Calmann Lévy (p. 49-56).


VI


Cromwell, I charge thee, fling away ambition ;
By that sin fell the angels, how can man then
The image of his Maker, hope to win by’t ?

King Henry VIII, act. III.


Un soir, après l’établissement des parties et l’arrivée des grandes dames pour lesquelles madame de Bonnivet se dérangeait, elle parlait à Octave avec un intérêt singulier : Je ne conçois pas votre être, lui répétait-elle pour la centième fois. — Si vous me juriez, lui répondit-il, de ne jamais trahir mon secret, je vous le confierais ; et personne ne l’a jamais su. — Quoi ! pas même madame de Malivert ? — Mon respect me défend de l’inquiéter. Madame de Bonnivet, malgré toute l’idéalité de sa croyance, ne fut point insensible au charme de savoir le grand secret d’un des hommes qui, à ses yeux, approchaient le plus de la perfection ; d’ailleurs ce secret n’avait jamais été confié.

Sur le mot d’Octave qui demandait une discrétion éternelle, madame de Bonnivet sortit du salon et revint quelque temps après portant à la chaîne d’or qui retenait sa montre un ornement singulier : c’était une sorte de croix de fer fabriquée à Kœnigsberg ; elle la prit dans sa main gauche et dit à Octave d’une voix basse et solennelle : « Vous me demandez un secret éternel, dans toutes les circonstances, envers tous, je vous le déclare par Jehovah, oui, je garderai ce secret. »

« Eh bien, madame, dit Octave, amusé par cette petite cérémonie et l’air sacramentel de sa noble cousine, ce qui souvent me met du noir dans l’âme, ce que je n’ai jamais confié à personne, c’est cet horrible malheur : je n’ai point de conscience. Je ne trouve en moi rien de ce que vous appelez le sens intime, aucun éloignement instinctif pour le crime. Quand j’abhorre le vice, c’est tout vulgairement par l’effet d’un raisonnement et parce que je le trouve nuisible. Et ce qui me prouve qu’il n’est absolument rien chez moi de divin ou d’instinctif, c’est que je puis toujours me rappeler toutes les parties du raisonnement en vertu duquel je trouve le vice horrible. » — Ah ! que je vous plains, mon cher cousin ! vous me navrez, dit madame de Bonnivet d’un ton qui décelait le plus vif plaisir, vous êtes précisément ce que nous appelons l’être rebelle.

En ce moment, son intérêt pour Octave fut évident aux yeux de quelques observateurs malins ; car ils étaient observés. Son geste perdit toute affectation et prit quelque chose de solennel et de vrai ; ses yeux jetaient une douce flamme en écoutant ce beau jeune homme et surtout en le plaignant. Les bonnes amies de madame de Bonnivet, qui la regardaient de loin, se livraient aux jugements les plus téméraires, tandis qu’elle n’était transportée que du plaisir d’avoir enfin trouvé un être rebelle. Octave lui annonçait une victoire mémorable si elle parvenait à réveiller en lui la conscience et le sens intime. Un médecin célèbre du dernier siècle appelé chez un grand seigneur, son ami, après avoir examiné les symptômes du mal, pendant longtemps et en silence, s’écria tout à coup transporté de joie : « Ah ! monsieur le marquis, c’est une maladie perdue depuis les anciens ! la pituite vitrée ! maladie superbe, mortelle au premier chef. Ah ! je l’ai retrouvée, je l’ai retrouvée ! » Telle était la joie de madame de Bonnivet ; c’était en quelque sorte une joie d’artiste.

Depuis qu’elle s’occupait à propager le nouveau protestantisme, qui doit succéder au christianisme, dont le temps est passé, et qui, comme on sait, est sur le point de subir sa quatrième métamorphose, elle entendait parler d’êtres rebelles ; ils forment la seule objection au système du mysticisme allemand, fondé sur l’existence de la conscience intime du bien et du mal. Elle avait le bonheur d’en découvrir un ; elle seule au monde connaissait son secret. Et cet être rebelle était parfait ; car sa conduite morale se trouvant strictement honnête, aucun soupçon d’intérêt personnel ne venait attaquer la pureté de son diabolicisme.

Je ne répéterai point toutes les bonnes raisons que madame de Bonnivet donna ce jour-là à Octave pour lui persuader qu’il avait un sens intime. Le lecteur n’a peut-être pas le bonheur de se trouver à trois pas d’une cousine charmante qui le méprise de tout son cœur et dont il brûle de reconquérir l’amitié. Ce sens intime, comme son nom l’indique, ne peut se manifester par aucun signe extérieur ; mais rien de plus simple et de plus facile à comprendre, disait madame de Bonnivet, vous êtes un être rebelle, etc., etc. Ne voyez-vous pas, ne sentez-vous pas que, hors l’espace et la durée, il n’y a rien de réel ici-bas ?…

Pendant tous ces beaux raisonnements, une joie réellement un peu diabolique brillait dans les regards du vicomte de Malivert ; et madame de Bonnivet, femme d’ailleurs fort clairvoyante, s’écriait : Ah ! mon cher Octave, la rébellion est évidente dans vos yeux. Il faut avouer que ces grands yeux noirs, ordinairement si découragés et dont les traits de flamme s’échappaient à travers les boucles des plus beaux cheveux blonds du monde, étaient bien touchants en ce moment. Ils avaient ce charme mieux senti en France peut-être que partout ailleurs : ils peignaient une âme que l’on a crue glacée pendant bien des années et qui s’anime tout à coup pour vous. L’effet électrique produit sur madame de Bonnivet par cet instant de beauté parfaite et le naturel plein de sentiment qu’il communiquait à ses accents la rendirent vraiment séduisante. En cet instant, elle eût marché au martyre pour assurer le triomphe de sa nouvelle religion ; la générosité et le dévouement brillaient dans ses yeux. Quel triomphe pour la malignité qui l’observait !

Et ces deux êtres, les plus remarquables du salon, où, sans s’en douter, ils formaient spectacle, ne songeaient nullement à se plaire, et rien ne les occupait moins. C’est ce qui eût semblé parfaitement incroyable à madame la duchesse d’Ancre et à ses voisines, les femmes de France les plus fines. Voilà comment on juge dans le monde des choses de sentiment.

Armance avait mis une constance parfaite dans son parti pris à l’égard de son cousin. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis qu’elle ne lui adressait plus la parole pour des choses personnelles à eux. Souvent elle ne lui parlait pas de toute une soirée, et Octave commençait à remarquer les jours où elle avait daigné s’apercevoir de sa présence.

Attentif à ne pas paraître déconcerté par la haine de mademoiselle de Zohiloff, Octave ne marquait plus dans le monde par son silence invincible et par l’air singulier et parfaitement noble avec lequel, autrefois, ses yeux si beaux avaient l’air de s’ennuyer. Il parlait beaucoup et sans se soucier en aucune façon des absurdités auxquelles il pouvait être entraîné. Il devint ainsi, sans y songer, l’un des hommes les plus à la mode dans les salons qui dépendaient en quelque sorte de celui de madame de Bonnivet. Il devait au désintérêt parfait qu’il portait en toutes choses une supériorité réelle sur ses rivaux ; il arrivait sans prétentions au milieu de gens qui en étaient dévorés. Sa gloire, descendant du salon de l’illustre marquise de Bonnivet dans les sociétés où cette dame était enviée, l’avait placé sans nul effort dans une position fort agréable. Sans avoir encore rien fait, il se voyait, dès son début dans le monde, classé comme un être à part. Il n’y avait pas jusqu’au dédaigneux silence que lui inspirait tout à coup la présence des gens qu’il croyait incapables de comprendre les façons de sentir élevées qui ne passât pour une singularité piquante. Mademoiselle de Zohiloff vit ce succès et en fut étonnée. Depuis trois mois, Octave n’était plus le même homme. Il n’était pas étonnant que sa conversation, si brillante pour tout le monde, eût un charme secret pour Armance ; elle n’avait pour but que de lui plaire.

Vers le milieu de l’hiver, Armance crut qu’Octave allait faire un grand mariage, et il fut facile de juger de la position sociale où peu de mois avaient suffi pour porter le jeune vicomte de Malivert. On voyait quelquefois dans le salon de madame de Bonnivet un fort grand seigneur qui toute sa vie avait été à l’affût des choses ou des personnes qui allaient être à la mode. Sa manie était de s’y attacher, et il avait dû à cette idée singulière d’assez grands succès ; homme fort commun, il s’était tiré du pair. Ce grand seigneur, servile envers les ministres comme un commis, était au mieux avec eux, et il avait une petite fille, son héritière unique, au mari de laquelle il pouvait faire passer les plus grands honneurs et les plus grands avantages dont puisse disposer le gouvernement monarchique. Tout l’hiver il avait paru remarquer Octave, mais on était loin de prévoir le vol qu’allait prendre la faveur du jeune vicomte. M. le duc de *** donnait une grande partie de chasse à courre dans ses forêts de Normandie. C’était une distinction que d’y être admis ; et depuis trente ans il n’avait pas fait une invitation dont les habiles n’eussent pu deviner le pourquoi.

Tout à coup, et sans en avoir prévenu, il écrivit un billet charmant au vicomte de Malivert et l’invita à venir chasser avec lui.

Il fut décidé, dans la famille d’Octave, parfaitement au fait des allures et du caractère du vieux duc de ***, que s’il réussissait pendant sa visite au château de Ranville, on le verrait un jour duc et pair. Il partit chargé des bons avis du commandeur et de toute la maison ; il eut l’honneur de voir un cerf et quatre chiens excellents se précipiter dans la Seine du haut d’un rocher de cent pieds de haut, et le troisième jour il était de retour à Paris.

Vous êtes fou apparemment, lui dit madame de Bonnivet en présence d’Armance. Est-ce que la demoiselle vous déplaît ? — Je l’ai peu examinée, répondit-il d’un grand sang-froid, elle me semble même fort bien ; mais quand arrivait l’heure où je viens ici, je me sentais du noir dans l’âme.

Les discussions religieuses reprirent de plus belle après ce grand trait de philosophie. Octave semblait un être étonnant à madame de Bonnivet. Enfin l’instinct des convenances, si je puis hasarder cette expression, ou quelques sourires surpris, firent comprendre à la belle marquise qu’un salon où se réunissent cent personnes tous les soirs, n’est pas précisément le lieu du monde le mieux choisi pour l’investigation de la rébellion. Elle dit un jour à Octave de venir chez elle, le lendemain à midi, après le déjeuner. Ce mot, depuis longtemps Octave l’attendait.

Le lendemain fut une des plus brillantes journées du mois d’avril. Le printemps s’annonçait par une brise délicieuse et des bouffées de chaleur. Madame de Bonnivet eut l’idée de transporter dans son jardin la conférence théologique. Elle comptait bien puiser dans le spectacle toujours nouveau de la nature, quelque argument frappant en faveur d’une des idées fondamentales de sa philosophie : Ce qui est fort beau est nécessairement toujours vrai. La marquise parlait en effet fort bien et depuis assez longtemps, lorsqu’une femme de chambre vint la chercher pour un devoir à rendre à une princesse étrangère. C’était un rendez-vous pris depuis huit jours ; mais l’intérêt de la nouvelle religion, dont on croyait qu’Octave serait un jour le saint Paul, avait tout fait oublier. Comme la marquise se sentait en verve, elle pria Octave d’attendre son retour. Armance vous tiendra compagnie, ajouta-t-elle.

Dès que madame de Bonnivet se fut éloignée : Savez-vous, ma cousine, ce que me dit ma conscience ? reprit aussitôt Octave sans nulle timidité, car la timidité est fille de l’amour qui se connaît et qui prétend ; c’est que depuis trois mois vous me méprisez comme un esprit vulgaire qui a la tête absolument tournée par l’espoir d’une augmentation de fortune. J’ai longtemps cherché à me justifier auprès de vous, non par de vaines paroles mais par des actions. Je n’en trouve aucune qui soit décisive ; moi aussi, je ne puis avoir recours qu’à votre sens intime. Or voici ce qui m’est arrivé. Pendant que je parlerai, voyez dans mes yeux si je mens. Et Octave se mit à raconter à sa jeune parente, avec beaucoup de détails et une naïveté parfaite, toute la suite des sentiments et des démarches que nous avons fait connaître au lecteur. Il n’eut garde d’oublier le mot adressé par Armande à son amie Méry de Tersan, et qu’il avait surpris en allant chercher le jeu d’échecs chinois. — Ce mot a disposé de ma vie ; depuis ce moment je n’ai pensé qu’à regagner votre estime. Ce souvenir toucha profondément Armance, et quelques larmes silencieuses commencèrent à couler le long de ses joues.

Elle n’interrompit point Octave ; quand il eut cessé de parler, elle se tut encore pendant longtemps. Vous me croyez coupable ! dit Octave extrêmement touché de ce silence. Elle ne répondit pas. J’ai perdu votre estime, s’écria-t-il, et les larmes tremblaient dans ses yeux. Indiquez-moi une action au monde par laquelle je puisse regagner la place que j’avais autrefois dans votre cœur, et à l’instant elle est accomplie. Ces derniers mots, prononcés avec une énergie contenue et profonde, furent trop forts pour le courage d’Armance ; il ne lui fut plus possible de feindre, ses larmes la gagnèrent, et elle pleura ouvertement. Elle craignit qu’Octave en ajoutât quelque mot qui aurait augmenté son trouble et lui aurait fait perdre le peu d’empire qu’elle avait encore sur elle-même. Elle redoutait surtout de parler. Elle se hâta de lui donner la main ; et faisant un effort pour parler et ne parler qu’en amie : Vous avez toute mon estime, lui dit-elle. Elle fut bien heureuse de voir venir de loin une femme de chambre ; la nécessité de cacher ses larmes à cette fille lui fournit un prétexte pour quitter le jardin.