Armand Durand ou la promesse accomplie/14

Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 205-226).

XIV


La partie agréable de l’automne canadien était venue et disparue ; l’abondant feuillage aux couleurs variées était tombé des arbres feuille par feuille, ne laissant ça et là solitaire, qu’une tache brune attachée à quelques branches dépouillées de leur parure. Les tendres rayons du soleil avaient fait place à la lumière grise et froide, et aux vents pénétrants du triste novembre ; et beaucoup de piétons, inconsolables à la vue des mers de boue liquide qui inondaient les rues de la ville, soupiraient avec impatience de voir arriver un froid vif et tomber une bonne bordée de neige, la seule compensation que pouvait offrir la saison en retour des nombreux désavantages dont elle était si prodigue.

Armand Durand était, un jour de ce triste soleil de novembre, assis dans sa petite chambre chez madame Martel. Il paraissait bien grave et bien préoccupé notre jeune marié de quelques mois. Un long soupir s’échappa de sa poitrine pendant qu’il déposa sa plume et appuya sa tête sur sa main. Un instant après, il ouvrit le pupitre de bois auprès duquel il était assis, et en retira une lettre. Malgré qu’elle portât une date bien antérieure et qu’elle parût avoir été souvent palpée, il la lut lentement.

Cette lettre venait de madame Ratelle, et avait été écrite lorsque cette bonne tante avait appris d’une source indirecte la nouvelle de son mariage. Courte et froide, elle commençait par exprimer du chagrin de ce que son neveu avait montré si peu de respect pour la mémoire de son père en se mariant presque immédiatement après sa mort, et cela, sans même dire un mot de son intention à aucun membre de sa famille ; puis elle déplorait le singulier et malencontreux choix qu’il avait fait. Ah ! c’était le côté faible par lequel il avait blessé sa tante Ratelle : lui qui avait reçu une éducation qui lui permît de chercher pour femme une demoiselle, une fille d’intelligence et de haute naissance s’être, au contraire, marié avec une couturière ! c’était affreux. Elle terminait en intimant brièvement que malgré qu’elle consentirait peut-être à l’avenir à le voir lui-même, elle n’avait pas le moindre désir de faire la connaissance de sa femme.

Comme on doit le présumer, la lecture de cette épître n’était pas de nature à égayer les esprits du jeune homme ou à chasser une ligne de souci qui commençait déjà à se faire remarquer sur son jeune front. Après avoir replacé dans son pupitre la lettre qui avait été moins qu’une agréable diversion aux sombres pensées qui l’assaillaient, il retomba dans sa rêverie. Il en fut réveillé par l’horloge qui sonnait dans l’appartement voisin et qu’on entendait parfaitement à travers la mince cloison ; il reprit vivement sa plume afin de réparer le temps perdu.

Au bout d’une demi-heure à peu près, la porte s’ouvrit et sa jeune femme entra. Elle était vraiment belle, vêtue avec un luxe inconnu dans cet humble logis : une somptueuse robe de soie richement garnie, une montre et une chaîne d’or, avec une couple de bagues éclatantes dans ses doigts effilés, offraient un singulier contraste avec les toilettes plus unies mais gracieuses que nous lui avons vu porter lorsque nous avons fait sa connaissance.

— Mon mari, lui dit-elle, je voudrais bien que tu sortirais avec moi pour nous promener ?

— Je crains de ne le pouvoir, ma chère. Il faut que toute cette écriture soit terminée pour demain matin, car, quoique indulgent, M. Lahaise aime qu’on soit ponctuel.

— C’est seulement une excuse que tu donnes là ; la vraie raison c’est que tu ne veux pas m’accompagner.

— Et pourquoi ne voudrais-je pas sortir avec une si jolie petite femme que toi ? demanda-t-il en souriant.

— Je suppose que c’est parce que tu as honte de moi, que tu as peur de rencontrer quelques-uns de ces beaux messieurs et de ces belles dames que tu avais coutume de visiter avant ton mariage.

Il prit sa main dans la sienne.

— Voyons, Délima, lui dit il, tu m’as déjà parlé deux ou trois fois de cette façon, et tout en t’assurant de l’injustice et du peu de raison d’une telle accusation, je t’ai dit qu’elle me faisait de la peine.

— Mais c’est la vérité, reprit-elle. Aucun d’eux ne fait le plus petit cas de moi, quoique vraîment j’aie l’air, avec ma nouvelle robe de soie, aussi dame qu’aucune d’elles : et aucun de nous depuis notre mariage ne reçoit d’invitation, quoique l’année dernière tu étais invité de tous côtés.

Trop généreux pour lui dire qu’elle était effectivement la seule cause de cette négligence universelle, Armand ne répondit pas, et elle continua sur le même ton :

— Je croyais qu’en me mariant à un monsieur, je puis dire un homme de profession, je serais considérée et traitée comme une dame !

— Mais, Délima, tu oublies que je suis pauvre, et que, dans la société, on a une petite opinion d’un jeune homme pauvre.

— Tu pourrais être riche si tu voulais, car tu as des amis riches.

Notre héros recula vivement sa chaise ; sa femme, comprenant probablement la signification de son brusque mouvement, reprit :

— Comme de raison, tu te faches tout de suite si ta pauvre femme ôse ouvrir la bouche sur d’autres sujets que ceux qui te plaisent.

Armand se mordit les lèvres et reprit sa plume qu’il avait déposée un instant.

— Ah ! je vois que tu es fatigué de moi à présent et que tu voudrais me voir sortir de suite !

— Je crois vraîment que ce serait le plus prudent parti à prendre. T’aperçois-tu, ma chère, que nous cheminons vers une querelle ?

— C’est tout de ta faute, répondit-elle, tu te fâches aussitôt que je te parle.

Pendant un instant les sourcils d’Armand se contractèrent, mais en s’apercevant de l’absurdité de l’accusation, il ne put s’empêcher de sourire.

— C’est bien, dit-il, — si tu le veux absolument ; mais puisque je suis un ours, sors vitement de ma tanière en cas de danger. Je serai à ta disposition aussitôt que j’aurai terminé mon ouvrage.

— Mais je veux que tu viennes tout de suite avec moi, persista-t-elle.

— Je te répète que je ne le puis. Nous aurons à nous l’après-dînée de demain.

— Mais demain après-midi je ne sortirai pas !

Et elle s’élança hors de la chambre en faisant la moue.

Armand resta quelques instants immobile.

— Avant notre mariage, se dit-il, elle était si gentille, si douce, si charmante !

Pauvre Armand ! est-il le seul mari qui se soit ainsi étonné dans de pareilles circonstances ?

Cependant il reprit bientôt ses papiers et continua son ouvrage jusqu’à ce qu’on l’appela pour souper. La table était moins abondamment fournie que du temps qu’il était garçon ; la contenance de madame Martel n’était pas non plus aussi sereine et souriante. L’hôte, seul, n’avait pas changé, et comme le jeune homme prenait son siège, il lui dit avec sa même politesse qu’autrefois :

— M. Armand, désirez-vous un peu de cette fricassée. Elle est peut-être meilleure qu’elle n’en a l’air ; dans tous les cas, c’est tout ce que j’ai à vous offrir.

— Et elle est aussi bonne que nous pouvons la faire pour nos moyens, André, ajouta sévèrement sa femme. Par les temps qui courent nous ne trouvons pas l’argent dans les rues.

— On ne le trouvait pas plus, femme, il y a quelques mois, lorsque nous avions coutume d’avoir presque tous les soirs un poulet rôti ou quelque chose d’aussi bon. Mais, grâce à la Providence, j’ai un bon appétit et une bonne digestion, en sorte que je puis manger ce qu’il y a.

— C’est bien dommage que tu ne puisses ajouter que tu as aussi un peu plus de bon sens ? reprit avec sarcasme sa chère moitié.

— J’ai ce qui est aussi utile, une part raisonnable de bonne humeur, répliqua imperturbablement le digne M. Martel. Armand, mon fils, passez-moi le pain. Tu ne manges donc pas, petite : qu’est-ce qu’il y a ? Peut-être que toi aussi tu ne trouves pas la fricassée de ton goût.

— Ce n’est point cela, interrompit la mère Martel avec indignation. Non, la pauvre enfant a été désappointée.

— Ce n’est toujours pas en amour, observa-t-il en souriant, car elle s’est assuré, hardiment et fermement, notre ami Armand !

— Je désirerais, cousin Martel, dit la jeune mariée avec un éclair dans ses yeux, je désirerais réellement que vous ne traîneriez pas mon nom dans de vulgaires plaisanteries.

— Tu es plus susceptible, jeune femme, ce soir que tu n’avais l’habitude de l’être au temps passé.

— Parce que sa patience a été rudement éprouvée ce soir, André. Être tout habillée, et attendre deux ou trois heures pour faire une promenade avec son mari, et ne pas être capable de l’avoir !

— Oh, est-ce tout ? Eh ! bien, elle trouvera sa promenade plus agréable lorsqu’elle sera capable de la faire.

— Les jeunes mariées n’ont pas l’habitude d’être refusées pour de si simples demandes ; mais c’est peut-être la façon chez les messieurs.

Et elle pesa avec emphase sur ce dernier mot.

— Délima a choisi un jeune homme pauvre, et il faut qu’elle en subisse les conséquences, dit Armand avec le plus grand calme. Au lieu de sortir avec elle, j’avais à écrire.

— Pour l’argent que l’écriture rapporte, elle aurait pu être remise pour quelque temps. Mais Armand, vous avez des amis qui sont riches et qui pourraient et auraient la volonté de vous aider, si seulement votre orgueil vous permettait de vous adresser à eux.

Dans cette dernière phrase madame Martel avait touché l’impardonnable tort qui se trouvait au fond de presque toute la persécution dont Armand était l’objet.

— Je vous ai déjà dit, madame Martel, que je ne souffrirais aucune intervention sur ce sujet.

— Les gens pauvres ne devraient pas être aussi précieux !

Et madame Martel regarda l’horloge comme si elle lui adressait cette observation.

— Vous devriez vous rappeler, ajouta-t-elle, que vous avez à présent une jeune femme qui dépend de vous.

Ici Délima fondit en larmes. Armand se leva précipitamment de table et sortit de la chambre.

— Je crois que si vous continuez sur ce ton, vous forcerez bientôt le nouveau marié à se promener à son compte. Il trouvera que c’est le seul moyen de s’assurer un peu de paix.

— André Martel, tu es un imbécile !

— Peut-être, puisque je t’ai mariée ; mais cessons, ma femme, cette escarmouche, et donne-moi une autre tasse de thé.

Aussitôt qu’il l’eût avalé, il se leva sans cérémonie et s’esquiva dans la cuisine pour fumer une pipe.

Pendant ce temps-là Armand était sorti pour aller faire une promenade qu’il n’avait pas préméditée. La mauvaise fortune ne pouvait le favoriser d’un temps plus triste : l’agréable clarté du soleil de l’après-midi s’était bientôt assombrie, et la neige tombait à gros flocons accompagnée d’un vent perçant. Les rues étaient désertes ; on n’y voyait que ceux qu’une absolue nécessité forçait d’être dehors. Il marchait sans dessein arrêté, n’ayant d’autre but que celui de passer une heure à flâner, afin de calmer l’irritation inaccoutumée qui régnait dans sa poitrine. Il passa devant plus d’une maison brillamment éclairée, dont les portes jusqu’à dernièrement lui avaient été ouvertes, et il pensa amèrement aux nombreux changements que son mariage lui avait amenés. Depuis cette époque pleine d’événements, il n’avait en effet reçu aucune invitation de la part de ses anciens amis ; sa jeune femme n’avait été de son côté favorisée d’aucune visite ; il n’avait reçu aucune de ces visites sans cérémonie faite le soir, excepté de Lespérance et de quelques-uns de ses camarades dont il ne désirait en aucune manière la compagnie pour lui et encore moins pour Délima.

Cet isolement qui se faisait autour de lui était dû en grande partie à l’obscure position sociale de celle qu’il avait choisie pour femme, et en partie à des insinuations malicieuses et calomniatrices mises en circulation par de Montenay, puis par madame de Beauvoir et subséquemment répandues librement dans le public. Heureusement qu’il ignorait ce dernier fait, car il avait assez de sujets d’amères pensées.

Laissant la grande rue, il prit une des sombres ruelles qui conduisent au port et qui présentait dans le moment un aspect solitaire et désolé. La noire étendue des eaux, les quais sombres tout couverts de neige, deux ou trois goëlettes chargées d’huîtres ou de bois, derniers visiteurs du port, se dessinaient obscurément dans la faible lumière ; ça et là un réverbère éclairait faiblement à travers la neige qui tombait en abondance. Il s’arrêta et s’appuya longtemps sur un des poteaux de ces lampes, absorbé par des pensées aussi tristes que la scène qui se déroulait autour de lui. Cédant, enfin, à un sentiment de malaise physique, il dirigea ses pas vers sa demeure.

Quoique la veillée ne fût pas encore bien avancée quand il y arriva, il trouva les lumières et le feu éteints et la contre-porte fermée. Pour exercer cette petite vengeance, madame Martel et Délima s’étaient retirées de bonne heure. Pendant qu’il frappait doucement à la porte, il pensait en lui-même combien il lui serait agréable si sa jeune lemme venait lui ouvrir, avec un mot ou un sourire de douceur sur les lèvres. Comme alors il oublierait volontiers les désagréments et les ennuis de ce soir-là ! Une lumière brilla tout à coup à l’intérieur, et l’on fit partir le crochet de la porte ; mais c’était le digne M. Martel lui-même.

— Pauvre Armand ! vous devez avoir bien froid ? Quoi ! vous êtes mouillé jusqu’aux os. Asseyez-vous et je vais faire du feu pour vous chauffer. Vous n’avez pas besoin de dire non, parce que si je n’en fais pas vous serez malade demain matin. Vous avez déjà le frisson.

Le bonhomme eut d’abord la précaution de fermer doucement la porte de l’escalier conduisant à la partie supérieure de la maison ; il ralluma le feu dans le poële et mit de l’eau dans le canard. Après cela, il plaça sur la table du pain et de la viande froide ainsi que des verres et une bouteille.

— Armand, dit-il au jeune homme, vous n’avez pas soupé ce soir ; aussi vous devez avoir une grande faim : un verre de quelque chose de chaud vous empêchera de prendre le rhume après votre ennuyeuse promenade. Ah ! mon cher ami, il ne faut pas vous laisser abattre par ces disputes conjugales. Comme de raison elles sont très-désagréables dans le commencement, mais une fois qu’on y est habitué on trouve qu’elles ne signifient absolument rien. D’ailleurs, il y a toujours une compensation : si une femme est grondeuse, elle est, selon toute probabilité, une habile ménagère ; si elle est chiche, avare et mesquine, il est certain qu’elle est ménagère et économe.

Le jeune Durand secoua la tête en signe de doute.

— Dans l’un comme dans l’autre cas, observa t-il, je ne trouve pas que la compensation soit suffisante.

— Peut-être que je ne le trouve pas non plus, mais à quoi sert de se plaindre contre la destinée ? Il est vrai que quelques hommes renversent cette règle et s’arrangent de façon à se donner tous les torts ; mais il faut qu’ils aient une volonté de fer et un robuste tempérament qui leur soit propre.

— Je déteste de me quereller avec les femmes ! répliqua brusquement Armand.

— Moi aussi, et la conséquence c’est que madame Martel règne ici en souveraine. Il est vrai que, de temps en temps, je lui dis ma façon de penser, mais ça ne lui fait ni chaud ni froid. À tout prendre c’est une épouse active, soigneuse, qui tient la maison et le linge en bon ordre. Quant à sa langue, je n’en fais pas plus de cas que du chant du serin qui est au-dessus de votre tête. Essayez, mon ami Armand, à suivre mon exemple, et vous n’en serez que plus heureux.

La perspective qu’on exposait ainsi aux yeux de notre héros était moins que réjouissante, et il s’étonnait en lui-même de ce que les maris déserteurs ne fussent pas plus nombreux. Cependant il était jeune, favorisé d’une assez bonne constitution et d’un heureux appétit ; il se mit donc à faire honneur aux bonnes choses que Martel lui avait si cordialement procurées, et il s’aperçut que du moins elles chassaient ses sensations de malaise physique intense, quoiqu’elles ne pussent alléger la sourde douleur qu’il portait dans son cœur.

Pendant quelque temps, le calme se répandit sur la demeure. Mais un jour que madame Martel et Délima étaient sorties pour aller dans les magasins, André vit de suite, à leur retour, sur le front menaçant de sa chère épouse, que la trêve tirait à sa fin. Armand, qui avait été retenu au bureau, n’arriva que tard. En voyant que sa jeune femme recevait froidement son salut souriant, il s’assit et attendit la tempête qui approchait, mais pas avec le même calme philosophique que Martel.

— J’aimerais à avoir une nouvelle toilette, Armand, dit tout-à-coup la jeune femme d’un ton pétulant

— Mais tu en portes actuellement une qui te va à la perfection et te rend charmante.

— Je ne te demande pas de compliments : c’est de l’argent que je veux.

— Hélas ! je n’en ai pas à donner. Tu vois un des désavantages d’être mariée à un homme pauvre ; mais, en cas que je trouve une bourse ou que je reçoive un héritage quelconque, quelle espèce de robe veux-tu ?

— Une robe de soie violette avec une barre de satin. J’ai vu aujourd’hui une dame qui en portait une.

— Oui, et une qui avait l’air raide, interrompit madame Martel. Si vous l’aviez vue marcher avec son air hautain, comme si elle avait été une reine, et jeter sur Délima et moi un regard comme si nous avions été des quêteuses. Mais Délima est bien plus jolie qu’elle.

— Quelle était donc cette dame à l’air raide et portant une robe de soie pourpre avec une barre de satin ? demanda Armand en riant et en se servant d’un morceau de pain rôti.

— Une qui avait coutume de bien te connaître quoiqu’elle soit trop fière pour connaître ta femme, mademoiselle de Beauvoir, dit Délima en faisant un petit mouvement de tête.

En entendant prononcer le nom qui avait été un charme pour lui dans son enfance et même au-delà, il devint rouge, ce que remarquèrent bien les deux femmes

— Ah ! si vous étiez marié à la jeune demoiselle dont le nom vous fait monter d’une manière si charmante le rouge au visage, vous ne lui refuseriez pas une pauvre robe de soie, dit ironiquement madame Martel.

Piqué au vif, Armand répliqua :

— Si je n’avais pu lui en donner elle s’en serait passé, car elle n’a pas besoin de ces secours extérieurs pour paraître grande dame.

En disant cela, Armand avait creusé sous ses pieds une mine dont il était destiné à expier l’effet par de nombreuses discordes domestiques subséquentes. La conséquence du moment fut d’amener de la part de Délima un grand sanglot, et de celle de madame Martel une énergique dénonciation. Au milieu de cette confusion il se leva précipitamment et s’en alla dans sa chambre, son port de refuge ordinaire.

— Ce commerce-là va durer, en maladie comme en santé, jusqu’à ce que la mort nous sépare, soupira-t-il avec un accent abattu ; et elle n’a que dix-sept ans et moi vingt-deux !

Longtemps il resta absorbé dans le sombre labyrinthe des idées où il était plongé, sans s’apercevoir qu’il était dans l’obscurité et que malgré la rigueur de cette nuit d’hiver il n’y avait pas de feu dans le poële de sa chambre.

La porte s’ouvrit tout-à-coup et l’hôtesse, après n’avoir prononcé que ces deux mots : « M. Belfond », déposa un chandelier sur la table et se retira à la hâte, fermant la porte avec une violence extraordinaire.

Pendant un moment, les deux amis, en proie à un mutuel embarras, se regardèrent l’un l’autre ; puis Belfond, prenant sur lui, étendit sa main, saisit celle d’Armand et la pressa vivement.

— Eh ! bien, mon vieux, s’écria-t-il, il est bien temps que je vienne te souhaiter de la joie et du bonheur ; depuis que tu es marié j’ai été constamment absent de la ville, je suis seulement arrivé d’hier. Mon pauvre oncle Toussaint est, je l’espère, dans un meilleur monde que celui-ci, (ici Durand remarqua pour la première fois que son ami était en grand deuil) et sa générosité pour moi méritait toutes les attentions et l’affection dont j’étais capable. Je n’ai pas besoin de te demander si tu es bien et heureux : les nouveaux mariés devraient toujours l’être.

Comme de raison, Armand répondit dans l’affirmative, et il essaya de paraître aussi heureux que l’on pouvait raisonnablement s’attendre à le trouver sous les circonstances ; mais sa figure hagarde et pleine de soucis ne put échapper aux regards sagaces de son ami, auquel une lueur de la vérité était parvenue dans la courte entrevue qu’il venait d’avoir avec la nouvelle mariée. Il avait remarqué que la gentille et modeste réserve qui la distinguait naguère et qu’il avait tant admirée lui-même, avait fait place à une vulgaire ostentation pour la toilette et à de ridicules manières empruntées qui le surprirent et le dégoûtèrent à la fois : il comprit dès lors la gravité de l’erreur que son malheureux ami avait commise dans le choix d’une femme.

Au bout de quelque temps, s’apercevant que le nouveau marié paraissait ne pas vouloir parler, il l’entretint gaiement de ses propres affaires.

— Tu dois savoir, lui dit-il, qu’à l’exception des quelques semaines de la maladie de mon pauvre oncle Toussaint, pendant lesquelles j’ai eu un peu de repos, ma mère, mes sœurs et mes cousins ont été continuellement et sont encore à m’importuner pour me faire faire ce que tu as fait si spontanément, me marier. Mais ma destinée s’y oppose : je vois une jeune fille, j’y prends goût, je me félicite sur la perspective qu’il y a d’être capable de rencontrer les désirs de mes amis, car, bien entendu, je ne veux jamais me marier sans amour, et tiens ! avant que l’objet de mon adoration et moi nous soyons vus cinq ou six fois, ma flamme commence à se refroidir, et au bout d’une douzaine d’entrevues elle est complètement éteinte. Je suis certain qu’il y a peu de jolies filles dont je n’aie été passionnément amoureux pour quelque temps, et cependant je crois que je préférerais être pendu demain matin que de me marier avec l’une d’elles. Voyons, avise moi sur ce que j’ai à faire.

Il s’établit un silence de quelques instants pendant lequel Durand cherchait évidemment une réponse, lorsqu’on entendit distinctement à travers la mince cloison la voix de madame Martel qui disait, probablement en réponse a quelque suggestion de son mari :

— Du feu ! en vérité, non ! nous ne pouvons pas nous permettre de telles prodigalités. S’ils ont froid, qu’ils sortent et qu’ils viennent s’asseoir ici. Je suppose que nous sommes pour eux une assez bonne compagnie !

Cette tirade fut lancée à voix trop haute pour que Belfond ne l’entendit pas ; aussi, regarda-t-il fixement Armand dont la figure exprimait assez clairement la mortification et la peine qu’il en ressentait.

— Pauvre ami ! murmura-t-il.

Cependant Rodolphe Belfond n’était pas de ceux qui se laissent aller longtemps à la tristesse : il prit la casquette d’Armand et la lui mettant sur la tête :

— Allons, dit-il, faire un tour, et après cela nous irons chez Orr manger une soupe aux huîtres, ce qui nous permettra de nous raconter nos mutuels chagrins.

Armand ne fit aucune opposition et se laissa entraîner.

Comme les deux amis sortaient bras dessus bras-dessous, madame Martel s’en vint au devant d’eux et leur dit d’une voix aigre :

M. Belfond, c’est donner de mauvais exemples à un mari que de l’enlever ainsi à sa jeune femme.

— Alors, madame Martel, le moyen d’empêcher cela c’est que la jeune femme rende sa demeure si heureuse qu’il soit impossible de cajoler son mari et de le lui enlever.

Et après cette réplique à la vieille dame et un salut profond à la jeune femme qui boudait près de la fenêtre, il tira la porte sur eux.

— Je donnerais beaucoup, Armand, pour être à ta place pendant un mois, afin d’apprivoiser et dompter cette vieille mégère. Je crois que mes haînes seraient plus fortes et plus constantes que mes amours.

— Je ne puis souffrir de me quereller avec des femmes ! répondit Armand d’un air ennuyé.

— Je ne suis pas si délicat que cela, moi, et je frotterais ce vieux gendarme avec autant de plaisir que j’en éprouvais à faire une bataille rangée au collège. Je t’assure que je ne ferais quartier ni à son âge ni à son sexe.

Lorsque les deux amis furent confortablement assis en présence des huîtres dans une chambre agréablement chauffée, Armand commença à ouvrir un peu son cœur à son compagnon. Il repassa à la hâte les incidents de la mort de son père, ayant soin de supprimer en grande partie la trahison de Paul ; et alors, quoiqu’avec une grande répugnance, il mentionna les circonstances liées à son mariage.

Belfond vit de suite jusqu’à quel point son ami avait été dupé, mais il ne fit aucun commentaire tandis qu’Armand lui contait qu’il continuait, pour se conformer aux ardents désirs de sa tante, à toucher l’intérêt du legs que son père lui avait laissé à elle. Malheureusement, il avait une fois mentionné à sa femme la proposition que lui avait faite madame Ratelle de le mettre de suite en possession de tout le capital, et cette circonstance était une cause constante du renouvellement périodique des querelles qui répandaient l’amertume sur sa vie domestique. Madame Martel et Délima étaient toutes deux continuellement à le presser, afin qu’il fit des efforts pour induire madame Ratelle à renouveler son offre. Mais Armand s’y était toujours formellement opposé, car il savait que dans les circonstances actuelles sa demande serait mal accueillie, parce que, tout naturellement, la tante Françoise se refuserait à placer la somme qu’elle avait destinée pour l’aider à poursuivre ses études légales et le lancer dans le monde, à placer, disons-nous, cette somme à la discrétion d’une jeune femme étourdie qui pourrait la dépenser en rubans et en beaux meubles. Puis, quelque temps après son mariage, Paul lui avait écrit quelques lignes amicales, le priant d’accepter comme cadeau de noces une couple de cents louis. Armand avait renvoyé cette épître à son auteur ; mais par malheur, Délima l’avait préalablement vue sur son pupître : autre motif de reproches irritants et de noirs chagrins. Depuis cette découverte madame Martel et sa nièce ne lui avaient laissé aucun repos. Son sort aurait été bien plus heureux et ses amies se seraient contentées de l’état actuel des choses si l’argent eut été hors de son atteinte ; mais elles ne pouvaient supporter l’idée qu’il se refusât obstinément à employer la prérogative si précieuse de posséder huit cents piastres, sinon plus, seulement par un griffonnage de plume comme elles disaient. Cette somme, fabuleuse pour elles, représentait d’élégantes et superbes toilettes, de jolies parties de plaisir, des meubles neufs pour leur petit salon et beaucoup d’autres choses aussi attrayantes.

Lorsque Durand eut terminé ses confidences, il s’en suivit une pause que Belfond rompit enfin.

— Les femmes, dit-il, sont incompréhensibles et intraitables. Vois cette Gertrude de Beauvoir : après avoir retenu de Montenay à sa suite depuis qu’il est sorti du collége, elle lui a donné l’autre jour un congé inqualifiable.

— Pourquoi ? demanda à voix basse Armand.

— Pour la plus importante de toutes les raisons d’une femme, c’est-à-dire celle de n’en pas avoir du tout. Madame de Beauvoir se lamentait l’autre jour à ma mère, dans les termes les plus pathétiques, de l’entêtement et de l’obstination de sa fille, et déplorait la perte de ce qu’elle appelle un si bon parti. Mais revenons à nos propres affaires : laisse-moi, cher Armand, jouir aujourd’hui ou jamais du privilége d’un ami, et dis-moi comment je puis t’être utile. Tu sais que mon pauvre oncle Toussaint m’a laissé d’amples moyens dont j’ai seul l’entier contrôle, et c’est avec joie que je mets à ta disposition ce dont tu pourrais avoir besoin.

Armand secoua la tête.

— Je ne t’aurais pas, dit-il, si ouvertement raconté tous mes troubles si mon orgueil m’avait permis d’accepter l’aide que tu m’offres si généreusement. Non, Rodolphe, mon sincère et bon ami ; n’aies donc pas l’air si chagrin, je te promets que si jamais je suis forcé de recourir à quelqu’un, c’est toi qui recevras ma supplique.

Il était bien tard lorsqu’ils se levèrent pour se séparer, et en frappant légèrement à la porte de chez lui Armand se souvint avec inquiétude qu’il n’était jamais rentré à une heure aussi avancée. Comme d’habitude, ce fut M. Martel qui lui ouvrit et le fit entrer ; il lui demanda en hésitant s’il avait besoin de quelque chose pour remplacer le souper que les langues de ses compagnes l’avaient forcé d’abandonner.

Armand lui répondit dans la négative, ce qui parut le soulager considérablement. Le bonhomme murmura quelque chose sur ce que les femmes étaient plus boudeuses encore que de coutume, et que madame Martel s’était permis la mesquine vengeance de mettre la bouteille sous clef.

— Mais, ajouta-t-il, je vais en acheter une autre demain matin et je la mettrai dans une bonne cachette, de sorte que nous la déjouerons d’une drôle de façon.

Au moment où le jeune homme allait se retirer dans sa chambre en lui souhaitant un amical bonsoir, le père Martel lui mit la main sur l’épaule et lui dit d’un ton sérieux :

— Un petit conseil que je ne cesserai de vous donner, mon cher Armand, tant que vous ne l’aurez pas mis en pratique, est celui-ci : ne laissez pas vos repas parce qu’on vous y gronde ; mangez bien et de bon appétit, puis battez la retraite aussi vite que vous le voudrez.

Ce conseil fut donné à point, car au déjeûner, le lendemain matin, madame Martel et Délima étaient très-pointilleuses, et elles lancèrent plusieurs allusions provocantes sur la négligence et l’indifférence de certains hommes sans cœur qui préfèrent aller prendre un coup avec des amis que d’être dans la compagnie de leurs respectables femmes.

Au lieu de suivre le judicieux avis de son hôte et de prendre un repas complet, Armand n’absorba qu’une demie ration de thé et de toasts et se sauva dans ce qu’il avait autrefois appelé, en riant, un sombre cachot de bureau, mais qui était à présent pour lui un port de salut, un asile de repos.