Artamène ou le Grand Cyrus/Première partie/Livre premier

Auguste Courbé (Première partiep. np-78).


ARTAMÈNE
OV
L E   G R A N D
C Y R U S.
LIVRE PREMIER.


L’embrazement de la ville de Sinope estoit si grand, que tout le Ciel ; toute la Mer ; toute la Plaine ; & le haut de toutes les Montagnes les plus reculées, en receuoient vne impression de lumiere, qui malgré l’obscurité de la nuit, permettoit de distinguer toutes choses. Iamais obiet ne fut si terrible que celuy-là : l’on voyoit tout à la fois vingt Galeres qui brusloient dans le Port ; & qui au milieu de l’eau dont elles estoient si proches, ne laissoient pas de pousser des flames ondoyantes jusques aux nuës. Ces flames estant agitées par vn vent assez impetueux, se courboient quelquefois vers la plus grande partie de la Ville, qu’elles avoient desja toute embrazée ; & de laquelle elles n’avoient presque plus fait qu’un grand bûcher. L’on les voyoit passer d’un lieu à l’autre en un moment ; & par une funeste communication, il n’y avoit quasi pas un endroit en toute cette déplorable Ville, qui n’esprouvast leur fureur. Tous les cordages, & toutes les voilles, des Vaisseaux & des Galeres, se destachans toutes embrazées, s’eslevoient affreusement en l’air, & retomboient en estincelles, sur toutes les maisons voisines. Quelques unes de ces maisons estant desja consumées, cedoient à la violence de cét impitoyable vainqueur ; & tomboient en un instant, dans les Ruës & dans les Places, dont elles avoient esté l’ornement. Cette effroyable multitude de flames, qui s’élevoient de tant de divers endroits ; & qui avoient plus ou moins de force, selon la matiere qui les entretenoit, sembloient faire un combat entr’elles, à cause du vent qui les agitoit ; & qui quelques-fois les confondant & les separant, sembloit faire voir en effet, qu’elles se disputoient la gloire de destruire cette belle Ville. Parmy ces flames esclattantes, l’on voyoit encore des tourbillons de fumée, qui par leur sombre couleur adjoustoient quelque chose de plus terrible, à un si espouvantable objet : & l’abondance des estincelles, dont nous avons desja parlé, retombant à l’entour de cette Ville, comme une gresle enflamée, faisoit sans doute que l’abord en estoit affreux. Au milieu de ce grand desordre, & tout au plus bas de la Ville, il y avoit un Chasteau, basty sur la cime d’un grand Rocher qui s’avançoit dans la Mer, que ces flames n’avoient encore pû devorer : & vers lequel toutefois, elles sembloient

s’eslancer à chaque moment, parce que le vent les y poussoit avec violence. Il paroissoit que l’embrazement devoit avoir commencé par le Port ; puis que toutes les maisons qui le bordoient, estoient les plus allumées, & les plus proches de leur entiere ruine, si toutefois il estoit permis de mettre quelque difference, en un lieu où l’on voyoit esclater par tout, le feu & la flame. Parmy ces feux & parmy ces flames, l’on voyoit pourtant encore quelques Temples & quelques maisons, qui faisoient un peu plus de resistance que les autres ; & qui laissoient encore assez voir de la beauté de leur structure, pour donner de la compassion, de leur inevitable ruine. Enfin ce terrible Element détruisoit toutes choses ; ou faisoit voir ce qu’il n’avoit pas encore détruit, si proche de l’estre ; qu’il estoit difficile de n’estre pas saisi d’horreur & de pitié, par une veuë si extraordinaire & si funeste.

Ce fut par cét espouvantable objet, que l’amoureux Artamene (apres estre sorty d’un valon, tournoyant & couvert de bois, à la teste de quatre mille hommes) fut estranggement surpris. Aussi en parut-il si estonné, qu’il s’arresta tout d’un coup : & sans sçavoir si ce qu’il voyoit estoit veritable ; & sans pouvoir mesme exprimer son estonnement, par ses paroles ; il regarda cette Ville ; il regarda le Port ; il jetta les yeux sur cette Mer, qui paroissoit toute embrazée, par la reflexion qu’elle recevoit des Nuës, que ce feu avoit toutes illuminées ; il regarda la Plaine & les Montagnes ; il tourna ses yeux vers le Ciel ; & sans pouvoir ny parler, ny marcher, il sembloit demander à toutes ces choses, si ce qu’il voyoit estoit effectif, ou si ce n’estoit point une illusion. Hidaspe, Chrisante, Aglatidas, Araspe, & Feraulas, qui estoient

estoient les plus proches de luy, regardoient cét embrazement, & n’osoient regarder Artamene ; qui poussant enfin son cheval sur une petite eminence, où ils le suivirent ; vit & connut si distinctement, que cette Ville qui brusloit, estoit celle-là mesme qu’il pensoit venir surprendre cette nuit, par une intelligence qu’il y avoit, afin d’en tirer sa Princesse, que le Roy d’Assirie y tenoit captive ; que tout d’un coup s’emportant avec une violence extréme ; Quoy injustes Dieux, s’écria t’il, il est donc bien vray que vous avez consenti à la perte de la plus belle Princesse qui fut jamais ? & que dans le mesmne temps que je croyois sa liberté infaillible, vous me faites voir sa perte indubitable ? En disant cela il s’avança encore un peu davantage : & n’estant suivi que de Chrisante & de Feraulas, Helas mes Amis (leur dit il en commençant de galoper, & commandant que tout le suivist) quel pitoyable destin est le mien, & à quel effroyable spectacle m’a t’on amené ? Allons du moins, allons mourir dans les mesmes flames, qui ont fait perir nostre illustre Princesse. Peut-estre (poursuivoit il en luy mesme) que ces flames que je voy, viennent d’achever de reduire en cendre, mon adorable Mandane. Mais que dis-je, peut-estre ? Non, non, ne mettons point nostre malheur en doute, il est desja arrivé ; & les Dieux n’ont pas permis un si grand embrazement pour la sauver. S’ils eussent voulu ne la perdre pas, ils auroient souslevé les vagues de la Mer, pour esteindre ces cruelles flames, & ne l’auroient pas mise en un si grand danger. Mais helas ! s’écrioit il, injuste Rival, n’as tu point songé à ta conservation plustost qu’à la sienne, & n’as tu point causé sa perte par ta lascheté ? Si je voyois ma Princesse (adjoustoit il en se

tournant vers Chriſante) entre les mains d’un Prince, à la teſte de cent mille hommes, & que ce Prince la vouluſt ſacrifier à mes yeux, je ne ſerois pas ſi deſesperé, j’aurois un ennemy que je pourrois du moins attaquer, ſi je ne le pouvois vaincre : Mais icy, je n’ay rien à faire, qu’à m’aller jetter dans ces meſmes flames, qui ont deſja confumé ma Princeſſe. En diſant cela, il s’avançoit encore davantage : & apres avoir eſté quelque temps ſans parler ; Ha Ciel ! (s’ecrioit il tout d’un coup, voyant qu’il n’y avoit que Chriſante qui le peuſt entendre) ne ſeroit-je point la cauſe de la mort de ma Princeſſe ? n’eſt-ce point pour l’amour de moy qu’elle a elle meſme embrazé cette Ville, pluſtost que de manquer de fidelité, au malheureux Artamene ? Ha Dieu ! s’il eſt ainſi, je ſuis digne de mon infortune ; & je merite tous les maux que je reſſens. Chriſante voyant qu’il avoit ceſſé de parler, s’approcha de luy, pour taſcher de luy donner quelque legere conſolation : mais Artamene marchant touſjours ; & le regardant d’une maniere capable de donner de la compaſſion aux perſonnes les plus inſensibles ; Non, non, luy dit-il, Chriſante, ce malheur n’eſt pas de ceux dont l’on peut eſtre conſolé : & je n’ay qu’une voye à prendre, que je ſuivray ſans doute bien toſt. Ouy, Chriſante, j’auray du moins cette funeſte conſolation, que ce meſme feu qui a peut-eſtre bruſlé ma Maiſtresse & mon Rival ; qui a confondu l’innocence & le crime ; & qui m’a privé tout enſemble, de l’objet de ma haine, & de celuy de mon amour, achevera encore de me détruire ; & meſlera du moins mes Cendres, avec celles de mon adorable Princeſſe. En diſant cela, il ſembloit avoir toutes les marques d’un prochain deſespoir ſur le viſage : ſa sa voix avoit quelque chose de triste & de funeste : & toutes ses actions tesmoignoient assez, qu’il se preparoit à mourir.

Cependant la pointe du jour venant à paroistre ; & l’approche du Soleil, diminuant quelque chose, de l’horreur de cét embrazement ; parce que la Mer, la Plaine, & les Montagnes, reprenoient une partie de leurs couleurs naturelles ; la face de cette funeste Scene, changea en quelque façon : & Feraulas vit presque en mesme temps deux choses, qu’il fit remarquer au mesme instant à son cher Maistre. Seigneur, luy dit-il, ne voyez vous pas en Mer, une Galere qui vogue, & qui semble faire beaucoup d’effort pour s’esloigner de cette malheureuse Ville ? Et ne voyez vous pas encore, comme quoy il semble que l’on ne songe qu’à esteindre le feu qui s’approche de cette grosse Tour, qui est sur le portail du Chasteau, & que l’on abandonne tout le reste pour la conserver ! Je voy l’un & l’autre, respondit Artamene ; Je ne sçay, adjousta Chrisante, si ce n’est point une marque asseurée, que la Princesse n’a pas encore pery : puis qu’il peut estre, qu’elle est dans cette Galere, ou dans cette Tour, que les flames n’ont pas encore embrazée. Helas ! (s’escria tout d’un coup Artamene) s’il estoit ainsi, que je serois heureux, de pouvoir conserver quelque espoir ! Il s’approcha alors beaucoup plus prés de la Ville : & voyant effectivement qu’il y avoit plusieurs personnes qui taschoient d’empescher le feu d’approcher de cette Tour ; Travaille (s’écria t’il en redoublant sa course) trop heureux Rival ; travaille pour le salut de nostre Princesse : & sois asseuré si tu la peux sauver de ce peril, que je te pardonne tous les maux que tu m’as faits. Ce Prince ne demeuroit pourtant pas long temps

dans un mesme sentiment : tantost il faisoit des vœux pour sa Maistresse : tantost des imprecations contre son Rival. Un moment apres, regardant cette Galere, & luy semblant y remarquer des femmes sur la poupe, il s’en resjoüissoit beaucoup : puis venant à songer que quand ce seroit sa Maistresse, elle seroit tousjours perduë pour luy ; il rentroit dans son desespoir. Apres venant à considerer cette Tour, que la Mer & les flames environnoient de toutes parts ; & venant à penser, que peut-estre sa Princesse estoit enfermée en ce lieu-là, il changeoit de sentimens tout d’un coup ; & ces mesmes Troupes, qui estoient venuës pour détruire cette Ville, eurent commandement d’aider à en esteindre le feu. Artamene donc ne pouvant se resoudre de retourner sur ses pas, envoya Feraulas commander aux siens, de marcher en diligence, & de le suivre. Mais en approchant de Sinope, l’on sentoit un air si chaud & si embrazé ; & l’on entendoit un bruit si espouvantable, que tout autre qu’Artamene n’auroit jamais entrepris d’y aller. Le mugissement de la Mer ; le murmure du Vent ; le petillement de la flame, joint au bruit affreux, de la chutte des maisons entieres qui crouloient de fonds en comble ; & à toutes les plaintes, & à tous les cris que jettoient les mourants ; ou ceux que la peur d’une mort prochaine faisoit crier, causoient une confusion espouventable. De tous ces mugissemens, dis-je ; de tous ces murmures ; de tous ces cris ; de toutes ces chuttes de maisons, & de toutes ces plaintes, il se formoit un bruit si lugubre & si esclatant, que tous les Echos des Montagnes y respondans encore, en formoient une harmonie tres-funeste, s’il est permis d’appeller harmonie, un retentissement si rempli de confusion.

de confusion.) Cela n’empescha pourtant pas Artamene de se faire entendre : car estant desja assez proche de la Ville, en un lieu où tous les siens l’avoient joint ; il se tourna vers eux, & leur dit avec une affection inconcevable ; Imaginez vous, mes Compagnons, que c’est moy qui suis dans cette Tour ; que c’est moy qui suis dans la necessité de perir, parmy les eaux, ou parmy les flames ; & que c’est à moy enfin à qui vous allez sauver la vie. Ou pour mieux dire encore, imaginez vous que vostre Roy ; vostre Princesse ; vos Femmes ; vos Peres ; & vos Enfans ; sont enfermez dans cette Tour avec Artamene, & y vont perir ; afin qu’estans poussez par des sentimens si tendres, vous agissiez avec plus de courage, & avec plus de diligence. Il faut, mes Compagnons, il faut aujourd’huy faire, ce qui n’a peut-estre jamais esté fait : il faut perdre nos ennemis, & les sauver ; il faut les combattre d’une main, & les secourir de l’autre ; & bref il faut faire toutes choses pour conserver une Princesse, qui doit estre vostre Reine ; & qui merite de l’estre de toute la Terre. A ces mots, Chrisante, Araspe, Aglatidas, & Hidaspe, qui commandoient chacun mille hommes en cette occasion ; s’approcherent d’Artamene, pour recevoir ses derniers ordres : & Feraulas qui estoit l’Agent de l’entreprise, & celuy qui avoit intelligence dans Sinope ; & auquel Artucas avoit promis de livrer une des Portes de la Ville cette mesme nuit ; fut aussi de ce conseil : & ce fut luy qui dit qu’il ne faloit pas laisser d’agir de la mesme façon, que si cette Ville n’estoit pas embrazée : & qu’ainsi sans chercher d’autres expediens, il faloit sans doute marcher droit à la porte du Temple de Mars. Parce, dit il, que si par hazard cét embrazement n’a pas encore mis

toute la Ville en confusion ; par tout autre lieu que par celuy-là, nous pourrions trouver de la resistance : la coustume estant mesme en de semblables rencontres, de redoubler la Garde, de peur que l’incendie ne soit un artifice des ennemis, où au contraire nous sommes assurez de n’en trouver aucune par cét endroit : car si Artucas & les siens n’ont pas encore esté devorez par les flames, nous les trouverons prests à nous aider : & s’ils ont peri, aparemment nous ne trouverons là personne qui s’oppose à nostre passage. Cét aduis ayant esté trouvé raisonnable, ils resolurent apres, par quel lieu ils pourroient le plus commodément gagner le pied de la Tour : mais Aglatidas leur fit remarquer, que l’embrazement commençoit de diminuer du costé du Port ; parce que des Galeres & des Vaisseaux estans plustost consumez que des maisons, il faloit sans doute que le feu s’y esteignist plus tost qu’ailleurs ; & qu’ainsi il faloit prendre tout le long du Port ; afin de n’avoir presque plus à se garantir que d’un costé, & que par ce moyen, ils pourroient arriver avec assez de facilité au pied de la Tour. Artamene qui souhaittoit impatiemment d’y estre, ne voulut contredire à rien, de peur de les arrester davantage ; & se mit à marcher le premier ; commandant seulement aux siens, de crier par toute la Ville, qu’ils ne venoient que pour sauver la Princesse : afin que ce peuple entendant un Nom qui luy estoit si cher & si precieux, peust faire moins de resistance ; & mettre moins d’obstacle à leur dessein. Ils marcherent donc ; & Feraulas conduisant Artamene, (qui avoit mis pied à terre, aussi bien que tous ses Capitaines) à la porte du Temple de Mars ; ils y trouverent celuy qu’ils cherchoient : qui desesperé qu’il estoit,

qu’Artamene deust arriver ; (car la veüe de ce funeste embrazement, l’avoit beaucoup retardé) commençoit de ne songer plus qu’à se mettre à couvert de la violence des flames. Mais il n’eut pas plustost veû ceux qu’il attendoit, qu’il fit ouvrir la porte, où il estoit peu accompagné : parce que malgré luy, une grande partie des siens estoit allé voir en quel estat estoient leurs Maisons ; leurs Peres ; leurs Enfans ; ou leurs Femmes. Ils n’eurent donc aucune peine à se rendre Maistres de cette porte : mais ils en eurent bien davantage, à se garantir du feu qu’ils trouvoient par tout. Artamene en marchant dans ces Ruës toutes enflamées, fut plusieurs fois exposé, à se voir accabler par la chutte des maisons : & si cét objet luy avoit semblé terrible par le dehors de la Ville, il luy sembla espouvantable par le dedans. Ils marchoient l’espée à la main droite, & le bouclier à la gauche ; dont ils eurent plus de besoin de se servir pour repousser les charbons ardants qui tomboient de toutes parts sur leurs testes ; que pour recevoir les traits de leurs Ennemis. Ce n’est pas que d’abord l’arrivée d’Artamene ne redoublast les cris & l’estonnement, parmy ce qui restoit de personnes vivantes dans cette Ville : & que ce Heros n’en vist plusieurs, qui estans occupez à esteindre le feu de leurs propres logemens, ou à sauver leurs familles ; quittoient cét office charitable, pour tascher de se rassembler, & de faire quelque resistance. Mais ils ne trouvoient dans ce grand desordre, ny armes, ny Chefs, ny compagnons capables de s’opposer à son passage. L’on voyoit en un lieu des gens qui abatoient leurs propres maisons, pour sauver celles de leurs voisins : l’on en voyoit d’autres qui jettoient ce qu’ils avoient de plus precieux par les fenestres, pour tascher d’en sauver

pour tascher d’en sauver au moins quelque chose : l’on voyoit des Meres, qui sans se soucier ny de meubles, ny de maisons, s’enfuyoient les cheveux desja à demy bruslez, avec leurs enfans seulement entre les bras : Enfin l’on voyoit des choses si pitoyables & si terribles tout ensemble ; que si Artamene n’eust pas esté emporté comme il l’estoit, par une passion violente ; il se fust arresté à chaque pas pour les secourir, tant ils estoient dignes de compassion, & tant il estoit sensible à leur misere. Cependant il avançoit tousjours : mais le bruit de sa venuë l’ayant pourtant devancé ; Aribée Gouverneur de Sinope, qui faisoit tous ses efforts, pour empescher que le feu ne gagnast la Tour, & qui occupoit en ce lieu, la meilleure partie de ce qui restoit de peuple & de soldats dans la Ville ; ne le sçeut pas plustost, qu’il se trouva dans une inquietude inconcevable ; & dans une incertitude, qu’on ne sçauroit exprimer : ne sçachant s’il devoit aller combattre, ou s’il devoit continuer de faire esteindre ce feu. Car, disoit il, que servira au Roy d’Assirie que je vainque, s’il est vaincu par les flames ? Mais que me servira t’il aussi à moy mesme d’esteindre ce feu, adjoustoit il, si je suis pris par Artamene ? moy qui suis son plus grand ennemy ; moy qui ay trahy le Roy mon Maistre ; moy qui ay servi à l’enlevement de la Princesse sa Fille ; & qui ay fait revolter ses Peuples. Ha ! non non, combattons Artamene, qui est aussi redoutable au Roy d’Assirie, que le feu & que les flames : & songeons à nostre conservation, en pensant à celle d’autruy. En disant cela, il commanda à ceux qui esteignoient le feu, & qui par des machines dont ils se servoient, taschoient de luy couper chemin, en abatant les maisons voisines, où il s’estoit attaché ; de

prendre des armes s’ils en avoient ; d’en aller chercher en diligence s’ils n’en avoient point ; ou de s’en faire de tout ce qu’ils rencontreroient ; & meſme du feu & des flames ; pluſtost que de ne le ſecourir pas. Apres donc qu’Artamene eut traverſé une partie de cette Ville embrazée ; & qu’ayant marché tout le long du Port, il fut arrivé proche de la Tour ; il fut bien ſurpris de voir que perſonne ne travailloit plus pour eſteindre le feu, & qu’Aribée s’avançoit pour le combattre. Quoy, s’écria-t’il, je viens pour eſteindre ces flames, & ce ſera moy qui empeſcheray qu’on ne les eſtéigne ? Ha ! non non, mes Compagnons, il ne le faut pas. En diſant cela, il commanda à une partie de ſiens, de ſonger à faire ce que les autres ne faiſoient plus ; pendant qu’il combatroit ceux qui ſembloient en avoir envie. Comme il eſtoit en cét eſtat, & qu’il s’avançoit vers le gros, à la teſte duquel eſtoit Aribée ; il leva les yeux vers le haut de la Tour : & y reconnut le Roy d’Aſſirie : qui par une action toute deſesperée, ſembloit n’avoir autre deſſein, que de choiſir s’il ſe jetteroit dans les flames ou dans la Mer. Cette veuë ayant encore confirmé Artamene, dans la croyance que ſa Maiſtresse n’eſtoit pas morte ; il redoubla les commandemens qu’il avoit deſja faits, d’eſteindre ce feu ; & marcha teſte baiſſée vers ſes Ennemis, qui venoient à luy, avec aſſez de reſolution. Comme il fut proche d’eux, & qu’il reconnut diſtinctement qui eſtoit leur Chef ; Aribée, luy cria t’il, je ne viens pas aujourd’huy pour te combatre, & pour te punir : & il ne tiendra qu’à toy, que je n’obtienne ton pardon du Roy des Medes, ſi tu veux mettre les armes bas ; & m’ayder à, ſauver ta Princeſſe & la mienne. Mais Aribée, qui croyoit ſon crime trop grand, pour luy pouvoir estre jamais pardonné ; & qui de plus, avoit appris une chose, qu’Artamene ignoroit encore ; au lieu de luy respondre, s’eslança vers luy l’espée haute, & commença un combat au milieu des feux & des flames ; qui n’estoit pas moins redoutable, par ce qui tomboit d’enhaut, que pour les coups qui partoient de la main d’un Ennemy invincible ; que l’Amour, la Haine, & la Vangeance, rendoient encore plus vaillant qu’à l’accoustumée ; quoy qu’il fust toujours le plus vaillant homme du monde. Hidaspe, Artucas, Chrisante, Aglatidas, & Araspe ; se rangerent aupres d’Artamene : car pour Feraulas, ce fut luy qui eut ordre de faire continuer d’esteindre le feu. Ainsi le Roy d’Assirie voyoit tout à la fois, travailler à son falut & à sa perte ; vouloir sauver sa vie, & vaincre celuy qui l’avoit servi. Encore (disoit Artamene en luy mesme, & en jettant les yeux vers le haut de la Tour, où il voyoit tousjours son Rival) si ma Princesse regardoit ce que je fais pour la sauver, je serois bien moins malheureux : & si j’estois asseuré qu’elle vist ma mort, ou ma victoire, je n’aurois presque rien à desirer. Cependant la meslée se commence, & se continuë fort chaudement : & sans qu’Artamene cesse de fraper, il ne laisse pas d’avoir soin de voir si Feraulas fait bien executer ses ordres. Enfin dans cette confusion, il s’attache en un combat particulier contre Aribée, qui fut dangereux & opiniastré : car quoy que ce traistre eust en teste le plus redoutable des hommes, le desespoir faisoit en luy, ce que la valeur n’auroit pû faire en un autre. Neantmoins comme au contraire, Artamene combatoit alors avec espoir ; & qu’il estoit persuadé, qu’il n’y avoit plus que quelques murailles entre sa Princesse &

luy ; il fit des choses prodigieuses. Il tua tout ce qui s’opposa à son passage ; & blessa Aribée en tant de lieux, qu’enfin il se seroit sans doute resolu de se rendre ; si tout d’un coup une maison enflamée ne fust tombée si prés du lieu où ils combatoient, qu’Aribée en fut enseveli sous ses ruines : & l’on creut qu’il avoit peri par le fer & par le feu, pour expier une rebellion criminelle, qui meritoit tous les deux ensemble. Artamene qui n’avoit pû estre blessé par son Ennemy, pensa estre accablé en cette rencontre, & se vit tout couvert de flame ; tout environné de charbons & de fumée : & s’il n’eust mis son Bouclier sur sa teste, il estoit infailliblement perdu. Toute sa Cotte d’armes en fut à demy bruslée : & peu s’en falut qu’il ne perist en cette rencontre. La chutte de cette maison, fit qu’il s’esleva en l’air une poussiere si espaisse : une fumée si noire ; & une nuée d’estincelles si bruslantes, que l’on fut quelque temps sans pouvoir rien voir de tout ce qui se passoit en ce lieu là. Ce qui surprit Artamene en cette occasion, fut que lors que cette maison embrazée tomba, Aribée, qui à ce qu’on pouvoit juger par son action, avoit eu dessein de se rendre, s’estoit reculé de quatre ou cinq pas : si bien que par là, il sembloit estre allé au devant de ce qui le devoit accabler : & par un miracle de la Fortune, Artamene, qui le touchoit de la pointe de son espée, ne se trouva pourtant point engagé sous ces perilleuses ruines. Apres cét accident, tout ce qui le secondoit s’estonna & s’enfuit : & nostre Heros faisant crier ; & leur criant luy mesme, qu’il venoit pour les servir, & qu’il ne vouloit point leur perte ; les obligea enfin à jetter leurs armes ; & à se fier en la parole d’un Vainqueur, qui’ls avoient autre-fois tant aymé. Ainsi en fort de peu temps,

tout le monde se trouva d’un mesme Parti : & Artamene encourageant les siens, & leur monstrrant par son exemple, ce qu’il faloit faire pour esteindre le feu ; ce Peuple fut ravi de voir de charitables Ennemis. Ils abatirent des maisons avec des Beliers : ils employerent leurs Boucliers à jetter de l’eau, sur tout ce qui tomboit d’enflamé, de peur que cela n’embrazast ce qui ne l’estoit pas encore ; & enfin ils n’oublierent rien, de tout ce qu’ils jugerent qui pouvoit servir. Tous les Chefs firent des miracles en cette journée : mais entre les autres, Aglatidas sembloit avoir eu dessein, de chercher plustost la mort que la victoire ; tant il s’estoit courageusement exposé à la fureur des flames, & au desespoir des Ennnemis.

Cependant Artamene voyant que le feu commençoit de diminuër, se resjoüissoit en luy mesme, dans l’esperance qu’il avoit, de revoir bien tost sa chere Princesse. Elle est, disoit-il en son cœur, dans cette Tour : & si je ne suis le plus malheureux des hommes, je verray dans quelques moments, cette adorable personne : & j’entendray peut-estre sa belle bouche, m’appeller son Liberateur. Enfin, disoit il encore, je verray bien tost l’objet de ma haine & de mon amour. En effet, le feu ayant esté esteint de ce costé là ; & estant arrivé à la porte de la Tour, qui commençoit desja de s’embrazer, il envoya s’asseurer de toutes les portes de la Ville ; mais comme il voulut faire enfoncer celle de cette Tour, ne sçachant s’il n’y trouveroit point encore quelque resistance ; il vit un homme de fort bonne mine qui la luy ouvrit ; & qui au lieu de luy en disputer l’entrée, comme il eust fait, s’il ne l’eust pas reconnu auparavant du haut des creneaux ; luy dit avec beaucoup de respect, Seigneur, si le Nom de Thrasibule n’est pas sorti de vostre

mémoire, accordez luy la grace d’employer vostre authorité, pour empescher la perte d’une illustre Personne, que le desespoir va sans doute faire perir, sur le haut de cette Tour, si vous ne m’aydez à la secourir promptement. Artamene, qui creut que c’estoit sa Princesse, qui estoit en cette extremité, ne s’amusa pas à faire un long compliment, au genereux Thrasibule, qu’il reconnut d’abord à la voix ; Allons mon ancien vainqueur (dit il à ce fameux Pirate qui n’avoit point déguisé son veritable Nom, parce qu’estant fort commun parmi les Grecs, il ne pouvoit pas le faire reconnoistre) allons secourir cette personne illustre : & en disant ces paroles avec assez de precipitation ; il monta l’escalier, suivi de grand nombre des siens ; mais particulierement d’Hidaspe ; de Chrisante ; d’Aglatidas ; de Thrasibule, & de Feraulas : & tous, excepté Thrasibule, estoient estonnez de ne rencontrer point de Soldats dans cette Tour, & de n’en voir point dans le reste du Chasteau. Araspe par les ordres d’Artamene, demeura à la porte avec ses compagnons, afin de ne s’exposer pas mal à propos à quelque surprise. Ce Prince donc impatient de revoir sa Maistresse, marche le premier ; & devançant les autres d’assez loing, arrive au haut de cette Tour. Mais helas, quel desplaisir, & quel estonnement fut le sien ! lors qu’au lieu d’y voir sa Princesse, il n’y vit que le Roy d’Assirie ; c’est à dire le ravisseur de Mandane, son Rival & son Ennemi : mais un Ennemi sans armes, & accablé de douleur. Artamene se tourna alors vers Thrasibule, comme pour luy demander, si c’estoit là cette illustre personne, dont il luy avoit voulu parler ; & voyant que tous ceux qui l’avoient suivi, vouloient aussi estre sur le haut de cette Tour ; & prevoyant que sa conversation avec le Roy d’Assirie, ne seroit pas d’un stile à estre escoutée de tant de monde ; il leur fit signe qu’ils se retirassent, se preparant

à demander où estoit sa Princesse ; croyant encore qu’elle pouvoit estre dans un Apartement plus bas, ou en quelque autre lieu du Chasteau. Mais il fut bien surpris d’entendre que le Roy d’Assirie luy dit ; Tu vois, Artamene, tu vois un Prince bien plus malheureux que toy ; puis qu’il est la cause de son malheur & du tien. Mais tu peux voir en mesme temps (adjousta t’il, en luy monstrrant une Galere qui paroissoit en Mer, & qui n’estoit pas encore fort esloignée, parce qu’elle avoit le vent contraire) un autre ravisseur de nostre Princesse, bien plus criminel que moy ; puis qu’il m’avoit promis une amitié inviolable ; & que je ne t’avois jamais fait esperer nulle part en mon affection. Quoy (s’écria alors Artamene, en regardant cette Galere, & ne regardant plus son Ennemi ; (la Princesse n’est plus en tes mains ? Non, luy respondit le Roy d’Assirie en soupirant : le Prince Mazare, le plus infidelle de tous les hommes me l’enleve ; & t’oste le plus doux fruit de ta victoire. Mais puis que tu ne peux satisfaire ton amour, par la veuë de ta Princesse ; satisfaits du moins ta haine, par la vangeance que tu peux prendre de ton Rival. Tu vois que je ne suis pas en estat de t’en empescher ; & si j’avois pû ne suivre pas des yeux cette Galere, tant qu’elle paroistra le long de cette côste ; il y auroit desja long temps que je me serois jetté dans la Mer ou dans les flames, pour achever mes mal-heurs, & pour ne tomber pas entre les mains de mon Ennemi. Les Ennemis d’Artamene (luy respondit ce genereux affligé) n’ont rien à craindre de luy, que lors qu’ils ont les armes à la main : & l’estat où je te voy, te met à couvert de ma haine, & de mon ressentiment. A ces mots, Artamene se sentit si accablé de douleur, que jamais personne

ne le fut davantage : il voyoit sa Maistresse une seconde fois enlevée, & ne pouvoit la suivre ny la secourir : puis que tous les vaisseaux & toutes les Galeres, qui estoient dans le Port, ayant peri par les flames, il n’estoit pas en sa puissance de suivre ce dernier ravisseur pour le punir. Il voyoit d’autre costé ton premier Rival en son pouvoir : mais il le voyoit seul & sans armes ; & sans autre dessein que celuy de songer à mourir. En ce pitoyable estat, desesperé qu’il estoit, par une affliction sans égale, comme sans remede ; il y avoit des momens où sa generosité n’estoit assez forte, pour l’empescher de penser à satisfaire en quelque façon sa vangeance, par la perte de son Rival : il y en avoit d’autres aussi, où il n’en vouloit qu’à sa propre vie : & dans cette cruelle incertitude de sentimens, ne sçachant ce qu’il devoit faire, ny mesme ce qu’il vouloit faire ; il entendit le Roy d’Assirie qui luy cria, Tu vois, Artamene, tu vois que la Fortune te favorisé en toutes choses : que le vent s’estant renforcé, repousse cette Galere vers le rivage : & que peut-estre bien tost, tu reverras ta Princesse.

Artamene regardant alors vers la Mer, vit effectivement que par la violence d’un vent contraire, cette Galere c’estoit si fort raprochée, que l’on pouvoit facilement distinguer des Femmes, qui paroissoient sur la Poupe : & remarquer en mesme temps, qu’avec un prodigieux & vain effort, la Chiurme faisoit ce que les Mariniers appellent Passe-vogue, pour resister aux vagues & aux vents ; & pour s’esloigner de la terre à force de rames. A cét instant, l’on vit de la joye dans les yeux d’Artamene : mais pour le Roy d’Assirie l’on ne vit que de la douleur, & du desespoir dans les siens ; sçachant bien que

quand le vent repousseroit cette Galere dans le Port, ce ne seroit qu’à l’avantage d’Artamene, & que ce ne pouvoit estre au sien. Il s’imaginoit pourtant quelque espece de consolation, dans l’esperance qu’il concevoit, de pouvoir punir Mazare. Ne me permettras tu pas, dit il à Artamene, si les Dieux te redonnent ta Princesse, de t’espargner la peine de chastier ton ravisseur ? & ne souffriras tu pas que pour faire ce combat, l’on me donne une espée ? que je te promets de passer un moment apres ma victoire au travers de mon cœur, afin de te laisser joüir en paix, d’un bon heur que je te disputerois toujours, tant que je serois en vie. Cette vangeance me doit estre reservée, reprit Artamene : & puis que par le respect que je porte au Roy d’Assirie, desarmé & malheureux, je me prive du plaisir de me vanger de luy ; il faut du moins que je me reserve celuy de punir Mazare, & de sa perfidie, etde sa temerité. Apres cela, ces deux Rivaux sans se souvenir presque plus de leur haine, se mirent à regarder l’un & l’autre cette Galere : & faisant tantost des vœux, & tantost des imprecations, comme s’ils n’eussent eu qu’un mesme interest ; il y avoit des momens, où l’on eust dit qu’ils estoient Amis, tant cét objet dominant attachoit leurs yeux, leurs esprits, & leurs pensées. Mais enfin ils virent que tout d’un coup, la Mer changea de couleur ; que ses vagues s’esleverent ; & que grossissant encore en un moment, elles portoient tantost la Galere dans les Cieux ; & tantost elles l’enfonçoient dans les abismes, Cette triste veuë faisant alors un mesme effet, dans ces cœurs également passionnez ; Artamene regarda le Roy d’Assirie, avec une douleur inconcevable : &

le Roy d’Assirie regarda Artamene, avec un desespoir que l’on ne sçauroit exprimer. Ce fut alors que l’égalité de leur malheur, suspendit tous leurs autres sentimens ; & qu’ils esprouverent tout ce que l’amour peut faire esprouver de douloureux & de sensible. Ils voyoient que si le vent continuoit de souffler du costé qu’il estoit, cette Galere se viendroit infailliblement briser contre le pied de la Tour où ils estoient ; si bien que faisant des vœux tous contraires à ceux qu’ils avoient faits un peu auparavant ; ils desiroient que le vent secondast les vœux du ravisseur, & qu’il l’esloignast de la terre. Cependant la tempeste se redoubla : & selon le caprice, & l’inconstrance de la Mer, le vent ayant par des tourbillons qui s’entre-choquoient, esté quelque temps en balance ; comme s’il n’eust pû determiner de quel costé il devoit se ranger ; tout d’un coup il esloigna la Galere de la Ville : & luy fit raser la Côste avec tant de vistesse, que ces deux Rivaux la perdirent de veuë en un instant : & perdirent avec elle, tout ce qui leur restoit d’esperance, voyant tousjours durer l’orage aussi fort qu’auparavant. Que ne dirent point apres cela, ces deux illustres malheureux ; dans la crainte qu’ils avoient, voyant continuer la tempeste, que leur Princesse ne fist naufrage ? Ils eussent bien voulu pouvoir separer Mazare de Mandane ; & ne luy donner point de part aux vœux qu’ils faisoient pour elle : mais apres tout, ils consentoient au salut du Rival, plus tost que de se consentir à la perte de la Maistresse. Ils se la souhaiterent mesme plus d’une fois l’un a l’autre, plustost que de la sçavoir exposée au danger où elle estoit : & plus d’une fois aussi, ils se repentirent de leurs propres souhaits. Cependant cét objet qui avoit comme suspendu toutes

leurs passions, & toutes leurs pensées, n’estant plus devant leurs yeux ; ils recommencerent de se regarder comme auparavant : c’est à dire comme deux Rivaux, & comme deux Ennemis.

Artamene estoit pres de s’en aller, & de commander que l’on gardast le Roy d’Assirie ; lors que ce Prince luy dit, je sçay bien que ta naissance est égale à la mienne : & je le sçay par des voyes si differentes, & si asseurées, que je n’en sçaurois douter : c’est pourquoy me confiant en cette generosité, de laquelle j’ay esté si souvent le secret admirateur malgré ma haine ; & que j’ay si souvent esprouvée ; je veux croire encore, que tu ne me refuseras pas une grace que je te veux demander. Comme à mon Rival, luy respondit Artamene, je te dois refuser toute chose : mais comme au Roy d’Assirie, je te dois accorder tout ce qui n’offensera point le Roy que je sers, ou la Princesse sa fille : c’est pourquoy fois asseuré que je ne te refuseray rien de tout ce qui ne choquera point ny mon honneur, ny mon amour : & je t’en engage la parole d’un homme, qui comme tu dis, n’est pas de naissance inégale à la tienne, quoy qu’il ne passe pas pour cela, dans l’opinion de toute la Terre. Demande donc ce que tu voudras : mais consulte auparavant ta propre vertu, pour ne forcer pas la mienne à te refuser malgré elle. Le Roy d’Assirie voyant qu’il avoit cessé de parler ; je sçay bien, luy dit il, que tu peux me remettre entre les mains de Ciaxare : & qu’apres luy avoir conquis la meilleure partie de mon Royaume, il te seroit en quelque façon avantageux, de luy en remettre le Roy dans ses fers. Mais tu és trop brave, pour vouloir que la Fortune t’ayde à triompher d’un homme fait comme moy ; & pour te prevaloir de la captivité d’un Rival, que tu ne sçaurois

croire qu’homme de cœur, puis qu’il à desja mesuré ton espée avec la tienne. Dans les termes où est ma passion pour la Princesse, je ne te celle pas qu’il faut de necessité que je meure avant que tu la possedes : ne me prive donc pas inutilement de la gloire d’avoir contribué quelque chose, à la punition de nostre Ennemy commun, & à la liberté de la Princesse : te promettant apres cela, quand mesme le Destin me seroit favorable, & me feroit retrouver l’illustre Mandane ; de ne songer jamais à la persuader à ton prejudice ; que par un combat particulier, le fort des armes n’ait decidé de nostre Fortune. Je voy bien, Artamene, (adjousta t’il) que ce que je veux est difficile : mais si ton ame n’estoit capable que des choses aisées, tu serois indigne d’estre mon Rival. Il est vray, reprit Artamene, qu’il ne m’est pas aisé de faire ce que tu desires : & qu’il me fera bien plus facile, de terminer nos differens, te faisant redonner une espée ; que de t’accorder cette liberté que tu me demandes ; & qui n’est pas peut-estre tant en mon pouvoir que tu le crois. Comme mon amour n’est pas moins forte que la tienne, reprit le Roy d’Assirie, peut-estre que le desir de combattre n’est pas moins violent dans mon cœur, que dans celuy d’Artamene : Mais comme je ne veux combattre Artamene que pour la possession de la Princesse ; & qu’elle n’est pas en estat de pouvoir estre le prix du Vainqueur ; il faut Artamene, il faut aller apres le Ravisseur de Mandane, & travailler conjointement à sa liberté, y ayant égal interest. Ne consideres tu point que si nous perissions tous deux dans ce combat, Mandane, l’illustre Mandane, demeureroit sans protection & sans

deffence, entre les mains de nostre Rival ? A ces mots, Artamene s’arresta un moment : puis reprenant la parole ; il ne seroit sans doute pas juste, dit il, d’exposer nostre Princesse, à un semblable malheur : mais il n’est pas équitable non plus, que commandant les armes du Roy des Medes, je dispose souverainement de la liberté d’un prisonnier, comme est le Roy d’Assirie. Tout ce que je puis avec honneur ; c’est de luy promettre, d’employer tous mes soins, & tout mon credit, pour la luy faire rendre, s’il m’est possible, & de n’oublier rien pour cela. Mais pour luy tesmoigner, adjousta t’il, que je ne veux pas m’espargner la peine qui se rencontre à combattre un si redoutable Ennemy ; ny m’en exempter laschement, en le retenant prisonnier ; je veux bien luy engager ma parole, de ne pretendre jamais rien à la possession de la Princesse, quand mesme elle seroit en ma puissance ; quand mesme le Roy des Medes y consentiroit ; & quand mesme elle le voudroit, qu’auparavant par un combat particulier ; le sort des armes ne m’ait rendu son Vainqueur. Je ne sçaurois nier, luy dit le Roy d’Assirie, que vous n’ayez raison d’en user comme vous faites ; & que je n’aye eu tort de vous faire cette demande : mais advoüant que vous estes plus sage que moy, confessez aussi que je suis plus amoureux que vous, puis que je le suis jusques à perdre la raison, que vous conservez toute entiere. Je vous disputeray, luy repliqua Artamene, cette derniere qualité, bien plus opiniastrément que l’autre : Le Roy d’Assirie le supplia alors sans luy repliquer, de se souvenir, que peut-estre ne seroit il pas inutile pour la liberté de la Princesse : & qu’ainsi par cette seule raison, il le conjuroit de travailler pour la sienne.

A ces mots Artamene se retira, apres avoir mis le Roy d’Assirie sous la garde d’Araspe : luy ordonnant de le traiter avec tout le respect, & toute la civilité possible : & de le mener à son Apartement accoustumé. Le Roy d’Assirie l’entendant, respondit que ce devoit estre le sien : mais Artamene ne le voulut pas : & s’en separant à l’instant mesme, il s’en alla dans toutes les Ruës, pour tenir le Peuple en son devoir ; & pour faire achever d’esteindre le feu.

Il envoya tout le long des Cistes, pour voir si l’on n’apprendroit rien de la Galere, qui avoit enlevé sa Princesse : & il depescha un des siens vers Ciaxare, pour l’advertir de ce qui s’estoit passé. Enfin il employa tout le reste du jour à donner ses ordres : & le soir estant venu, il se retira dans le mesme Apartement que sa Princesse avoit occupé, à ce qu’il sçeut par Thrasibule ; auquel Artamene fit toute la civilité, que l’extréme inquietude où il estoit, luy pût permettre de luy faire. Il sçeut qu’estant arrivé seulement depuis un jour dans ce Port, pour y faire radouber ses Vaisseaux, qui avoient esté battus de la tempeste ; le Roy d’Assirie l’y avoit fort bien reçeu : & l’avoit obligé de loger dans le Chasteau, où il avoit veû la Princesse de Medie : mais que la nuit derniere, l’on avoit entendu tout d’un coup, le bruit que faisoient les Vaisseaux embrazez, qui en suite avoient mis le feu aux maisons voisines. Qu’à ce bruit, le Roy d’Assirie ayant voulu prendre son espée, ne l’avoit plus trouvée à sa place, & qu’ayant voulu aller à l’Apartement de la Princesse, il l’avoit trouvé fermé : & n’avoit trouvé aucun des Soldats qui avoient accoustumé de garder le Chasteau. Qu’aussi tost il avoit appellé quelques uns des siens, qui avoient ouvert

par force cét Apartement, & qui n’y avoient trouvé personne. Que cependant ayant voulu faire sortir tous les domestiques, & voulu sortir luy mesme, il luy avoit esté impossible ; à cause de l’embrazement. Et que depuis cela, il avoit toujours esté sur le haut de cette Tour, à considerer son infortune : resolu à tous les momens, de se jetter dans la Mer ou dans les flames. Thrasibule n’en pouvoit pas dire d’avantage : car il n’y avoit encore qu’un jour qu’il estoit arrivé à Sinope : il laissa donc Artamene dans cét Apartement ; apres que ce Prince l’eut asseuré en s’en separant, qu’il auroit soing de le faire recompenser par le Roy, de la perte de ses Vaisseaux, que le feu avoit devorez : le loüant infiniment de sa moderation ; luy qui dans un accident tant inopiné, ne s’amusoit point à des regrets inutiles ; & souffroit en homme de cœur, une perte si considerable. Artamene passa la nuit avec des inquietudes que l’on ne sçauroit concevoir : voicy, disoit il en luy mesme, le lieu de la persecution de ma Princesse ; & voicy peut-estre l’endroit où elle s’est souvenuë de moy avec douleur ; & où peut-estre elle à regretté le malheureux Artamene. Du moins sçay-je bien qu’elle en a parlé : Car, par quelle autre voye le Roy d’Assirie auroit il pû sçavoir, qu’Artamene n’est pas veritablement Artamene ? moy qui dans le temps que je l’ay veû à la Cour de Capadoce, ne le croyois estre que Philidaspe ; c’est à dire un simple Chevalier, tel qu’il se disoit ; quoy que je fusse pour le moins aussi amoureux que luy ; & par consequent aussi difficile à tromper ? Mais helas ! adorable Princesse, pourquoy faut il que je fois dans vostre prison ; que vostre persecuteur soit icy, & que vous n’y soyez pas ? Je

le tiens un Rival que je ne puis punir ; je pers une Maistresse que je ne puis sauver, & sa beauté qui fait tout mon bon-heur & toute sa gloire, fait aussi toute mon infortune & tout son mal-heur. Elle luy donne des Adorateurs ; mais des Adorateurs sans respect : & en quelque lieu qu’elle aille, elle me donne des Rivaux & des Ennemis. Ha ! beaux yeux, s’ecrioit il, comme est-il possible que vous inspiriez des sentimens si injustes ; & si déreglez ; Vous, dis-je, qui n’avez jamais porté dans mon cœur, que de la crainte, & de la veneration ? Moy qui n’ay presque jamais osé vous dire que je vous aymois : moy qui ne vous ay regardé qu’en tremblant ; moy qui vous ay si long temps adorez en secret ; & moy, dis-je enfin, qui serois plustost mort mille fois, que de vous faire voir dans mes actions, la moindre chose qui vous peust desplaire. Cependant vous avez embrazé des cœurs indignes de vous : & des cœurs qui sans considerer ce qu’ils vous doivent, n’ont consideré que ce qui leur plaist. Cependant je ne sçaurois me repentir de ma respectueuse passion : & je ne sçay si tout malheureux que je suis ; si tout esloigné que je me trouve de ma Princesse, je n’aime pas encore mieux estre Artamene, que d’estre Mazare. Ce n’est pas poursuivit il, qu’il ne soit heureux dans son crime : car enfin il la voit ; il luy parle ; & il luy parle de sa passion. Mais sans doute aussi qu’elle luy respond avec mépris ; & que les mesmes yeux qui font son plaisir & sa gloire, font aussi sa peine & son chastiment, par les marques de leur colere. En un mot, je pense que j’ayme mieux estre innocent dans le cœur de ma Princesse, qu’estre seulement à ses pieds comme un Criminel. Mais

Ciel ! adjoustoit il tout d’un coup ; qui m’a dit que cette tempeste qui s’est eslevée, & qui dure encore, ne l’aura pas fait perir ; & de quelles flateuses pensées laissez-je entretenir mon espoir, dans l’incertitude où j’en suis ?

Comme il en estoit là, il entendit un bruit assez grand : & Chrisante estant entré dans sa chambre, Seigneur, luy dit-il, l’on delivre le Roy d’Assirie ; ou pour mieux dire, on l’a desja delivré. Araspe ayant entendu quelque bruit dans la chambre du Roy prisonnier, où par respect il n’avoit pas voulu coucher ; l’a ouverte, & ne l’y a plus trouvé. A l’instant mesme nous sommes sortis ; nous avons cherché ; & nous avons veû que sous une fenestre qui respond vers une maison bruslée ; un amas de ruines & de cendres, a comblé le fossé du Chateau en cét endroit, & a eslevé un grand monceau de ces matieres fumantes, à la faveur duquel nous jugeons que ce Prince s’est sauvé. Artamene surpris d’une nouvelle si fascheuse, envoya promptement ses ordres à toutes les Portes de Sinope ; & fut luy mesme en personne, pour tascher de retrouver son prisonnier. Mais durant qu’il estoit à un des bouts de la Ville, il sçeut qu’une troupe de gens armez paroissoit à l’autre ; & qu’ils taschoient de se rendre Maistres de la Porte. Il y courut aussi tost ; mais il y arriva trop tard : car le Roy d’Assirie estoit desja sorti, & avoit forcé le Corps de Garde. Il y avoit pourtant encore quelques uns des siens, commandez par Aribée, que l’on avoit creû mort, & qui s’estoit retiré de dessous ces ruines qui l’avoient enseveli ; qui pour donner temps au Roy d’Assirie de se sauver, rendoient encore avec luy quelque combat, malgré les blessures que ce perfide avoit desja

Ciel ! adjoustoit il tout d’un coup ; qui m’a dit que cette tempeste qui s’est eslevée, & qui dure encore, ne l’aura pas fait perir ; & de quelles flateuses pensées laissez-je entretenir mon espoir, dans l’incertitude où j’en suis ?

Comme il en estoit là, il entendit un bruit assez grand : & Chrisante estant entré dans sa chambre, Seigneur, luy dit-il, l’on delivre le Roy d’Assirie ; ou pour mieux dire, on l’a desja delivré. Araspe ayant entendu quelque bruit dans la chambre du Roy prisonnier, où par respect il n’avoit pas voulu coucher ; l’a ouverte, & ne l’y a plus trouvé. A l’instant mesme nous sommes sortis ; nous avons cherché ; & nous avons veû que sous une fenestre qui respond vers une maison bruslée ; un amas de ruines & de cendres, a comblé le fossé du Chateau en cét endroit, & a eslevé un grand monceau de ces matieres fumantes, à la faveur duquel nous jugeons que ce Prince s’est sauvé. Artamene surpris d’une nouvelle si fascheuse, envoya promptement ses ordres à toutes les Portes de Sinope ; & fut luy mesme en personne, pour tascher de retrouver son prisonnier. Mais durant qu’il estoit à un des bouts de la Ville, il sçeut qu’une troupe de gens armez paroissoit à l’autre ; & qu’ils taschoient de se rendre Maistres de la Porte. Il y courut aussi tost ; mais il y arriva trop tard : car le Roy d’Assirie estoit desja sorti, & avoit forcé le Corps de Garde. Il y avoit pourtant encore quelques uns des siens, commandez par Aribée, que l’on avoit creû mort, & qui s’estoit retiré de dessous ces ruines qui l’avoient enseveli ; qui pour donner temps au Roy d’Assirie de se sauver, rendoient encore avec luy quelque combat, malgré les blessures que ce perfide avoit desja

reçeuës. Mais Artamene ne l’eut pas plustost reconnu, qu’il luy dit ; Traistre, tu és donc ressuscité, pour trahir encore une fois ton Maistre ! Mais si tu veux échaper de mes mains, il faut que les tiennes m’ostent la vie. En disant cela, il fut à luy, avec une impetuosité si grande ; qu’Aribée, quoy que courageux, fut contraint de lascher le pied. Ce ne fut neantmoins reculer sa perte que d’un moment : car Artamene le pressa de telle sorte ; qu’il ne songea plus qu’à parer les coups qu’il luy portoit : cedant visiblement à la valeur d’un homme, qui ne combatoit gueres sans vaincre. Il luy donna donc enfin un si grand coup d’espée à travers le corps, au deffaut de sa cuirasse, qu’il l’abatit à ses pieds. Là, il advoüa avant qu’expirer, que s’estant retiré de dessous ces ruines, il avoit rassemblé tout ce qu’il avoit pû des siens, qu’il avoit fait cacher parmi ces maisons bruslées : & qu’ayant sçeu en quel Apartement estoit le Roy d’Assirie, il avoit esté au commencement de la nuit, monter sur cét amas de cendres & de bois à demi consumé ; faire quelque bruit à la fenestre de ce Prince, pour l’obliger à y regarder ; & que la chose luy ayant succedé, il l’avoit fait sauver par cette fenestre. A ces mots, cét infidelle perdit la parole & la vie : & tous ses compagnons le voyant en cét estat, prirent aussi tost la fuite. Mais Artamene fut contraint de ne poursuivre pas davantage un Prince, que l’obscurité de la nuit, déroboit facilement à ses soins.

Comme il s’en fut retourné au Chasteau, il dépescha vers Ciaxare, pour l’advertir de cét accident : & s’occupa tout le reste de la nuit, à considerer le caprice de sa fortune & de son malheur. Repassant donc tout ce qui luy estoit arrivé,

il s’estonnoit quelquesfois, qu’une vie aussi peu avancée que la sienne, eust desja esté subjette à tant d’evenemens extraordinaires : & se promenant seul dans sa chambre (car il n’avoit pû se resoudre de se remettre au lit) il apperçeut sur la table des Tablettes de feüilles de Palmier, assez magnifiques : Mais helas ! quelle surprise fut la sienne, lors qu’en les ouvrant, il vit qu’il y avoit quelque chose qui estoit escrit de la main de sa Princesse. Il les regarde de plus prés ; il parcourt en un moment toutes ces precieuses lignes ; & apres s’estre fortement confirmé en l’opinion que c’estoit elle qui les avoit tracées : il lût distinctement ces paroles.

LA PRINCESSE MANDANE,
AU ROY D’ASSIRIE.


Souvenez vous, Seigneur, que vous m’avez dit plus de cent fois, que rien ne pouvoit resister à Mandane ; afin que vous en souvenant, vous n’accusiez pas le genereux Mazare d’une infidelité, que mes larmes, mes prieres, & mes plaintes, luy ont persuadé de commettre : sans qu’il ait autre interest en ma liberté, que celuy que la vertu inspire aux Ames bien nées, en faveur des Personnes malheureuses. Resolvez vous donc à luy pardonner un crime, qui à parler raisonnablement, vous est en quelque façon avantageux ; puis qu’il vous oste les moyens

d’attirer mon aversion, par les tesmoignages que vous me donnez de vostre amour. Sçachez donc que je protegeray dans la Cour du Roy mon Pere, celuy qui m’a protegée dans la vostre : & que c’est par le pardon de Mazare que vous pouvez obtenir le vostre de la Princesse de Medie : & trouver quelque place en son estime, n’en pouvant jamais avoir en son affection.

MANDANE.

Artamene achevant de lire ce Billet, se repentit de tout ce qu’il avoit dit & pensé contre Mazare ; & admirant sa generosité, il faisoit autant de vœux pour son falut, qu’il en avoit fait pour sa perte. Que les apparences sont trompeuses, disoit il, & qu’il y a de temerité à juger des sentimens d’autruy, à moins que d’en estre pleinement informé ! Qui n’eust pas dit que Mazare estoit le plus criminel des hommes ; & que l’infidelité qu’il avoit euë pour le Roy d’Assirie, ne pouvoit avoir d’autre cause qu’une injuste amour ? Cependant il se trouve que la pitié & la compassion, sont les veritables motifs qui l’ont fait agir : & il n’a pas tenu à luy que je ne fois parfaitement heureux. Mais, adjoustoit il, si la tempeste a espargné sa Galere, comme je le veux esperer ; mon bon heur ne me fera pas long temps differé : & je n’auray bien tost plus d’autre desplaisir, que celuy de n’avoir rien contribué à la liberté de ma Princesse ; & d’estre arrivé trop tard pour la delivrer. Mais qu’importe, poursuivoit il, par quelles mains le bon heur nous arrive, pourveû que nous le recevions ? Joüissons donc de cette esperance : & disposons nous à estre l’Ami de Mazare ; & à le

proteger contre le Roy d’Assirie. Apres un semblable raisonnement, il se mit à relire ce que la Princesse de Medie avoit escrit : & apres l’avoir releû diverses fois, il se mit à regarder, s’il n’y avoit plus rien dans ces Tablettes. Mais helas ! il y trouva ce qu’il ne croyoit pas y rencontrer. C’estoit un Billet de Mazare au Roy d’Assirie, qui estoit conçeu en ces termes.


MAZARE PRINCE DES SACES,
AU ROY D’ASSIRIE.


Bien loing de vous cacher mon crime, je veux vous le descouvrir aussi grand qu’il est. Je ne vous fais pas seulement une infidelité ; je trompe encore la Personne du monde pour laquelle j’ay le plus de veneration ; qui est sans doute la Princesse Mandane. Elle croit que je songe à la soulager dans ses malheurs ; lors que je ne pense qu’à diminuer les miens. Enfin je suis coupable envers elle comme envers vous ; & je le suis encore envers moy mesme ; puis que selon toutes les apparences, je fais un crime inutilement. Mais qu’y ferois-je ? l’Amour m’y force & m’y contraint ; & je ne me suis pas rendu sans combatre. Si vous estes veritablement genereux, vous me plaindrez ; si non, vous chercherez les voyes de vous vanger, sans que je m’en plaigne. Je vous declare toutefois, que je seray assez

bien puni par Mandane, puis qu’Artamene est assez bien dans son cœur pour en deffendre l’entrée ; & à vous & à moy ; & à tous les Princes de la Terre : & pour me punir de tout ce que je fais malgré que j’en aye, & contre vous, & contre l’exacte generosité.

MAZARE.

Que vois-je, dit alors Artamene, & que ne dois-je point craindre de voir ? je pense avoir trouvé un Ami, & un moment apres je retrouve un Rival ! & un Rival encore, qui peut-estre a employé mon Nom, pour abuser ma Princesse, & pour l’enlever. Mais, genereuse Princesse, puis-je esperer pour me consoler, que je fois aussi bien dans ton cœur, que Mazare tesmoigne le croire ? Ha ! s’il est ainsi Fortune, que je suis heureux, & malheureux tout ensemble ! heureux de posseder un honneur que tous les Rois de la Terre ne sçauroient jamais meriter ; & malheureux d’avoir quelque droit à un thresor, dont la possession m’est deffenduë. Le Destin capricieux, qui regle mes avantures, ne me montre jamais aucun bien, que pour m’en rendre la privation plus sensible : je ne connois la douceur, que pour mieux gouster l’amertume : & je n’aprens que je suis aimé, que lors que par l’excés de mes infortunes, je suis contraint de haïr la vie, & de souhaiter la mort. Comme il en estoit là, on luy vint dire que l’on n’avoit rien appris de cette Galere où estoit la Princesse, le long du rivage de la Mer : ce qui le consola en quelque façon ; dans la peur où il estoit, qu’elle n’eust fait un triste naufrage : & ce qui l’obligea à souffrir la veuë

de tous les Chefs qui l’avoient suivi. Hidaspe, Chrisante, Aglatidas, Araspe, Feraulas, & Thrasibule, cét illustre Grec, entrerent tous dans sa Chambre : où Artamene ayant entretenu ce dernier en particulier, luy dit qu’il estoit bien fasché, de ne pouvoir aussi promptement qu’il l’eust desiré, luy rendre d’autres Vaisseaux : Mais que s’il estoit vray qu’il ne courust la Mer, que pour se mettre en seureté de ses Ennemis, ainsi qu’on le luy avoit dit, il l’assuroit de luy faire trouver un Azile inviolable à la Cour du Roy des Medes : & de l’obliger mesme à le remettre dans son Estat, aussi tost qu’il auroit retrouvé la Princesse sa Fille. Thrasibule le remercia fort civilement de cette offre obligeante, & l’accepta : ne pouvant faire autre chose, en un temps où il n’avoit point à choisir : joint que la valeur, & les rares qualitez d’Artamene, luy avoient donné tant d’amour, dés la premiere fois qu’il l’avoit connu, qu’il estoit presque consolé de sa disgrace, par une si heureuse rencontre. Artamene donc luy faisant beaucoup d’honneur, sortit avec luy, & avec tous ces autres Chefs, & fut par les Ruës de cette Ville : où le feu estoit veritablement esteint, mais où la desolation n’estoit pas passée. Cette noirceur espouvantable qui paroissoit par tout ; ces poûtres à demi bruslées ; & tous ces bastimens ruinez ; inspiroient quelque chose de si lugubre dans l’imagination ; qu’il eust esté difficile de pouvoir rien penser que de triste, en un lieu qui paroissoit si funeste. L’on y voyoit diverses personnes, qui parmi les cendres de leurs maisons, cherchoient leurs thresors fondus : & l’on en voyoit d’autres, qui poussez par un sentiment plus tendre, cherchoient sous ces ruines à demy consumées, les os

de leurs Parens ou de leurs Amis. Artamene touché par des objets si tristes, consola tous ceux qui se trouverent sur son passage : & promit aux habitans en general, malgré leur rebellion, d’obliger le Roy à faire rebastir leur Ville. Feraulas presenta alors un homme à Artamene, qui luy donna une Lettre de la part du Roy d’Assirie : il la prit, & l’ayant leuë tout bas, il trouva ces paroles ; lors qu’il eut rompu les cachets des Tablettes de cire où elles estoient gravées.


LE ROY D’ASSIRIE
A ARTAMENE.


Ie louë cette scrupuleuse vertu, qui vous a forcé de n’escouter pas vostre generosité ; elle qui auroit sans doute esté bien aise, d’accorder la liberté à un Ennemy qui vous la demandoit : si elle eust pû consentir que vous eussiez un peu manqué à ce que vous deviez au Roy des Medes. Mais comme je suis equitable envers vous, ne soyez pas injuste envers moy, & ne blasmez pas un Prince, qui ne se seroit pas sauvé, si vous l’aviez laissé sur sa foy : & qui n’a pas creû faire un crime de s’échaper de ses Gardes pour tascher de delivrer nostre Princesse. Pour vous tesmoigner qu’en rompant ma prison, je n’ay pas rompu les conditions de nostre Traité ; je vous promets tout de nouveau, de vous advertir de

toutes choses : de ne faire plus la guerre contre le Roy des Medes : de luy envoyer des Troupes : & ce qui est le plus difficile à executer, je vous promets encore une fois, de ne parler jamais de ma passion à la Princesse, quand mesme ce seroit moy qui la delivrerois ; que vostre deffaite ne m’en ait donné la liberté. Faites ce que je feray : & gardez la fidelité à un Ennemi, si vous voulez qu’il vous la garde.

LE ROY D’ASSIRIE.

Artamene leût cette Lettre avec joye, & avec chagrin tout ensemble : il estoit bien aise de la promesse que le Roy d’Assirie luy faisoit : car enfin la Princesse pouvoit aussi tost tomber entre les mains de Labinet, qu’entre les siennes. Mais d’autre part, il estoit fasché d’avoir reçeu devant tant de monde, une Lettre du Roy d’Assirie ; qu’il n’oseroit montrer à Ciaxare, pour beaucoup de choses qu’elle disoit. Il n’en fit pourtant pas semblant : & comme il fut rentré dans sa Chambre, choisissant d’entre des Tablettes de bois de Cedre, de plomb, & d’escorce de Philire, les plus magnifiquement enrichies ; (car toute l’Antiquité ne connut jamais papier ni encre) & prenant un de ces Burins que les Anciens appelloient un Style ; il en escrivit ces mesmes paroles.

ARTAMENE
AU ROY D’ASSIRIE.


Ie ne manque jamais à ce que j’ay promis, non plus qu’à ce que je dois : ainsi vous devez estre assuré, de me voir observer inviolablement, toutes les choses dont nous sommes convenus. Je souhaite seulement, que nous soyons bien tost en estat, de disputer un prix dont je suis indigne : mais que personne ne possedera pourtant jamais, que par la mort.

D’ARTAMENE.

Ces Tablettes estant cachetées, il les donna à cét homme qui luy avoit apporté les autres ; qui s’estant approché de son oreille, luy dit qu’il avoit ordre du Roy d’Assirie, de luy apprendre, en cas qu’il eust quelque chose à luy mander, qu’il s’estoit retiré à Pterie : Ville dont Aribée avoit esté Gouverneur aussi bien que de Sinope, & qu’il avoit remise en ses mains. Apres cela cét homme sortit ; & Artamene sortant aussi, continua de faire le tour de la Ville ; pour s’en aller à un Temple, à une stade de Sinope ; qui luy estoit considerable, pour plus d’une raison ; puis que c’estoit le lieu, où il avoit commencé d’aymer. De là, sans sçavoir precisément ce qu’il cherchoit, ny ce qu’il faisoit ; il se

mit à suivre le bord de la Mer, du costé que la Galere, qui avoit enlevé sa Princesse avoit pris sa route : pendant cette promenade melancholique, il s’entretenoit avec les deux fidelles Compagnons de ses avantures, le sage Chrisante, & le hardy Feraulas. Fut il jamais un temps, leur dit il, ny mieux ny plus mal employé que celuy que nous avons passé, depuis que nous sommes arrivez à Sinope ? Car enfin, par le nombre des choses qui m’y sont advenuës en si peu de momens, s’il faut ainsi dire, il est impossible de passer jamais aucun jour avec plus d’occupation mais aussi pour le peu d’utilité que je retire de cét employ, je ne pense pas que jamais personne ait si mal occupé sa vie. Je m’imagine venir delivrer ma Princesse, & je la trouve selon les apparences, dans un danger espouvantable : si j’en crois la crainte qui faisoit mon cœur, je la voy dans les feux & dans les flames ; & je la voy mesme reduite en cendre, aussi bien que la Ville où elle estoit. Apres je la voy ressuscitée ; je travaille à la sauver ; je combats ; j’esteins les flames qui apparamment la veulent devorer : & puis à la fin il se trouve que je ne delivre que mon Rival, & que je le delivre en un estat, qui ne me permet pas mesme de m’en vanger avec honneur. Enfin je voy un autre Ravisseur de ma Princesse, que je ne puis suivre : & peu apres je me voy sans Rival prisonnier, comme sans Maistresse delivrée. Dans le moment qui suit, je change encore d’estat : je fais des vœux pour Mazare, dont j’avois desiré la perte : & au mesme instant je le haïs plus que je ne faisois. O Destins ! rigoureux Destins ! determinez vous sur ma Fortune : rendez moy absolument heureux, ou absolument miserable : & ne

me tenez pas tousjours entre la crainte & l’esperance ; entre la vie & la mort. Seigneur, luy dit alors Chrisante, apres tant de maux que vous avez soufferts, ou évitez ; vous devez esperer de surmonter toutes choses : & apres une si longue obstination de la Fortune à vous persecuter, adjousta Feraulas, il est à croire qu’elle se lassera bien tost. Cependant le Ciel s’estoit esclairci : & depuis qu’Artamene estoit hors de la Ville, le vent s’estoit appaisé ; & la Mer paroissoit aussi tranquile, qu’elle avoit esté agitée. Ses ondes ne faisoient plus que s’espancher lentement sur le rivage : & par un mouvement reglé elles sembloient se remettre avec respect, dans les bornes que la puissance Souveraine qui les gouverne, leur a prescrites. Artamene se resjoüissant de cette profonde tranquilité, presques avec autant de transport qu’il en eust pû avoir, s’il eust esté le Ravisseur de sa Princesse ; vit encore assez loing devant luy au bord de la Mer, plusieurs personnes ensemble : qui par leurs actions tesmoignoient avoir de l’estonnement, & estre fort occupées. Il s’avança alors, poussé d’une curiosité extraordinaire : & changeant de couleur en un instant ; que peuvent faire ces gens ? dit il à Chrisante & à Feraulas ; Seigneur, luy dirent ils, peut-estre sont-ce des Pescheurs, qui sechent, ou qui démeslent leurs filets sur le fable. Cependant Artamene s’avançant tousjours vers eux, Feraulas commença de remarquer le long de la rive, quelque débris d’un naufrage : il fit pourtant signe à Chrisante de n’en parler point à leur Maistre ; qui regardoit avec tant d’attention, ces hommes qui estoient au bord de la Mer ; qu’il ne s’aperçeut pas encore de ce que Chrisante & Feraulas avoient veû. Mais helas ! à peine eut il fait vingt pas, que

tournant les yeux vers le rivage qu’il avoit à sa gauche ; il vit qu’il estoit tout couvert de planches rompuës ; de cordages entremeslez ; & de corps privez de vie. O que cette funeste veuë donna de frayeur à Artamene ! il s’arreste ; il regarde ces débris ; il regarde ces morts ; il regarde Chrisante & Feraulas ; & n’ose plus s’avancer vers ces gens, qui n’estoient qu’à trente pas de luy ; dans la crainte effroyable qu’il a desja, d’y rencontrer le corps de sa chere Princesse. Feraulas le voyant en cét estat, luy dit, Hé quoy, Seigneur, pensez vous qu’il n’y ait que cette Galere, pour laquelle vous craignez, en toutes les Mers du Monde ? Et ne sçavez vous pas que les naufrages sont des choses fort ordinaires ? C’est pour cette raison que je crains, luy respondit le malheureux Artamene ; & si ces malheurs estoient plus rares ; je ne les craindrois pas tant. Cependant malgré son apprehension ; il s’aprocha de ces Mariniers qui estoient fort occupez à profiter des infortunes d’autruy ; & qui ramassoient tout ce qu’ils pouvoient de ce débris. Artamene leur demanda ce qu’ils sçavoient de cét accident : & l’un d’eux luy respondit, qu’il faloit que quelque Galere eust peri la derniere nuit ; à ce qu’ils en pouvoient juger par ce que la Mer poussoit au bord, & à ce qu’ils en avoient pû apprendre, d’un homme bien fait, & de bonne mine, que l’on avoit porté dans une Cabane de Pescheurs, qu’il luy montra à cent pas de là sur le rivage : & qui faisoit tout ce qu’il pouvoit pour refuser le secours que l’on taschoit de luy donner.

Artamene sans attendre davantage d’esclaircissement, s’y en alla ; & entrant dans cette Cabane, où tout le monde estoit occupé à secourir cet homme qui avoit pensé perir, & qui souhaitoit encore la mort ; il vit que c’estoit Mazare.

Il l’avoit veû si souvent dans Babilone, à la Cour de la Reine Nitocris, Mere du Roy d’Assirie, que d’abord il reconnût ce Ravisseur de Mandane. Il estoit couché sur un lit ; le visage plus moüillé de ses larmes que de l’eau de la Mer ; & plus changé par son desespoir que par son naufrage. Ce Prince affligé tenoit les yeux quelquesfois eslevez vers le Ciel ; & quelquesfois aussi il les abaissoit sur une Escharpe magnifique qu’il avoit entre les mains ; & qu’Artamene reconnut à l’instant pour estre à sa Princesse : parce qu’elle la luy avoit refusée autrefois. Cette veuë fit un effet si estrangge dans le cœur d’Artamene, qu’il en pensa expirer. Mais pendant que la douleur luy ostoit l’usage de la voix ; il entendit que Mazare, qui sembloit presques aller pousser le dernier soupir, faisant un effort pour parler, s’escria aussi haut que sa foiblesse le luy permit ; ô pitoyables restes de ma belle Princesse ! pourquoy ne l’ay-je pas sauvée, ou pourquoy du moins, n’ay-je pas peri avec elle ? Helas ! que me dites vous ? Que me monstrrez vous, funestes reliques de la malheureuse Princesse que j’ay perduë ? Et vous Dieux, qui sçaviez le dessein que j’avois ; & qui n’ignorez pas tout ce j’ay tasché de faire pour sa conservation, pourquoy ne m’avez vous pas secondé ? Comme il disoit cela, Artamene s’estant approché ; & sa douleur ; sa colere ; sa rage, son desespoir ; & son amour, ne luy laissant pas la liberté de determiner s’il devoit achever de faire mourir ce miserable, qui paroissoit à demy mort ; s’il devoit luy reprocher son crime ; ou s’informer du moins, comment ce malheur estoit arrivé ; il fut encore quelque temps en cette cruelle irresolution. Il vouloit interroger

Mazare ; il vouloit pleindre sa Princesse ; il vouloit accuser les Dieux ; il vouloit tuer son Rival ; il se vouloit tuer luy mesme ; & ses pleurs & ses plaintes voulant & ne pouvant sortir tout à la fois ; firent que Mazare eut le temps d’entendre quelqu’un de cette maison qui prononça le nom d’Artamene. Il se tourna alors de son costé, avec autant de precipitation, qu’une personne extrémement foible en pouvoit avoir : & le regardant d’une façon tres touchante & tres pitoyable ; est-ce vous, luy dit il, qui par l’affection d’une grande Princesse estiez le plus heureux de tous les hommes ; & que j’ay rendu le plus infortuné par sa perte ? Est-ce toy (luy respondit Artamene outré de douleur) qui par ton injustice as desolé toute la Terre, en la privant de ce qu’elle avoit de plus beau & de plus illustre ? C’est moy (luy repliqua cet infortuné, les yeux tout couverts de larmes) qui suis ce criminel que vous dittes ; & qui me serois desja puni, si j’en avois eu la force. Mais j’espere toutefois, que la mort ne sera pas long temps à venir : cependant comme je la trouve trop lente ; je ne vous seray pas peu obligé, si vostre main devance la sienne. Ceux qui mont trouvé au bord de la Mer, sçavent bien que je ne les ay pas priez de me secourir ; & que c’est malgré moy que j’ay vescu, depuis la mort de cette illustre Princesse. Mais est il bien vray, reprit Artamene, que ma Princesse soit morte ? L’as tu veuë perir ? As tu fait ce que tu as pû pour la sauver ? Ne l’as tu point abandonnée ? L’as tu veuë sur la Galere ? L’as tu veuë sur le rivage ? Enfin l’as tu veuë mourante ou morte ? Je l’ay veuë sur la Galere, respondit tristement Mazare ; je l’ay veuë tomber dans la Mer ; je m’y suis jetté apres elle ; je l’ay prise par cette Escharpe ; je l’

ay soustenuë long temps sur les flots : mais ô Dieux ! un coup de Mer espouvantable à fait détacher cette malheureuse Escharpe, qui m’est demeurée à la main : & tout d’un coup cette mesme vague nous ayant separez, je n’ay fait que l’entrevoir parmy les ondes, sans pouvoir ny la rejoindre, ny la secourir. Ne me demandez plus apres cela, ce que j’ay fait ; ny ce que j’ay pensé : j’ay souhaité la mort ; & je me suis abandonné à la fureur des vagues, sans prendre plus aucun soin de ma vie : Et enfin je me suis trouvé esvnoüy sur le rivage, entre les mains de ceux qui sont dans cette Cabane. Voila, Artamene, tout ce que je puis vous dire : & voila, Prince infortuné, luy dit il en luy presentant cette funeste Escharpe qu’il tenoit, ce qui vous apartient mieux qu’à moy : qui n’attens plus rien au monde, que la gloire de mourir de vostre main, si vous me la voulez accorder. Mazare prononça ces dernieres paroles d’une voix si basse & si foible, que chacun creut qu’il s’en alloit expirer : Artamene le voyant en cét estat, prist cette Escharpe, que ce malheureux Prince, dans sa foiblesse, avoit laissé tomber aupres de luy : & s’esloignant d’un Ennemy, qui n’estoit pas en estat de satisfaire sa vangeance, apres avoir satisfait sa curiosité ; il sortit de cette maison, & s’en alla tout le long du rivage de la Mer, suivi de Chrisante & de Feraulas ; pour voir si par hazard il ne trouveroit point encore du moins quelque chose, qui eust esté à sa Princesse.

Il commanda mesme à ces Pescheurs, qu’il avoit laissez au bord de la Mer, d’aller tous le long des rochers, pour voir s’ils n’y descouriroient rien, de ce qu’il craignoit, & de ce qu’il desiroit tout ensemble de trouver. Jamais l’on n’a vû personne en un si

deplorable estat : Chrisante & Feraulas n’avoient pas la hardiesse de luy parler : & luy mesme ne sçavoit pas seulement, s’ils estoient aupres de luy. Il marchoit en regardant le rivage : & s’imaginant que tout ce qu’il voyoit estoit le Corps de sa chere Princesse ; il y couroit avec une precipitation extréme : & s’y arrestoit apres, avec un redoublement de chagrin estrangge. Enfin apres avoir esté fort loing inutilement, il se mit sur un rocher qui s’avançoit un peu dans la Mer ; comme pour attendre si les vagues ne luy rendroient point ce qu’elles luy avoient dérobé : & commandant encore une fois à tous ceux qui avoient commencé de chercher, de continuer leur queste ; il ne demeura que Chrisante & Feraulas aupres de luy : qui quoy qu’il leur peust dire, ne le voulurent point abandonner. Helas, que ne dit point ! & que ne pensa point ce malheureux Amant en cét endroit ! Ne suis-je pas, disoit il, le plus infortuné de tous les hommes ? & pourroit-on imaginer un suplice plus espouvantable, que celuy que je suis obligé de soufrir par la rigueur de ma destinée ? Ha ! belle Princesse, faloit-il que les Dieux ne fissent que vous montrer à la Terre ? Et ne vous avoient-ils renduë la plus adorable Personne du monde, que pour vous mettre si tost en estat de n’estre plus adorée ? Helas ! cruelles flames (s’écrioit il en regardant vers la Ville, dont on voyoit les ruines en esloignement) que j’avois de tort de vous accuser de la perte de ma Princesse ! & que je sçavois peu que ce seroit par un Element qui vous est opposé, que ce malheur m’arriveroit ! Toutes impitoyables que vous estiez, vous m’en eussiez au moins laissé les precieuses Cendres : & les miennes eussent pû avoir la gloire d’y estre meslées.

Mais ô rigueur de mon Sort ! cette Mer inexorable ne me veut pas seulement rendre ma Princesse morte : & elle se contente de sauver la vie à son Ravisseur & à mon Rival. Encore la cruelle qu’elle est, si elle la luy eust conservée en estat de satisfaire ma haine & ma vangeance, j’aurois quelque legere consolation dans mon infortune : mais la Barbare, en retenant ma Princesse, me rend mon Rival, seulement pour me dire qu’il l’a veuë en un danger presques inevitable ; qu’il l’a veuë entre les bras de la Mort ; & qu’il l’a veuë dans des sentimens pour moy, que je n’osois esperer qu’elle eust. Et apres cela, il perd la parole, & demeure en estat de ne pouvoir servir de soulagement à mon desespoir. Du moins respondit Chrisante, vous avez la consolation de sçavoir qu’il ne l’a pas veuë morte : & que cét Arrest irrevocable, ne vous a pas esté prononcé. Ainsi, adjousta Feraulas, il vous est permis d’esperer, que le mesme fort de Mazare aura esté celuy de la Princesse ; & peut-estre mesme que le sien aura encore esté meilleur. Car comme elle n’aura pas eu le mesme regret de sa mort qu’il a eu de la sienne ; elle aura voulu vivre, au lieu qu’il a voulu mourir : & la douleur n’aura pas fait en elle, ce que le naufrage n’aura pû faire. Ouy, Seigneur, peut-estre qu’elle aura vescu ; & qu’elle vit presentement, sans autre inquietude que celle de se voir sans vous. Ha Chrisante ! ha Feraulas ! s’écria t’il, cette foible esperance, qui malgré moy occupe encore quelque petite place au fonds de mon cœur, est peut-estre un de mes plus grands malheurs : car si je ne l’avois pas, sçachez mes Amis, que sans m’amuser à des cris ; ni à des pleintes, j’aurois desja suivi l’illustre Mandane. Ce n’est donc que par ce foible espoir que je vis encore :

Mais quoy que l’esperance soit un grand bien dans la vie ; & qu’elle soit appellée le secours de tous les malheureux ; elle est si debile dans mon esprit, qu’elle ne m’empesche pas de souffrir les mesmes douleurs que je souffrirois, si j’avois veû de mes propres yeux, la perte de ma Princesse. Ouy, Chrisante, je la voy dans la Mer recevoir comme avec chagrin, le secours de son Ravisseur ; je voy cette vague impitoyable, qui l’arrache d’entre les mains de celuy, qui apres l’avoir perduë la vouloit sauver ; & je voy cette mesme vague (ô Dieux quelle veuë & quelle pensée ! ) la sufoquer, & l’engloutir dans l’abisme. En disant cela, ses larmes redoublerent encore : & il se mit à baiser cette Escharpe qu’il tenoit, avec une tendresse extréme. O vous, s’écria t’il, qui fustes autrefois l’objet de mes desirs, & que je souhaitay comme la plus grande faveur que j’eusse jamais pû pretendre ; qui m’eust dit que je vous eusse deû recevoir avec tant de douleur, j’aurois eu bien de la peine à le croire. Je vous desirois alors, pour me donner le courage de vaincre les Ennemis du Roy, & de la Princesse : & je vous regarde aujourd’huy, afin que vous hastiez ma mort, en redoublant dans mon esprit desesperé, le triste souvenir de Mandane. Mais n’admirez vous pas, dit il à Chrisante, le caprice de ma fortune ? J’ay plus reçeu de tesmoignages d’affection de cette chere Princesse, par la bouche de mes Rivaux, que je n’en avois jamais reçeu par la sienne : & cette vertu severe, avoit tousjours distribué les graces qu’elle m’avoit faites, avec tant de sagesse, & tant de retenuë, que je n’avois jamais osé m’assurer entierement de ma bonne fortune : & cependant j’aprens du Roy d’Assirie ; d’une Lettre de Mazare, & de Mazare luy mesme, &

de Mazare mourant ; que j’avois plus de part en son cœur, que je n’y en osois esperer ; & qu’enfin j’estois beaucoup plus heureux que je n avois pensé l’estre. Mais ô Dieux ! à quoy me sert ce bonheur ; à quoy me sert cette certitude d’estre aimé, si celle qui pouvoit faire ma felicité par son eslection, n’est plus en estat d’aimer : & si je suis contraint moy mesme d’abandonner avec la vie, & toutes mes esperances, & toute ma bonne fortune ? Apres cela, il fut quelque temps sans parler : tantost regardant vers la Mer ; tantost regardant si ces gens qu’il avoit envoyé chercher ne revenoient point ; & tantost regardant cette Escharpe qu’il tenoit. Mais enfin Chrisante voyant que le jour alloit finir, voulut luy persuader de reprendre le chemin de la Ville : quand mesme ce ne seroit, luy dit il, que pour pouvoir renvoyer plus de monde, chercher tout le long de la Côste. Cette derniere raison, quoy que forte & puissante sur son esprit, ne l’eust neantmoins pas si tost fait partir du lieu où il estoit ; n’eust esté qu’il vit paroistre de loing Thrasibule, Araspe, Aglatidas, Hidaspe, & beaucoup d’autres ; qui ne l’ayant pas suivy par respect, pour luy laisser la liberté de ses pensées, venoient le rejoindre, apres luy avoir laissé un temps raisonnable pour les entretenir. Il ne les vit pas plus tost, qu’il se leva ; & regardant Chrisante & Feraulas, le moyen, leur dit il, de cacher une partie de ma douleur ? Et comment pourray-je faire pour tesmoigner à tous ceux qui viennent à nous, que je n’en ay qu’autant que la compassion en peut raisonnablement donner ? & que si je regrette la Princesse, c’est comme Fille de Ciaxare, & non pas comme Maistresse d’Artamene. Pour moy, leur dit il, mes Amis, je ne pense pas le pouvoir faire : Cependant je sçay bien que si Mandane pouvoit

m’aparoistre en cet instant, ce seroit pour me l’ordonner : & ce seroit pour me commander de cacher mes larmes afin de cacher mon affection. Mais, belle Princesse, s’écria t’il, il faudroit ne vous aimer pas comme je vous aime ; & il faudroit avoir sa raison plus libre que n’est la mienne, pour vous pouvoir obeïr.

A ces mots, Thrasibule & toute cette Troupe, se trouverent si prés de luy, qu’il fut contraint de se taire ; & de s’avancer vers eux pour les recevoir. Ils le virent si changé, que quand il ne leur auroit rien dit, ils n’eussent pas laissé de connoistre qu’il luy estoit arrivé quelque grand sujet de déplaisir : & comme il estoit infiniment aimé de tout le monde ; & particulierement de ceux qui estoient alors aupres de luy ; sans sçavoir mesmes ce qu’il avoit, ils changerent tous de visage : & partagerent une affliction, dont ils ne sçavoient pas encore la cause. Ils ne l’ignorerent pourtant pas long temps : & l’affligé Artamene, qui n’eust pû leur dire cette funeste nouvelle le premier sans en mourir ; fut relevé de cette peine par Feraulas, qui la leur apprit d’abord en peu de mots : de peur que s’il se fust arresté à exagerer cette perte, Artamene n’eust pas esté Maistre de sa douleur : & n’eust donné des marques trop visibles, d’une chose qu’il vouloit cacher. Thrasibule deplora ce malheur, autant qu’il estoit déplorable : Hidaspe comme plus attaché d’interest à la Maison de Ciaxare, en fut sensiblement touché : Araspe s’en affligea aussi beaucoup : & Aglatidas qui par sa propre melancolie, avoit tousjours une forte disposition à partager celle d’autruy ; en pleura comme s’il eust eu un interest plus particulier,

en la perte de cette Princesse. Cependant Artamene qui crût qu’il luy seroit plus aisé de cacher sa douleur dans la Ville qu’en ce lieu là, parce qu’il pourroit y estre seul dans sa chambre, sur le pretexte d’y aller escrire cette funeste nouvelle à Ciaxare ; en reprit le chemin, apres avoir ordonné à Feraulas, d’aller encore avec quelques uns de ceux qui avoient accompagné Thrasibule ; chercher & s’informer tout le long du rivage, si l’on n’auroit rien veû ny rien trouvé, qui peust donner une connoissance plus assurée, du salut ou de la perte de la Princesse. Pendant ce chemin, il parla le moins qu’il luy fut possible : & tous les autres s’entretindrent de ce funeste accident. Les uns plaignoient la Princesse, pour les grandes qualitez qu’elle possedoit ; soit pour les beautez du corps ; soit pour celles de l’esprit ; ou pour les beautez de l’ame : les autres pleignoient le Roy son pere, pour la douleur qu’il recevroit : & les autres disoient, que c’estoit grand dommage qu’une Race aussi illustre que celle des Rois des Medes, s’esteignist en cette Princesse, d’une maniere si pitoyable. Enfin tous pleignoient, & tous regrettoient cette perte, sans sçavoir que celuy qui estoit le plus à pleindre, estoit meslé parmy eux. Hidaspe parlant à Chrisante, cét accident, luy dit il, me fait souvenir, de la douleur que ressentit le Roy de Perse nostre Maistre, lors qu’il reçeut les nouvelles du naufrage du jeune Cyrus : qui comme vous sçavez mieux que moy, estoit le Prince du monde de la plus belle esperance : & comme je ne doute point que Ciaxare ne soit aussi sensible au malheur de la Princesse sa fille, que Cambise le fut à celuy du Prince son fils ; je le pleins infiniment. Car encore que je ne fusse pas si estroitement attaché que le Roy, aux interests

de Cyrus, je ne laissay pas de le pleurer, & de le regretter beaucoup. Chrisante pour faire changer de discours, & pour ne respondre pas à celuy-là ; dit à l’affligé Artamene, que peut-estre ceux qu’il avoit envoyez vers Ciaxare, l’auroient desja trouvé fort avancé : estans convenus ensemble lors qu’il estoit parti, qu’il le suivroit bien tost avec toute l’Armée : & Aglatidas, de qui toutes les pensées alloient tousjours à l’amour, & à la melancolie ; adressant la parole au mesme Artamene ; je vous assure, luy dit il, que quoy que je sois sujet de Ciaxare, & par consequent ennemy du Roy d’Assirie ; je ne puis m’empescher de pleindre ce dernier : comme devant estre sans doute le plus malheureux, lors qu’il sçaura cette perte ; s’il est vray qu’elle nous soit arrivée. Car enfin, adjousta t’il, quoy qu’il ne fust pas aimé, il estoit Amant ; & l’Amour est tellement au dessus de tous les sentimens, que la Nature, la Raison, & l’Amitié peuvent donner, qu’il n’y a nulle comparaison d’elle aux autres. Pour moy, adjousta t’il encore, si au lieu de connoistre un Amant haï, comme le Roy d’Assirie, je connoissois un Amant aimé, qui eust souffert cette infortune ; je pense que la seule compassion que j’en aurois, me feroit mourir de douleur. Mais comme la vertu de la Princesse estoit trop severe, pour avoir donné cette matiere d’affliction à personne ; il se faut contenter de pleindre le Roy d’Assirie, qui effectivement est le plus à pleindre. Artamene fut estranggement embarrassé, à respondre à un discours si pressant : mais s’il eut assez de force pour retenir ses larmes, il n’en eut pas assez pour estousser ses souspirs. Il dit donc seulement à Aglatidas, que cette Princesse avoit tant de vertus,

que tous ceux qui l’avoient connuë, avoient esté ses adorateurs : & qu’ainsi il faloit pleindre en general, tous ceux qui avoient eu cét honneur : soit qu’ils fussent Medes, Assiriens, ou Persans. Apres cela, pour n’estre plus exposé à une conversation si penible ; il marcha trente pas devant les autres : qui continuerent de s’entretenir, de la douleur qu’ils voyoient en Artamene : & de louër l’affection qu’il témoignoit avoir pour le Roy son Maistre. Car encore que cét accident les eust fort touchez ; comme une partie d’entr’eux n’avoient jamais veû la Princesse, & que pas un n’en avoit esté amoureux ; ils remarquoient facilement, qu’il y avoit une notable difference, de leur affliction à la sienne ; dont ils ne sçavoient pas la cause la plus forte & la plus cachée. Artamene estant arrivé à la Ville, & entré dans sa chambre, congedia tout le monde : & demeura seul à entretenir son desespoir, par le souvenir de toutes ses infortunes. Il fut luy mesme mettre dans sa Cassette, l’Excharpe de sa Princesse, qu’il avoit euë par les mains du miserable Mazare : Mais s’il prit soin de la conserver, ce fut plustost comme un moyen infaillible de redoubler ses desplaisirs, que comme une consolation à ses douleurs : & pour ne negliger rien de tout ce qui pouvoit augmenter ses peines. Il fit mesme servir à son suplice, la memoire de quelques legeres faveurs, qu’il avoit reçeuës de sa Princesse : & cette Ame grande & noble, qui ne faisoit jamais nulle reflexion sur les belles choses qu’elle avoit faites ; & qui ne s’attachoit qu’à l’advenir, pour en faire encore de plus heroïques ; souffrit en cette occasion, que l’image de tant de glorieux Combats ; de tant de Batailles gagnées ; & de tant de Triomphes ; repassast en son

imagination, afin de le faire passer en un desespoir plus legitime : & d’avoir du moins quelque excuse, à se donner à luy mesme, de la foiblesse qu’il tesmoignoit en cette rencontre. Car lors qu’il venoit à songer, que tout ce qu’il avoit fait, avoit esté fait pour cette Princesse, qu’il croyoit presque n’estre plus au monde ; le souvenir de toutes ces choses redoubloit encore son affliction : s’il est possible de concevoir quelque redoublement, en une douleur, qui dés le premier moment qu’il l’avoit sentie, avoit esté extréme & insuportable. Il ne pouvoit se resoudre, d’envoyer porter cette triste nouvelle au Roy des Medes : il pouvoit encore moins se resoudre à la luy apprendre de sa propre bouche : & dans cette irresolution, le reste du jour & de la nuit se passerent, sans qu’il peust en façon aucune, se determiner là dessus. Feraulas estant revenu le matin, assura ce Prince, que du moins il n’y avoit nulle autre marque de sa disgrace, que celle qu’il en avoit veuë luy mesme : Mais, reprit Artamene tout d’un coup, n’avez vous point sçeû des nouvelles de Mazare ? & ne seroit il point revenu de la foiblesse où il tomba hier devant moy, & en laquelle je le laissay dans cette Cabane ? Que l’on aille, dit il, le sçavoir ; & si cela est, que l’on me l’amene. Il donna cét ordre avec beaucoup de precipitation ; & sans sçavoir presques ce qu’il vouloit dire : mais à quelque temps de là, on luy vint raporter, que les Pescheurs, entre les mains desquels ce Prince estoit demeuré, avoient dit que Mazare n’estoit point revenu de l’évanoüissement où Artamene l’avoit veû le jour auparavant : & qu’il estoit mort un moment apres, qu’il avoit esté sorti de cette Cabane. La nouvelle de cette mort donna divers sentimens

au malheureux Artamene : & admirant la Justice divine en la perte d’un Prince qu’il croyoit tres criminel ; il ne pouvoit s’empescher de murmurer contre la rigueur que ces mesmes Dieux avoient euë, pour une Princesse tres innocente. Cependant comme il avoit l’esprit entierement occupé, de la grandeur de sa perte ; il ne fit pas faire une plus exacte perquisition de la mort, & des funeraille de Mazare : & l’image de ce Ravisseur l’affligeoit si fort, qu’il l’esloigna de son souvenir autant qu’il luy fut possible. Comme il agissoit de cette sorte, l’on luy vint dire qu’il y avoit apparence que Ciaxare alloit arriver avec toute son Armée : parce que du haut de la Tour, l’on voyoit s’eslever sur un Vallon, une poussiere si grande & si espaisse, qu’il estoit aisé de juger que ce ne pouvoit estre que la marche de ces Troupes qui la causoit. Artamene fut fort esmeu à ce discours : & il le fut encore davantage, lors qu’il vit arriver Andramias, qui l’assura que Ciaxare seroit à Sinope, tout au plus tard dans une heure. Il voulut pourtant faire quelque effort sur luy : & il y travailla avec tant de succés, qu’il espera avoir assez de pouvoir sur sa douleur, pour en cacher une partie. Il commanda à tous les Chefs de ces Troupes, de les faire mettre en bataille : & il monta luy mesme à cheval, suivy de Thrasibule, d’Hidaspe, de Chrisante, d’Araspe, & d’Aglatidas, pour aller au devant du Roy ; qui à la veuë de Sinope, s’estoit détaché de son Armée : & marchoit accompagnée du Roy de Phrigie ; du Roy d’Hircanie ; de Persode Prince des Cadusiens ; du Prince des Paphlagoniens ; de celuy de Licaonie ; de Gobrias ; de Gadate ; de Thimocrate ; de Philocles ; & d’Artabase ; de Madate ; & d’Adusius, Persans, &

les premiers d’entre les Homotimes : aussi bien que l’estoient Hidaspe & Chrisante, qui accompagnoient Artamene. Jamais entre-veuë ne fut si triste que celle-là : Ciaxare voyant de loing sa ville détruite, ne pût s’empescher d’en soupirer : & Artamene voyant Ciaxare, auquel il alloit donner un si grand redoublement de douleur, par la funeste nouvelle du naufrage de la Princesse sa fille ; ne pouvoit quasi se resoudre d’avancer vers luy. Cependant, quelque lentement qu’il marchast, comme le Roy venoit assez viste, ils furent bien tost à trente pas l’un de l’autre : Artamene & tous ceux qui l’accompagnoient, descendirent de cheval, & furent à pied à la rencontre du Roy, qui sembla se haster d’aller droit à luy.

Ce Prince malgrè sa douleur, luy presenta Thrasibule : & Ciaxare leur ayant tendu la main à tous, leur commanda de remonter à cheval ; & ayant appellé Artamene aupres de luy, il se mit à luy parler de son malheur en general ; & à exagerer combien il avoit esté surpris d’apprendre que Mazare eust enlevé sa fille. Seigneur, interrompit tristement Artamene, vous le serez bien encore davantage, lors que vous sçaurez que Mazare n’est plus : & que peut-estre…… A ces mots Artamene s’arresta : & ne pût jamais achever de dire, ce qu’il vouloit luy apprendre. Ciaxare le regardant alors tout troublé ; que voulez vous dire Artamene, luy demanda t’il, & quel nouveau malheur avez vous à m’anoncer ? Seigneur, luy respondit il, ce malheur est si grand, que je n’oserois presques vous le faire sçavoir : & je demande du moins à vostre Majesté qu’elle se donne la patience d’estre à Sinope, pour en estre pleinement instruite : afin que la douleur qu’il vous causera, puisse avoir moins de tesmoins dans vostre

Cabinet, que vous n’en auriez à la campagne. Ciaxare estranggement surpris, d’un discours si obscur pour luy, regardoit Artamene : & luy voyant sur le visage & dans les yeux, toutes les marques d’une tristesse excessive ; il n’osoit plus le presser de luy apprendre ce qu’il mouroit d’envie de sçavoir, de peur de trouver ce qu’il craignoit de rencontrer : & d’estre contraint en effet de donner des marques de foiblesse, devant tant d’illustres Personnes. Il cherchoit donc dans les yeux d’Artamene, & dans sa propre raison, à devenir ce qu’il ignoroit : & par son silence, & par celuy d’Artamene, il estoit aisé de juger, que l’un craignoit de dire ce qu’il sçavoit, & que l’autre apprehendoit d’aprendre ce qu’il ignoroit. Cependant ceux qui estoient venus avec Artamene s’estans meslez avec ceux qui avoient suivi Ciaxare ; leur racontoient ce qui leur estoit advenu ; & cette funeste nouvelle qu’ils leur aprenoient, faisoit eslever parmi eux un murmure plaintif d’exclamations & d’estonnement ; qui raisonnant aux oreilles de Ciaxare, luy disoit encore, qu’il y avoit quelque chose d’estrangge à sçavoir. Mais comme ils estoient alors assez prés de Sinope, toutes les Troupes qu’Artamene avoit amenées, suivant l’ordre qu’elles en avoient reçeu ; ayant paru sous les armes, & s’estans rangées en haye pour laisser passer le Roy ; il ne voulut pas devant tant de monde, satisfaire sa curiosité. Il marcha donc sans parler, jusques à tant qu’il fust arrivé au Chasteau : car pour son Armée, il avoit ordonné qu’elle camperoit dans une grande plaine, qui est entre un Vallon & la Ville : & qui estoit assez spacieuse pour l’y loger commodément, quoy qu’elle fust composée de plus de cent mille

Combatans. Le Roy ne fut pas plustost descendu de cheval, qu’Artamene le conduisit dans le plus bel Apartement du Chasteau : & il n’y fut pas si tost, qu’estant entré seul avec luy dans son Cabinet ; Et bien mon cher Artamene, luy dit il, que m’aprendrez vous de plus estrangge, que ce que je sçay desja ? Cette demande où Artamene s’estoit bien attendu, ne laissa pas de le surprendre : & se voyant sans autre tesmoin que le Roy ; & forcé de luy faire sçavoir le naufrage de la Princesse ; il ne pût empescher que ses larmes ne previnssent son discours. Ciaxare les voyant couler, que me disent vos pleurs, Artamene, s’écria t’il, & auriez vous la mort de ma fille à m’annoncer ? Alors Artamene faisant un effort extraordinaire sur son esprit, luy dit en peu de mots, tout ce qu’il sçavoit du naufrage de Mandane. Cette nouvelle affligea si fort Ciaxare, que l’on peut dire que jamais Pere n’avoit tesmoigné plus de tendresse ni plus de douleur. Artamene voyant qu’il luy estoit permis de pleurer, en un temps où l’affliction de Ciaxare l’empeschoit de prendre garde à la sienne ; s’y abandonna de telle sorte, que jamais l’on n’avoit rien veû de si pitoyable. Il ne disoit rien à Ciaxare pour le consoler ; & Ciaxare ne laissoit pourtant pas de trouver de la consolation aux pleurs d’Artamene. Fut il jamais, disoit ce malheureux Pere, un Prince plus affligé que moy ? Mais, adjoustoit il, ne devois-je pas aussi prevoir mon malheur ? & tant d’Oracles qui avoient asseuré à Astiage que le Sceptre qu’il portoit, & qu’il m’a laissé, passeroit bien tost en des mains estranggeres ; Ne devoient ils pas m’avoir appris, puis que je n’avois qu’une fille unique, que je la perdrois infailliblement ? Helas ! Astiage s’amusoit à chercher les voyes de perdre celuy qui devoit

luy arracher la Couronne ; & il ne songeoit pas à conserver celle qui la devoit perdre en perdant la vie. Car n’en doutons point, dit il à Artamene, Mandane n’est plus : & l’esperance est un bien, où nous ne devons plus pretendre de part. Mais du moins, adjousta t’il, cette Innocente Princesse ne demeurera t’elle pas sans vangeance : & les Dieux qui ont fait perir Mazare, l’un de ses Ravisseurs ; nous enseignent ce que nous devons faire du Roy d’Assirie. Il mourra, poursuivoit il, il mourra : & comme il est cause que la Race de l’illustre Dejoce est esteinte en la personne de ma fille, il faut que celle des Rois d’Assirie le soit en la sienne : & les Dieux ; non, mesme les Dieux, ne sçauroient l’empescher de mourir ; ny le dérober à ma colere.

Artamene surpris de ce discours, & regardant le Roy ; Seigneur, luy dit il, n’avez vous pas vû celuy que je vous ay envoyé, pour vous advertir de la fuite de ce Prince ? Que dites vous, Artamene, que ce Prince ?…… reprit brusquement le Roy. Je dis, Seigneur, luy respondit il, que j’ay envoyé advertir vostre Majesté de sa fuite. Quoy, interrompit Ciaxare, le Roy d’Assirie n’est plus en mon pouvoir ! Le Roy d’Assirie est en liberté ! Ha ! non, non, cela n’est pas possible ; & je ne le croiray pas facilement. Je ne croiray, dis-je, pas facilement, qu’Artamene ait laissé eschaper un Prisonnier de cette importance. Il est pourtant vray, respondit froidement Artamene, que mon malheur & : sa bonne fortune ont voulu qu’il s’échapast, malgré les Gardes que je luy avois donnez : Mais, Seigneur, que cela ne vous inquiete pas tant : car s’il m’estoit aussi aisé de vous faire revoir la Princesse, qu’il me sera peut-estre facile de donner la mort à cét Ennemy de vostre Majesté ; vostre

douleur ne seroit pas sans remede. Ciaxare ne trouva pourtant pas grande consolation en ce discours : & quoy qu’il aimast Artamene ; qu’il luy eust des obligations infinies ; & qu’il n’eust jamais eu le moindre soubçon de sa fidelité ; neantmoins en cette rencontre, il ne pouvoit concevoir que le Roy d’Assirie se fust sauvé, sans qu’Artamene fust au moins coupable de peu de soin, & de beaucoup d’imprudence, quoy qu’il n’eust jamais veû nulle de ses actions, qui luy peust donner un raisonnable sujet, de l’accuser de semblables choses. Il sortit donc de ce Cabinet, sans luy parler davantage : & trouvant dans sa Chambre tous les Princes, & tous les Chefs qui l’avoient suivi ; il leur parla de son affliction avec assez de constrance, quoy qu’avec beaucoup de douleur : & chacun selon l’obligation qu’il y avoit, luy tesmoigna la part qu’il prenoit en sa perte : luy disant pourtant tousjours, que tant que le corps de la Princesse ne paroistroit point, il faloit conserver quelque esperance. Pour Artamene, il passa un moment apres dans une autre Chambre : où tous ces Princes qui avoient suivi Ciaxare, furent les uns apres les autres luy faire compliment, & le visiter : car ils le regardoient bien plus, comme leur Protecteur & leur Maistre, que non pas le Roy qu’il servoit.

Cependant Ciaxare qui vouloit estre pleinement esclairci, de tout ce qui s’estoit passé en la fuite du Roy d’Assirie ; sçeut qu’il avoit esté mis à la garde d’Araspe, qui estoit un des hommes du monde qu’Artamene aimoit le plus : toute-fois quoy qu’il pûst faire il ne pût jamais rien descouvrir, qui luy fist voir que personne des siens eust facilité l’evasion du Roy d’Assirie. Mais parmi ceux qui estoient venus avec le Roy, il y avoit un

Amy particulier d’Aribée ; qui sçachant sa mort, en conçeut beaucoup de ressentiment contre Artamene. Si bien qu’ayant sçeu fortuitement que le Roy d’Assirie luy avoit escrit, il fut en advertir Ciaxare ; qui au mesme instant envoya querir Artamene. Il ne le vit pas plustost, qu’il luy demanda d’un ton, fort aigre, pourquoy il ne luy avoit pas dit que le Roy d’Assirie luy avoit escrit depuis sa fuite ? Artamene surpris de cette demande, parce que la Lettre dont il s’agissoit (parlant de l’amour du Roy d’Assirie & de la sienne) n’estoit pas de nature à estre monstrrée ; fut un moment sans respondre : en suitte dequoy il dit à Ciaxare, qu’il avoit eu de si fascheuses choses à luy apprendre tout à la fois ; qu’il n’estoit pas fort estrangge, qu’il en eust oublié une de si peu d’importance que celle-là : puis qu’il estoit vray que le Roy d’Assirie ne luy avoit escrit, que pour luy mander qu’il n’avoit rien crû faire contre la generosité, en s’échapant de ses Gardes, puis qu’on ne l’avoit pas laissé sur sa foy. Nous sçaurons plus precisément, luy respondit Ciaxare, ce que le Roy d’Assirie vous a mandé en nous monstrrant son Billet, que nous ne l’aprenons par vos paroles. Seigneur, repliqua Artamene, je voudrois bien pouvoir satisfaire vostre Majesté : mais ayant esté tout un jour le long de la Côste, à chercher des nouvelles de la Princesse, j’ay eu le malheur de perdre les Tablettes que j’avois reçeuës : & je m’imagine qu’elles pourront bien estre tombées dans la Mer. Cette responce faite avec assez de froideur surprit Ciaxare : & l’obligea de dire à Artamene contre sa coustume, avec beaucoup de rudesse ; que ce cas fortuit luy sembloit estrangge : & que sa procedure en cette rencontre, ne la luy sembloit pas moins. Mais comme Artamene avoit un

grand respect pour le Pere de sa Princesse ; & qu’il sçavoit bien qu’en effet, Ciaxare avoit raison de trouver quelque chose à dire en sa conduite ; il se teût & se retira, voyant que le Roy luy avoit tourné le dos sans vouloir plus l’escouter. Le soir estant venu, une partie des Chefs s’en retournerent au Camp ; & tous les Princes furent logez dans le Chasteau, & dans les plus belles maisons, que la flame eust espargnées. Ciaxare passa la nuit avec beaucoup d’inquietude : & Artamene fut encore bien plus malheureux que luy ; qui du moins n’avoit que sa propre douleur à souffrir : au lieu que ce Prince en souffrant la sienne, partageoit encore celle du Roy, malgré ses soubçons & sa rudesse. Mais comme il arrive assez souvent que la Fortune ne garde nulle mesure, ny en ses faveurs, ny en ses disgraces ; & qu’elle comble de felicité, ou accable de malheur, ceux qu’elle regarde avec amour ou avec haine ; l’affligé Artamene, de qui la constrance succomboit presque en cette occasion ; se vit encore attaqué par un endroit assez sensible, puis qu’il s’agissoit de son honneur. Le lendemain au matin, Ciaxare luy envoya dire qu’il se rendist en diligence dans son Cabinet ; comme il fut aupres de luy, il le trouva avec un visage où la colere paroissoit plus que la douleur : & qui luy fit bien connoistre, qu’infailliblement il alloit tomber dans quelque nouvelle infortune. Mais comme l’estat où il estoit, luy donnoit beaucoup d’indifference pour la vie ; il ne se troubla point, voyant Ciaxare si troublé : & luy demanda avec beaucoup de respect, s’il faloit faire quelque chose pour son service ? Ciaxare sans luy respondre, luy donna des Tablettes qu’il tenoit : & apres l’avoir regardé avec des yeux remplis de fureur ; Voyez Artamene,

luy dit il, voyez s’il y a quelque apparence que vous soyez innocent de la fuite du Roy d’Assirie : & expliquez moy silabe pour silabe cét enigme obscur que je ne puis deviner. Artamene fut d’abord estranggement surpris : parce qu’il luy sembla que ces Tablettes estoint celles qu’il pensoit que le Roy d’Assirie eust reçeuës ; & qu’il avoit données à celuy qui luy avoit apporté les siennes. Neantmoins pour s’éclaircir pleinement de la chose, il les ouvrit ; & y relût les mesmes paroles qu’il y avoit escrites. Mais en les relisant, il changea de couleur plusieurs fois ; & fit durer cette lecture le plus long temps qu’il luy fut possible ; cherchant à prendre sa resolution, sur une chose si difficile à resoudre. Car il voyoit bien que s’il n’expliquoit pas son Billet, son honneur souffriroit sans doute une tache : puis qu’il paroistroit perfide à son Maistre, ayant eu une intelligence secrette avec son Ennemy : & d’autre costé, il voyoit qu’en descouvrant son amour, il exposoit en quelque façon la reputation de sa Princesse, qui luy estoit encore plus precieuse que la sienne. Cependant Ciaxare, qui ne penetroit pas dans le fonds de son cœur, s’ennuyant de son silence ; que cherchez vous Artamene, luy dit il, dans ce Billet ? ce n’est pas là que vous pouvez trouver vostre excuse : & les marques de vostre crime ne sçauroient servir à faire paroistre vostre innocence. Parlez donc, vous dis-je ; & expliquez moy ce que vous avez escrit, depuis le premier mot jusques au dernier. En disant cela, il reprit les Tablettes des mains d’Artamene, qui regardant le Roy avec beaucoup de respect ; Seigneur, luy dit il, si je pouvois vous montrer le billet que j’ay reçeu du Roy d’Assirie, vostre Majesté verroit bien, que je ne suis pas si criminel

qu’elle le croit : & que les conventions que nous avons ensemble, ne sont pas de la nature que vous les imaginez. Si elles ne sont pas criminelles, respondit Ciaxare, vous n’avez qu’à me les apprendre : n’ignorant pas qu’il y a sans doute quelque secret sentiment dans le fonds de mon cœur, qui ne cherche qu’à vous justifier. Ciaxare ouvrant alors les Tablettes, se mit à relire tout haut ce qu’Artamene y avoit escrit : & le regardant fixement ; comment expliquez vous ces paroles ? luy dit il.

Je ne manque jamais à ce que j’ay promis, non plus qu’à ce que je dois : ainsi vous devez estre assuré de me voir observer inviolablememt, toutes les choses dont nous sommes convenus.

Parlez Artamene, parlez, adjousta t’il ; qu’avez vous promis au Roy d’Assirie ? Et comment pouvez vous luy avoir promis quelque chose, & n’avoir pas manqué à ce que vous me devez ? Seigneur, respondit Artamene, vous sçavez que le Roy d’Assirie & moy, avons eu autrefois quelques petits differens ensemble : & que l’amour de la Gloire nous a faits Rivaux il y a long temps. Ainsi, Seigneur, nous avons certaines choses à démesler, qui ne regardent point vostre Majesté ; & dont je la supplie tres-humblement ; de ne s’informer pas davantage. Vous me direz pourtant encore, respondit Ciaxare en eslevant la voix, quelle couleur vous pouvez donner à ces paroles, qui sont la fin de vostre Billet.

Je souhaite seulement, que nous soyons bien tost en estat, de disputer un prix dont je suis indigne :

mais que personne ne possedera pourtant jamais, que par la mort

D’ARTAMENE.

Quel est ce prix, Artamene, dont la possession vous est si chere ? Je vous ay desja dit, Seigneur, respondit il, que la Gloire est la cause de tous les differens, que le Roy d’Assirie a eus, & aura tousjours avec Artamene : & c’est ce premier rang de la Valeur que je veux luy disputer jusques à la mort. Pour moy, adjousta Ciaxare, apres avoir bien cherché l’explication de ces paroles, je ne voy point qu’il puisse y avoir d’autre prix à disputer entre vous, que ma Couronne, ou ma Fille ; & lequel que ce soit des deux, vous estes également criminel : & mesme beaucoup plus criminel que n’est pas le Roy d’Assirie : Puis qu’en fin il est d’une condition à pouvoir pretendre à l’une & à l’autre : & que selon les apparences, la vostre en est bien esloignée. Seigneur, reprit froidement Artamene, par cette mesme raison, vous devez croire que le Roy d’Assirie ne voudroit pas me faire l’honneur de disputer contre moy, une chose où je ne pourrois jamais pretendre. Vous dites cela d’un certain ton, repliqua le Roy, si disproportionné à vostre condition, qu’il me confirme encore dans ma croyance : car en fin tout mon ennemy qu’est le Roy d’Assirie, il est tousjours Roy : & dés là, vous luy devez plus de respect, qu’il n’en paroist en vos discours. Lors que j’ay l’espée à la main (respondit Artamene, qui ne pût s’empescher d’estre un peu esmeu ;) j’embarrasse peut-estre les Rois, aussi bien que les autres hommes : vous en connoissez plus d’un, qui peut vous apprendre si je

dis vray : & celuy mesme dont vous semblez prendre la deffence, peut vous en dire quelque chose, s’il n’a mauvaise memoire. Il n’est pas icy question de vostre bravure, adjousta Ciaxare, je ne doute pas que vous ne soyez vaillant ; mais j’ay lieu de douter si vous estes fidelle. Vostre Majesté ne douteroit non plus de l’un que de l’autre, si elle me connoissoit bien, luy dit Artamene ; & il n’est pas aisé d’imaginer, qui pourroit corrompre la fidelité de celuy qui dispose à son gré des Couronnes. Pourquoy donc, repartit le Roy, ne m’éclaircissez vous de vos intentions, s’il est vray qu’elles soient innocentes ? Je supplie vostre Majesté, luy respondit il, de ne me presser pas davantage, sur une chose que je ne puis, ny ne dois luy dire : il me suffit, adjousta t’il, que l’on sçait que les Dieux ont voulu quelque-fois se servir de ma main, pour soutenir ce mesme Sceptre, auquel vous croyez que je pretens. Ne me reprochez point, interrompit alors Ciaxare, les services que vous m’avez rendus : car outre que vous verrez que vous n’en estes pas mal payé, si vous vous souvenez de ce que vous estiez, & de ce que vous estes ; il ne m’en souvient que trop : & si j’en avois perdu la memoire, peut-estre auriez vous desja perdu la vie. Du moins ne m’arresterois-je pas si long temps, à chercher moy mesme des excuses à vostre crime : & je ne me verrois pas plus diligent que vous, à essayer de vous justifier. Seigneur, reprit Artamene, je ne vous reproche pas mes services : & ils sont si peu considerables, que je ne vous en aurois pas parlé, si j’eusse eu d’autres raisons pour soutenir mon innocence calomniée. Et d’où voulez vous que nous tirions les preuves de cette innocence pretenduë, luy dit Ciaxare ? De la connoissance

de ma vertu, respondit Artamene ; si vous estes encore capable de la connoistre. Quoy ! adjousta Ciaxare encore plus irrité, vous ne voulez donc pas me descouvrir plus precisément, quelle est cette intelligence que vous avez, avec le Ravisseur de ma Fille & mon Ennemy ? Seigneur, le temps vous l’apprendra, respondit cét innocent accusé ; & ce ne sera que par luy, que vous sçaurez de quelle façon Artamene, cét homme que vous ne connoissez pas ; cét homme qui à ce que vous croyez, vous à voulu trahir ; cét homme, dis-je, que vous avez aimé ; est d’intelligence avec vostre Ennemy. Je n’ay que faire du temps, pour vous le faire avoüer, repliqua Ciaxare : il paroist assez dans vostre Billet ; & mesme dans vos discours. Mais comme la connoissance des particularitez de cette Conjuration secrette, est necessaire à ma seureté, & au bien de mon Estat ; sans attendre que le temps m’en esclaircisse, il pourra estre qu’estant mis dans une prison plus estroite & plus sevre que celle que vous aviez donnée au Roy d’Assirie ; vous vous resoudrez enfin de me les apprendre. Seigneur (respondit Artamene sans plus s’esmouvoir, & sans s’emporter ; ) ce n’est point par la captivité, ny mesme par les suplices, que l’on peut faire dire à Artamene, ce qu’il ne veut pas descouvrir : ce qui me console en cette avanture, c’est que je ne quitteray mon espée pour recevoir des fers, qu’en un temps où vostre Majesté n’a plus gueres d’Ennemis assez puissans pour luy nuire : & qu’ainsi elle ne perdra en me perdant, qu’un serviteur inutile. Je vous entens bien, repliqua le Roy en colere ; & vous ne pouvez vous empescher de me reprocher vos services. Alors se tournant vers la porte de son Cabinet,

où il estoit seul avec Artamene ; il appella le Capitaine de ses Gardes, & luy commanda de le mener à sa Chambre ; & de luy en respondre sur peine de la vie. Ce Capitaine qui aimoit Artamene cherement, & qui sçavoit quelle avoit esté sa faveur ; demeura surpris de ce commandement : ne sçachant presque s’il y devoit obeïr. Et voyant une si prompte revolution, en la fortune d’un homme, qui un jour auparavant estoit le plus absolu de tout le Royaume ; & qui faisoit le destin des Princes & des Rois tel qu’il luy plaisoit ; il ne pouvoit s’empescher de faire voir son estonnement ; ny se determiner sur ce qu’il avoit à faire. Mais Artamene l’ayant remarqué, allons, luy dit il, allons (en luy tendant son espée ; ) & rendons mesme ce dernier service au Roy, d’aprendre à tous ses Subjets à obeïr de bonne grace, aux commandemens les plus rudes. En disant cela, il fit une grande & profonde reverence à Ciaxare : & suivit Andramias, avec aussi peu d’émotion, que s’il fust retourné libre à sa chambre, comme il en estoit sorti. Le Roy commanda en suitte, que l’on s’assurast d’Araspe ; & ses ordres furent suivis.

De dire ce que le malheureux Artamene pensa en cette occasion ; & combien le Roy des Medes eut de repugnance à faire ce qu’il fit, ce seroit une chose assez difficile. Le premier s’arrestoit quelquesfois autant à admirer la bizarrerie de ce dernier accident qu’à s’en pleindre : & le second se repentoit presque à tous les momens, de ce qu’il venoit de faire. Il n’estoit jamais un instant bien d’accord avec luy mesme : que feray-je, disoit il, de ce Criminel, qui m’a tant servi ; que j’ay tant aimé ; & qui possede le cœur de mes amis, & de mes ennemis tout ensemble ? De ce Criminel, dis-je,

que toute la Terre connoist avec estime ; & dont personne ne connoist pourtant la naissance ? Qui vit jamais, adjoustoit il, une chose plus surprenante, que celle qui m’arrive aujourd’huy ? Le moyen de s’imaginer qu’Artamene, par la valeur duquel j’ay remporté tant de victoires, & vaincu tant de Rois ; ait voulu ternir sa reputation par une perfidie ? Mais le moyen aussi de penser que ce Billet que j’ay dans les mains, ne puisse estre expliqué par luy, sans penser en mesme temps, que le crime qu’il a commis est si grand, que la confusion qu’il en a, ne luy laisse pas seulement assez de liberté d’esprit, pour inventer un pretexte à cette intelligence ? Non, non, poursuivit il, Artamene est criminel : & soit par amour, ou par ambition, ou par tous les deux ensemble ; il est coupable, & merite d’estre puni. La difficulté que j’y trouve, n’est qu’à sçavoir si l’aimant comme je l’aime, je pourray bien m’y resoudre : & si ce coupable n’est point assez puissant dans mon cœur, pour m’affliger plus de sa perte, qu’il ne s’en afflige luy mesme. Mais, reprenoit il tout d’un coup, la douleur que je sens pour la perte de Mandane, me sera un puissant preservatif, contre celle d’Artamene : estant à croire que mon ame se trouvant si sensible pour celle-là, ne se la trouvera pas tant pour l’autre. Essayons neantmoins toutes choses, adjoustoit il, pour fléchir cét esprit obstiné : & pour trouver matiere de luy pardonner, faisons encore ce que nous pourrons, pour luy faire confesser son crime. Mais pendant que Ciaxare raisonnoit de cette sorte en luy mesme ; Artamene de qui l’esprit amoureux, ne pouvoit se separer de sa Princesse, songeoit bien plus à son naufrage qu’à sa prison : & avoit bien plus d’aprehension de sa

perte, que de frayeur de la sienne. Fais ce que tu voudras, rigoureux Destin, s’écrioit il, tu ne sçaurois plus m affliger : & mon ame n’estant plus sensible que du costé de Mandane, te deffie de l’esbranler par tous les autres. Adjouste les suplices à la prison, je ne me pleindray point de ton injustice : & tant que j’auray lieu de craindre que ma Princesse ne soit dans le Tombeau ; s’il m’arrive de murmurer d’estre dans les fers, ce sera parce qu’ils m’empescheront d’avoir recours à une mort plus prompte & plus genereuse. Ha ! belle Princesse, adjoustoit il, soit que vous soyez parmi les morts ou parmi les vivans : dans le Ciel ou sur la Terre ; si vous pouviez voir le malheureux Artamene dans les prisons de Ciaxare, n’en auriez vous pas de la douleur & de l’estonnement ? Cependant je ne me pleins ni de sa rigueur, ni de son injustice : car enfin, je parois coupable à ses yeux ; & je le suis en effet : mais c’est d’une maniere bien differente de celle qu’il imagine. Je suis coupable, ma Princesse, mais c’est envers vous : ouy, je suis criminel, poursuivoit il, de vous avoir aimée, non pas comme fille du Roy des Medes ; mais comme la plus parfaite personne qui sera jamais. Comme fille d’un grand Roy je vous pouvois aimer : mais comme Mandane, il faloit vous aimer sans le dire ; il faloit souffrir sans se plaindre ; il faloit vous adorer en mourant ; & mourir sans oser vous parler d’amour. Ouy Mandane, s’escrioit il, je suis peut-estre la cause de tous vos malheurs : Car si je ne vous eusse point aimée, vostre ame n’estant preoccupée de nulle bonté pour moy ; peut-estre auriez vous reconnu l’affection d’un des plus grands Rois du monde : & sans tant de guerres, & sans tant de peines, vous seriez

femme du Roy d’Assirie, & Reine de plusieurs Royaumes. Mais aussi, adjoustoit il, je n’aurois pas eu la gloire d’estre aimé de vous ; & vous n’auriez pas eu l’advantage, d’avoir en la personne du malheureux Artamene, un Amant dont la passion respectueuse n’a jamais offensé vostre vertu, par un desir criminel ; de qui l’ame obeissante s’est soumise à toutes vos volontez ; de qui la vie a esté consacrée à vostre service ; & de qui la mort ne sera mesme que pour vous. Car enfin, poursuivoit il, je mourray, ma Princesse, sans apprendre à Ciaxare, quelle est la cause de l’intelligence qui paroist entre le Roy d’Assirie & Artamene. Ne pensez pas, disoit il en luy mesme, adorable Mandane, que ce soit un petit sacrifice, que celuy que je suis resolu de vous faire en cette rencontre : le desir de la Gloire est une passion aussi bien que l’amour ; & une passion dominante ; & une passion imperieuse, qui n’a pas accoustumé de ceder. Mais apres tout, je n’ay point d’interest, où celuy de ma Princesse se trouve : que Ciaxare me croye lasche & perfide tant qu’il luy plaira ; pourveu que je ne le sois pas, il ne m’importe. Je sçay que le Roy d’Assirie, tout mon ennemy qu’il est, déposera en ma faveur : & que tout mon Rival qu’il est, il parlera à mon advantage. Croyez donc, Ciaxare, croyez que je vous ay trahy tant qu’il vous plaira ; pourveu que vous ne croyez pas la chose telle qu’elle est, & que la verité vous en soit cachée. Car encore que ma Princesse soit tres innocente ; & que sa vertu n’ait eu que trop de severité, dans une affection toute pure ; Ciaxare & les malicieux de la Cour, ne croiroient peut-estre jamais, que j’eusse peû estre si long temps déguisé, sans le consentement de Mandane : joint qu’en descouvrant

ce que je suis, ce seroit encore confirmer le Roy dans l’opinion qu’il a, que j’en veux à sa Couronne : puis qu’en fin je ne suis pas nay si loin du Throsne qu’il se l’imagine. Helas ! disoit il, quel pitoyable destin est le mien ? Je crains autant ma justification, qu’il est naturel de la desirer : & la peur d’offenser ma Princesse, est plus puissante en moy, que la crainte de l’infamie : quoy que la crainte de l’infamie soit le plus grand de tous les maux, pour quiconque cherit la Gloire, au point qu’Artamene la cherit. Je ne pense pourtant pas estre condamnable d’en user ainsi : car enfin quelque passion que j’aye pour la Princesse, je ne ferois pas un crime pour la contenter : mais aussi quelque amour que je puisse avoir pour cette Gloire, je n’offenseray jamais la reputation de Mandane, plustost que de laisser soubçonner la mienne. Non, non, disoit il, nostre vertu ne doit point despendre d’autruy : & quand nous sommes assurez du tesmoignage de nostre propre conscience, & de celuy de nos plus mortels Ennemis ; il faut ne se mettre pas en peine du reste. Les Dieux qui sont les Protecteurs de l’innocence oprimée, auront soing de faire connoistre la mienne apres ma mort sans que je m’en mesle : ceux qui souffrent que l’on m’accuse, sçauront bien me justifier, par des voyes que je ne sçaurois moy mesme comprendre : & la verité se trouvera la plus forte.

Mais pendant qu’Artamene & Ciaxare sont si occupez en eux mesmes ; toute Cour, & toute l’Armée, ne le sont pas moins en cette occasion : le Roy de Phrigie ; le Roy d’Hircanie ; le Prince des Cadusiens ; celuy de Licaonie, & celuy des Paphlagoniens ; Hidaspe ; Chrisante ; Aglatidas ; Thrasibule ; Madate ; Megabise ; Adusius ; Artabase, &

Feraulas, furent estranggement estonnez de la prison d’Artamene : & non seulement tous ces Princes & tous ces Capitaines ; mais encore tous les Habitans de Sinope, & toute l’Armée. D’abord que le bruit s’en espandit, tous ces Rois & tous ces Princes, furent à l’Apartement d’Artamene, dont on leur refusa l’entrée : & un moment apres, Ciaxare les envoyant tous querir, leur dit qu’il avoit esté obligé de faire arrester Artamene, pour le bien de ses affaires : qu’il leur ordonnoit d’empescher que leurs Soldats dont il sçavoit qu’il estoit aimé, ne se mutinassent : & qu’il y alloit du repos de son Estat, & de celuy de tous les Princes ses Alliez. Un discours si peu vray-semblable, ne fit nulle impression dans l’esprit de ceux ausquels il parloit : qui tous d’une voix le supplierent, de songer bien meurement à une chose si importante. Vous sçavez, Seigneur, dit le Roy de Phrigie, que nous n’avons pas tousjours esté de mesme party : c’est pourquoy vous devez adjouster plus de croyance à mes paroles : & croire qu’il est absolument impossible qu’Artamene vous ait trahi, puis que je n’en ay rien sçeu. Pour moy, adjousta le Roy d’Hircanie, je ne croiray jamais qu’il soit coupable d’une trahison : non pas mesme, adjousta Hidaspe, quand il la confesseroit. S’il ne faut que ma teste pour estre caution de son innocence, dit Aglatidas, je la mets aux pieds de vostre Majesté ; Et si cette innocence, repliqua le Prince des Cadusiens, a pour ses Accusateurs, la moitié de vostre Armée ; il ne faut que le bras d’Artamene pour les confondre, si on luy permet de la deffendre. Je démentirois mes yeux, adjousta le Prince de Licaonie, s’ils pouvoient tesmoigner contre luy : & je ne croy

pas, dit celuy de Paphlagonie, qu’il se trouve un homme qui ait l’audace de faire cette accusation. Je suis son complice s’il est criminel, adjousta Chrisante ; & je sçay que je suis innocent. J’ay veû son ame trop ferme dans la mauvaise fortune, dit alors Thrasibule, pour croire qu’elle ait seulement chancelé dans la bonne : Cela n’est croyable ny possible, s’écrierent à la fois Madate & Megabise : & si vostre Majesté, adjousta Feraulas, fait parler ceux qui l’accusent, je m’offre à les faire taire. Enfin tous ces Princes, & tous ces Chefs, les uns apres les autres, & quelques fois tous ensemble, s’empressoient à qui parleroit plus fortement, pour l’illustre & malheureux Artamene. L’un se souvenoit de ses Victoires ; l’autre de sa Generosité : L’un exaltoit sa valeur ; l’autre vantoit son affection ; & tous enfin en vindrent à tel point, qu’ils perdirent une partie du respect qu’ils devoient à Ciaxare, par le peu de loisir qu’ils luy donnoient de s’expliquer. Le Roy emporté de colere, leur presenta les Tablettes, dans lesquelles Artamene avoit escrit au Roy d’Assirie : & leur dit tout en fureur ; Voyez si celuy que vous deffendez si ardamment, est aussi innocent que vous le pensez. Le Roy de Phrigie ayant leu ce Billet tout haut, en demeura un peu surpris, aussi bien que tous ceux qui l’entendirent. Neantmoins il ne changea point de sentimens non plus que les autres : & apres avoir fort exageré, comme quoy les apparences sont bien souvent trompeuses & incertaines ; ils conclurent tous d’une voix, sans pouvoit bien dire pourquoy, qu’Artamene estoit innocent : Mais que quand mesme il seroit coupable ; ce seroit tousjours un coupable, qu’il ne faudroit pas perdre legerement.

Nous y adviserons, leur respondit alors Ciaxare : Mais cependant, que chacun se souvienne en cette rencontre, qu’il est quelquefois tres dangereux d’embrasser avec trop de chaleur, la deffence des criminels : & que ceux dont les Troupes feront quelque rumeur dans mon Camp, me respondront en leurs propres personnes, de l’insolence & de la revolte de leurs Soldats. Ces Princes & ces Capitaines qui virent que Ciaxare se laissoit emporter à la colere, ne voulurent pas l’irriter davantage : & comme la valeur d’Artamene les avoit presque tous rendus ses Vassaux, ses Sujets ou ses Alliez ; ils ne voulurent pas perdre entierement le respect qu’ils luy devoient, ny se mettre en estat de se rendre inutiles pour Artamene qu’ils aimoient beaucoup ; comme ils eussent fait, s’ils eussent continué d’eschauffer un esprit, qui ne l’estoit desja que trop. Ils le laisserent donc dans la liberté de s’entretenir soy mesme, & de dissiper une partie de son chagrin, par le temps qu’il auroit de faire reflexion sur ce qu’il avoit fait, & sur ce qu’il avoit à faire.

Cependant Chrisante & Feraulas en sortant du Cabinet du Roy, leur firent de nouveau mille sermens, en faveur de l’innocence de leur Maistre : & les confirmerent puissamment dans le dessein qu’ils avoient de le servir. Ils protesterent tous de perir plus tost que de souffrir qu’un homme d’un merite si extraordinaire, fust injustement traité. Ce n’est pas que ce Billet ne les embarrassast un peu : mais Artamene eut pourtant ce bonheur là, que tous creurent qu’il y avoit quelque chose de caché qui le justifieroit : & que personne ne crût qu’il fust coupable. En effet quelle apparence y avoit il, qu’Artamene peust avoir une intelligence criminelle avec un Prince qu’il venoit

de vaincre ; & du quel il venoit de renverser l’Empire ; & sans qu’il eust paru aux yeux du monde, nul sujet de mescontentement de sa part, ny nul changement en sa fortune ? Aussi ne fust-ce pas sans peine, que les Chefs retindrent le Peuple, & les Soldats en leur devoir : & en les y retenant, ils agirent de telle sorte avec eux, qu’ils les laisserent dans la disposition qu’il faloit qu’ils fussent pour s’en pouvoir servir, en cas qu’il en fust besoin. Ils leur dirent seulement, qu’il faloit se donner patience, & qu’Artamene seroit bien tost delivré : qu’il ne faloit pas precipiter le secours qu’ils luy vouloient donner, de peur de rendre sa condition plus mauvaise : & meslant tousjours parmi cela, des loüanges d’Artamene ; ils empeschoient la revolte, & la fomentoient tout ensemble : ainsi sans atiedir leur affection, ils reprimoient seulement leur violence, qui n’estoit pas encore necessaire. Cependant tout le Camp & toute la Ville estoient en desordre : le Nom d’Artamene retentissoit par tout : Les Medes ; les Persans ; les Capadociens ; les Phrigiens ; les Hircaniens ; les Cadusiens ; les Paphlagoniens, & tant d’autres Nations differentes, dont cette grande Armée estoit composée, s’accordoient toutes en faveur d’Artamene : & faisant toutes son Eloge, chacun en sa langue & en sa maniere ; il n’y avoit presque pas un Capitaine en tout ce grand Corps, qui ne se vantast d’avoir reçeu quelque bien-fait de luy : ny presque pas un Soldat, qui ne publiast qu’il avoit l’honneur d’en estre connu. Enfin Artamene estoit le sujet de toutes leurs conversations : tous les Soldats vouloient quitter le Camp, pour aller apprendre à la Ville ce qui s’y passoit : & quelques uns des Habitans de la Ville alloient au Camp pour y

exciter les Soldats, à ne laisser pas perdre leur General. Il n’y avoit que cét Amy d’Aribée, qui n’agissant qu’en secret, ne laissoit pas de nuire beaucoup au genereux Artamene, & d’entretenir la colere du Roy : c’estoit luy qui luy avoit escrit à cét illustre accusé : mais qui luy avoit encore baillé les Tablettes, dans lesquelles il avoit respondu à ce Roy. Chrisante & Feraulas estoient fort empeschez à deviner par quelle voye Ciaxare pouvoit les avoir reçeuës : mais le Ciel qui veut tousjours que les crimes se descouvrent, fit qu’ils en furent bien tost esclaircis. Ils n’avoient garde d’imaginer, comment la chose estoit advenue : ny de prevoir par quel moyen ils l’apprendroient. Car il estoit arrivé que celuy que le Roy d’Assirie avoit envoyé vers Artamene, & par lequel Artamene luy avoit respondu ; avoit rencontré en s’en retournant un Frere d’Aribée ; qui luy ayant demandé d’où il venoit, & où il alloit, avoit sçeu par luy la verité de la chose. Ce Frere l’ayant apprise, avoit suborné cét homme, qui luy avoit montré ces Tablettes : & apres les avoir ouvertes & leuës, il avoit par sa permission, escrit la mesme chose dans d’autres : & luy avoit persuadé, qu’il pouvoit à toute la Medie, & à toute la Capadoce d’où il estoit : mais encore à toute l’Asie, & mesme à toute la Terre ; s’il vouloit retourner à Sinope, & aller porter les Tablettes d’Artamene à un de ses amis, qui estoit aupres de Ciaxare ; & c’estoit le mesme qui de son costé, avoit commencé d’agir contre ce fameux Prisonnier. Il luy dit en suitte, que ce seroit rendre un service tres important au Roy, & dont il seroit

tres magnifiquement recompensé : que le Roy d’Assirie qui à faute de gens l’avoit envoyé, seroit ravi de ce qu’il auroit fait, ayant interest en la perte d’Artamene : qu’il verroit aussi bien sa Lettre en copie qu’en original ; & qu’il la luy porteroit, pendant qu’il retourneroit à Sinope. Qu’au reste il ne faloit pas qu’il eust de scrupule, de perdre un homme ambitieux, qui aspiroit à la Monarchie universelle ; un homme que l’on faisoit semblant d’aimer, pour la crainte que l’on avoit de luy : mais que s’il arrivoit jamais que la Fortune l’abandonnast pour un moment, il seroit perdu sans ressource. Que tout changeroit de face : que ses plus chers Amis en apparence, estoient ses Ennemis en secret : & qu’enfin il recevroit des loüanges, & : des benedictions de tout le monde, s’il venoit about d’un grand dessein. Que tout grand qu’il estoit, il l’acheveroit pourtant sans aucun danger : puis que ce ne seroit pas luy qui presenteroit ces Tablettes au Roy : & qu’il ne seroit connu, qu’apres que tout le peril seroit passé. Enfin ce frere d’Aribée qui se nommoit Artaxe, sçeut tant dire de choses à celuy auquel il parloit ; qu’adjoustant une riche bague à ses raisons ; il persuada cette ame foible & mercenaire ; & luy fit faire tout ce qu’il voulut. Artaxe escrivit donc à son Amy, qu’ayant trouvé un moyen infaillible, de vanger la mort de son frere, il le conjuroit de ne le negliger pas, & de s’en servir utilement. Que pour luy, il s’en alloit de son costé dans Pterie ; Ville qui n’est pas fort esloignée de Sinope, où le Roy d’Assirie s’estoit retiré ; afin d’agir aupres de ce Prince contre Artamene : & pour y attendre le succés de l’affaire, dont il luy laissoit la conduite, n’osant pas paroistre à la Cour. Cét

homme donc, estant arrivé à Sinope, avoit esté trouver cét Amy d’Aribée & d’Artaxe ; l’avoit trouvé disposé, à ce qu’il desiroit de luy ; & ce traistre avoit en effet conduit la chose, jusques au point qu’elle estoit. Mais ce qu’il y eut d’admirable en cette rencontre ; ce fut que cét homme qui ne s’estoit principalement resolu à ce qu’il avoit fait ; que parce qu’il s’estoit laissé persuader, que c’estoit rendre un office universel à toute l’Asie, que de faire perir Artamene ; fut bien estonné de voir, qu’au lieu de causer une joye generale, il avoit causé une douleur publique : & qu’il avoit mis un desordre, & une confusion si grande par tout, qu’il n’estoit pas aisé de prevoir, par quels moyens l’on pourroit remettre les choses en leur tranquilité premiere. Cét homme donc, de qui l’ame estoit sans doute plus fragile que meschante ; pressé de remords : & de plus extrémement irrité, de la fourbe qu’on luy avoit faite, & de la mauvaise action qu’on luy avoit fait faire à luy mesme ; se resolut absolument de la reparer ; & d’apprendre aux Amis d’Artamene, quel estoit celuy qui entretenoit Ciaxare dans son chagrin & dans sa colere. Il s’adressa pour en venir about à Feraulas ; & luy advoüa ingenûment comme la chose s’estoit passée : mais avec des paroles si pleines de repentir ; que quoy que cet homme eust mis la vie de son Maistre en danger, il ne le mal-traita point. Au contraire, apres avoir blasmé sa premiere action, il loüa fort la seconde : & se resolut de se servir de luy, pour descouvrir tout ce qui se passeroit, chez l’Ennemy caché d’Artamene. Il fit aussi tost sçavoir à son Maistre, tout ce qu’il avoit appris : car encore que Ciaxare eust deffendu que personne ne luy parlast ; le Capitaine des Gardes

n’observoit pas cét Ordre si exactement, qu’il ne donnast la liberté de luy escrire : estant fortement persuadé de son innocence : & plus fortement amoureux encore, d’une vertu si extraordinaire. Artamene sçeut ainsi par quelle voye son Billet avoit esté entre les mains de Ciaxare, dont il fut extrémement aise : car bien que les grandes Ames, qui sont incapables de crimes, n’en croyent pas aisément les autres capables non plus qu’elles ; il avoit pourtant eu quelque leger soubçon, que le Roy d’Assirie n’eust fait la chose : & cette pensée luy avoit donné beaucoup d’inquietude. Car, disoit il, si par hazard l’illustre Mandane n’estoit point morte : & que par le mesme hazard elle revinst entre les mains du Roy d’Assirie ; quelle asseurance pourrois-je avoir en la parole d’un Prince, capable d’une si noire perfidie ?

Cependant Chrisante & Feraulas voulant se servir du moyen que le Sort leur presentoit, & travailler à la conservation d’Artamene, se trouvoient fort embarrassez, car en l’estat qu’estoient les choses, ils ne sçavoient s’ils devoient dire la verité des advantures de leur Maistre à Ciaxare. Ils voyoient qu’en le justifiant d’un costé, ils l’accuseroient de l’autre : & jugeoient bien que sa vie seroit encore plus en danger, comme Amant de la Princesse, que comme Amy du Roy d’Assirie. Sa condition mesme qui estoit tant au dessus de ce qu’elle paroissoit estre, leur sembloit aussi un mauvais moyen pour le sauver : & dans cette incertitude, ils ne sçavoient ny que resoudre, ny qu’imaginer. Ils crûrent neantmoins enfin, qu’il estoit juste en une chose si importante, de ne se fier pas entierement en leurs propres opinions : & de ne se charger pas seuls, de l’evenement d’une affaire, d’où dépendoit

la perte ou la conservation de la Personne du monde la plus considerable. Ils jugerent donc à propos, de choisir les principaux des Persans ; & ceux d’entre ces Princes Estrangers, qui paroissoient les plus affectionnez à Artamene, & qu’il avoit le plus obligez : afin de leur apprendre, que celuy qu’ils aimoient, estoit encore plus digne de leur amitié, & de leur protection qu’ils ne pensoient : & pour avoir apres cela leurs advis, sur ce qu’ils avoient à faire. Ils eussent bien voulu en faire demander la permission à leur cher Maistre : mais c’estoit une chose si delicate à confier legerement, qu’ils ne crûrent pas qu’il la falust hazarder. Joint que dans l’indifference qu’il tesmoignoit avoir pour la vie ; ils s’imaginerent facilement, qu’il ne se donneroit pas la peine d’examiner, ce qui luy seroit le plus advantageux : & ils jugerent mesme qu’il n’y consentiroit jamais, vû le silence obstiné qu’il observoit en une occasion, où il s’agissoit de son honneur & de sa vie. Comme ils eurent formé cette resolution, ils prirent encore celle de ne confier ce secret qu’à des Persans, & à des Princes Estrangers, & de n’en donner point de partaux Medes : parce qu’estans nais Subjets de Ciaxare, ils auroient peut-estre pû se dispenser, de la fidelité qu’ils auroient promise ; ou du moins la garder avec quelque repugnance, & quelque scrupule. Ainsi apres s’estre fortement déterminez sur ce dessein ; ils furent chercher l’occasion de l’executer : afin d’avoir au moins la satisfaction de n’avoir rien negligé pour la conservation de la personne du monde la plus illustre, & la plus malheureuse tout ensemble.


Fin du premier Liure