de resoudre ce qu’elle feroit : & pour esviter la conversation des personnes indifferentes : qui en l’estat où estoit son ame, n’eusse fait que la contraindre & l’importuner. Elles furent donc le jour suivant à un Jardin, où peu de monde avoit accoustumé d’aller : & où pourtant Artabane se rencontra fortuitement. Il ne les vit pas plustost, que la curiosité luy prit d’entendre leur conversation : il se cacha pour cét effet, derriere une Pallissade fort espaisse : & les suivant des yeux, il vit qu’elles allerent s’assoir dans un Cabinet de verdure. Il y fut en se glissant entre les arbres d’une grande Allée qui y respondoit : & se coucha derriere une petite Palissade de Mirthe, qui estoit au delà du Cabinet. Il n’y fut pas plus tost, qu’il entendit que Menaste respondant à quelque chose qu’Amestris avoit dit, & qu’il n’avoit pas entendu ; Non, luy disoit elle, il ne faut pas vous vanger sur vous mesme : & il faut qu’Aglatidas tout seul, porte la peine de son crime. Ne confondez pas, adjoustoit-elle, l’innocente & le coupable : haïssez Aglatidas si vous le pouvez : & ne punissez pas Amestris qui n’a point failly. Amestris, repliqua cette aimable Personne, ne pouvant haïr ce qu’elle a aimé, que voulez vous qu’elle devienne ? &

pourquoy ne voulez vous pas qu’elle s’estime aussi coupable de pouvoir cesser d’aimer, ce qu’elle devroit haïr ; qu’Aglatidas paroist criminel, de haïr ce qu’il devoit aimer eternellement ? En suitte de cela, ces deux filles se mirent à chercher ce qui pouvoit m’avoir donné la hardiesse d’accuser Amestris : Car, disoit Menaste, quelle apparence y a-t’il, que sans avoir un leger pretexte de le pouvoir faire, il ait eu cette inconsideration ? Amestris faisant quelque reflexion, sur ce que disoit Menaste, commença de luy conter ce qu’elle n’avoit point sçeu : c’est à dire la conversation qu’elle avoit euë avec Megabise. Mais, adjousta t’elle, quand Aglatidas eust esté present à la chose, il m’en auroit deû remercier au lieu de s’en pleindre : joint qu’il estoit bien esloigné d’icy : & Megabise de son costé, ayant tousjours esté en Lydie, n’a garde de le luy avoir dit. Non, adjousta Menaste, ce n’est point cela : car enfin il ne m’a point nommé Megabise : & infailliblement si c’estoit luy, il m’en auroit dit quelque chose. Ainsi il faut conclurre, que la seule honte de sa foiblesse, l’a forcé d’avoir recours à l’imposture, pour s’excuser en parlant à moy. En verité, disoit elle, ceux qui font des crimes, se punissent sans doute eux mesmes tres severement en les commettant : & si vous eussiez veû l’inquietude qu’avoit Aglatidas lors qu’il me parloit, vous n’en douteriez nullement. Ce qui m’embarrasse le plus, luy dit Amestris, c’est que lors que nous avons esté à la Province des Arisantins, nous avons entendu dire, qu’Aglatidas y a toujours paru assez melancolique, & n’y a eu aucun attachement. Or s’il n’avoit changé sa forme de vivre aveque moy, qu’à son retour à Ecbatane ; je

dirois que par caprice ou par raison, il auroit preferé la beauté d’Anatise à celle d’Amestris : mais Menaste, son changement pour moy à commencé pendant son exil : & dans un temps, où il recevoit plus de marques de mon affection, que je ne luy en avois jamais donné. Car enfin je luy escrivois, & luy escrivois d’une maniere assez obligeante, pour retenir tout autre cœur que le sien. Mais apres tout, luy dit Menaste, que pretendez vous faire ? M’affliger de mon malheur, reprit elle : m’en pleindre eternellement ; me repentir de ma foiblesse ; tascher d’oublier Aglatidas, sans pouvoir peut-estre en venir à bout ; & mener enfin la plus malheureuse vie, que personne ait jamais menée. Mais, répliqua Menaste, je ne voy point que vous songiez à deux choses assez importantes : l’une, si vous ne pouvez haïr Aglatidas, d’essayer de le ramener à la raison : & l’autre, si vous pouvez l’oublier, à le punir de son crime. Helas, repliqua Amestris, qu’il est difficile de haïr, ce que l’on avoit resolu d’aimer toute sa vie ! & qu’il est mal aisé de se resoudre à punir, ce que l’on aime encore malgré soy ! J’en sçay pourtant une voye infaillible, repartit Menaste ; mais admirez Seigneur, le bizarre destin des choses du monde : Menaste proposa à Amestris la mesme voye qu’Arbatane m’avoit proposée : c’est à dire de feindre de souffrir sans chagrin, quelqu’un de ceux qui pretendoient à son affection. Car, luy disoit cette fille, j’ay tousjours connu Aglatidas extrémement sensible à la gloire : de sorte que je ne doute point, que s’il voit effectivement devant ses yeux, ce qu’il n’a fait qu’inventer : & qu’il connoisse qu’en effet Amestris est capable de luy preferer un autre ; il n’arrive de deux choses l’une :

c’est à dire, qu’il quittera Anatise, pour revenir à Amestris : ou que du moins, il sera fort affligé dans son cœur. De plus, qui sçait si en souffrant d’estre aimée, vous ne viendrez point à cesser d’aimer ? L’amour, à ce que j’ay entendu dire, adjousta-t’elle, ne se guerit point par des remedes qui luy soient contraires, ny par des remedes violents : le temps & la raison, par des voyes plus insensibles, viennent à bout de toutes choses : c’est pourquoy si vous m’en croyez, vous suivrez absolument mon conseil. Il est mesme à propos pour vostre gloire, adjousta Menaste, que l’on ne vous soubçonne point d’avoir aimé Aglatidas : & pour l’empescher, il faut faire ce que je dis. Cette derniere consideration fut sans doute la plus forte sur l’ame d’Amestris : qui apres plusieurs autres discours, se resolut de suivre les advis qu’on luy donnoit. Cependant Artabane qui estoit ravy d’avoir entendu tout ce que ces deux Personnes avoient dit ; se leva tout doucement, & sortit du Jardin sans estre aperçeu : allant en diligence me chercher par tous les lieux où il creût me devoir rencontrer : mais mon malheur fit, qu’il ne me pût jamais trouver. Apres m’avoir cherché vainement chez le Roy ; dans les Jardins du Palais ; & chez Anatise ; il se resolut enfin, d’attendre que je me retirasse le soir : ne pouvant pas imaginer qu’il peust rien m’arriver d’important le reste de la journée, où l’ignorance de ce qu’il sçavoit me peust nuire.

Mais Dieux, que cette fatale journée m’a esté funeste ! & qu’elle me coustera encore de soupirs, si la mort n’en arreste le cours ! Je vous ay dit Seigneur, que ce Jardin où estoit Amestris, estoit un Jardin solitaire, où peu de monde se promenoit : mais pour mon

malheur, tout ce qui me pouvoit donner de l’inquietude, s’y assembla sans doute pour m’affliger : & pour me rendre le plus infortuné de tous les hommes. Anatise conduitte par mon mauvais destin, ayant fait dessein de se promener, avec quelques unes de ses Amies, choisit ce lieu là, parce qu’elle ne l’avoit jamais veû : & je le choisis en mon particulier, pour aller entretenir mes tristes pensées : à cause que je croyois estre fort assuré de n’y rencontrer ny Amestris ; ny Anatise ; ny rien qui me peust troubler dans mes resveries. Mais Seigneur, que je fus estranggement surpris, lors qu’entrant dans ce Jardin, je vy d’assez loin Amestris, qui se promenoit dans une Allée, avec sa chere Menaste ! & que je vy en mesme temps, Anatise au pied d’une Palissade, où elle s’estoit assise, qui faisoit un Bouquet des fleurs ; qu’elle avoit desja cueillies. Cette veuë que je n’attendois pas, me troubla, & me surprit de telle sorte, que je m’arrestay tout court : & ne sçachant si je devois aller vers celle que j’aimois, quoy qu’elle m’eust trahi ; ou vers celle qui m’aimoit, & que je trahissois ; je fus un moment dans une incertitude, que je ne vous puis exprimer. Mes pas accoustumez à me conduire vers Amestris, penserent m’y porter, quoy que je ne le voulusse point : & peu s’en falut, que ma jalousie ne se trouvast plus foible que mon amour : & que sans regarder Anatise, je n’allasse me jetter aux pieds d’Amestris. Mais enfin l’image du crime dont je pensois avoir esté le tesmoin, s’estant remise en mon souvenir ; je me determinay tout d’un coup : & je commençay d’aller vers Anatise. Je m’en approchay toutefois si lentement ; & je me fis une telle contrainte pour m’esloigner d’Amestris, & pour m’empescher

de la regarder ; qu’il s’en falut peu, que sans aller ny vers l’une, ny vers l’autre, je n’expirasse de douleur. Mais mon desespoir me faisant passer tout d’un coup, d’un extréme incertitude, à une obstination invincible ; je ne regarday plus Amestris ; & je fus me mettre à genoux aupres d’Anatise, à laquelle je parlay suivant ma coustume. Ce fut neantmoins avec un esprit si distrait ; que si cette fille n’eust elle mesme esté fort distraite, par le soing qu’elle avoit d’observer les actions d’Amestris, elle se seroit aisément aperçeuë de la cause de mes inquietudes. Mais elle avoit une joye si sensible, de se voir preferée à la plus belle Personne du monde, qu’elle ne prit point garde aux changemens de mon visage, ny à l’obscurite de mes paroles. Amestris de son costé, comme je l’ay sçeu depuis, voyant elle mesme ce qu’elle n’avoit fait qu’entendre dire, en fut extraordinairement surprise : jusques là cette adorable Personne, n’avoit eu que de la douleur de mon changement : mais voyant de ses propres yeux, Aglatidas aux pieds d’Anatise, la colere s’empara de son esprit : & un secret sentiment de gloire, luy inspira une si forte envie de se vanger du mépris que je faisois d’elle ; qu’elle ne pût s’empescher de le tesmoigner à Menaste. Mais Seigneur, admirez encore icy, la prodigieuse rencontre, que le hazard tout seul causa en cette journée ! Je vous ay dit, ce me semble, que Megabise devoit revenir dans peu de jours : & en effet apres avoir esté à la guerre de Lydie, il se resolut de revenir à Ecbatane : & de ne songer plus à me voir l’espée à la main, ny pour la mort de son Frere, qu’il sçavoit bien qui estoit coupable ; ny pour nos anciens differens. Le Roy le luy avoit envoyé deffendre absolument à Sardis, apres l’accommodement qu’il avoit

fait de nos Familles : & m’avoit aussi ordonné, de ne le quereller plus jamais : & d’éviter sa rencontre, autant qu’il me seroit possible : estant juste d’avoir ce respect pour un homme dont j’avois tué le Frere. Megabise ne voulant donc entrer que de nuit dans la Ville, afin de pouvoir estre plus particulierement informé de l’estat des choses, auparavant que de recevoir des visites ; se resolut d’aller passer le reste du jour, dans le mesme Jardin où j’estois, comme le sçachant peu frequenté : & où estoient aussi Amestris & Anatise. Megabise donc qui connoissoit fort celuy à qui apartenoit ce Jardin, y entra aussi tost qu’il fut descendu de cheval : & dans le mesme instant, qu’Amestris emportée de colere de me voir aupres d’Anatise, disoit à Menaste qu’elle avoit bien eu raison, de luy conseiller de me punir. Megabise donc entrant inopinément, fut extrémement surpris, de voir en un mesme lieu, son Rival & sa Maistresse : & plus surpris encore de remarquer que je n’estois pas avec Amestris. Cependant Seigneur, comme Megabise ne l’avoit point veuë, depuis le jour qu’il luy avoit promis de ne la voir plus, & de ne luy parler plus ; il voulut luy faire connoistre par son respect, qu’il n’avoit pas oublié la parole qu’il luy avoit donnée : de sorte qu’apres luy avoir fait une profonde reverence, il voulut se retirer, & sortir de ce Jardin. Mais Amestris qui avoit l’esprit irrité, croyant avoir trouvé une occasion favorable de se vanger, l’appella, & le reçeut avec beaucoup de civilité : ce qui luy donna autant de joye, qu’il me donna d’affliction. Car Seigneur, j’avois veû entrer Megabise ; j’avois remarqué qu’il avoit voulu s’en aller, & qu’elle l’avoit retenu ; j’avois creû qu’il en usoit ainsi,

parce qu’il voyoit que j’y estois ; & je ne doutay point du tout, qu’Amestris sçachant qu’il devoit arriver, ne fust venuë l’attendre en ce lieu là. Je vous laisse donc à juger Seigneur, du trouble de mon ame, & de l’agitation de mon esprit : pour moy, toutes les fois que je me souviens, de l’estat où nous estions, je ne puis assez m’estonner, du caprice de la Fortune. Car enfin Anatise avoit une joye extréme, de se croire preferée à Amestris, & aimée d’Aglatidas, qui ne la preferoit ny ne l’amoit : Megabise de son costé, tout guery qu’il pensoit estre de sa passion, estoit infiniment aise, de se voir rapellé par celle qui l’avoit banny pour tousjours ; quoy que cette personne ne l’eust rapellé par aucune affection qu’elle eust pour luy : & Amestris & moy, qui eussions esté si heureux, si nous eussions sçeu nos veritables sentimens, estions les plus malheureuses personnes de la Terre. Cependant, quoy que Megabise fust fort aise aupres d’Amestris, le souvenir de la mort de son Frere, & la veuë de celuy qui l’avoit tué, faisant sentir à son cœur, que nulle bien-seance ne luy permettoit d’estre où j’estois ; Madame, dit-il à Amestris, je doute si le commandement que j’ay reçeu du Roy, seroit assez puissant sur mon esprit, pour empescher mon juste ressentiment contre un homme que je voy, si le respect que j’ay pour vous ne me retenoit : & c’est pourquoy Madame, craignant que ce respect ne fust pas long temps assez fort, contre les sentimens du sans & de la Nature : je vous supplie tres-humblement de me pardonner mon incivilité, & de souffrir que je vous quitte. A ces mots sans attendre la responce d’Amestris, il luy fit une profonde reverence, & sortit

de ce Jardin. Elle qui ne l’avoit appellé que pour me fascher, ne fit aucun effort pour le retenir : au contraire, un second sentiment corrigeant le premier, luy fit voir qu’elle avoit eu tort, de nous mettre en estat d’en venir aux mains, si Megabise n’eust pas eu ce tespect pour elle. Pour moy Seigneur, qui n’entendois pas ce qu’ils disoient, je ne le vy pas si tost sortir, que je n’en fusse autant en colere, que je l’avois esté de le voir entrer : m’imaginant qu’il ne s’en alloit que pour faire le fin : & pour tascher de déguiser l’assignation qu’Amestris luy avoit donnée. Ne pouvant donc plus durer au lieu où j’estois : & croyant qu’il me seroit plus aisé de cacher mon inquietude en me promenant, qu’en demeurant tousjours en un mesme endroit ; je le proposay à Anatise, qui y consentit. Bien est il vray que ce ne fut pas tant par complaisance que par vanité : car elle voulut, quoy que je pusse dire, aller droit vers Amestris : luy semblant que c’estoit veritablement triompher d’elle, que mener un de ses Esclaves où il luy plaisoit. Nous fusmes donc à le rencontre d’Amestris & de Menaste : & comme nous fusmes assez prés les uns des autres, Anatise sans me rien dire de son dessein, commença de parler à Amestris : dont je fus si fasché, que je pensay la quitter, & sortir d’un lieu, où tout ce que j’aimois, & tout ce que je haïssois, venoit de se trouver ensemble. Je n’osois & voulois regarder Amestris : j’eusse voulu que Megabise y eust encore esté pour le combattre : & je ne sçache point de sentimens bizarres & violens, qui ne me passassent dans l’esprit. Il y eut mesme des moments, où Amestris me sembla moins belle, & où Anatise me la parut davantage : Mais Dieux, que ces moments passerent viste ! &

qu’il y en eut d’autres où je trouvay Anatise, laide, & Amestris admirablement belle ! Cependant Anatise, qui comme je vous l’ay dit, vouloit triompher pleinement, & s’assurer mieux de sa conqueste ; parla malicieusement à Amestris, & en l’abordant, je m’estime bien heureuse, luy dit elle, d’avoir rencontré une si agreable compagnie, en un lieu que l’on a accoustumé de trouver fort solitaire : & j’ay raison de me la croire, puis que ne cherchant icy que le seul plaisir de la promenade, j’y ay encore trouvé celuy de la conversation. La mienne, respondit froidement Amestris, est si peu agreable, que vous auriez grand sujet de vous plaindre, si vous n’en aviez point trouvé de plus propre à vous divertir. Si vous vouliez reconnoistre des Juges, repliqua malicieusement Anatise, je m’assure que Megabise que j’ay veû ce me semble aupres de vous, ne seroit pas de vostre opinion : & qu’Aglatidas mesme prononceroit en ma faveur. Pour moy, dis-je avec une confusion estrangge, je ne doute point que Megabise ne trouvast Amestris incomparable en toutes choses : & je ne feray nulle difficulté d’avoüer, adjoustay-je en changeant de couleur, qu’il a sujet de publier, que la conversation d’Amestris est la plus complaisante du monde quand elle veut : & la plus contredisante aussi quand il luy plaist, me repliqua-t’elle. Ha Madame (luy dit Anatise, qui estoit ravie de voir quelques marques de colere sur le visage d’Amestris) ne soyez pas aujourd’huy de cette humeur : & resoluez vous de souffrir toutes les loüanges que je vous veux donner. J’en merite si peu, respondit-elle, que je ne vous conseille pas de les employer si mal à propos. Il est une espece d’humilité, reprit Anatise, où la

gloire ne laisse pas de se trouver : Ouy, repliqua Amestris ; & il y a aussi une espece de fausse gloire, qui cache souvent beaucoup de bassesse. Je m’imagine, respondit Anatise, que ny vous ny moy n’avons point de part à l’une ny à l’autre de ces choses : je n’en sçay rien, repliqua Amestris, car on ne se connoist pas trop bien soy mesme. Il est bien encore plus difficile, luy dis-je, de connoistre les sentimens d’autruy : principalement, me repartit elle, de ceux qui contrefont les genereux & les sinceres, & qui ne le sont point du tout. Je m’assure, dit la malicieuse Anatise, que Megabise est absolument incapable de vous déguiser ses sentimens : Ceux qui comme luy (respondit Amestris pour me faire despit) aiment la veritable gloire, n’ont garde d’en user autrement : & il n’y a que les lasches qui se cachent. Je vous advoüe Seigneur, que je fus tellement troublé d’entendre parler Amestris de cette sorte, qu’il me fut impossible de demeurer là plus long temps : & comme je n’estois pas venu dans ce Jardin avec Anatise, je ne creus pas estre obligé d’y tarder autant qu’elle : joint que je n’estois pas en estat d’observer une exacte bien-seance en mes actions. J’avois creû voir Megabise si satisfait ; je voyois Anatise si contente ; Amestris si fiere contre sa coustume ; & je me sentois tant de chagrin, tant de colere, & tant de desespoir ; qu’enfin emporté par mon amour, par ma haine, & par ma jalousie ; je me separay d’une compagnie si chere, & si insupportable tout ensemble.

Je sortis donc de ce Jardin, avec un assez mauvais pretexte : resolu de me vanger sur Megabise, de tous les outrages qu’Amestris m’avoit faits. Pour cét effet, au lieu de rentrer dans la Ville, je m’allay cacher en la maison d’un

homme de ma connoissance : avec intention d’envoyer le lendemain de mes nouvelles à Megabise, afin de le revoir l’espée à la main. Je ne voulus point en faire advertir Artabane, parce que je sçavois qu’il s’opposeroit à mon intention : mais helas, je ne sçavois pas, que si je l’eusse veû, j’eusse esté aussi heureux que j’estois infortuné. Cependant Amestris qui n’avoit bien traitté Megabise que pour me fascher ; ne m’eut pas plustost perdu de veuë, que ne pouvant plus souffrir la conversation de sa Rivale, elle chercha un pretexte pour la quitter : & la laissant dans ce Jardin, elle s’en alla se pleindre en secret de son malheur, avec sa chere Menaste. Pour Megabise, l’on peut dire qu’il ne vit la bonne fortune que comme un esclair : qui en finissant aussi tost qu’il a commencé de paroistre, fait trouver les tenebres plus espaisses & plus insupportables qu’auparavant. Quant à Anatise, si la joye qu’elle eut d’estre preferée à Amestris, dura un peu davantage ; ce ne fut non plus que pour l’affliger plus sensiblement apres. Pour moy Seigneur, je ne m’estois jamais trouvé si malheureux que je me le trouvois : encore, disois-je, la premiere fois que je vy Amestris favoriser Megabise, j’avois cét advantage, qu’elle m’estimoit encore assez, pour se donner la peine de me tromper : elle ne sçavoit pas que je la voyois : & dans le mesme temps qu’elle luy parloit avec douceur, elle m’escrivoit au moins sans rudesse. Je pouvois mesme penser, que son cœur pouvoit estre partagé, & qu’il ne l’occupoit pas si absolument, qu’il n’en demeurast une partie pour moy : de plus, il la voyoit pour luy dire adieu : mais aujourd’huy, il revient pour ne la quitter plus sans doute : & Amestris estoit certainement

dans ce Jardin pour l’attendre. Elle m’a veû auparavant qu’il arrivast, & ne s’est pas souciée que je fusse le tesmoin de leur entreveuë, puis qu’elle y est demeurée. Pour Megabise, adjoustois-je, il vouloit estre plus discret : il a fait semblant lors qu’il m’a descouvert, de ne la vouloir pas aborder : mais elle l’a appellé cruellement pour me faire despit ; elle m’a regardé avec colere ; elle l’a regardé avec douceur ; & l’a loüé en ma presence. Elle, dis-je, qui faisoit autrefois profession d’une vertu si austere : elle qui m’a refusé son affection si opiniastrément : elle qui m’a esté si severe & si rigoureuse. Et comment Amestris, disois-je, est-il possible, que vous ayez si fort changé d’humeur ? Mais du moins, adjoustois-je, faut-il que je trouble vostre felicité, comme vous troublez la mienne : & que le respect m’empeschant de songer à me vanger directement de vous, je me vange de Megabise.

Voila Seigneur, comment je faisois du poison, des choses les plus innocentes : & comment j’expliquois toutes les actions d’Amestris : qui de son costé n’entendoit guere mieux les miennes : & qui premeditoit de se vanger de moy, d’une façon bien plus cruelle. Mais, Seigneur, il faut que je vous die auparavant, que celuy chez qui demeuroit Amestris, ayant esté gagné par Otane, ne tenoit plus le party de Megabise aupres d’elle : & persecutoit continuellement cette aimable personne, afin de l’obliger à preferer la richesse à toutes choses : & à ne considerer ny les bonnes, ny les mauvaises qualitez, de celuy qu’elle voudroit espouser. De plus, en s’en retournant chez elle, Artabane l’avoit rencontrée & l’avoit suivie : mais comme elle avoit alors l’esprit peu capable d’une conversation indifferente ; aussi tost qu’elle estoit arrivée

dans sans chambre, elle l’avoit laissé seul avec Menaste, & s’estoit enfermée dans son Cabinet. Or Seigneur, l’entretien de ces deux personnes n’ayant esté que de moy ; Menaste qui sçavoit qu’Artabane avoit grande part à ma confidence, le pressa de telle sorte, qu’elle l’obligea de luy advoüer, qu’une effroyable jalousie, estoit ce qui m’avoit détaché du service d’Amestris : mais quoy qu’elle peust faire, il ne luy en voulut rien dire davantage. Car comme il esperoit me voir le soir mesme, il ne voulut point se declarer plus ouvertement : ne sçachant pas si je le trouverois bon. Il ne fut pas long temps avec Menaste : parce que l’impatience qu’il avoit de m’entretenir, ne luy permit point de faire une plus longue visite. Il ne fut donc pas plustost sorty, qu’elle fut trouver Amestris dans son Cabinet, qui s’y estoit retirée, sur le pretexte d’avoir quelques Lettres importantes à escrire, & luy aprit qu’Artabane apres plusieurs choses qu’elle luy avoit dites, luy avoit enfin advoüé, qu’une effroyable jalousie avoit causé mon changement. Aglatidas, respondit Amestris, a esté effroyablement jaloux ! he bons Dieux, comment est-il possible que cela puisse estre ? quel sujet luy en ay-je donné ? & quel est celuy de ses Rivaux que j’ay assez bien traitté, pour servir de pretexte à son changement ? m’a-t’on veû avoir un soin extraordinaire de plaire à tout le monde ? ay-je cherché les occasions de voir & d’estre veuë ? ay-je eu des conversations particulieres avec quelqu’un ? ay-je reçeu des Lettres en secret, où en ay-je escrit ? y a-t’il quelqu’un qui se vante d’avoir seulement esté regardé favorablement d’Amestris ? si ce n’est le perfide Aglatidas ?

Et enfin Menaste, qu’ay-je fait, qu’ay-je dit, qu’ay-je pensé, qui puisse excuser son inconstrance ? Pour moy, adjousta-t’elle, je n’entendis jamais parler d’une pareille jalousie à celle-là : mais de grace dittes moy un peu, si je l’eusse sçeuë dés le commencement, qu’eussay-je pû faire pour l’en guerir ? il eust falu sans doute ne regarder plus personne, & s’enfermer eternellement. Le moyen de deviner dans une grande Cour, & dans une grande Ville, où je suis veuë de tout le monde, & où je vis également avec tous ceux qui m’approchent ; quel estoit celuy qui luy donnoit de l’inquietude ? Car enfin, peut-estre que c’estoit Andramias ; peut-estre que c’estoit Araspe ; peut-estre que c’estoit Megabise ; & peut-estre que c’estoit le Roy. Le moyen donc Menaste, que j’eusse pû le guerir quand je l’eusse voulu ? Il faut advoüer, luy respondit ma Parente, qu’Aglatidas a bien manqué de conduitte : dittes, adjousta Amestris, qu’il a perdu la raison, en perdant l’estime qu’il avoit pour moy. Car veû la façon dont j’avois vescu avec Aglatidas, il ne devoit jamais me soubçonner mal à propos : ny croire à ses propres yeux contre Amestris. Et puis l’inconstrance doit elle tousjours suivre la jalousie ? Pour moy je pensois que la jalousie fist des malheureux : mais je ne croyois pas qu’elle deust tousjours faire des infidelles. Qu’Aglatidas me croyant peu sincere en mes paroles, ne me voye plus ; ne m’aime plus ; & mesme me haïsse, je ne m’en pleindray pas : & je regarderay sa haine, comme une marque de la violence de son amour. Mais qu’aussi tost qu’Aglatidas pense que je ne l’estime plus, il m’oublie entierement ; & se trouve au mesme instant l’ame sensible à une nouvelle passion ; ha Menaste, c’est ce

qui ne sçauroit estre. Si Aglatidas m’avoit aimée fortement, quelque sujet de pleinte que je peusse luy avoir donné, il seroit impossible qu’il ne m’aimast pas encore, ou que du moins il ne me haïst point : & il seroit encore plus impossible (s’il est permis de parler ainsi) qu’il peust si tost aimer Anatise. Helas, disoit elle, qui m’eust dit autrefois, vous verrez Aglatidas entrer en un lieu où vous serez, & aller plus tost vers Anatise que vers vous, je ne l’eusse pas creû : Cependant cét injuste que j’ay trop estimé, pour ne pas dire trop aimé ; apres m’avoir veuë la derniere fois, dans des sentimens qui luy estoient si advantageux ; a pû revoir Amestris, d’une maniere si offençante. Ne pouvoit il pas du moins, empescher Anatise de m’aborder, & ne pouvoit il pas esviter ma rencontre ? Non non, disoit elle à Menaste, il ne l’a pas voulu : & il a voulu au contraire, mettre ma patience à la plus rigoureuse espreuve. Je sçay, adjoustoit elle, qu’enfin il a quitté sa compagnie, & qu’il est sorty seul du Jardin : mais la confusion l’en a chassé, & non pas le repentir. Il a quelque honte de son crime ; mais il n’a pas assez de vertu pour s’en dégager. Joint qu’apres tout, quand il se repentiroit presentement, je n’en serois pas satisfaite. Mais, luy dit alors Menaste en l’interrompant, à quoy vous resoluez vous ? Je veux (luy respondit elle, le visage tout changé) ne me souvenir jamais plus d’Aglatidas : & faire que malgré luy il se souvienne eternellement d’Amestris. Je veux qu’il connoisse son crime par mon innocence : & qu’il connoisse mon innocence par mon malheur. Il faut que je luy face voir, que je n’ay jamais rien aimé que luy, & que je luy ay tousjours esté fidelle : mais en le luy faisant voir, je veux que ce soit

d’une façon, qu’il n’en puisse jamais profiter. S’il ne se repent pas de sa faute, poursuivit elle, je me puniray de l’avoir aimé : & s’il s’en repent, je le puniray de m’avoir trahie : & le puniray aussi cruellement qu’il merite de l’estre. Je vous advoüe, luy dit alors Menaste, qu’il ne m’est pas aisé de comprendre, quelle espece de vangeance vous premeditez : Elle est si éstrange, luy respondit Amestris, que je n’ose vous la dire, de peur que vous ne m’en détourniez par vos raisons, ou par vos prieres. Mais comment pourriez vous, luy dit Menaste, luy faire voir si precisément, que vous luy avez esté fidelle, puis que vous ne sçavez pas mesme de qui il est jaloux ? Je ne sçay pas veritablement, repliqua Amestris, de qui Aglatidas est jaloux : mais je sçay du moins, de qui il ne peut jamais l’avoir esté : & cela suffit pour ma justification, pour ma vangeance, & pour mon chastiment tout ensemble. Menaste l’entendant parler ainsi, & comprenant tousjours moins le sens caché de ces paroles obscures ; se mit à la presser si tendrement, & l’assura tant de fois qu’elle ne s’opposeroit point à ce qu’elle voudroit ; qu’enfin reprenant son discours, Vous n’ignorez pas, luy dit elle, Menaste, non plus que l’inconstrant Aglatidas, l’aversion invincible que j’ay tousjours euë pour Otane, malgré sa richesse & sa condition ; car je vous en ay parlé cent & cent fois à tous deux, comme de l’homme du monde pour lequel j’avois le plus de mépris & le plus de haine, malgré sa condition & sa richesse. Vous sçavez, adjousta-t’elle, qu’il m’a aimée, dés le premier jour que j’arrivay à Ecbatane : & que je l’ay haï, dés le premier moment que je l’ay veû. Sçachez donc Menaste, qu’auparavant que je puisse recevoir en nulle part

le perfide Aglatidas, je veux obeïr à celuy de mes parens qui a le soing de ma conduite : c’est à dire que je veux espouser Otane, le plus imparfait des hommes : & par là, faire voir à Aglatidas, si j’ay aimé quelqu’un de ses Rivaux. Quoy, luy dit Menaste, vous voudriez espouser Otane ? Ouy, luy respondit Amestris, je le veux : & je ne sçaurois choisir un suplice plus grand, pour me punir d’avoir aimé Aglatidas : & pour chastier Aglatidas de m’avoir trahie. C’est de cette façon Menaste, poursuivit elle, que je me justifieray, & que je me vangeray : quoy que je ne sçache pas quel est celuy que l’on accuse d’estre le complice de mon crime. Par là je suis assurée de guerir Aglatidas de sa jalousie : Car enfin Otane a tant de deffauts, que je ne m’y sçaurois tromper : estant absolument impossible, qu’Aglatidas en aye esté jaloux. Ha Amestris, luy dit alors Menaste, ne confondez point l’innocente avec le coupable : punissez Aglatidas tout seul, & ne punissez point Amestris ? espousez plus tost Megabise : & croyez que vous ne laisserez pas de vous vanger de mon perfide parent. Non Menaste, luy dit elle, ce que vous me proposez ne seroit pas juste : & ce seroit me vanger sur moy mesme, & ne me vanger pas d’Aglatidas. Car enfin Megabise est assez bien fait, pour faire croire à Aglatidas que je l’aurois aimé : ainsi il acheveroit de se guerir de sa passion, s’il est vray qu’il en ait eu pour moy, & demeureroit en paix avec sa chere Anatise. Ouy, il auroit lieu de croire, que j’aurois aimé un homme, qui en effet est digne de l’estre : mais lors qu’il verra que j’auray choisi pour mary, un homme qu’il sçait de certitude, que je ne sçaurois jamais aimer ; peut-estre que son cœur tout perfide &

tout inconstrant qu’il est, aura quelque repentir de sa faute. Mais un repentir inutile : car enfin en espousant Otane, je luy seray aussi fidelle que si je l’aimois, & que s’il estoit le plus accompli de tous les hommes. He Dieux, interrompit Menaste, songez vous bien à ce que vous dittes ? & pourrez vous avoir assez de resolution, ou pour la mieux nommer assez d’inhumanité envers vous mesme, pour vous exposer au plus grand malheur qui puisse arriver ? Pourrez vous souffrir toute vostre vie, la presence d’un homme, de qui la conversation vous a tousjours esté insuportable, pour une heure seulement ? Je la souffriray sans doute, respondit Amestris, dans l’esperance que les maux que j’endureray, me justifieront dans l’esprit d’Aglatidas : & qu’apres avoir justifiée, ma mort arrivant infailliblement bientost en suitte, je laisseray dans son ame un douleur qui n’aura jamais de fin. S’il me demeuroit quelqu’autre voye de me justifier, peut-estre ne prendrois-je pas celle-là : mais apres tout, Aglatidas ne se plaignant pas, le moyen de deviner son mal & de le guerir ? Mais, luy dit Menaste, les apparences font quelquefois si trompeuses : que sçavez vous s’il n’y a point eu quelque chose, qui ait fait naistre la jalousie d’Aglatidas, que nous ignorions absolument ? Quand cela seroit, respondit Amestris, Aglatidas n’en seroit pas plus innocent : j’advoüe qu’il pouvoit estre un peu jaloux sans m’offencer : mais il ne pouvoit jamais aimer Anatise, sans me faire un outrage irreparable. Ainsi Menaste, il faut s’il est possible, que je destruise cette amour naissante, par une douleur eternelle, & par un repentir inutile. Mais ne songez vous point, luy dit Menaste, qu’? détruisant cette amour par une si estrangge

voye, vous vous détruisez vous mesme ? C’est ce que je souhaite, luy repliqua Amestris, & si je ne sçavois que la melancolie est un poison lent, dont l’effet est presque infaillible, je ne m’y abandonnerois pas. Souffrez, luy dit Menaste, que je parle encore une fois à Aglatidas : quand je seray morte, luy dit elle, je vous le permets : & je vous conjure mesme de luy bien exagerer ma douleur, afin d’augmenter la sienne. Quoy, luy dit Menaste, vous parlez de mort, & de mariage tout ensemble ? Ouy, luy repliqua Amestris ; en allant au Temple, je songeray que je m’en iray au Tombeau : & j’espereray que les Torches nuptiales, seront bien tost changées en Torches funebres. Mais pourquoy voulez vous mourir ? reprit Menaste ; parce, respondit elle, que je ne puis plus vivre heureuse ny innocente : trouvant que c’est estre fort criminelle, que d’avoir aimé Aglatidas.

Enfin, Seigneur, Menaste fut contrainte de quitter Amestris, parce qu’il estoit fort tard, sans avoir rien avancé aupres d’elle. Cette prudente Fille ne fut pas pourtant plustost arrivée à son logis, qu’elle m’envoya chercher, resoluë de me parler, & de me guerir l’esprit si elle pouvoit, & de ma jalousie, & de ma nouvelle passion ; car elle me croyoit veritablement amoureux d’Anatise : mais ce fut en vain qu’elle prit cette peine. Le lendemain elle envoya aussi chez Artabane, afin de le prier de luy aider à me trouver : mais elle y envoya un moment trop tard, car il estoit desja sorty. Cependant Artabane aussi bien que Menaste, estoit desesperé de ne me trouver point : & ces deux Personnes qui avoient de si agreables choses à me dire, estoient également affligées, chacune en leur particulier, de n’apprendre point

ce que j’estois devenu. Elles n’avoient pourtant garde de le sçavoir, puis que je me cachois avec beaucoup de soin : dans l’intention que j’avois, de donner de mes nouvelles à Megabise. En effet, la pointe du jour ne commença pas plus tost de paroistre, que je luy envoyay un homme avec un Billet : qui luy aprenant l’intention que j’avois de me battre contre luy, pour des raisons qu’il pouvoit aisément deviner : luy disoit encore, que cét homme le conduiroit au lieu où je l’attendois avec une espée. Mais le hazard voulut, que lors que celuy que j’envoyois à Megabise arriva chez luy, il y avoit desja du monde : parce que le Roy devant aller à la chasse ce jour là, trois des ses Amis l’estoient allé prendre, afin de se rendre au lever d’Astiage. Ce Billet que j’avois escrit, ne pût donc estre rendu si adroitement, que l’on ne s’en aperçeust, & que l’on ne soubçonnast quelque chose de la verité : de sorte qu’il fut impossible à Megabise de me satisfaire. Artabane ayant entendu quelque bruit de ce qui estoit arrivé, en advertit le Roy, qui donna ordre que l’on arrestast Megabise : & qui commanda que l’on me cherchast ; paroissant fort en colere contre moy. Mais admirez Seigneur, comme la Fortune se jouë des destins des hommes ! quoy que ce fust moy qui eust envoyé apeller Megabise, il n’y eut pourtant presque personne dans la Cour qui le creust ainsi : & le bruit s’épandant d’abord que Megabise & Aglatidas s’estoient voulu batre ; comme il y avoit aparence qu’ayant tué son Frere, ce devoit estre luy qui m’eust fait apeller, tout le monde le dit cette sorte : à la reserve de ceux qui s’estoient trouvez chez luy, & qui luy avoient vû recevoir mon Biller. Mais pour Amestris, elle crût en effet que c’estoit Megabise qui m’avoit

fait apeller : & s’imagina encore, que cela me confirmeroit en l’opinion que j’avois d’elle : de sorte qu’elle se confirma d’autant plus elle mesme, en sa bizarre resolution. Cependant Artabane estant monté à cheval, avec dix ou douze de mes Amis, afin de me chercher, il le fit avec tant de soin, qu’il me descouvrit, comme je ne faisois que d’aprendre par le retour de celuy que j’avois envoyé, que Megabise estoit arresté : & qu’il me mandoit par luy qu’il ne manqueroit pas de me satisfaire, & de se satisfaire luy mesme, aussi tost qu’il le pourroit. Mai comme j’aperçeus Artabane de deux cens pas loing, & que je ne voulois pas estre arresté comme Megabise, je poussay mon cheval au grand galop, & tournant la teste à diverses fois, je vy qu’Artabane devançant tous les autres, poussoit le sien à toute bride : & me faisoit signe de la main que je m’arrestasse, & qu’il me vouloit parler. Mais comme mon malheur avoit resolu ma perte, je me persuaday qu’Artabane qui avoit de la sagesse, avoit trouvé mauvais que j’eusse fait appeller un homme de qui j’avois tué le Frere. En effet je connoissois bien que cela n’estoit pas trop raisonnable : de sorte que m’imaginant qu’il n’avoit rien à me dire, sinon qu’il faloit que le Roy m’accommodast avec Megabise ; plus il me faisoit de signes, plus je pressois mon cheval. J’entendis mesme plusieurs fois sa voix sans luy vouloir respondre : & je pense qu’il m’eust à la fin atteint, n’eust esté qu’ayant rencontré un grand fossé que mon cheval franchit sans s’arrester, il ne pût venir à bout d’en faire faire autant au sien, qu’apres un qu’art d’heure de chastiment. Pendant cela, ayant trouvé un bois qui me déroba à sa veuë, j’en quittay la route

ordinaire : & prenant un petit sentier fort couvert, je fis tant qu’Artabane fut contraint de s’en retourner, bien affligé & bien en colere de ne m’avoir pû parler. Ne sçachant donc alors qu’elle resolution prendre, apres avoir formé & détruit cent desseins ; je m’en allay à un Temple qui n’estoit pas fort esloigné, dont je connoissois un Sacrificateur : chez lequel j’eus intention de demeurer caché durant quinze jours : m’imaginant que l’on ne garderoit pas eternellement Megabise : & qu’aussi tost qu’il seroit libre, luy donnant de mes nouvelles, je pourrois me satisfaire plus aisément. De vous dire, Seigneur, quelle fut la vie que je menay en ce lieu là, ce seroit une chose inutile : vous estant fort aisé d’imaginer, qu’elle fut tres inquiette & tres melancolique. Ce Temple est basty dans une vieille Forest, dont les Arbres sont si grands & si espais, que le Soleil n’en dissipe jamais les ombres : j’errois donc tout le jour dans les lieux les moins frequentez : & m’entretenois quelquesfois aussi avec les Mages qui y demeureroient : & principalement avec celuy chez lequel j’estois logé : à qui j’avois dit qu’une broüillerie que j’avois euë à la Cour, m’en avoit fait retirer pour quelque temps. Mais soit que je m’entretinsse avec quelqu’un, ou que je me promenasse seul ; Megabise & Amestris occupoient toutes mes pensées. Peut-estre, disoisje, qu’ils sont presentement ensemble : peut-estre qu’Amestris luy parle de moy avec mespris : peut estre qu’elle le prie de s’exposer pas à un nouveau combat : peut-estre qu’elle fait des vœux contre ma vie : & peut-estre enfin que Megabise l’espouse.

De vous dire, Seigneur, le trouble que cette derniere pensée excitoit en mon ame, c’est que je ne sçaurois

faire : un jour donc que j’estois le plus tourmenté de mes inquietudes, & que je me promenois dans la Forest, je vy arriver un Chariot plein de Dames. Je ne l’eus pas plustost aperçeu, que je voulus m’enfoncer dans le Bois : Mais une de ces Dames m’ayant reconnu, Aglatidas, me cria-t’elle, ne me fuyez pas : & souffrez que je vous parle un moment. Cette voix fut bien tost reconnuë de moy, pour estre celle de Menaste : si bien que m’imaginant, que peut-estre Amestris estoit avec elle, je ne sçavois si je devois m’arrester, ou continuer de fuir. Mais enfin m’entendant appeller diverses fois, je retournay sur mes pas : & arrivay aupres de Menaste, comme elle descendoit du Chariot, car elle estoit fort prés du Temple où elle alloit. Ayant deux de ses Amies avec elle, & une Fille qui la servoit, elle retint celle-cy : & pria les deux autres de l’aller attendre au Temple, pendant qu’elle me parleroit d’une affaire, dont elle avoit à m’entretenir. Comme nous estions parents, cette liberté ne choquoit pas la bien-seance : & ces Dames la luy ayant accordée, Menaste me donna la main, & commença de prendre une route du Bois, dans laquelle nous avançasmes vingt ou trente pas sans parler ny l’un ny l’autre. Puis tout d’un coup, Menaste s’estant arrestée, & me regardant fixement ; je ne sçay Aglatidas, me dit-elle, si ce que j’ay à vous dire, vous donnera de la douleur ou de la joye : & si vous aimez assez Anatise, pour ne prendre aucune part au mariage d’Amestris. Amestris (m’escriai-je tout transporté de douleur & de jalousie) est mariée ! ouy, reprit froidement Menaste ; Mais Aglatidas, poursuivit-elle, quelle part pouvez vous prendre eu cette nouvelle, qu’elle vous

trouble si fort ? vous qui m’avez dit que vous n’aimiez plus Amestris. Je pense aussi, luy repliquay-je, que je n’aime plus Amestris : mais je haï si fort Megabise, que je ne puis aprendre qu’il soit heureux, sans avoir un desespoir, qui n’est pas imaginable. Si Megabise, me respondit elle, n’a jamais de joye plus sensible, que celle que luy cause le mariage d’Amestris, je ne vous conseille pas de vous affliger de sa bonne fortune : quoy (luy dis-je, l’esprit tout preoccupé de haine, de douleur, & de jalousie, & n’ayant pas bien entendu le sens de ce qu’elle m’avoit dit) Megabise peut estre Mary d’Amestris, & n’estre pas le plus satisfait, & le plus heureux de tous les hommes ! Ha Menaste, (luy dis-je, sans luy donner loisir de me respondre) cela n’est pas possible : & vous auriez plus de raison, si vous disiez qu’il joüit d’un bonheur, qu’il ne possedera pas long temps. Car enfin il mourra de ma main, cét injuste Ravisseur d’un thresor qui m’apartenoit, & que je pensois avoir bien aquis. Menaste toute surprise de me voir si troublé, & si transporté de colere, me regardant avec estonnement, me dit en m’interrompant, si vous ne haïssez Megabise, vous dis-je encore une fois, que comme Mary d’Amestris, vous n’avez qu’à remettre le calme en vostre ame : puis que ce n’est pas Megabise qu’elle a espousé. Ce n’est pas Megabise qu’elle a espousé ! luy dis-je ; Non, me respondit-elle : Ha Menaste, luy repliquay-je l’esprit un peu moins agité, ne me trompez pas ; & parlez moy sincerement. Je vous proteste, me dit-elle, que je ne vous ments point du tout : & qu’Otane est celuy que l’incomparable Amestris a espousé. Otane, luy dis-je, a espousé Amestris ! Otane le moins aimable des hommes ! Otane qu’elle a tousjours

haï ! Ha s’il est ainsi, il faut que ses parens ou le Roy, l’ayent contrainte de consentir à cét estrangge mariage. Point du tout, reprit Menaste, & vous y avez beaucoup plus de part que personne. Moy, repris-je tout estonné, j’auray marié Amestris ! Je vous avoüe bien (poursuivis-je, sans sçavoir presque ce que je disois) que je l’aurois encore plustost mariée à Otane qu’à Megabise : Mais apres tout, sçachez Menaste, qu’Aglatidas est incapable d’avoir marié Amestris : & que s’il avoit pû disposer de sa volonté, ç’auroit esté a son avantage. Ouy, reprit Menaste, auparavant que la beauté d’Anatise, eust effacé de vostre cœur celle d’Amestris : Anatise, luy repliquay-je avec precipitation, n’a jamais eu de place en mon ame : & Amestris, l’infidelle Amestris, y a tousjours regné Souverainement. Menaste n’estant pas alors moins estonnée de m’entendre parler ainsi ; que je l’estois d’aprendre qu’Amestris estoit mariée ; me demanda s’il estoit bi ? vray, que j’aimasse encore Amestris ? Ouy Menaste, luy dis-je, je l’aime encore : & quoy que mes propres yeux m’ayent fait voir des choses, que je ne croyois jamais voir ; je ne laisse pas de l’adorer tousjours. L’amour d’Anatise n’a esté qu’une feinte, & un effet de mon desespoir : Mais Menaste, poursuivis-je, aprenez moy qui peut avoir mis Megabise & Amestris mal ensemble : & qui peut l’avoir obligé à espouser Otane. Megabise, me dit-elle, n’a jamais esté bien avec Amestris : Ha Menaste, luy repliquay-je, vous n’avez pas vû ce que j’ay veû ! Ha Aglatidas, reprit-elle, vous ne sçavez pas ce que je sçay ! Mais admirez Seigneur, quels estrangges effets l’Amour produisit en mon ame : la seule nouvelle du mariage d’Amestris, m’auroit sans doute infiniment

affligé : Mais parce que d’abord j’avois creû qu’elle avoit espousé Megabise ; & qu’en suite j’avois apris que cela n’estoit pas : il y avoit quelques moments, où un petit sentiment de joye, se mesloit à ma douleur malgré moy : & me donnoit quelques instans de consolation. Mais enfin Seigneur, apres que Menaste m’eut fait jurer cent & cent fois, que je n’aimois point Anatise ; elle commença de m’exagerer, les obligations que j’avois à Amestris ; sa fidelité pour moy ; sa rigueur pour Megabise : & pour me la faire mieux comprendre, elle me conta comme quoy elle luy avoit deffendu de la voir jamais : & comme il le luy avoit promis, dans le Jardin du Parterre de gazon, où le hazard les avoit fait rencontrer. Ha Menaste, luy dis-je en l’interrompant, si vous estes veritable, que mes yeux m’ont cruellement trahy ! & qu’ils m’ont rendu un mauvais office. Tant y a Seigneur, que Menaste ne me disant que des choses vrayes, & trouvant mon ame attendrie par la douleur, il luy fut aisé de me persuader : & le bandeau que la jalousie m’avoit mis devant les yeux, estant tombé ; je vy tout d’un coup, ce que je ne voyois point auparavant : c’est à dire qu’Amestris me parut innocente, & que je me trouvay coupable. Apres cela, Menaste me conta tout ce que je vous ay desja dit : le desespoir d’Amestris de me voir inconstrant, & de sçavoir que j’avois esté jaloux, sans pouvoir deviner de qui : en suitte le bizarre dessein qu’elle avoit pris d’espouser Otane, pour se justifier dans mon esprit : sçachant bien qu’il estoit impossible que ce fust luy qui m’eust esté suspect. Enfin, me dit Menaste, pouvant estre le plus heureux de tous les hommes, & rendre Amestris tres contente ; vous vous estes

rendu malheureux, & l’avez renduë elle mesme beaucoup plus infortunée que vous. Ha Menaste, cela n’est pas possible m’écriay-je, & rien ne peut egaler mon malheur. Elle me conta encore, comment la querelle que j’avois avec Megabise, avoit hasté sa bizarre resolution : qu’apres ayant disparu, & Anatise s’en estant allée aux champs en mesme temps, elle avoit pensé que ce voyage estoit concerté, & qu’enfin ayant dit à ceux qui luy parloient tous les jours d’Otane, qu’elle estoit resoluë de l’espouser pourveû que l’on ne fist pas trainer la chose en longueur ; à l’instant mesme l’on en avoit demandé la permission au Roy, qui l’avoit accordée volontiers : pensant par ce moyen nous accommoder plustost Megabise & moy : nous ostant également, la principale cause de nos differens. Menaste me dit mesme que l’on croyoit que le Roy en avoit parlé à mon Pere, comme en effet la chose estoit ainsi : & que mon Pere pensant m’obliger, veû la froideur qu’il avoit remarquée en moy pour Amestris ; & estant bien aise que je n’eusse plus d’interests d’amour à démesler avec Megabise, avoit luy mesme prié le Roy de conclurre ce mariage. Bref Seigneur, Menaste me dit que la chose avoit esté si secrette, que l’on ne l’avoit sçeuë que lors qu’ils estoient allez au Temple pour se marier. Helas Aglatidas, me dit-elle, si vous eussiez veû Amestris en cét estat, vous eussiez bien plus tost creû vous eussiez bien connu son innocence par sa douleur. Je la vy, poursuivit elle, une heure auparavant cette funeste ceremonie : & elle ne m’aperçeut pas plustost, que me regardant avec les larmes aux yeux, je ne sçay, me dit elle, si l’inconstrant

Aglatidas me voyoit, s’il ne partageroit point ma douleur ; & s’il ne se repentiroit point de son crime. Mais quoy qu’il en soit, Menaste, il faut nous justifier : il faut qu’il voye, que sa jalousie a esté mal fondée : il faut que je meure de déplaisir : & si mes vœux sont exaucez, il faut qu’il pleure ma mort eternellement. En achevant de prononcer ces tristes paroles, on la vint querir pour aller au Temple, & je la suivis toute en pleurs. Tous ceux qui la virent en pleurerent : tous ceux qui ont sçeu ce mariage s’en sont estonnez : Megabise quoy qu’assez constrant en cette occasion, en a pourtant paru fort touché : Artabane à qui je l’apris fut sur le point de troubler la ceremonie, qui estoit presque achevée, lors qu’il entra où nous estions : Otane luy mesme en a esté surpris, & n’est pas si satisfait qu’il le devroit estre : parce qu’il ne sçait pas trop bien d’où ce bonheur luy est arrivé : & qu’il a trop de deffauts, pour ignorer qu’il ne peut pas estre aimé. Enfin tout le monde en parle, & tout le monde en dit ce qu’il en pense, sans rencontrer la verité : n’y ayant qu’Amestris & Menaste, qui sçachent qu’Aglatidas est la seule cause, d’un mariage si injuste, si déraisonnable, & si mal assorty. Ne me demandez point apres cela, me dit elle, ce que fait Amestris, depuis ce funeste jour : elle est si melancolique, & si changée, que je ne la puis voir sans pleurer : & si vous la voiyez vous mesme, vous en auriez de la douleur.

Comme nous en estions-là, Artabane pour achever de me rendre malheureux, ayant enfin descouvert où j’estois, vint m’y trouver comme j’escoutois Menaste : il ne me vit pas plus tost, que venant à moy, ha cruel Amy, s’écria-t’il, qu’avez vous fait ? & pourquoy m’avez vous fuy si opiniastrément,

moy qui avois une des meilleures & des plus agreables nouvelles du monde à vous aprendre ? moy qui pouvois vous asseurer, que vos yeux vous avoient trompé ; & qu’Amestris estoit innocente. Menaste fort surprise de l’entendre parler ainsi, luy demanda ce qu’il vouloit dire : & alors il luy raconta devant moy, comme quoy il les avoit escoutées, Amestris & elle, dans un Cabinet de verdure : où par leurs discours, il avoit apris qu’Amestris m’estoit fidelle, & que Megabise n’en avoit jamais esté aimé. Que leur entreveüe dans le Jardin du Parterre de gazon, avoit esté un pur effet du hazard : qu’elle avoit commandé à Megabise de ne la voir jamais : & qu’effectivement il estoit party, & avoit observé ses ordres : & qu’enfin Amestris estoit tres innocente. Entendant donc parler Artabane de cette sorte ; & ne pouvant plus me demeurer nul soubçon, de la fidelité d’Amestris ; achevez, luy dis-je, cruel Amy, de me faire connoistre mon bonheur, afin de redoubler mon infortune : & n’oubliez rien de tout ce qui m’eust pû rendre heureux, afin de me rendre eternellement miserable. De vous dire Seigneur, quelle fut la confusion de mes sentimens en cette rencontre, il ne me seroit pas aisé : j’écoutois avec joye la justification d’Amestris : je voyois mon erreur avec une honte estrangge : & je regardois mon infortune avec un si grand desespoir, que rien ne le sçauroit égaler. Mais lors que tout d’un coup, mon imagination me representoit Amestris la plus belle personne du monde, en la puissance du plus imparfait, & du plus haïssable de tous les hommes, quoy qu’il ait pourtant assez d’esprit ; je perdois patience : & je ne pouvois plus m’empescher de me pleindre & d’esclatter.

Mais comme Menaste ne pouvoit pas alors me donner le temps qui m’estoit necessaire pour cela, elle me voulut quitter : du moins, luy dis-je, ne me sera-t’il pas deffendu, de voir Amestris encore une fois : je ne pense pas, reprit Menaste, qu’elle vous le permette : & dans les sentimens où je l’ay veüe, vous ne devez plus rien esperer d’Amestris. Ha Menaste, luy dis-je, n’achevez pas de me desesperer : je veux voir Amestris ; je la veux entretenir ; je veux mourir à ses pieds ; & si vous ne m’en facilitez les voyes, je feray peut-estre des choses, qui déplairont à Amestris, & qui rendronr mon desespoir trop public. Enfin Seigneur, je parlay avec tant de violence, que Menaste eut pitié de moy : & me promit de tromper son Amie : & de me donner de ses nouvelles, aussi tost qu’elle auroit imaginé les moyens, de me la faire rencontrer en quelque lieu.

Apres cela, Menaste fut achever ses devotions : & Artabane qui n’avoit point eu d’autre dessein que de me trouver, pour me dire qu’il n’avoit pu empescher un malheur qu’il n’avoit sçeu, que lors qu’il estoit desja arrivé ; s’arresta & ne voulut point me quitter en l’estat où j’estois : & d’autant moins qu’il voyoit que le conseil qu’il m’avoit donné, m’avoit fort mal reüssi. Je fus toutesfois assez equitable, pour ne luy en faire point de reproches : & j’avois tant à m’accuser moy mesme, que je n’accusay point mon Amy. Ne faut-il pas advoüer, disois-je, que je suis le plus malheureux, le plus criminel, & pourtant le plus à pleindre de tous les hommes ? Car enfin, dis-je à Artabane, j’ay perdu plus que personne n’a jamais perdu : j’ay failly plus que personne ne faillira jamais : & je souffre plus que tous les malheureux n’ont jamais souffert. Apres avoir dit cela, je fus quelque

temps sans parler : puis reprenant la parole tout d’un coup ; Mais Artabane, luy dis-je, vistes vous Amestris dans le Temple ? non, me respondit-il, & je fus si troublé, lors que rencontrant Menaste parmy la presse, elle m’eut dit qu’Otane espousoit Amestris ; que je ne fus plus capable de curiosité, pour une chose que je ne pouvois plus empescher : & que j’eusse empeschée sans doute, si je l’eusse sçeüe quatte heures auparavant. Quoy donc, reprenois-je alors, il est donc bien vray qu’Amestris m’a toujours aimé ? Il est donc bien vray que Megabise n’a jamais esté favorisé d’elle ? & cependant il peut estre vray, que je ne sois pas heureux. Et comment Artabane, cela peut il estre possible ? Ha non, non, poursuivois-je, je ne le sçaurois comprendre : & puis qu’Amestris est fidelle, & que Megabise n’est point heureux ; il faut de necessité, que le cœur d’Aglatidas se trouve sensible à la joye. Mais helas, le moyen de songer qu’Amestris toute fidelle qu’elle est, ne sera jamais plus pour moy, sans mourir de douleur au mesme instant ? Non, non, j’aime mieux qu’elle soit inconstrante que fidelle : & ne pouvant jamais estre mienne, pourquoy trop cruelle Amestris, m’avez vous conservé vostre affection, pour m’en oster tous les effets, & pour me priver de vostre veüe ; de vostre entretien. & de vostre chere Personne ? C’est inhumaine Amestris, cacher un serpent sous des fleurs : c’est empoisonner vos presens : & c’est enfin estre barbare, en feignant d’estre pitoyable. Helas, qu’il m’eust bien mieux valu que vous ne vous fussiez pas justifiée, que de le faire par une voye si extraordinaire, & si cruelle ! Du moins en vous croyant inconstrante, je n’avois que mes propres malheurs à supporter : je vous croyois heureuse,

pendant que je soupirois : & je ne sçay si vostre felicité pretenduë, ne faisoit point alors mon plus plus grand suplice. Mais Dieux ! je n’avois pas encore esprouvé, combien les infortunes sont plus sensibles, en la personne aimée qu’en la nostre ! Quoy Amestris ! vous serez tousjours malheureuse, & malheureuse pour l’amour de moy ! vous serez contrainte de souffrir eternellement la veüe d’un homme que vous haïssez ! & de n’en voir jamais un autre que vous avez honnoré de vostre amitié ! & tout cela parce qu’Aglatidas vous a paru infidelle, & qu’il a esté jaloux sans raison, quoy que ce ne fust pas sans aparence de l’estre : & par consequent sans faire voir que j’aimois encore, puis que l’on n’est point jaloux, de ce que l’on n’aime pas. Helas Amestris, reprenois-je, connoissiez vous si peu vostre beauté, que vous pussiez vous laisser tromper à un artifice si aisé à descouvrir ? Pouviez vous croire qu’un cœur qui vous avoit adorée, pust offrir des vœux, à nulle autre Divinité ? Pour Aglatidas, il pouvoit avec raison s’imaginer, qu’il n’estoit pas aimé d’Amestris : ses défauts authorisoient tous ses soubçons : Mais pour Amestris, le moyen qu’elle ait pu seulement concevoir (bien loin de le croire fortement) que l’on peust cesser de l’aimer ; & cesser de l’aimer, pour en regarder une autre ? Cependant elle l’a pensé ; elle l’a crû & elle s’en est vangée : & vangée d’une maniere, qui me fera eternellement soupirer : Car enfin il n’y eut, & n’y aura jamais, de malheur comparable au mien. Je ne sçay, me dit alors Artabane, si ceux qui ne sont pas aimez, vous avoüeroient ce que vous dittes : Ceux qui ne sont point aimez, luy respondis-je, peuvent esperer de l’estre un jour : & cette esperance peut leur

faire supporter leur mal avec plus de quietude & plus de repos. Pour moy au contraire, j’avoüe que je sçay que je suis aimé : mais dés l’instant que j’en reçoy une preuve indubitable, j’aprens que je ne reçevray jamais plus nulle marque de cette affection ; que je ne verray plus Amestris ; que je ne luy parleray plus ; qu’elle ne m’escrira plus ; & que je seray traité, comme si j’estois haï. Non, non, Artabane, je suis le plus malheureux des hommes : ceux qui pleignent la mort de leur Maistresse, reprit il, vous disputeroient encore ce premier rang, que vous voulez que tout le monde vous cede. Ils me le disputeroient sans raison, luy repliquay-je, car enfin qui les empesche de suivre au Tombeau celles qu’ils ont aimées ? Il y a cent chemins qui conduisent à la mort, & la fin de leur mal est en leur disposition. Mais il n’en est pas ainsi de moy tant qu’Amestris fera vivante, ce remede m’est deffendu : il faut que je conserve la vie, comme si elle m’estoit agreable : car enfin je ne puis quitter Amestris ; parce que peut-estre je perdrois quelque occasion de la servir : & parce qu’apres tout, je veux voir tant que je le pourray, jusques où ira la fidelité de cette Personne. Avoüez de moins, me dit Artabane, que ceux qui voyent leurs Maistresses, non seulement inconstrantes, & mariées, mais mariées à ceux qu’elles ont plus cheris que les premiers qu’elles avoient aimez, sont encore plus à pleindre que vous n’estes. Je tarday alors un moment à respondre : puis reprenant la parole tout d’un coup, & parlant comme si j’eusse veû Amestris ; pardonnez, dis-je, divine Personne à ma foiblesse. & ne me haïssez pas, si je me considere plus que vous en cette rencontre. Ouy, ouy Artabane, adjoustay-je en me tournant

vers luy, j’avoüe que malgré moy je contredis mes propres sentimens : & qu’encore que je sois desesperé du malheur d’Amestris ; je ne voudrois pas qu’elle fust heureuse avec Megabise : & que j’aime mieux qu’elle soit infortunée avec Otane. J’ay beau apeller ma raison & ma generosité à mon secours, pour deffendre l’entrée de mon cœur, à cette criminelle joye ; je ne puis m’empescher d’en avoir, de ce que je sçay que celuy qui possede Amestris, n’en sera jamais aimé : & de ce que je sçay qu’elle se souviendra de moy avec douleur, & qu’elle me regrettera eternellement. Car apres tout, je veux qu’elle sçache mon innocence, comme je sçay la sienne ; & que je sois aussi justifié dans son esprit, qu’elle l’est maintenant dans le mien. Je n’ignore pas, disois-je, que ce sera augmenter son malheur : puis qu’il pourroit arriver que le despit luy osteroit une partie de l’affection qu’elle a pour moy : Mais adorable Amestris, poursuivois-je, cherchez un autre remede à vos douleurs ; & trouvez le plus tost dans la douceur qu’il y a de sçavoir que l’on est parfaitement aimé, quoy qu’inutilement aimé. Apres cela je fus quelque temps à me promener sans rien dire : puis reprenant tout d’un coup la parole, & respondant à ce que j’avois pensé ; Non Megabise, disois-je, je ne veux plus me battre contre vous : & quand vous m’auriez offensé, si vous aimez encore Amestris, vous estes plus cruellement puni, que la mort ne vous puniroit. Et puis à dire les choses comme elles sont, & sans cette passion qui m’a aveuglé ; je dois ce respect au sang de son Frere que j’ay respandu, de ne songer plus à respandre le sien : Mais pour Otane, disois-je, le moyen de souffrir qu’il vive ? & le moy en d’oser seulement desirer sa mort, sçachant

quelle est la vertu d’Amestris ? Quoy donc (disois-je à Artabane, avec une colere que je ne puis exprimer) il faudra voir toute nostre vie Amestris, l’incomparable Amestris, en la puissance d’un homme, à qui les Dieux ont refusé toutes choses, excepté la condition & les richesses ; & auquel ils n’ont donné de l’esprit, que pour le rendre plus haïssable, veû la maniere dont il s’en sert ! Quoy Artabane, ne me seroit il point permis, de remettre Amestris en liberté ? Ha non non, reprenois-je moy mesme, je n’oserois l’entreprendre ; je n’oserois le luy proposer ; je n’oserois mesme en concevoir la pensée, de peur qu’elle ne la devinast dans mes yeux. Que feray-je donc, disois-je à Artabane, & que pourray-je devenir ? Tant y a Seigneur, que je puis dire que je souffris tout ce que l’on peut souffrir sans mourir : la joye de sçavoir qu’Amestris estoit innocente, me conserva infailliblement la vie en cette occasion : n’estant pas possible que sans ce secours, j’eusse jamais pû apprendre qu’elle estoit mariée, sans expirer de douleur. Mais si je vescus, ce fut sans doute pour endurer davantage : estant certain que l’obscurité du Tombeau est preferable au trouble & au miserable estat ou j’estois. Il y avoit mesme des instans, où Otane ne me sembloit pas si haïssable, qu’il me l’avoit tousjours semblé : & où j’apprehendois qu’Amestris ne trouvast ses deffauts moins grands, par l’habitude qu’elle auroit à les voir tousjours. Je craignois mesme que les Tresors d’Otane ne touchassent enfin son cœur : mais cette crainte ne duroit pourtant gueres : & ma plus forte consolation estoit de penser, qu’Amestris ne pourroit jamais aimer celuy qui la possedoit.

Cependant le soir estant arrivé,

il falut se retirer : je passay la nuit sans dormir ; les deux jours suivans à me pleindre ; & le troisiesme au matin, je reçeus des nouvelles de Menaste ; qui me mandoit que si je voulois me rendre au Jardin du Parterre de gazon à six heures du soir, elle y conduiroit Amestris, sans qu’elle sçeust que j’y deusse estre : Mais qu’afin que cette entreveue ne fust point descouverte, il faloit qu’elle se fist dans le plus espais du bocage, à la main droite de la Fontaine. Qui m’eust dit Seigneur, un moment auparavant, vous aurez un instant de joye en toute vostre vie, je ne l’eusse pas creu : & cependant je ne sçeu pas plus tost que je reverrois Amestris ce jour là, que je m’y abandonnay entierement : & je fus prés d’une heure que je ne me souvenois ny de Megabise, ny d’Otane, ny mesme du mariage d’Amestris : & que je ne pensois à autre chose, sinon que je la reverrois ; que je luy parlerois ; & qu’elle me respondroit peut-estre favorablement. Puis revenant tout d’une coup de cette douce lethargie : Mais helas, disois-je, que me pourroit elle respondre, qui me peust rendre moins miserable, puis que plus elle me sera douce, plus je seray malheureux ? Je ne laissois pas neantmoins de desirer de l’estre de cette sorte, & de ne la trouver pas irritée. Je m’entretins donc tout le jour de cette façon avec Artabane : & je manday à Menaste, que je ne manquerois pas de faire ce qu’elle desiroit de moy. Cependant cette adroite fille, comme je l’ay sçeu depuis, avoit effectivement trompé Amestris : & luy avoit proposé

cette promenade solitaire, comme tres conforme à son humeur & à sa fortune presente. Toutefois elle avoit jugé à propos, qu’elle ne me creust pas aussi coupable qu’elle pensoit que je le fusse, lors que je la verrois : de sorte qu’elle la mena une heure plustost à cette promenade qu’elle ne me l’avoit mandé, afin d’avoir le temps de l’entretenir. Comme elles furent donc dans ce petit Bois où elle la conduisit ; cette belle affligée contribua elle mesme à son dessein : & commença un discours, dont ma Parente fut bien aise. Advoüez, luy dit elle, Menaste, que le malheur qui me persecute est bien opiniastre, puis que mesme il ne veut pas que j’aye la consolation de sçavoir ce que pense Aglatidas de mon infortune. Il a disparu aussi bien qu’Anatise : & j’ay lieu de croire qu’ils se moquent peut-estre de mon bizarre destin : & qu’Aglatidas regarde plus tost mon mariage, comme un effet de mon caprice, que comme un malheur dont il soit la veritable cause. Mais adjousta-t’elle, mon ame, est en une assiette bien peu raisonnable : car enfin je ne puis m’empescher de vouloir deux choses toutes differentes à la fois : puis que je n’ay pas plus tost souhaitté, de sçavoir qu’Aglatidas soit sensible à mon infortune, qu’un moment apres je desire pour mon repos, de n’en aprendre jamais rien ; de ne le rencontrer de ma vie ; & de n’entendre plus parler de luy. Mais helas, que tous ces desseins sont mal affermis dans mon cœur : & que j’avois bien raison, de choisir mon mariage comme un supplice assez grand, pour me punir d’avoir aimé un infidele ! Je voudrois, luy dit alors Menaste, que vous ne l’eussiez jamais creû tel, ou que vous le creussiez tousjours : mais à mon advis, la chose n’ira pas ainsi : & vous serez encore plus malheureuse que vous n’estes. Quoy, interrompit Amestris, j’eusse pû ne croire pas Aglatidas infidelle ; & je pourrois croire qu’il ne l’auroit point esté ! Ha non Menaste, je n’ay point deû faire ce que vous dites : & je ne pourray

pas non plus à l’advenir me persuader rien qui le justifie. Je souhaite seulement, qu’il se repente de son crime, afin qu’il en soit puny par luy mesme : Mais sçachez que tant que je ne croirois Aglatidas que repentant & malheureux, il ne mettroit pas la fermeté de mon ame à une dangereuse espreuve : & il faudroit pour me proposer quelque chose de bien cruel pour moy, me dire que je me suis trompée ; qu’Aglatidas ne fut jamais coupable ; que ce que j’ay veû estoit une illusion ; qu’il m’a tousjours esté fidelle ; qu’il n’a jamais aimé Anatise ; & qu’il a tousjours aimé Amestris. J’avoüe Menaste, que si l’on m’avoit persuadé tout cela, je serois plus malheureuse que je ne suis : & quoy que je n’en devinsse pas plus criminelle, j’en deviendrois sans doute bien plus infortunée. Mais à vous dire la verité, c’est ce qui ne sçauroit arriver : & c’est ce que je ne dois pas craindre. Pleust aux Dieux, luy dit Menaste qu’il me fust possible d’empescher, que vous ne connussiez l’innocence d’Aglatidas : L’innocence d’Aglatidas ! reprit Amestris : he de grace ne vous joüez point de mon malheur : il est trop grand, Menaste, pour servir à vostre divertissement : & je suis trop vostre Amie, pour me traiter de cette sorte. Non, luy respondit elle, je parle serieusement : Aglatidas a eu de l’imprudence, mais il ne fut jamais infidelle. Quoy, repliqua Amestris, Aglatidas n’a point aimé Anatise ? Aglatidas, respondit Menaste, n’a jamais rien aimé que vous. Dieux, s’escria cette sage Personne, impitoyable & cruelle fille que vous estes, pourquoy me parlez vous ainsi ? si ce que vous dittes est faux, pourquoy me le dittes vous ? Et s’il est veritable, que ne me l’avez vous

dit plus tost, ou que ne me le cachez vous eternellement ? Je ne vous l’ay pas dit plus tost, respondit Menaste, parce que je ne l’ay point sçeu : & je ne vous l’ay pû cacher, parce qu’Aglatidas est resolu de vous le dire luy mesme. Ha (repliqua precipitamment Amestris, le visage tout changé) soit qu’Aglatidas soit coupable ou innocent, je ne le veux plus voir de ma vie : s’il est coupable, il n’en est pas digne : & s’il est innocent, je serois criminelle de le souffrir. Ainsi Menaste, ne me parlez plus d’Aglatidas : il n’occupe que trop ma memoire ; il n’est que trop dans mon cœur ; & pleust au Ciel qu’il y fust moins. A ces mots elle se teut : & Menaste voyant tant de trouble dans son esprit, se repentit de ce qu’elle m’avoit promis : & fut aussi assez long temps sans oser parler davantage. Quelques moments s’estant passez de cette sorte, Amestris la regarda les yeux moüillez de larmes ; & reprenant la parole, avec moins de violence. Mais encore, luy dit elle, Menaste, qui vous a obligée de me parler ainsi ? Je n’oserois plus vous le dire, luy respondit elle ; & voyant que l’innocence d’Aglatidas vous afflige autant que son crime vous affligeoit, je pense qu’il vaut mieux ne vous parler jamais de luy, ny comme inconstrant, ny comme fidelle. Ne m’accordez pas si exactement, reprit Amestris, la priere que je vous ay faite : & sçachez, luy dit elle en rougissant, que je l’ay trop aimé, pour ne vous pardonner pas une semblable faute. Parlez donc Menaste, & dites moy de grace tout ce que vous sçavez d’Aglatidas, sans m’en déguiser aucune chose. Menaste voyant qu’en effet Amestris le souhaitoit, luy raconta tout ce qu’elle avoit sçeu de mon avanture : c’est à dire comment j’estois devenu

jaloux, voyant Megabise avec elle dans ce Jardin ; comment j’avois cessé de luy escrire ; comment je n’avois pû cesser de l’aimer ; comment Artabane m’avoit conseillé de tascher d’aimer Anatise, ou du moins d’en faire semblant ; & enfin comment c’estoit moy qui avois fait apeller Megabise ; & que je ne m’estois caché que pour me battre contre luy, quand on ne le garderoit plus. En suitte voyant qu’Amestris escoutoit favorablement ce qu’elle luy disoit, elle luy redit une partie de ce que je luy avois dit : & luy confessa qu’elle avoit veû tant de marques de desespoir sur mon visage, qu’elle n’avoit pû me refuser la priere que je luy avois faite, de me donner les moyens de la voir seulement une fois.

Et en effet, luy dit elle, sçachez, pour n’estre pas surprise absolument, que je ne vous ay conduite en ce lieu, que parce qu’Aglatidas s’y doit rendre. Ha Menaste, luy dit Amestris, qu’avez vous fait ? & à quoy m’exposez vous ? comment pensez vous que je puisse souffrir la veuë d’un homme que j’ay rendu malheureux ? Et comment puis-je refuser celle d’une personne qui pouvoit faire toute ma felicité ? Ouy Menaste, vous avez grand tort : si cette entreveuë est descouverte, croira t’on encore qu’il soit vray, qu’elle se soit faite sans mon consentement ? qu’en pensera toute la Cour ? qu’en devra penser Otane ? & à quel danger n’exposez vous pas ma reputation ? Non, non, vous ne deviez jamais consentir à ce qu’Aglatidas à desiré de vous : comment voulez vous, porsuivit-elle, que je luy parle ? que voulez vous que je luy die ? luy diray-je que je l’aime encore ? helas je ne puis plus le faire sans crime, ou du moins sans choquer la bien-seance. Luy diray-je que je le haï ? he bons Dieux comment le pourrois-je dire, moy qui ne l’ay pû quand je l’ay creû infidelle ? Parlez donc Menaste, je vous en conjure : vous avez de l’esprit, de la vertu, & de l’amitié ; de grace conseillez moy donc : mais conseillez moy fidellement. Toutefois (reprit elle, sans luy donner loisir de respondre) il vaut mieux ne demander point de conseil ; & fuir une si dangereuse occasion. En disant cela, elle commença de marcher pour s’en aller : lors que Menaste la retenant, luy fit prendre garde que j’arrivois. Elle ne me vit pas plustost, qu’elle essuya ses larmes : & se destournant à demy pour se cacher de moy, j’eus loisir de me jetter à genoux, auparavant qu’elle se fust entierement remise. Je creus bien Seigneur, que j’avois quelque part en la douleur que je remarquay sur le visage d’Amestris : ce qui augmenta si fort la mienne, qu’à peine puis-je ouvrir la bouche pour luy parler. Neantmoins apres m’estre fait quelque violence, vous voyez à vos pieds, luy dis-je, Madame, le plus criminel, le plus innocent, & le plus malheureux de tous les hommes : qui comme criminel, vient vous demander punition ; qui comme innocent, vient pour se justifier devant vous ; & qui comme malheureux, vient du moins chercher en vostre compassion, quelque soulagement à ses maux. Ce n’est pas, Madame, que je cherche à vivre : mais je cherche à mourir, & plus doucement, & plus glorieusement tout ensemble. Cela sera ainsi divine Amestris, poursuivis-je, si vous voulez seulement m’avoüer, que je n’ay pas merité mon infortune : & que vous ne m’aviez pas jugé indigne d’un destin plus heureux. Je ne sçay Aglatidas, me respondit elle en me relevant, ny ce que je vous dois respondre ; ny mesme si je vous dois escouter : mais je sçay

bien tousjours, que vous estes la seule cause de vos malheurs & des miens : Car enfin, Amestris n’estoit point une personne, de qui l’on deust estre jaloux. Quoy Madame, luy dis-je, j’eusse pû démentir mes propres yeux ! j’eusse pû me fier malgré leur tesmoignage, à mon merite & à vostre bonté ! Ne sçavez vous pas Madame, qu’excepté la derniere fois que j’eus l’honneur de vous parler, vous ne m’avez jamais rien dit qui peust me faire croire fortement, que je n’estois pas mal dans vostre esprit ? Que vouliez vous donc Madame, qui soustinst ma foiblesse en cette occasion ? si j’eusse reçeu diverses preuves de vostre affection, j’eusse esté coupable de vous soubçonner d’inconstrance : Mais qu’avois-je Madame, de si engageant pour vous, qui me peust donner une grande seurete ? J’avois veritablement entendu quelque paroles favorables : l’on m’avoit permis de les expliquer à mon advantage : & j’avois reçeu quelques Lettres civiles & obligeantes : Mais Madame, estoit-ce assez pour démentir mes yeux ? Et ma passion eust elle esté digne de vous, si j’eusse pû raisonner sans preoccupation en cette rencontre ? Non Madame, pour vous aimer parfaitement, il falloit perdre la raison comme je la perdis : & il faloit conserver le respect, comme je le conservay. Car enfin, je ne me suis point pleint devant le monde ; j’ay pleuré en secret ; j’ay cherché la solitude pour soupirer : & quand je suis revenu à Ecbatane, j’y suis revenu par force. Vous y estes revenu (me dit alors Amestris en m’interrompant, & en changeant de couleur) pour servir Anatise à mes yeux : & pour me forcer malgré moy, à recevoir une passion, qui ne peut-estre dans une ame, qu’elle n’y soit precedée

par une autre. Ha Madame, luy dis-je, ne me reprochez point la seule faute que j’ay faite, mais que j’ay faite par le conseil d’autruy : il est vray, j’ay feint d’aimer Anatise : mais ç’a esté parce que je vous aimois tousjours. Cette amour aparente n’estoit qu’un effet d’une amour veritable : & je ne sçay comment l’adorable Amestris à pû se laisser tromper par un artifice si grossier, & où j’aportois si peu de soin. Ne pensez pas Madame, que j’aye prophané les mesmes paroles que j’ay employées, à vous persuader mon affection, & que je m’en sois servy aupres d’Anatise. Non, je ne luy ay jamais dit que je l’aimois : je luy ay laissé expliquer ma melancolie comme il luy a pleû : mais je n’ay jamais pû luy dire je vous aime. J’avoüe que je l’ay voulu quelquesfois : mais malgré moy, mon cœur & ma bouche vous ont esté fidelles. Enfin Madame, je puis vous assurer, que je ne vous ay jamais donné de si grandes preuves d’amour, que lors que vous n’en avez point reçeu. Ouy Madame, quand je vous fuyois ; quand vous croyez que je cherchois Anatise ; c’estoit lors que je vous donnois des preuves convainquantes de la grandeur de mon affection. Car enfin, que j’aiye aimé la plus belle personne du monde, tant qu’elle m’a esté favorable ce n’est pas une chose fort extraordinaire : mais que j’aye continué de l’aimer, lors que je croyois qu’elle m’avoit abandonné ; qu’elle m’avoit trahy ; & qu’elle en aimoit un autre : & que de peur de luy monstrrer ma foiblesse, j’aye esvité sa rencontre, & j’ay fait semblant d’aimer ailleurs : ha Madame, c’est là ce qui fait voir, que rien ne peut faire finir ma passion que la mort : & que vous regnerez dans mon cœur eternellement. Amestris pendant ce discours, tenoit

les yeux abaissez : puis les relevant tout d’un coup, avec une melancolie extréme. Ne vous justifiez pas davantage, me dit elle, car vous ne l’estes desja que trop dans mon esprit : & laissez moy employer le peu de moments qui me restent pour vous entretenir, à vous dire avec ingenuité, mes veritables sentimens. Je voudrois bien, luy dis-je, Madame (si cela se peut sans perdre le respect que je vous dois) vous suplier auparavant, de ne me desesperer pas, & de me laisser mourir, avec un peu moins de violence. Je voudrois bien mesme, pousuivis-je, vous demander, pourquoy lors que vous m’avez creû coupable, vous vous en estes vangée sur vous mesme ? Ne pouviez vous trouver un suplice où je souffrisse seul la peine que vous pensiez que je meritois ? Que ne m’ordonniez vous plustost de mourir à vos yeux ? Et pourquoy Madame, faloit il vous rendre malheureuse pour me punir ? Il le faloit, me respondit elle, parce que je ne pouvois selon mon opinion, vous rendre malheureux de cette sorte, sans me justifier dans vostre esprit : & que je ne croyois pas le pouvoir faire plus seurement qu’en espousant Otane, que vous sçaviez bien que je n’aimois pas : & dont je sçavois bien assurément que vous n’estiez point jaloux. Ha Madame, luy dis-je, que venez vous de me dire ? Et faloit il qu’Aglatidas entendist encore de vostre bouche, de si cruelle paroles ? Quoy Madame, Otane, ce mesme Otane que j’ay veû estre l’objet de vostre aversion, peut il estre Mary d’Amestris ? Ouy, me respondit elle, puis qu’Aglatidas l’a voulu : de grace Madame, luy dis-je, ne m’attribuez pas un pareil sentiment : & croyez au contraire, que si vous laissiez agir librement Aglatidas, Amestris ne seroit pas long

temps Femme d’Otane.

Je prononçay ces paroles avec une violence, dont je ne pus pas estre le Maistre : Mais Dieux ! je fus bien estonné, lors que je vy Amestris se reculer d’un pas, & me regarder d’un air imperieux, où il ne paroissoit guere moins de colere que de tristesse. Sçachez Aglatidas, me dit elle, que comme je n’ay pas changé de sentimens pour vous, je n’ay pas aussi changé de vertu. Je suis tousjours la mesme personne que vous avez connuë : c’est à dire, incapable de toute injustice. Je vous ay aimé, je l’avoüe : mais je vous ay aimé sans crime. Ne pensez donc pas, qu’encore que j’aye toujours eu de l’aversion pour Otane, & que je ne l’aye espousé que par un sentiment que je ne puis moy mesme exprimer, je puisse jamais desirer de n’estre plus sa Femme : je voudrois sans doute ne l’avoir point esté : mais puis que je la suis, il faut que je vive comme l’estant. Et pour ne vous tromper point, sçachez (poursuivit elle, les yeux tous pleins de larmes, qu’elle vouloit retenir) qu’il faut que je vive le reste de mes jours avec Otane que j’ay tousjours haï comme si je l’aimois : & avec Aglatidas, que j’ay tousjours aimé, comme si je le haïssois. Quoy Madame, luy dis-je, il faut que vous viviez avec Aglatidas, comme si vous le haïssiez ! Et quelle severe vertu vous peut imposer une telle loy ? Non non, Madame, luy dis-je, ne craignez rien de ma violence : & ne me punissez pas si cruellement, d’une parole prononcée contre ma volonté, & sans dessein de l’executer. J’ay voulu faire perdre la vie à Megabise, parce que je croyois que vous l’aimiez : mais je n’attenteray pas à celle d’Otane, que vous n’avez point aimé : & que je veux esperer, que vous n’aimerez jamais. Qu’il vive donc cét

heureux Mary de la belle Ametris : pourveû qu’elle souffre que je la voye quelquefois : & que je la face souvenir de ces glorieux moments, où par la volonté d’Artambare, je pouvois esperer d’occuper la place qu’Otane occupe aujourd’huy. Qu’il la possede en paix, adjoustay-je, cette glorieuse place, puis que les Destins l’ont voulu : mais laissez moy aussi posseder en repos, ce que vous m’avez donné. Laissez moy Madame, joüir de quelque legere ombre de felicité, dans les derniers moments de ma vie : Vous pouvez si vous le voulez, me conduire à la mort, comme l’on y conduit les Victimes : c’est à dire avec des chants d’allegresse, & des Couronnes de fleurs. Ouy Madame, je mourray avec joye & avec gloire, si vous souffrez seulement que je vous rende conte de mes douleurs : & ne craignez pas que je desire jamais de vous, rien qui vous puisse déplaire. Non divine Amestris, je ne veux qu’estre escouté favorablement dans mes pleintes : ou tout au plus, je ne veux qu’estre consolé, par quelques paroles de tendresse. Vous escoutastes Megabise que vous n’aimiez pas, refuserez vous la mesme grace, à un homme que vous n’avez pas haï, & que peut-estre ne haïssez vous pas encore ? C’est pour cette raison, reprit elle, que je vous dois tout refuser : Car enfin Aglatidas je vous ay aimé, & je ne vous puis haïr : de sorte que c’est pour cela, que je me dois deffier de mes propres sentiments. Ce n’est pas, poursuivit elle (et les Dieux le sçavent bien) que quelque affection que je pusse avoir pour vous, je pusse jamais manquer à rien, ny de ce que je dois à Otane, ny de ce que je me dois à moy mesme ; Mais apres tout, ne pouvant plus estre à vous, je ne dois plus continuer

de vous voir ny de vous aimer. Quoy Madame, luy dis-je, vous pretendez donc me haïr ? Je ne le pourrois pas quand je le voudrois, me respondit elle ; mais je puis m’empescher de vous parler. Ha si vous le pouvez, luy dis-je, vous ne m’aimez plus : & prenez garde Madame, de renouveller la jalousie dans une ame desesperée : & de me persuader, que peut-estre les tresors d’Otane ont touché vostre cœur. N’excitez pas Madame, une si violente passion dans mon esprit : & pour l’empescher, donnez moy un peu moins de marques d’indifference. Car enfin Madame, si vous achevez de me desesperer, je perdray de nouveau entierement la raison, comme je l’avois perduë dans ma premiere jalousie : & ne conserveray peut-estre pas tout le respect, que j’ay tousjours conservé. Dittes moy donc, adorable Amestris, que vous ne me haïssez pas : que vous voulez bien que je vous aime : & que vous souffrirez que je vous die quelques fois, que je meurs pour l’amour de vous. Je vous diray, me respondit elle, bien davantage : car je vous advoüeray que j’estime Aglatidas comme je le dois estimer : que je l’aime autant que je l’ay jamais aimée : & que je l’aimeray mesme jusques à la mort. Mais apres tout cela, il faut ne me voir plus de toute voste vie ; & tout ce que je puis faire pour vous, c’est de vous permettre de croire, lors que vous apprendrez ma mort (qui à mon advis arrivera bien tost) que la seule melancolie l’aura causée : & que mes dernieres pensées auront esté pour Aglatidas. Voila, me dit elle, tout ce que je puis ; & peut-estre mesme plus que je ne dois ; c’est pourquoy n’esperez rien davantage. Qui vit jamais, luy dis-je, Madame, une pareille advanture à la mienne ?

Vous dittes que vous m’avez aimé ; & que vous m’aimez encore : Vous dittes mesme que vous mourrez en pensant à moy : & pourquoy donc ne voulez vous pas vivre en m’escoutant quelques fois ; C’est parce que je ne le puis, me respondit elle, sans offenser un peu la vertu : & sans exposer ma reputation. Vostre innocence, luy dis-je, ne suffit elle pas pour vous satisfaire ? Nullement, me respondit Amestris ; & il faut paroistre ce que l’on est. Paroissez donc, luy dis-je, bonne & pitoyable, s’il est vray que vous la soyez : Paroissez vous mesme, repliqua t’elle, raisonnable & genereux, si vous estes tousjours ce que vous estiez. Mais le moyen Madame, de ne vous voir plus ? luy repliquay-je ; Mais le moyen, reprit elle, de se voir, pour se voir toujours infortunez ? Les larmes, luy dis-je, que l’on mesle avec celles de la personne aimée, n’ont presque point d’amertume : & les douceurs, interrompit elle, où la vertu trouve quelque scrupule à faire, ne sont plus douceurs pour moy. Vous voulez donc, Madame, luy dis-je, qu’Aglatidas ne vous voye plus, & peut-estre ne vous aime plus ? Je devrois en effet souhaitter cette derniere chose comme la premiere, reprit elle ; mais j’advoüe que je ne le puis. Que voulez vous donc qu’il face ? luy dis-je ; Je veux, respondit Amestris, qu’il m’aime sans esperance ; qu’il se console sans me voir ; qu’il vive sans chercher la mort ; & qu’il ne m’oublie jamais. En disant cela, elle me voulut quitter : mais je luy pris la main malgré elle ; & la retenant par force, en me jettant à genoux ; au nom des Dieux Madame, luy dis-je, accordez moy ce que je vous demande, ou ne me deffendez pas de chercher la mort. Je ne puis plus vous rien accorder, me dit elle, car la gloire veut que je vous refuse ce que vous souhaitez : &

mon affection demande que vous viviez, au moins tant que je vivray. Ayez patience Aglatidas, adjousta t’elle, le terme ne sera peut-estre pas long. Ha Madame, luy dis-je, ne parlez point de vostre mort : oubliez plustost le malheureux Aglatidas, que de faire entrer au Tombeau, la plus belle personne du Monde. Vous feriez mieux, interrompit elle, de la nommer la plus infortunée : & peut-estre aussi, adjoustay-je, la plus injuste, & la plus inhumaine. Mais au nom de ces mesmes Dieux que j’ay desja invoquez Madame, luy dis-je, souffrez au moins que je vous parle encore une fois : adieu Aglatidas, me dit elle, adieu ? je commence à sentir que mon cœur me trahiroit, si je vous escoutois davantage : & que je ne dois pas me fier plus long temps à ma propre vertu contre vous. Vivez, adjousta t’elle, si vous pouvez : n’aimez qu’Amestris s’il est possible : & ne la voyez jamais plus. Elle vous en prie : & mesme si vous le voulez, elle vous l’ordonne. En achevant de prononcer ces tristes paroles, elle me quitta toute en larmes : & tout ce que je pûs faire, fut de luy baiser la main, qu’elle retira d’entre les miennes, avec assez de violence.

Vous pouvez juger Seigneur, en quel estat je demeuray, lors que je vy partir Amestris avec Menaste : qui pendant toute nostre conversation, s’estoit tenuë à trois pas de nous, pour prendre garde si personne ne venoit : ne laissant pas d’entendre de là tout ce que nous disions. Je ne m’arresteray point Seigneur, à vous exagerer tous mes sentimens, car ce seroit abuser de vostre patience : je vous diray seulement, que personne ne s’est jamais estimé plus malheureux que je me le trouvois. Car enfin je voyois que j’

aimois, & que j’estois aimé : mais qu’apres tout, je n’avois plus d’esperance. Je voyois mesme qu’il ne m’estoit pas permis d’oster mon bien, à celuy qui le possedoit : je n’avois plus de Rival à punir : je n’avois plus de Maistresse inconstrante, de qui je me peusse pleindre ; quel soulagement pouvois-je donc esperer dans mes douleurs ? Il n’y avoit pas moyen de pouvoir songer à oublier jamais une personne qui m’aimoit ; qui occupoit mon cœur ; mon esprit ; & toute ma memoire, & pour laquelle j’oubliois tout le reste du monde. Il ne m’estoit plus permis d’esperer de luy pouvoir parler : elle m’avoit mesme deffendu de mourir : enfin je ne trouvois rien qui ne m’affligeast extraordinairement. Neantmoins je voulus essayer de nouveau, si par l’adresse de Menaste, je ne pourrois point parler encore une fois à Amestris : mais Seigneur, il me fut impossible : & depuis ce jour là, cette cruelle personne ne voulut plus aller à nulle promenade, de peur de m’y rencontrer : & elle feignit mesme d’estre malade, afin de ne sortir plus du tout. Ayant donc apris par Menaste, que rien ne pouvoit changer la resolution d’Amestris : je pris celle de m’esloigner d’un lieu, où je ne la pouvois voir : & où j’eusse contribué peut-estre encore à sa perte, par la contrainte où elle vivoit, à ma consideration. Pour Megabise, qui avoit aussi esté fort touché du mariage d’Amestris ; quoy qu’il se fust imaginé ne l’aimer plus, quand il estoit revenu à Ecbatane, il sentit aussi bien que moy, que l’on ne se deffait pas aisément d’une passion violente. Astiage ayant sçeu où j’estois, nous accommoda, sans pourtant nous faire embrasser ny nous faire voir : me commandant parce que j’avois tué son frere, d’éviter sa

rencontre autant que je le pourrois : la cause de nostre derniere querelle, n’ayant esté sçeuë de personne : non pas mesme de Megabise, qui a tousjours ignoré ce que j’avois veû, dans ce malheureux Jardin du Parterre de gazon. Pour ce qui est d’Anatise, je partis d’Ecbatane, auparavant qu’elle fust revenuë des champs : ainsi je ne vous puis dire ce qu’elle aura pensé de moy. J’escrivis en partant une lettre à Amestris, que j’envoyay à Menaste, de laquelle je n’ay point eu de response. Je fus quelque temps à errer de Province en Province, sans sçavoir ce que je voulois faire, ny ce que je pretendois devenir : jusques à ce que la guerre d’Assirie commençant, je creus que je devois y chercher la fin de mes malheurs, en y cherchant une mort honnorable. Durant tout ce temps là, je n’ay jamais reçeu nulles nouvelles, ny d’Amestris, ny de Menaste, quoy que j’aye fait toutes choses possibles pour obliger l’une ou l’autre à m’en donner.

Et depuis cela Seigneur, vous avez esté le tesmoin de mon chagrin, quoy que vous n’en sçeussiez pas la cause : & depuis cela encore, je n’ay non plus rien apris d’Amestris, sinon que j’ay sçeu par Araspe, qu’Otane est tousjours vivant ; qu’elle est tousjours malheureuse : & que selon les apparences, veû la melancolie qui paroist sur son visage, elle aime peut-estre encore l’infortuné Aglatidas. Voila Seigneur, qu’elle est l’advanture que vous avez desiré d’aprendre, & quels sont les malheurs de l’homme du monde qui souhaitteroit le plus, de voir bien tost finir les vostres : & qui n’attend plus que la mort, pour le guerir de tous les siens. A ces mots, Aglatidas s’estant teû, Artamene le remercia, de la peine qu’il avoit prise ; luy

demanda pardon, d’avoir renouvellé toutes ses douleurs ; & luy tesmoigna en avoir esté tres sensiblement touché. J’advoüe, luy dit il, que vous estes infiniment à pleindre : & que ce n’est pas un evenement fort ordinaire, que celuy qui vous a rendu malheureux. Mais apres tout, luy dit il encore en souspirant, vous sçavez qu’Amestris est vivante : & vous ne pouvez presque pas douter qu’elle ne vous aime encore. Ainsi vous pouvez esperer du Temps & de la Fortune, quelque changement en vostre affliction : mais j’en connois de plus infortunez que vous. Je ne sçay Seigneur, repliqua Aglatidas, si cela peut estre : mais je sçay bien que quand j’aurois perdu une Couronne, en perdant Amestris ; & que l’ambition de seroit jointe à l’amour pour me persecuter ; je ne serois pas plus melancolique que je le suis. Cependant Seigneur, poursuivit il, c’est estre bien genereux, de vouloir plus tost vous interesser, dans les malheurs d’autruy que dans les vostres : Vous portez des chaines assez injustes & assez pesantes, pour vous en pleindre, plus tost que de vous arrester à pleindre Aglatidas, qui n’est pas digne de cét honneur. Aglatidas, luy respondit il, est digne de l’amitié de tout ce qu’il y a de Grand au monde : & c’est ce qui me fait esperer, que les Dieux feront un jour finir ses malheurs. Quand j’aurois quelques bonnes qualitez, reprit il, ce que vous dites ne me donneroit pas grand espoir : & tant qu’Artamene sera malheureux, je ne voy pas que les personnes qui ont de la vertu, doivent fonder leur esperance sur cette raison, qui n’est pas tousjours infaillible. C’estoit de cette sorte qu’Artamene & Aglatidas s’entretenoient, lors qu’Andramias les advertit qu’il estoit temps de se retirer. Aglatidas

voulut avec adresse demander à Artamene, s’il ne pouvoit rien pour son service : voulant luy faire entendre, qu’il estoit capable d’entreprendre de le delivrer. Mais il le remercia en l’embrassant : & luy fit connoistre que sa prison n’estoit pas son plus grand malheur : & qu’il n’en vouloit sortir, que par la mesme main qui l’y avoit mis.


Fin de la première Partie.