Paul Ollendorf, éditeur (p. 181-193).


XVI


Claude descendit au jardin. Il gelait. Dans le ciel froid les étoiles tremblaient frileusement. Il se sentit triste et seul.

Depuis plusieurs jours, Mlle de Rhuis trouvait des prétextes pour se retirer chez elle dès la tombée de la nuit, et pour n’en point sortir après le repas. Ce soir-là, elle avait annoncé la visite de son cousin. C’était la troisième fois en une semaine que venait le jeune homme. Claude le nota sans en vouloir tirer aucune conclusion.

Ils agissaient de la sorte l’un avec l’autre et avec eux-mêmes, évitant dans leurs entretiens et dans leurs pensées tout ce qui pouvait jeter une lumière trop nette sur l’état de leur âme. Ainsi la tentative sournoise de Claude n’avait-elle eu aucune suite apparente. Ils affectaient de la traiter en incident négligeable dont il était naturel qu’ils eussent exagéré l’importance, mais auquel la moindre réflexion restituait sa valeur d’étourderie lien excusable. Ils ne prétendaient vraiment qu’à l’élimination progressive de leurs instincts. La chair dresse des embûches qu’ignore notre conscience. Il suffit de n’y pas succomber.

Combien d’indices cependant les obligeaient à discerner l’atteinte nouvelle que ce fait dédaigné portait à leur harmonie ! Pourquoi fuyaient-ils l’ombre, si favorable à ceux qui s’aiment, le crépuscule où s’alanguissent les rêves ? Pourquoi ne cherchaient-ils plus ensemble les beaux spectacles de l’horizon, ni la douceur du silence devant les flammes du foyer, ni rien enfin de tout ce qui provoque l’émotion bienfaisante ? Avaient-ils peur de s’attendrir qu’ils ne se voyaient qu’aux heures claires et sèches du jour ?

Claude se débattait contre l’attaque opiniâtre de toutes ces questions lorsqu’il s’arrêta et tendit l’oreille. Du manoir partait un bruit de chant mêlé aux accords assourdis d’un piano. Armelle chantait.

Il ne l’avait jamais entendue, et il ne savait même pas qu’elle chantât. Aussitôt il se dit :

— Armelle fait pour ce gamin ce qu’elle n’a pas fait pour moi.

Il n’eut pas le loisir d’hésiter. L’idée hargneuse le poussait. De force elle le mena vers la maison jusqu’à la pièce du rez-de-chaussée qui servait de salon à Mlle de Rhuis.

Il ouvrit la porte. À la lueur d’une bougie, ils les vit tous deux, Armelle assise au piano, Paul debout près d’elle. Ils ne s’aperçurent pas de son entrée. Il écouta.

Elle disait une chanson mélancolique où des matelots invectivaient la mer bretonne, où des paysans accusaient la lande sauvage, et où matelots et paysans ne chérissaient que la mer et que la lande. Et elle en dit une autre toute d’amour frais et gracieux. Elle avait peu de voix, mais elle en tirait des sons d’une gravité douloureuse et des accents naïfs qui prêtaient aux poèmes le relief de petits drames intenses.

Claude s’émerveilla de lui découvrir un tel charme. Et au lieu de s’en réjouir, il se demandait :

— Pourquoi ne m’a-t-elle pas réservé ce plaisir, à moi, le premier ? Pourquoi l’en gratifier, lui, cet intrus ?

Le regardant, il fut assailli d’un mal encore plus vif, tant le secret du jeune homme se lisait sur son visage. Il contemplait Armelle avec une admiration ingénue qui ne se souciait guère des choses exprimées, ni de la voix mélodieuse, ni des nuances exquises, mais s’adressait tout entière à la femme elle-même. Il avait l’air extasié d’un fervent. Nulle lueur de convoitise ou d’espoir n’allumait ses yeux. Ils tâchaient simplement à captiver l’image de ce qu’il y avait au monde de plus beau et de plus magnifique.

Il aimait. Claude n’en douta pas, et il en souffrit.

En ce petit coin de terre, ils étaient deux pour qui la vie se résumait en la même créature. Paul et lui ne comptaient pas plus l’un que l’autre devant l’égalité de l’amour. Ils offraient le même trésor, car l’offrande du cœur, quelle que soit la façon dont on le donne, est toujours analogue.

Il eut l’impression, dégradante d’un partage. La joie d’aimer la jeune fille, un autre l’éprouvait autant que lui, qui sait, peut-être plus encore ! Il se souvint d’avoir dit :

— J’aime vous aimer, Armelle.

Cette parole, un autre la pouvait prononcer.

Avide de solitude, il se tourna vers la porte. Mais Armelle l’entendit et se leva.

— Tiens, vous étiez là, Claude.

— Oui, fit-il, je vous écoutais, et j’envie votre cousin… quelle faveur vous lui faites !

Elle remarqua l’altération de sa voix.

— Ce sont de vieilles chansons arrangées par un ami de Paul, expliqua-t-elle… je les fredonnais au hasard.

Il s’approcha d’elle et lui dit tout bas :

— Pourquoi ne m’avez-vous jamais rien chanté, à moi ?

Elle devina sa peine et tous les petits motifs qui la rendaient plus cuisante, et cela lui parut si mesquin qu’elle répéta :

— Oh ! Claude, Claude… est-ce bien vous ?

— Quoi, fit-il, blessé, que trouvez-vous de si anormal en moi ?

Elle ne répliqua point. Se plaignant de fatigue, elle pria Paul de l’excuser, le reconduisit et monta chez elle. Mais un mouvement irréfléchi jeta Claude à sa poursuite. Il la saisit par le bras, comme elle entrait dans sa chambre, et balbutia :

— Il vous aime, vous savez qu’il vous aime ?

— Oh ! Claude, supplia-t-elle…

— Il faut me répondre… vous savez qu’il vous aime, n’est-ce pas ?

— Oui, je le suppose.

Sur son bras les doigts se crispèrent.

— Et votre promesse, Armelle : « Je ne veux être aimée que de vous. » Cette promesse, vous ne l’avez pas tenue…

— Mon pauvre Claude, dit-elle compatissante, je vous aime et vous m’aimez, qu’importe le reste !

— Mais il vous aime aussi, s’écria-t-il, il se mêle à notre amour… il détruit notre intimité… avez-vous le droit de tolérer cela ?

— Si j’ai le droit... murmura la jeune femme, stupéfaite.

Il comprit la bêtise d’un tel reproche. Son irritation tomba.

— Oh ! pardon, Armelle, vous agirez comme il vous plaira, vous êtes libre d’accueillir tous les hommages.

Ce changement d’attitude la froissa. Il se courbait ainsi qu’un enfant qui a peur. Elle lui pardonna plus vite son emportement que son humilité.

Les jours suivants Claude fit un grand effort afin de reprendre possession de lui-même. Il crut y réussir et Armelle s’en félicitait. Mais le retour de Paul abolit ses meilleures résolutions. Il fut désemparé, impuissant.

Par un entêtement puéril, il assistait à toutes les visites et se désolait de leur longueur et de leur multiplicité. Elles devinrent pour eux d’étranges supplices. Armelle percevait les moindres symptômes de gêne, d’impatience et de douleur. Et cela l’apitoyait et la révoltait à la fois. Elle eût voulu supprimer la cause du mal. Cependant un mauvais orgueil l’empêchait de céder, bien qu’elle attribuât sa conduite à des raisons délicates.

— Je lui dois, se disait-elle, de le laisser se vaincre lui-même, il faut qu’il triomphe seul.

Et si elle ne pressait pas son cousin de revenir, du moins elle acceptait son assiduité.

Ils constatèrent, donc ensemble le progrès de cet amour. Ils se promenaient tous trois ou s’enfermaient dans le manoir. On causait à peine. Mais les gestes et les visages trahissaient la violence des sensations, et Paul surtout offrait ingénument le spectacle facile de son âme.

Souvent Armelle et Claude le surprenaient en adoration, comme s’il priait, les mains jointes, indifférent à tout. Ils le voyaient frissonner au moindre contact, pâlir pour une parole un peu dure, et s’enivrer d’un mouvement amical. Et ils se détournaient l’un de l’autre afin d’ignorer leur impression mutuelle.

Un fait les frappa. Il atteignait, en ces moments, à une sorte de beauté dont sa figure d’ailleurs gardait par la suite l’empreinte de plus en plus visible. Il ne ressemblait guère au collégien ridicule et morne du premier jour. Sa bouche savait sourire et ses yeux parler un clair langage. Ainsi quelques semaines l’avaient transformé. De cela, malgré tout, Armelle était fière et Claude malheureux.

Et d’involontaires comparaisons les tourmentaient. Auprès de cet amour juvénile, fougueux, soumis à ses instincts, suivant la route ordinaire comme la plus favorable à sa marche rapide, sûr de conquérir son but si le permettaient les circonstances extérieures, ils songeaient à leur amour complexe, indécis, peureux, sans issue ni certitude, embarrassé de digues et de murs. Lequel se développait selon la logique ? lequel se rapprochait davantage de la nature et de la vérité ?

Ils doutèrent d’eux. La vieille conception de l’amour les hanta. Claude se souvenait des voluptés définies qu’il lui devait, et Armelle regrettait tout au moins de ne point connaître ce bonheur partiel. Y avait-il rien de mieux que l’agenouillement de cet enfant ? rien de mieux que d’être prêt comme lui à se sacrifier sur un signe, à mourir sur un ordre ? Combien peu lui importaient sa dignité, son avenir, sa conscience, le souci de remplir sa tâche ? Aimer, aimer jusqu’à n’être plus soi, aimer jusqu’à croire que son âme palpite et que son cœur bat en qui l’on aime, n’est-ce pas l’unique idéal ?

Ils ne savaient pas. Ils étaient trop bouleversés pour savoir. Mais il leur semblait que leurs minutes d’exaltation les plus puissantes ne leur avaient jamais donné, autant qu’un regard de Paul, la sensation profonde de l’amour. À côté de cela, tout leur paraissait froid, compassé, raisonnable. Le flot de leurs anciennes croyances, de leurs habitudes, de leur façon de juger et de comprendre, les envahissait soudain et noyait leurs idées et leurs espérances nouvelles. C’était un grand tumulte, un désordre incroyable. Ils ne voyaient plus en eux ni autour d’eux. L’ombre les étouffait. Seul rayonnait, comme un exemple et comme un remords, l’amour de Paul.

Une épreuve plus rude les attendait. Le désir du jeune homme s’éveilla. Une appréhension sourde en avertit Claude, et dès lors il perdit tout contrôle sur lui-même. Ce désir l’indignait. Son imagination le lui révélait rôdeur, fureteur, audacieux. C’était une ignominie qui flétrissait Armelle. Lorsque Paul la frôlait de ses mains fiévreuses ou de ses yeux troubles, il lui prenait l’envie de le brutaliser. Comment avait-il pu louer la noblesse du désir ? Mais rien n’est impur à ce point ! Cela souille, corrompt, désagrège, empoisonne.

— Oh ! Armelle, se dit-il, on vous déshonore en ma pensée.

Il la contemplait avec détresse, comme si des baisers invisibles lui eussent fait un vêtement d’opprobre.

Une fois il pria :

— Armelle, passons la soirée ensemble.

— Non, Claude, j’ai des lettres à écrire.

Pourquoi soupçonna-t-il la sincérité de cette excuse ?

Quelques minutes après il franchit l’enceinte, revint en ville par la porte voisine, choisit les rues obscures, et se dissimula derrière le manoir, à l’ombre, au bout de l’impasse.

Il attendit. Un bruit de pas approcha. Il fut près de se montrer, tellement l’écœurait sa conduite. Cependant il ne bougea point. Il vit Paul sonner et disparaître.

— Elle a menti, elle a menti, se dit-il, atterré.

Il resta là longtemps, incapable de se résoudre. Puis, au hasard, il regagna l’enceinte et voulut rentrer chez lui. Mais, à travers les volets du rez-de-chaussée, de la lumière filtrait, ils étaient là, tous deux. Que faisaient-ils ?

Soudain, comme un fou, il courut vers le salon. Brusquement il entra. Paul était aux genoux d’Armelle.

Il l’empoigna, le traîna sur le parquet, sur les dalles du vestibule, et le jeta dehors.