Armand Durand ou la promesse accomplie/12

Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 168-194).

XII


Quinze jours s’étaient écoulés, et Armand n’avait pas reçu de nouvelles de chez son père ; mais la chose ne lui causa aucune inquiétude, car ils étaient tous de si négligents correspondants !

Depuis le malencontreux soir de sa promenade avec Délima, il avait une fois revu mademoiselle de Beauvoir qui, en passant près de lui, ne lui avait fait qu’un très-petit signe de tête au lieu du salut souriant et amical dont elle avait coutume de le favoriser. Cette sévérité inaccoutumée avait troublé le pauvre Armand : c’était une injustice réelle. Hélas ! il ne soupçonnait pas que de Montenay avait, quelque temps auparavant, insinué à madame de Beauvoir des observations déplacées au sujet de ses relations avec la jolie Délima dont Rodolphe Belfond, de son côté, avait fait les plus grands éloges. Madame de Beauvoir qui n’était pas particulière avait répété ce petit cancan à sa fille, laquelle en fut choquée autant que chagrinée. Ce qui contribua puissamment à donner de la consistance à cette histoire, ce fut cette rencontre d’Armand et sa charmante compagne, au clair de la lune, à une heure aussi avancée, dans un chemin peu fréquenté, et ce fut avec une amertume dont elle ne put pas se rendre compte qu’elle prit la résolution de cesser toute espèce d’amitié, voire même de civilité avec lui.

Un soir, Armand était assis à son pupitre, la tête penchée sur un volume ouvert devant lui. Il n’étudiait cependant aucun problème de loi, mais il se demandait si jamais mademoiselle de Beauvoir voudrait encore lui sourire et si cette froideur du moment n’était que le résultat d’un caprice ou celui d’une détermination arrêtée. Tout-à-coup il fut retiré de sa rêverie par un coup frappé à sa porte. C’était Belfond.

— Comment vas-tu ? lui demanda-t-il en entrant.

— Dis donc, mon bon, continua-t-il après un moment de silence, qu’est-ce que tu as ? Voilà deux fois que je viens te voir et chaque fois je t’ai trouvé avec le diable bleu. Es-tu en amour ou as-tu des dettes, lequel des deux ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit Armand avec un sourire forcé. Ma vie est trop tranquille pour que j’aie une chance à l’un ou à l’autre.

— Je ne sais pas, reprit Belfond en secouant la tête d’un air de doute, mais la belle petite qui est là dans la chambre voisine m’a déjà à moitié tourné la tête et je ne l’ai vue que quelques fois : qu’est-ce que ça doit être pour toi qui demeures dans la même maison qu’elle ?

Notre héros fut bien content que les soupçons de son ami ne se fussent pas dirigés sur Gertrude. Après un moment de silence, Belfond reprit sur un ton plus sérieux qu’il n’avait eu depuis son arrivée :

— La meilleure chose que tu puisses faire c’est de venir passer quelque temps avec moi à Saint-Étienne. Ma mère m’a écrit cette semaine, me suppliant d’aller la voir et insistant à ce que j’emmène des amis avec moi. Je suis venu ici pour t’inviter, et je t’avertis d’avance que je ne recevrai pas de refus !

— Tu es bien bon, Belfond, mais…

— Pas un mot de plus ou tu me confirmeras dans l’opinion que mademoiselle Délima a déjà tant d’empire sur tes affections, que tu ne peux seulement pas la quitter quelques jours. Je ne t’accorde que la journée de demain pour te préparer : il faut que nous soyions en route mercredi.

Armand qui se rappelait avec plaisir l’affabilité et les bonnes manières des demoiselles Belfond, finit par consentir à l’accompagner. Il éprouvait le besoin de quelque changement pour le distraire et l’aider à chasser un certain découragement, un abattement qui commençait à s’emparer de lui et dont il ne se sentait pas la volonté, encore moins la force, de se défendre. Sans doute ses parents pourraient être mécontents de le voir s’absenter de ses études, mais le sentiment d’injustice qui le rongeait le rendait en ce moment indifférent qu’on le blâmât ou l’approuvât.

Le même soir, au moment de se mettre à table pour souper, il annonça nonchalamment qu’il avait l’intention de s’absenter pendant quelque temps, et il fut en quelque sorte surpris, pour ne pas dire embarrassé, de voir Délima se lever de table tout agitée et partir de l’appartement.

Madame Martel la suivit avec précipitation. Après qu’Armand et le maître de la maison eurent attendu quelques instants, passés à se regarder l’un et l’autre, celui-ci dit philosophiquement :

— Nous ferons aussi bien de commencer, ou tout va refroidir. Vous allez verser le thé, M. Durand, et je mettrai le lait et le sucre.

Lorsque madame Martel revint, elle avait une figure et une contenance très graves ; elle les trouva qui se servaient librement de toasts chauds et de roast-beef froid.

— Ah ça ! ma femme, où est la petite ? demanda M. Martel, — car c’est ainsi qu’il appelait ordinairement Délima.

— Elle est malade et attristée, soupira l’hôtesse en regardant solennellement le plafond et son mari avec indignation.

Celui-ci était à se servir un autre toast.

— Peut-être, dit-il, que le pâté aux pommes que nous avons mangé au dîner lui est resté sur l’estomac. Je l’ai trouvé moi-même un peu lourd.

— Si tu avais eu moins d’occupations avec ce pâté, avec ton couteau et ta fourchette, André Martel, tu te serais aperçu qu’elle n’y a pas même touché, répliqua la bonne femme en lançant un regard menaçant à son époux qui, ignorant avoir encouru sa colère, continua son repas de bon appétit.

Peu de temps après, Armand se leva de table et exprima son chagrin sur l’indisposition de mademoiselle Délima.

— Oh ! elle sera mieux ce soir, M. Durand, et je pense que si vous arriviez assez tôt pour avoir nue heure de jasette, ça la remettrait tout-à-fait, dit son hôtesse.

— Je le ferais avec le plus grand plaisir si je n’avais à copier des papiers, et il faut que j’écrive chez nous pour leur dire où je vais.

Au moment où il sortait et que la porte se refermait sur lui, madame Martel murmura d’une voix basse mais courroucée :

— M. Armand Durand, vous avez le cœur aussi dur qu’une pierre.

— Vraiment, ma femme, je pense que c’est au contraire un jeune homme tranquille, doux et obligeant.

— Et moi, mon mari, je crois que tu es un gros benêt de lourdaud ; et à présent que nous avons dit chacun notre pensée, passe-moi ce qui reste des toasts.

André, qui savait que les accès de mauvaise humeur de sa femme ne duraient pas longtemps, se rendit avec beaucoup de gentillesse à cette injonction, et la bonne entente fut bientôt rétablie.

Lorsque Délima se mit à table le lendemain, elle était pâle et abattue, mais notre héros avait trop de préoccupations pour lui accorder la sympathie que madame Martel trouvait sans doute qu’elle, méritait. Il éprouvait une crainte vague d’avoir été en partie cause de l’indisposition et de la mélancolie de la jeune fille, et cette crainte le porta à éviter d’aborder ce sujet ; en sorte qu’il fut bien reconnaissant à M. Martel de se tenir dans le passage à fumer sa pipe pendant qu’il était à la porte et souhaitait le bonjour à Délima à qui il donna la main, le matin de son départ. Ce pauvre M. Martel se doutait aussi peu de la reconnaissance d’Armand que de la colère concentrée de sa femme contre son manque de tact, laquelle fit explosion quelques moments après dans la cuisine où il était allé la rejoindre. Armand n’aimait pas à s’amuser de son monde. Il était aussi trop honorable pour encourager chez une jeune fille un sentiment d’affection auquel il ne pourrait peut-être jamais répondre, sentiment qui, quoiqu’il eût quelques fois flatté son amour-propre, n’avait cependant jamais touché son cœur.

À Saint-Étienne où demeurait la famille Belfond, on menait une vie très-gaie. On y employait le temps par une succession d’innocents plaisirs : les pic-nics, les excursions par terre et par eau, les visites entre les familles du voisinage se succédaient sans interruption. Armand y était toujours bien accueilli et comptait comme un des favoris, d’abord parce qu’il était aimé de Belfond, l’orgueil et l’espérance de la famille, et ensuite parce que madame Belfond, dont la pénétration d’esprit était très-subtile, avait deviné la valeur morale de l’ami de son garçon et voulait encourager leur intimité par tous les moyens en son pouvoir. Deux ou trois demoiselles étaient aussi parmi les invités, mais mademoiselle de Beauvoir brillait par son absence. Madame Belfond lui avait écrit elle-même ; mais Gertrude, prétextant un engagement conclu avec son oncle, M. de Courval, pour passer quelque temps à Alonville, s’était excusée de ne pouvoir accepter pour le présent l’invitation dont cependant elle se prévaudrait plus tard.

Une après-dînée, Armand arrêta au bureau de poste pour s’informer s’il y avait quelque lettre à son adresse, et on lui remit un petit billet. On voyait que l’écriture, quoique irrégulière et évidemment déguisée, était celle d’une femme. Il l’ouvrit avec l’espérance intime que ce ne fût pas une nouvelle phase de l’abattement de Délima, et il lut :

« Armand Durand, comment pouvez-vous vous abandonner si entièrement à une inutile gaieté, pendant que votre bon père qui vous affectionne tant est sur son lit de mort ? Hâtez-vous de venir, ou vous arriverez trop tard ! »

Il n’y avait pas de signature, pas même une initiale.

Cependant le jeune homme devint pâle comme un mort au pressentiment subit qu’il eut que l’auteur du billet disait la vérité, et il prit la résolution de partir à l’instant même pour Alonville. Si c’était un tour qu’on lui jouait, une visite chez son père ne lui donnerait pas de fatigue, et si on lui disait la vérité !…mais cette supposition était si terrible, qu’il n’osait s’y arrêter.

En arrivant à sa pension il informa brièvement la famille qu’il avait reçu des nouvelles de chez son père qui l’obligeaient à partir immédiatement, et quelques heures après il était en route.

Après deux jours d’un rapide voyage, il débarqua à la maison paternelle, malade d’inquiétude et de crainte. La porte d’entrée était entrebâillée ; il s’empressa d’entrer. Il n’y avait personne dans le vestibule et dans la salle, mais son cœur fut encore plus saisi en apercevant partout des signes de désordre qu’on n’avait pas l’habitude de voir dans cette demeure si bien tenue. Une bougie, qui avait été oubliée, dégoûtait son suif dans un fort courant d’air venant d’une fenêtre ouverte ; un tabouret de pied était renversé près d’une chaise sur laquelle il y avait une tasse ; des manteaux et des châles étaient étendus de travers sur la rampe de l’escalier. Sa secrète terreur augmentant toujours, il monta avec hâte l’escalier, et d’un bond il se trouva, haletant, à la porte de la chambre à coucher de son père.

Ses plus grandes craintes se trouvaient réalisées.

Dans cette chambre à demi éclairée, entouré d’amis et de voisins éplorés. Paul Durand, pâle et les yeux fermés, était à l’agonie, les sueurs de la mort sur le front et des taches bleues à l’entour de la bouche.

Fou de douleur et de désespoir, Armand, ne pouvant se contenir, s’élança vers le lit, et se jetant à genoux, il s’écria :

— Oh ! mon Dieu ! Ça ne se peut pas ! mon père, mon père, vous ne mourrez pas !

Durand ouvrit lentement ses yeux appesantis et regarda son fils dont les traits étaient aussi horriblement pâles que ceux du mourant et portaient l’empreinte d’une angoisse douloureuse.

Tout-à-coup, dans un nouvel accès de désespoir, le jeune homme demanda à haute voix :

— Pourquoi ne m’a-t-on pas fait venir près de vous ? pourquoi ne m’a-t-on pas averti plus tôt que vous étiez en danger ?

En entendant ces paroles il passa sur la pâle figure du mourant un sourire aussi beau qu’un rayon de soleil.

— Enfant de ma Geneviève ! murmura-t-il d’une voix faible.

À cet appel Armand pencha sa tête sur la poitrine de son père, et celui-ci s’efforça de caresser sa belle chevelure.

— Mon Dieu, je vous remercie pour cette dernière faveur ! balbutièrent ses lèvres blêmies.

Armand ne pouvait s’en rapporter à sa voix pour parler, et il s’en suivit un court silence.

Tout-à-coup, la contenance tout-à-l’heure si calme du mourant, montra des symptômes d’une inexprimable détresse ; d’une voix cassée, presqu’inintelligible, il soupira :

— Le testament, le testament ! Armand, mon fils, vois y !

Le fils aîné jeta un regard pénétrant sur Paul qui, ne pouvant en soutenir l’éclat, Laissa les yeux comme un coupable.

— N’en soyez pas inquiet, cher père, dit Armand d’une voix caressante : nous arrangerons le tout pour le mieux.

Une expression de soulagement, puis de bonheur se répandit sur le visage de Durand, mais sa voix baissait sensiblement.

— Priez, priez ! disait-il presqu’inintelligiblement.

Un des voisins prit un livre de dévotion et lut d’une voix entrecoupée de sanglots la prière des agonisants.

Un instant après le mourant agita les lèvres. Son fils aîné se pencha tout près de lui et put distinguer ce seul mot : « Geneviève ! »

Ce fut le dernier que Paul Durand prononça en ce monde : peu après son âme s’envolait.

Lorsqu’on eut avec respect et émotion fermé les yeux de son père et lu d’autres prières, Armand se leva et sortit de la chambre, suivi de près par madame Ratelle.

— Embrasse-moi, mon pauvre et malheureux garçon, lui dit-elle comme ils entraient dans la jolie petite chambre à coucher qu’il avait toujours partagée avec Paul depuis leur enfance.

Et l’attirant près d’un siège :

— Assieds-toi là, continua-t-elle, et dis-moi pourquoi tu n’es pas venu plus vite ?

— Dites-moi plutôt, interrompit-il avec un emportement qui n’était pas dans son caractère, dites-moi plutôt pourquoi on ne m’a pas demandé de venir ? pourquoi ce traître et vil Paul ne m’a pas écrit ?

— Mais il t’a écrit deux fois et moi une fois, mais nous n’avons reçu aucune réponse. Est-ce que tu t’es absenté de la ville dernièrement ?

— Oui, je suis allé passer quelques jours chez madame Belfond à Saint-Étienne, mais je vous ai écrit un mot pour vous en prévenir et j’ai laissé à ma pension des ordres précis de m’envoyer les lettres qui me seraient adressées à Montréal.

— Alors il faut qu’il y ait eu quelque chose de travers, parce que nous n’avons reçu depuis très-longtemps une seule lettre de toi.

— C’est une énigme qui doit être déchiffrée, reprit Armand d’une voix sévère. Je crains fort que quelque trahison ait été mise en jeu.

— Chut ! ne dis pas cela ! répliqua madame Ratelle d’un ton suppliant ; Paul pourrait nous entendre ; mais avant qu’il ne vienne, j’ai quelque chose à te communiquer, et c’est mieux que tu l’apprennes plutôt de moi que d’un autre.

— Dites, ma bonne tante Ratelle, je vous écoute.

Mais la tante Ratelle qui, sans doute, ne trouvait pas la tâche facile, sembla hésiter, puis faisant un effort sur elle-même :

— Tu dois penser, dit-elle, que ton pauvre père, après les deux lettres que nous t’avions écrites pour t’informer qu’il était dangereusement malade et chaque fois que nous avons craint que son rhumatisme lui gagnât le cœur, était bien peiné et mécontent de ton absence prolongée aussi bien que de ton silence. La nouvelle nous parvint d’une manière indirecte que tu étais à Saint-Étienne à fêter et à te divertir, et hier matin, mon pauvre frère, irrité de l’ingratitude et de l’indifférence qu’il te supposait, envoya chercher le notaire, et… et… oh ! mon pauvre enfant… — ici elle pencha sa tête et fondit en larmes, — tu es déshérité, sans le sou !

— Ainsi donc, mon frère Paul est seul héritier ? dit Armand avec le plus grand calme.

— Oui, à part mille louis qu’il m’a laissés et que je n’ai acceptés qu’avec l’intention de te les transporter, chose que je vais faire sans délai.

— Non, non, bonne tante : je n’en veux pas, parce qu’ils ne m’étaient pas destinés. Mon arrivée ici a été bien douloureuse, mais une chose me console : mon père est mort dans mes bras, en me bénissant et en pensant à ma mère. Dieu merci ! elle n’a pas donné naissance au traître qui m’a fait perdre l’amour de mon père. Descendez maintenant, ma tante Françoise, on peut avoir besoin de vous en bas, et je voudrais être seul pendant une demi-heure.

Certaine que sa présence serait requise pour surveiller les derniers et tristes préparatifs, elle serra en silence la main de son neveu et descendit avec la résolution d’occuper Paul en bas, afin d’empêcher les frères de se rencontrer avant que les sentiments surexcités d’Armand se fussent un peu calmés.

Lorsque celui-ci se vit seul, il se leva vivement et commença à marcher de long en large dans la chambre. Dans un de ses brusques mouvements il fit tomber un vieux portefeuille en cuir qui se trouvait sur la table ; en se baissant pour le ramasser et son contenu qui, en tombant, s’était répandu sur le plancher, il remarqua une lettre cachetée à son adresse et de l’écriture bien connue de sa tante. Il l’ouvrit. Elle lui faisait un pressant appel de venir de suite sans perdre une minute près du lit de mort de son père, et elle ajoutait que celui-ci le demandait constamment.

— Ah ! Paul, mon bon frère ! marmotta-t-il entre ses dents serrées : l’énigme a été bien vite déchiffrée. Voilà donc pourquoi les lettres ne me sont point parvenues ? Quel compte nous avons à régler ensemble !

Il reprit sa promenade, tenant la lettre dans sa main, ses regards tournés vers la porte, désirant ardemment voir entrer son frère pour donner cours à la colère qui le remplissait. Armand était en ce moment dans une disposition d’esprit très-dangereuse. — Dans de pareilles circonstances, des hommes bien moins exaspérés que lui ont commis des meurtres — Il prévoyait vaguement que la colère aurait l’avantage sur lui, que Paul était prompt et violent et que rien ne pouvait faire penser quel serait le résultat d’une altercation avec lui. Cependant il était déterminé, si Paul entrait, d’avoir une explication avec lui ce soir-là, à cette heure même. Enfin, on tourna la poignée de la porte : le cœur d’Armand tressaillit.

— Ah ! le voilà enfin, le traître de la maison, se dit-il.

Non, ce n’était point Paul, mais bien madame Ratelle.

Elle regarda ardemment son neveu dans l’espérance de trouver sur sa figure des signes d’une plus grande tranquillité d’esprit ; mais, au contraire, l’excitation du jeune homme avait augmenté et ses yeux étaient encore plus éclatants de colère.

— J’avais espéré, mon garçon, mon Armand, de te trouver plus calme, dit-elle.

— Est-ce que ceci est bien de nature à me rendre plus calme ? répondit-il en lui présentant la lettre qui était tombée du portefeuille. Voici l’ordre que vous m’avez envoyé de venir en toute hâte dire un dernier adieu à mon pauvre père ! Paul mon frère n’a pas cru que ce fût nécessaire de me l’envoyer comme il a fait des autres. Mais il me rendra compte de tout cela, et bientôt encore, car je l’attends d’une minute à l’autre, et je préférerais, ma tante Françoise, qu’il n’y eut pas de témoins à notre entrevue. En tout autre temps vous serez la bienvenue dans cette chambre.

— Ce sera comme tu le désires, mon cher Armand, mais avant il faut que tu viennes avec moi voir ton cher père qui est enseveli. Je suis venue te chercher dans cette intention. Ne crains pas d’y rencontrer Paul, car je l’ai envoyé en commission.

Sans dire un mot Armand suivit sa tante à travers le passage dans la chambre toute tendue de draps blancs et éclairée de cierges où reposaient les restes de Paul Durand. Il y régnait une grande solennité, mais rien du repoussant qu’offre ordinairement la mort, car le cultivateur avait l’air de reposer d’un sommeil tranquille. Les traces de souffrances avaient disparu de sa figure et ses traits réguliers étaient devenus calmes, doux et paisibles. La tante et le neveu s’agenouillèrent pieusement de chaque côté du lit, et au moment où Armand relevait sa figure qui n’exprimait en ce moment qu’un profond chagrin et les yeux remplis de larmes, madame Ratelle avança le bras par-dessus le corps du défunt, lui saisit la main et la plaçant sur la poitrine inerte du mort :

— Armand, mon enfant, dit-elle, moi qui ai remplacé du mieux que j’ai pu la mère que tu as perdue si jeune, je te demande au nom de son saint souvenir et au nom de l’amour que t’a porté tout sa vie le généreux cœur sur lequel reposent actuellement ta main et la mienne, je te demande de pardonner tous les torts que ton frère a envers loi ?

— Vous me demandez trop, ma tante Ratelle.

Et Armand essayait en vain de retirer sa main des doigts serrés qui la retenaient sur la dépouille sacrée.

— Non, je ne demande pas trop : qu’est-ce que te diraient ces pauvres lèvres glacées si elles pouvaient parler ? Armand, tu aimais ton père très-tendrement, et malgré le petit refroidissement qui a existé entre vous dans ces derniers temps, tu étais son fils favori.

— C’est parce que j’aimais mon père que je veux me venger de celui qui, par une série de complots infâmes et une trahison inique, m’a fait perdre son affection.

— Mais, à qui ton père s’est-il attaché à ses derniers moments ? Armand, Armand, n’endurcis pas ton cœur contre mes prières et contre les supplications muettes de ces lèvres refroidies, de ce cœur qui ne bat plus et qui ne peuvent te faire appel que par leur immobilité. De même que je t’adresse ma prière, Armand, de même il t’aurait conjuré, il t’aurait imploré d’abandonner une vengeance qui fera peut-être de toi un Caïn !

Le jeune Durand était singulièrement perplexe : il baissa la tête, puis il murmura :

— Eh ! bien, je le promets !

— Le ciel te bénira pour ce mot, mon Armand ! Je sais que tu regarderas comme aussi sacrée qu’un serment une promesse faite dans nue présence aussi solennelle… Ah ! voici Paul qui monte… Dieu merci ! je n’ai plus besoin de craindre son arrivée comme il y a une demi-heure. Mon Armand, sois fidèle à ta parole.

La porte s’ouvrit et donna passage à Paul. Celui-ci recula involontairement en apercevant son frère ; puis il avança d’un pas ou deux, et lui dit d’un air embarrassé :

— Armand, nous nous rencontrons dans un bien triste moment ! Si tu étais arrivé une heure après, il aurait été trop tard !

— Oui, j’aurais été volé de la bénédiction de mon père comme de mon héritage. Paul, tu me dois un compte terrible, — et il lui montrait la lettre interceptée — mais à côté du lit de mort de mon père j’ai promis d’y renoncer.

Les joues basanées de Paul devinrent d’un gris cendre, et il marmotta d’une voix inintelligible quelque chose sur ce qu’il avait accidentellement oublié la lettre en question.

— Oui, de même que les autres ont été oubliées ! répondit Armand avec amertume. Quoiqu’il en soit, j’ai promis de n’en rien faire : ainsi, trêve de discussion. Le monde est vaste : dorénavant tu iras ton chemin et moi le mien ; ce qu’il y a de nécessaire, d’essentiel, c’est que ces chemins soient pour toujours éloignés l’un de l’autre.

Le cœur égoïste de Paul commença à sentir des remords ; ses joues brunies rougirent.

— Armand, bégaya-t-il, il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Mon père a laissé de grands moyens : je partagerai volontiers avec toi. Tu ne me trouveras pas aussi intéressé et rapace que tu penses !

— Tu méconnais peu, si tu t’imagines que je pourrais accepter de l’aide ou une faveur de toi ; non, après ce qui est arrivé, il y aura toujours un gouffre entre nous deux.

Sur ces entrefaites, madame Ratelle qui redoutait la tournure que prenait la conversation, intervint.

— Paul, dit-elle, il faut absolument que tu ailles te coucher à présent. Tu as veillé près de ton pauvre père pendant les trois dernières nuits : nous allons, Armand et moi, te remplacer ce soir. Hélas ! notre veille est maintenant sans espérance.

Paul, qui était très-mal à son aise en la présence de son frère, accepta l’offre avec empressement, et la tante et le neveu se trouvèrent encore seuls.

Après quelques prières et quelques moments employés à une méditation respectueuse, madame Ratelle fit signe à son neveu de venir s’asseoir près d’elle, dans un coin retiré de la chambre, et là, à voix basse, elle lui raconta le court épisode du ménage de sa jeune mère. Elle n’omit rien, pas même son énergique désapprobation de son manque de savoir-faire ; puis elle lui parla de la mère de Paul, de sa valeur morale, des consciencieux et tendres soins dont elle avait entouré le jeune fils de son mari. Armand écouta attentivement ces réminiscences du passé, en jetant de temps en temps un regard sur ce lit mortuaire sur lequel était son père ; il se sentit de plus en plus convaincu que l’intervention de madame Ratelle était un effet de la Providence, et il remercia Dieu d’avoir plutôt écouté ses prières que les conseils de la vengeance.

Aussitôt que les tristes jours qui précédèrent les funérailles et celui encore plus triste de la dernière cérémonie elle-même furent passés, Armand fit ses préparatifs pour retourner de suite à Montréal. Son frère et lui s’étaient rarement rencontrés dans l’intervale, et ils avaient alors simplement échangé de petits saluts. Chacun sentait que sa présence était une contrainte douloureuse pour l’autre.

Ce soir-là, comme Armand venait de visiter la tombe de son père, il vit venir vers lui une élégante et délicate figure dont l’apparition fit battre violemment son cœur : c’était Gertrude de Beauvoir, et, aussi vite que la pensée, il eut la conviction qu’elle était l’auteur des quelques lignes anonymes qui l’avaient si mystérieusement appelé auprès du lit de mort de son père. Elle croyait probablement qu’il était un fils sans cœur et dénaturé, se détournant des plus saints appels de l’affection pour n’écouter que la voix du plaisir et de la dissipation. Il ne pouvait se faire à l’idée de demeurer sous le poids de sa censure, de ses reproches, de son mépris, lorsqu’il n’en méritait aucun ; malgré les palpitations tumultueuses de son cœur, il allait donc l’aborder et se disculper. Elle paraissait si élégante, si noble, que son courage lui manqua presque lorsqu’il l’approcha. Il fit un effort sur lui-même et la salua profondément. Elle répondit à sa politesse par un petit salut de connaissance, si froid, qu’il recula malgré lui. Cependant, au désespoir et désirant ardemment se réhabiliter dans son estime, il avança de quelques pas.

— Bonsoir, mademoiselle de Beauvoir, lui dit-il.

En entendant ces mots, elle se détourna avec hauteur.

Jamais de sa vie Armand n’avait éprouvé un sentiment de mortification aussi aigu et aussi amer que dans ce moment. Comme il se reprochait sa folie ! Qu’avait-il de commun avec cette élégante et capricieuse beauté pour qu’il se fût si stupidement exposé à son affront ? Que lui importait à elle qu’il fût digne de louange ou de blâme, lui pauvre étudiant inconnu qu’on souffrait dans le salon de son oncle ? Lors même qu’elle lui aurait écrit le billet anonyme qu’il avait reçu à Saint-Étienne, ce n’était probablement que l’effet d’une fantaisie, d’un caprice de femme.

Pour comble d’humiliation, il aperçut tout-à-coup de Montenay qui s’était avancé à travers les champs et qui sautait légèrement la clôture près de Gertrude. Dans le petit salut qu’il lui fit Armand vit sur sa figure une expression d’ironie et de malice, provoquée sans doute par le fait qu’il avait été témoin de la rebufade que lui, Armand, avait reçue ; mais calmant ses sentiments froissés et blessés, il répondit à l’insolent salut de Victor en n’en faisant nulle attention ; puis il se retourna, mais non sans qu’il eût le temps de voir de Montenay ramasser une fleur qui venait de tomber du bouquet que mademoiselle de Beauvoir tenait à la main, l’appliquer galamment à ses lèvres et la mettre à sa boutonnière.

— Ah ! comme de raison elle l’aime, par conséquent elle me haït, se dit notre héros. Que suis-je, moi, fils du cultivateur Durand, en comparaison de l’héritier des de Montenay ? Insensé que je suis ! de quelle folie ais-je donc été possédé depuis quelque temps ! j’en suis maintenant guéri et pour toujours !

Il revint à la maison abattu à l’extrême ; il se retira dans la chambre qu’il avait occupée depuis sa dernière arrivée, et là il se laissa tomber sur une chaise, dans un accablement à faire croire qu’il n’y avait plus pour lui aucun attachement à la vie.

La tante Françoise entra et le supplia de descendre pour souper ; mais il refusa, en alléguant un violent mal de tête. Puis elle parla de ses projets, et il s’en suivit une assez longue discussion. Son indignation ne connut point de bornes, lorsqu’elle apprit de lui qu’il se proposait d’abandonner l’étude du Droit et d’essayer de se procurer une place de commis. Il fut abasourdi des reproches qu’elle lui adressa, en le qualifiant d’être un ingrat à la mémoire de son père et de sa mère, et d’indifférence à l’honneur de la famille. Armand lui fit remarquer que maintenant, grâce à la trahison de son frère, il n’avait pas d’autres moyens que ceux qu’il pourrait se gagner par son travail ; alors elle le pressa avec chaleur d’accepter le legs qui lui avait été laissé à elle-même.

— Est-ce que je l’aurais accepté, dit elle, si je n’avais eu l’intention de te le transporter ? Non ! je l’aurais rejeté, irritée comme je l’étais de l’injustice du testament de mon frère.

Après une longue et chaude discussion, il fut décidé qu’Armand coutinuerait l’étude de sa profession, et que l’intérêt de ce legs, bien employé, servirait à son entretien.

Madame Ratelle se rendit à la pressante sollicitation de Paul, de continuer de rester et de conduire la maison paternelle jusqu’à ce qu’il y amenât, disait-elle, une femme ; que cet événement arrivât dans une semaine, cela ne l’occupait pas fort.

Ce fut avec un cœur brisé de douleur qu’Armand laissa le lieu de son enfance, dont Paul était actuellement seul maître, certain qu’en toute probabilité il n’en franchirait plus jamais le seuil. Le tourment qu’il éprouvait à la pensée de la cruelle injustice et de la révoltante trahison dont il avait été l’objet, était encore augmenté par le souvenir du dédain avec lequel mademoiselle de Beauvoir l’avait fui et l’avait privé par là de l’occasion de lui donner les explications qu’il avait désiré lui communiquer. Oui, c’était toutes les tristesses ensemble, et il avait hâte de reprendre ses arides études de la loi, espérant qu’il pourrait y ensevelir toutes ses pensées et ses souvenirs.

La vieille madame Martel le reçut avec la plus grande cordialité ; mais même dans le premier épanchement de sympathie sur son malheur et de félicitation sur son retour, il y avait une mystérieuse allusion à une cause toute spéciale qui la faisait se réjouir doublement de son arrivée. En effet, après lui avoir petit à petit arraché la promesse d’en garder le secret, elle lui fit la confidence que sa pauvre petite cousine se mourait d’amour pour M. Armand ; qu’elle se souciait fort peu des autres messieurs, — ses amis à lui, — qui lui avaient si souvent adressé des compliments, non plus que des deux jeunes et riches cultivateurs de Saint-Laurent qui avaient vainement essayé de gagner ses affections. Non, tout son amour ôtait pour M. Armand seul.

Sans avoir trop de vanité, notre héros ne vit rien d’invraisemblable dans la révélation de madame Martel, d’autant plus qu’il se souvenait encore des remarques que lui avait faites Rodolphe Belfond peu de temps après l’arrivée de Délima, touchant la préférence visible qu’elle montrait pour lui. Cet aveu était bien flatteur pour son amour-propre, que la hauteur de mademoiselle de Beauvoir avait si impitoyablement blessé, et très-consolant pour ses affections si rudement outragées par les conséquences de la fausseté de Paul. Il y avait donc un cœur qui battait pour lui ! Un puissant sentiment de cette gratitude qui est inhérent à l’amour, s’empara de lui à la pensée que la jeune, fraîche et belle Délima se chagrinait, priait et ne vivait que pour lui. Ah ! sa douceur féminine ne la porterait jamais à outrager les sentiments même d’un ennemi, comme l’avait fait cette beauté de haute naissance. Mais de crainte que son silence fût mal interprêté par celle à qui il parlait, il prit la parole :

— Je ne puis vous dire, ma chère madame Martel, combien la révélation que vous venez de me faire me rend malheureux, d’autant plus que le testament de mon père m’a laissé sans le sou : je ne puis donc penser à me marier avant bien des années. Dites cela à mademoiselle Laurin, et elle comprendra de suite l’inutilité d’arrêter ses pensées sur moi qui en suis si peu digne.

— M. Durand, répliqua avec dignité la bonne femme. Délima vous aime pour vous et non pour votre fortune, et je suis certaine qu’elle sera plutôt portée à se réjouir d’une circonstance qui lui fournit l’occasion de montrer son désintéressement. Ah ! qu’elle a un riche caractère !

— Je crois tout cela, mais espérons que vous vous êtes méprise sur ses sentiments…

— Hélas ! non, je ne me suis pas méprise, interrompit solennellement madame Martel : j’ai trop de raisons de connaître l’exactitude de ce que je dis. Mais, Dieu merci ! vous êtes de retour : cette nouvelle va faire du bien à la pauvre petite.

Quelques heures après, le même jour, Armand entra au salon, et il y vit Délima, devenue plus intéressante encore par une certaine pâleur répandue sur son joli visage. Elle était assise sur le petit sofa, un simulacre d’ouvrage à l’aiguille entre ses doigts mignons. Lorsqu’elle le vit entrer, elle devint rouge, et, à son grand déplaisir, il se sentit rougir lui-même.

L’entrevue fut très-embarrassante pour les deux ; ils faisaient de grands efforts pour calmer leur gêne commune. Mais Armand se remit bientôt. Comme la petite enchanteresse écoutait tout ce qu’il lui disait ! Comme il y avait de tendre sympathie dans ses yeux langoureux et de piéges dans la timide admiration de ses regards modestement baissés ! Délima faisait une charmante convalescente, et sa subtile influence aurait pu subjuguer une tête plus âgée que celle d’Armand. Toujours est-il qu’il lutta vaillamment contre cette influence et contre les fines batteries de madame Martel qui, à sa façon, était un ennemi aussi redoutable que Délima elle-même. Sans l’intervention de la vieille dame qui était résolue à faire avancer rondement les affaires entre nos deux jeunes gens, les choses n’auraient jamais été plus loin qu’à l’amitié.

Un jour que cette bonne dame était entrée, sous un prétexte futile, dans la chambre du jeune homme, et qu’elle lui faisait un énergique appel en insistant sur le fait qu’il devrait avoir pitié de sa cousine, il répliqua assez brusquement :

— Mais ne vous ai-je pas dit, madame Martel, que je suis très-pauvre ?

— Ne dites pas cela, M. Durand ; vous êtes, au contraire, très-riche en possédant un cœur comme celui de Délima. Écoutez-moi : vous allez vous marier avec la petite, et vous resterez avec nous. Nous n’avons pas d’enfants, et nous aurons assez pour nous tous.

Impatienté, Armand se leva en sursaut, mais il se calma presqu’aussitôt en se rappelant les tendres yeux en pleurs qui l’avaient regardé si tristement le même matin, lorsque Délima lui avait appris qu’elle avait l’intention de s’en retourner à Saint- Laurent, vû que sa santé, au lieu de s’améliorer, ne faisait qu’empirer. Madame Martel continua par intervalles sur le même ton, et pendant ce temps-là Armand poursuivait sa promenade de long en large dans la petite chambre ; puis il entra brusquement dans le salon où Délima était assise à regarder tristement par la fenêtre. Comme de raison l’hôtesse ne le suivit pas là ; au bout d’une heure il était encore à côté de Délima. Lorsqu’ils se séparèrent ils étaient fiancés.

Il est vrai de dire qu’il lui avait avoué avec hésitation qu’il craignait de ne pas l’aimer comme elle méritait d’être aimée et comme il était capable d’aimer, mais elle lui répondit avec une touchante douceur que ce serait son aspiration et que tous ses efforts tendraient à se faire aimer de lui. Oui, elle était réellement ce que le cœur d’un homme pouvait désirer ; cependant, en prenant sur sa joue le baiser des fiançailles, au lieu du ravissement qui aurait dû remplir cette heure, il se sentit atteint d’une sourde douleur en pensant tout-à-coup à Gertrude avec ses nobles grâces, ses manières engageantes, malgré sa froide et hautaine réserve.

Madame Martel précipita les affaires avec une énergie qui effraya franchement le pauvre Armand, lequel protesta inutilement contre cet empressement.

Quelque temps après, par un sombre et triste matin, à six heures, Armand Durand et Délima Laurin furent mariés. Il n’y eut pas de déjeuner de cérémonie, ni de beaux cadeaux de noces, ni de réunion d’amis et de connaissances pour leur souhaiter bonheur et prospérité. Madame Martel, qui craignait l’intervention de sa famille, avait extorqué d’Armand la promesse de n’écrire chez lui que lorsque l’événement serait accompli ; il y avait consenti, d’autant plus volontiers qu’il savait bien quel mécontentement occasionnerait la nouvelle de son mariage.

Lorsqu’ils revinrent de l’église ils furent accueillis par un succulent déjeûner : madame Martel était, comme de raison, toute souriante et remplie de félicitations, et l’aimable mariée elle-même dont le teint était animé paraissait tout-à-fait heureuse. Cependant, de temps en temps il passait sur la figure du marié une ombre légère qu’il s’efforçait en vain de cacher, mais c’était peut-être l’effet de l’obscure lueur d’un jour sombre. La question de savoir si la jeune femme qui était à ses côtés lui aiderait à dissiper cette ombre ou à l’augmenter, était du domaine des impénétrables et mystérieux secrets de l’avenir.