Paul Ollendorf, éditeur (p. 194-206).


XVII


Un grand besoin de repos leur conseilla de s’éviter pendant quelques jours. Nulle colère ne guidait Armelle, et Landa ne se dérobait pas aux reproches. Mais ils s’étaient cruellement blessés l’un l’autre, et chacun aspirait à panser ses plaies et à se préparer à des entrevues plus sereines.

Cette retraite n’eut point l’issue espérée. Ils y découvrirent bien qu’ils s’aimaient toujours. Après avoir subi la torture de renier leurs efforts, ils se réjouirent des larmes que leur coûtait l’éloignement. Ils considéraient avec délices le réseau sensible et serré des petits liens que la séparation faisait saigner comme des fibres de chair. Et ils se disaient que si des chances adverses avaient modifié leur amour, il n’en résultait pas qu’il fût moins sincère et moins vivace : s’aimer de telle ou telle sorte, quel détail secondaire pourvu que l’on s’aime ! Rien cependant ne les consolait, car ils avaient perdu leur rêve.

La solitude ne tarda pas à leur peser. Ils souffraient de blessures qu’on ne calme pas soi-même. Faites par eux, elles ne seraient guéries que par eux.

Un matin de neige, Armelle ouvrit sa croisée et elle avisa Claude à la fenêtre de la tour. De sa bouche jaillirent des baisers irréfléchis que ses deux mains lançaient en gestes passionnés à travers la chute blanche des flocons, et Claude en percevait la caresse chaude. Il l’appela d’un signe. Elle disparut, et il la vit aussitôt qui courait sous la neige et sur la neige, comme si elle était résolue, pour le rejoindre, à franchir tous les obstacles.

Elle monta. Du haut des marches, il cria, malgré lui :

— Armelle, Armelle.

— Me voici, Claude.

Elle arrivait. Ils se contemplèrent un moment : « Il me regarde comme Paul, avec le même air de folie, » pensa-t-elle. Et elle se jeta dans ses bras. Il murmura :

— Oh ! ma jolie fée, ma fée Souriante…

Elle avait de la neige à ses cheveux blonds. Il la but, et entre ses dents il mordait les mèches humides. Puis il la conduisit à l’une des fenêtres de la façade, en l’embrasure garnie de bancs en bois et profonde comme une chapelle, l’assit et, se mettant à genoux, obtint l’asile de l’épaule accueillante.

Dehors un grand voile blanc descendait interminablement. Ils le suivaient et ils étaient heureux. Ils ne se croyaient plus dignes d’un tel bonheur, et ils lui faisaient place en eux, comme à un ami qu’on n’attendait plus et qui va s’en aller si la demeure ne lui plaît pas. Aussi se tenaient-ils immobiles et silencieux par crainte de l’effaroucher. Mais les bêtes sournoises de l’instinct s’agitaient et il fallut relâcher un peu l’étreinte trop intime.

Alors, se souvenant de leur misère, ils furent tristes. C’était une tristesse adoucie. Les paroles qu’elle inspira n’auraient pu être amères ni prononcées d’une voix rebelle, car cet instant de félicité les avait disposés à la résignation. Et Claude dit :

— Armelle, nous sommes vaincus.

— Oui, Claude, nous sommes vaincus, nous nous aimons comme tout le monde.

— Oh ! notre rêve chéri, fit-il, combien la vie l’a déformé !

Ils ne s’en voulaient pas. Ni elle ni lui ne songeaient à établir les responsabilités. Ils avaient succombé sous des forces inconnues, et ce n’était point leur faute, ni surtout la faute de l’un plutôt que celle de l’autre.

Claude reprit :

— Oui, comme tout le monde, avec les mêmes étroitesses, les mêmes rancunes, les mêmes exigences, les mêmes jalousies. Moi, jaloux de vous ! et pour ce gamin, quel abaissement ! Si encore je l’avais redouté comme rival ! non, j’étais jaloux de ce qu’il vous aimait, je n’admettais pas cela : « Il n’a pas le droit de l’aimer, me disais-je, elle n’a pas le droit de se laisser aimer. » Oh ! si vous saviez ce que j’ai fait… je vous ai surveillée, je me suis dissimulé dans l’ombre comme un espion.

Elle lui ferma la bouche avec sa main.

— Taisez-vous, Claude, ce sont de vilains mots… parlons de moi… j’ai eu mes torts aussi…

— Des torts, Armelle ?.. un peu de coquetterie peut-être… vous saviez qu’il vous aimerait…

— Je le savais, cependant je ne me croyais pas répréhensible. On a travesti les choses les plus pures. Est-ce mal d’éveiller chez un enfant l’amour qui peut devenir le germe de belles actions auxquelles sa nature était sans doute réfractaire ?

— Non, ce n’est pas mal, mais pourquoi m’avoir caché la venue de Paul, l’autre soir ? pourquoi se traînait-il à vos pieds ?

— J’ai menti, Claude, parce que je devinais votre souffrance et que je voulais y mettre terme, et il se traînait à mes pieds parce que je lui défendais de revenir.

Il insista :

— Mais dans tout cela, Armelle, n’y a-t-il pas eu un désir confus de provocation envers moi, de révolte, ou simplement de taquinerie ?

Elle réfléchit et, lentement, avoua :

— C’est vrai, tout de même, je m’en rends compte, j’ai été coquette, pas tant avec lui qu’avec vous, Claude, et je n’en saurais dire la raison… je m’imaginais que vous m’aimiez moins.

— Il y a peut-être des moments où je vous aime plus, il n’y en a jamais où je vous aime moins, Armelle.

Ainsi donc ils avaient échoué. Pourquoi ? ils ne se le demandaient point, ne pensant qu’aux preuves et aux circonstances de leur défaite et non à ses causes. Et Claude se désola :

— Comme cela s’est effectué rapidement ! Depuis notre retour, c’est une descente ininterrompue. Nous tombons, nous tombons, ainsi que cette neige, et notre vie s’obscurcit comme l’espace. Oh ! tout s’accomplissait alors dans un ciel si bleu ! Vous souvenez-vous, Armelle ?… qui sait si nous n’aurions pas dû nous quitter pour toujours après une félicité aussi surhumaine !

Elle frémit à cette idée.

— Est-ce possible que vous parliez d’une telle chose ?

— C’est que vous ne soupçonnez pas où j’en suis, répondit-il, à quel degré d’avilissement ! Je vous aime de l’amour le plus jaloux, le plus autoritaire, le plus despotique. Toutes les exigences sont en moi. Elles ne se manifestent pas toutes encore, mais bientôt, une à une, elles se jetteront à l’assaut de votre liberté… Oh ! Armelle, il faut que vous le sachiez : si je le pouvais, je vous enfermerais… je souffre quand on vous touche, quand on vous voit, quand on entend le bruit de vos pas… je voudrais même que personne ne pensât à vous, que votre existence cessât pour tous, sauf pour moi !… et encore cela m’irrite que vous soyez un être en face de moi, c’est-à-dire opposé à moi, qui peut avoir d’autre distraction et d’autre ambition que moi, qui peut pleurer pour des motifs autres que moi… Je voudrais vous absorber… Armelle, je ne suis pas sûr de ne pas désirer votre mort !

Elle avait renversé la tête et, les yeux clos, les paupières entr’ouvertes, elle écoutait voluptueusement.

— Parlez, Claude, votre voix m’enveloppe, elle coule dans mes veines, elle gonfle mon cœur… Parlez, les mots que vous venez de me dire sont adorables à entendre… Moi aussi je suis bien basse puisque vos mauvaises paroles m’enchantent. Mais qu’importe notre rêve !… Qu’importe de s’aimer de telle ou telle façon pourvu que l’on s’aime… Nous n’avons pu conquérir l’autre amour, jouissons de celui-ci… Il est bon… il est meilleur peut-être… je vous aime.

Il s’assit à côté d’elle et lui dit ardemment :

— Oui, c’est cela, que notre amour s’épanouisse comme il voudra et comme il pourra… Prenons ce qu’il nous donne… Aimons-nous puisque nous nous aimons.

Ils furent délassés. Quel soulagement de rejeter le fardeau des résolutions, des plans, des phrases et des combinaisons incommodes ! À quoi bon s’éterniser dans une atmosphère moisie où l’on ne respire point ? On a l’amour que l’on mérite et le premier devoir est d’y obéir.

— Je ne suis plus rien devant votre volonté, Claude.

— Je ne suis plus rien devant votre caprice, Armelle !… demandez-moi ce qui vous plaît, humiliez-moi, j’accepte tout, je vous sacrifie tout…

Ils éprouvaient une satisfaction perverse à traduire leurs sentiments dégénérés, maintenant qu’ils se décidaient à en suivre l’impulsion. Les moindres choses qui supposaient la toute-puissance de leur amour les ravissaient, fussent-elles des preuves irrécusables de déchéance.

— J’ai compris ces jours-ci, dit Claude, qu’il ne m’est point possible de vivre sans vous, même pour une semaine.

— Je l’ai compris également, dit Armelle, il faut que je vous voie et que vous me voyez, sinon je ne sais que faire.

La neige ne tombait plus. Elle recouvrait l’immensité de sa blancheur monotone. Après la tourmente un grand calme planait. La nature s’était unifiée. Les champs, les marais, les routes, tout se confondait comme une ébauche à lignes indécises. Là-bas, sous le vêtement de flocons, étaient-ce des tas de sel ou des huttes d’hommes ou des meules de foin ?

Ainsi ils avaient enseveli leurs rêves. Comme sous les plis d’un linceul, ils gisaient, ces rêves, indistincts les uns des autres. Les formes qui soulevaient le linge immaculé étaient-ce des tombes, des cadavres ?…

Ils ne se souvenaient plus de rien. Ivres d’espace, grisés de sensations neuves, ils couraient sur les plaines vierges où nul chemin ne les importunait. Ils couraient en un besoin irrésistible d’action. Leurs paroles chantaient comme des cris de victoire, et leurs gestes se libéraient.

— Oui, Armelle, je vous aime exclusivement, méchamment, avec ruse et colère… Je cherche par où vous attaquer. L’idée de vous faire du mal ne m’effraye pas, vous êtes presque mon ennemie… mais je vous adore…

— Détestez-moi, Claude, si c’est une condition de l’amour.

Et il lui disait aussi :

— Il y a vous, et en dehors de vous, rien. Je crois maintenant que je resterais indifférent à toute la nature, aux nuits d’été, aux lacs et aux forêts, car je ne les verrais pas… je ne vois que votre image… vraiment, Armelle, je sens que vous vivez moins en vous qu’en moi, et vous devez sentir que c’est ma vie dont vous vivez.

Elle lui saisit les bras et, dans un effort haletant vers quelque mot qui exprimât l’affolement de son amour, elle balbutia :

— Claude, Claude… je t’aime… je t’aime plus que je t’aime…

Il la serra contre lui. Leurs regards avides se pénétrèrent. Alors ils se virent anxieux et troublés, ainsi qu’à l’approche d’un événement formidable.

Ils frissonnèrent. Claude épia les lèvres d’Armelle. De petits mouvements nerveux les convulsaient. Celle du bas s’avançait, humide et sensuelle, et se creusait comme sous le poids d’un baiser. De tout son désir il imagina sa bouche, à lui, là, sur ce nid de chair délicate.

Les lèvres se firent coquettes, et douces, et boudeuses, et souriantes. Claude en suivait, affolé, le manège provocant. Et il les vit qui balbutiaient d’incohérentes syllabes. En même temps Armelle s’abandonnait, et elle murmura :

— Prenez-les donc, Claude, prenez-les.

Il les prit. Ce fut un âcre et féroce baiser, une sorte de choc brutal. Les dents se heurtèrent et mordirent. Les gencives furent meurtries.

Ils s’embrassèrent éperdument, au delà des bouches, très loin, jusqu’au fond de leur être. La caresse était sans limites. Partout elle les brûlait. Il leur sembla qu’ils se baisaient le cœur.

Soudain les bras d’Armelle se raidirent contre la poitrine de Claude, comme des ressorts irrésistibles. Il avait tenté…