Armand Durand ou la promesse accomplie/13

Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 195-204).

XIII


On avait allumé les bougies et tiré les rideaux de bonne heure, ce soir-là, dans l’élégant salon du Manoir d’Alonville, car la soirée était humide et le vent soufflait avec une certaine violence. Gertrude de Beauvoir était assise, rêveuse et pensive, dans le plus grand et le plus moelleux des fauteuils de l’appartement Elle avait un ouvrage de broderie sur ses genoux ; sur la table, à côté d’elle, se trouvaient des laines et du canevas ; à ses pieds des livres et des journaux : ce désordre démontrait clairement qu’elle avait souvent changé d’occupations, ne trouvant d’intérêt ou d’amusement à aucun. Elle fut tirée de sa rêverie par l’entrée de de Montenay qui, sans s’occuper de la froideur avec laquelle elle le recevait, — car il avait fini par s’habituer à ses manières capricieuses, — avait trainé un autre fauteuil près du sien et s’y était assis.

— Avez-vous entendu parler du dernier mariage ? lui demanda-t-il après avoir échangé quelques phrases banales.

— Non.

— Hé ! ce charmant, adroit et bon à rien d’Armand Durand s’est enfin marié avec la jolie petite couturière qu’il amusait depuis si longtemps.

Victor jeta un regard inquisiteur et pénétrant sur sa compagne, mais même pendant qu’il parlait elle s’était penchée pour relever un patron de modes tombé à ses pieds, et lorsqu’il la regarda de nouveau sa figure était aussi impassible que celle d’une statue.

— La nouvelle ne parait pas vous intérsser beaucoup, Gertrude ?

— Pourquoi m’intéresserait-elle ? Je le connais bien peu, et elle je ne la connais pas du tout.

— Alors prenons un sujet qui nous intéresse plus. Chère amie, quand notre mariage ara-t-il lieu ?

— Je suis sûre que je n’en ai pas d’idée, si ce n’est que ça ne sera pas de sitôt !

Et elle ferma à demi les yeux, comme si cet entretien l’ennuyait.

— Mais ce n’est pas donner à ma demande une réponse juste ni généreuse.

— C’est réellement la meilleure que j’aie à donner.

Il recula sa chaise avec impatience.

— Gertrude, reprit il, le temps est venu d’en finir avec cet enfantillage, le temps est venu de ratifier à l’autel l’engagement que nous avons contracté. Songez à la longueur du temps que je vous ai fidèlement attendue ; j’ai souffert tout ce temps là votre indifférence et vos caprices. Soyez juste enfin, et répondez-moi.

— Je crains, Victor, que cette réponse ne soit pas très-agréable : n’insistez donc pas à ce que je vous la donne.

— Mais il me la faut : je ne puis, je ne me laisserai pas remettre plus longtemps, de mois en mois, d’année en année. Je suis entré ce soir dans cette chambre avec la détermination de n’en point sortir sans avoir une réponse explicite et définitive.

— Eh ! bien, puisque vous le voulez absolument, je vais parler. Je crains franchement que la différence qu’il y a dans nos goûts et nos caractères soit si grande qu’elle ne nous permette jamais d’être heureux ensemble.

— Vous n’êtes pas sérieuse, Gertrude ! Vous dites cela seulement pour éprouver ma patience comme vous le faites si souvent.

— Une fois pour toutes je dis non, ce n’est pas pour cela. J’étais justement à réfléchir sérieusement sur le sujet lorsque vous êtes entré, et je cherchais le meilleur moyen de vous faire connaître ma résolution.

De Montenay se leva en sursaut.

— Après m’avoir traîné si longtemps à votre suite, s’écria-t-il avec impétuosité, vous n’oserez certainement pas me dire que vous avez maintenant l’intention de manquer à vos promesses.

— Quelles promesses ? Vous savez fort bien que dans la dernière grande explication que nous avons eue ensemble, il a été formellement décidé que nous resterions libres, entièrement dégagés de nos engagements antérieurs.

— Il en a été peut-être ainsi en paroles, mais non en réalité. Pensez-vous que je veuille être partout raillé et tourné en ridicule, parce que j’aurai été rejeté par vous ?

— Si vous le préférez, vous pouvez dire que vous m’avez dupée, et je ne vous contredirai pas : ce n’est pas ma faute, à moi, si vous avez suivi mes pas avec tant de persistance, sans avoir reçu de moi depuis bien des mois aucune espèce d’encouragement. Ah ! je préférerais de beaucoup faire rire de moi à présent que d’être prise plus tard en pitié comme une femme malheureuse.

— Vous devenez sentimentale, dit de Montenay en plissant les lèvres ; ce n’est pas dans votre genre, mademoiselle de Beauvoir ; et ça ne vous va pas du tout.

— Certainement non, répliqua-t-elle avec un éclair de colère dans ses yeux noirs, et ce n’est pas non plus dans mon genre de rester paisiblement assise à écouter quelqu’un me parler comme vous ôsez le faire dans ce moment. Ah ! quel heureux couple nous ferions, ajouta-t-elle avec sarcasme : notre vie serait une guerre sans fin.

— Du moins, interrompit-il, nous avons l’avantage de connaître mutuellement nos défauts à présent, plutôt que de les découvrir après notre mariage : nous ne pourrons pas nous accuser de nous être réciproquement trompés.

— C’est parce que, répliqua-t-elle, nous n’avons pas plus l’un que l’autre le pouvoir de cacher nos fautes : nos caractère sont trop peu disciplinés pour cela.

— Ceci est un enfantillage, Gertrude. Je vous en prie, parlons comme des personnes raisonnables, et non comme des enfants querelleurs.

— Je vous ai donné ma dernière réponse. J’en suis fâchée pour vous, mais aucune supplication et récrimination ne m’en feront donner d’autres.

— Si telle est réellement votre détermination, vous êtes une coquette sans cœur et sans principe.

— Personne ne sait mieux que vous, Victor, toute l’injustice de cette accusation. Ai-je jamais prétendu ressentir de l’amour pour vous ? N’ai-je pas plutôt, par ma persistante froideur, prouvé que je n’avais pas un tel sentiment, et n’ai-je pas maintes et maintes fois essayé, quoique toujours dominée, de finir cet embrouillement qui m’a été imposé lorsque j’étais trop jeune pour prendre une décision sur une question aussi importante ?

— C’est une absurdité, mademoiselle de Beauvoir, répliqua de Montenay piqué presque jusqu’à la folie par ce franc aveu. Probablement que vous êtes éprise d’amour pour un autre plus favorisé que moi. Vraîment, je vous avais soupçonné une préférence pour ce preux chevalier Armand Durand, quoique, apparemment, il n’ait pas partagé le sentiment.

— Comment ôsez-vous vous oublier à ce point ? demanda Gertrude les yeux étincelants.

— Voyons, qu’est-ce qu’il y a donc, mes jeunes gens ? demanda la voix claire et douce de madame de Beauvoir en entrant tout-à-coup dans la chambre. Vous vous querellez avec autant d’aigreur que si vous étiez déjà mari et femme.

— Je crains bien que nous ne le soyions jamais, dit alors de Montenay sur le visage duquel on voyait une expression de sombre chagrin, du moins si j’en dois croire les explications dont vient de me favoriser mademoiselle de Beauvoir.

— Ah ! je le vois, c’est encore une querelle d’amoureux ! Je crois que vous en avez eu assez ; la galanterie deviendrait véritablement insipide si elle n’était assaisonnée par quelque petite chicane.

Et en disant cela elle ajustait les coussins du sopha sur lequel elle s’était assise en lançant un vif regard inquisiteur dans la direction des belligérants.

— C’est plus qu’une querelle d’amoureux, madame de Beauvoir, reprit Victor ; c’est un avis formel de la part de votre fille qu’elle ne remplira pas notre engagement, qu’elle rejette définitivement ma main.

Les doigts blancs de la dame jouaient involontairement avec les coussins, mais elle répliqua avec un grand calme extérieur :

— Et vous la croyez réellement, Victor ? Ah ! c’est son tour aujourd’hui, demain ce sera le vôtre. Ce soir elle s’endormira probablement dans les pleurs, se chagrinant de sa folie et désirant voir arriver le matin pour se réconcilier.

Gertrude releva fièrement la lèvre en entendant ces mots, mais elle ne répondit pas, tandis que de Montenay, s’emparant de sa casquette, reprit avec humeur :

— Je vous dirai bonsoir, mesdames, car j’ai souffert ce soir plus qu’il m’était possible de souffrir : peu d’hommes auraient enduré autant.

Et il sortit brusquement de la chambre.

Madame de Beauvoir attendit qu’il fût descendu et eût refermé sur lui la porte du dehors ; puis, après avoir fermé la porte du salon, elle s’approcha de sa fille.

— Est-il bien vrai, lui dit-elle, que tu viens de refuser de Montenay ?

— Oui, maman, c’est vrai.

— Et me sera-t-il permis de te demander pourquoi ? Est-ce qu’il n’est pas un très-bon parti pour une jeune demoiselle qui mange le pain de la charité, qui est nourrie et habillée par son oncle ?

En entendant ces mots, les joues délicates de Gertrude rougirent, car il y avait une bonne dose d’orgueil dans ce jeune cœur.

— Oui, reprit-elle vivement, oui je l’ai refusé et je le refuserais quand bien même je serais une mendiante.

— Dans quel roman as-tu pris cela ? ou bien, est-ce un effort de ton imagination ?

— Ayez la bonté de m’écouter, maman : je confirme maintenant, et d’une manière formelle, ce que je viens de dire à de Montenay : jamais, non jamais, je ne serai sa femme !

— Mais tu n’as pas d’autre alternative, mon enfant. Tu sais aussi bien que moi de quelle pauvreté nous a retiré la générosité de ton oncle. Tu ne dois pas avoir oublié non plus la petite et chétive maison où nous logions à Québec après la mort de ton père, lorsque nous reçûmes la lettre si opportune de de Courval. Eh ! bien, as-tu trouvé cette vie de privations si agréable que tu veuilles la reprendre ?

— Il n’est pas question de cela, maman. Mon oncle nous aime bien et il a de grands moyens.

— Je conviens de cela, mais il peut mourir et il a d’autres parents qui pourraient raisonnablement s’attendre à leur part de ses richesses. Autre chose : il peut se marier, et dans ce cas que deviendrions-nous ? Il ne te restera plus que la ressource de t’engager comme institutrice, et pour moi celle peut être de faire de jolies coiffes au lieu de les porter. Gertrude, il faut que tu oublies cette soudaine attaque de folie et te marier de suite, car je vois que pour toi, dans ce cas, le proverbe « les délais sont dangereux » est doublement vrai.

— Mais, maman, je ne puis pas y consentir, je n’y consentirai pas ! dit-elle en frappant assez vivement le plancher de son petit pied. Oh ! si vous saviez comme le sentiment d’admiration de petite pensionnaire que j’avais conçu pour Victor de Montenay en entrant dans le monde, a été remplacé par une indifférence qui s’est bientôt changée en une opiniâtre aversion !

— Gertrude, jusqu’à présent j’ai essayé de te faire entendre raison et de te persuader ; maintenant je vais commander. Écoutes, enfant, je t’enjoins de remplir ton premier engagement avec de Montenay, et cela sous peine d’encourir ma disgrâce la plus sévère. Je suis certaine que tu n’oseras pas me défier !

— Maman, vous m’avez trop longtemps laissé faire ma volonté pour me brider si serrée tout d’un coup. Je vous le dis, je ne me marierai jamais avec Victor. Ainsi cesser donc de me tracasser, et que la paix se rétablisse entre nous.

— Que Dieu me soit en aide ! dit madame de Beauvoir avec un inexprimable accent d’amertume qu’elle n’avait encore jamais eu dans ses manières de convention. J’ai élevé une fille qui, oublieuse de ce qu’elle me doit et se doit à elle-même, se moque de mes conseils et se rit de mon autorité jusqu’à la mépriser.

Un sentiment de remords s’éleva tout-à-coup dans le cœur de Gertrude, car elle vit que l’émotion de sa mère était sincère, et lui jetant les bras autour du cou :

— Pardonnez-moi, ô ma mère, lui dit-elle, je suis bien peinée de vous avoir ainsi chagrinée !

— Alors, prouve-le-moi en m’obéissant, répondit froidement madame de Beauvoir en détachant les bras de sa fille enlacés autour de son cou et en laissant la chambre.

— Que Dieu me soit en aide à moi aussi ! sanglota l’impétueuse jeune fille en se rejetant dans son fauteuil. Être tracassée, tourmentée comme cela de tous côtés, et mon cœur indocile qui me tourmente plus que les autres !

Gertrude de Beauvoir était d’un noble et généreux naturel, mais sous la mauvaise direction et les conseils de sa mère mondaine, l’ivraie avait germé et poussé en abondance dans son caractère impétueux, de sorte qu’on était aujourd’hui au temps de la récolte qui ne pouvait donner aucune satisfaction.

Le cœur malade, malheureuse, la pauvre Gertrude s’enfuit dans sa chambre, et après de longues heures, elle finit par s’endormir en soupirant, pour se réveiller le lendemain matin aussi opiniâtre et impérieuse que jamais.