Armance/Chapitre VII

Calmann Lévy (p. 56-63).


VII


But passion most dissembles yet betrays
Even by its darkness ; as the blackest sky
Foretells the heaviest tempest, it displays
Its workings through the vainly guarded eye,
And in whatever aspect it arrays
Itself, ’tis still the same hypocrisy ;
Coldness or anger, even disdain or hate,
Are masks it often wears, and still too late.

Don Juan, c. I.


Octave resta immobile, les yeux remplis de larmes, et ne sachant s’il devait se réjouir ou s’affliger. Après une si longue attente, il avait donc pu livrer enfin cette bataille tant désirée ; mais l’avait-il perdue ou gagnée ? Si elle est perdue, se dit-il, tout est fini pour moi. Armance me croit tellement coupable qu’elle feint de se payer de la première excuse que je présente et ne daigne pas entrer en explication avec un homme si peu digne de son amitié. Que veulent dire ces paroles si brèves : Vous avez toute mon estime ? Peut-on rien voir de plus froid ? Est-ce un retour parfait à l’ancienne intimité ? Est-ce une manière polie de couper court à une explication désagréable ? Le départ d’Armance, si brusque, lui semblait surtout de bien mauvais augure.

Pendant qu’Octave, en proie à un étonnement profond, tâchait de se rappeler exactement ce qui venait de lui arriver, essayait d’en tirer des conséquences, et tremblait, au milieu de ses efforts pour raisonner juste, d’arriver tout à coup à quelque découverte décisive qui finît toute incertitude en lui prouvant que sa cousine le trouvait indigne de son estime, Armance était en proie à la plus vive douleur. Ses larmes la suffoquaient ; mais elles étaient de honte et non plus de bonheur.

Elle se hâta de se renfermer dans sa chambre. Grand Dieu, se disait-elle dans l’excès de sa confusion, qu’est-ce qu’Octave va penser de l’état où il m’a vue ? A-t-il compris mes larmes ? Hélas ! puis-je en douter ? Depuis quand une simple confidence de l’amitié fait-elle répandre des pleurs à une fille de mon âge ? Ô Dieu ! après une telle honte comment oser reparaître devant lui ? Il manquait à l’horreur de ma situation d’avoir mérité ses mépris. Mais, se dit Armance, ce n’est pas aussi une simple confidence ; il y a trois mois que j’évitais de lui parler ; c’est une sorte de réconciliation entre amis qui étaient brouillés, et l’on dit qu’on pleure dans ces sortes de réconciliations ; — oui, mais on ne prend pas la fuite, mais on n’est pas jeté dans le trouble le plus extrême.

Au lieu de me trouver renfermée et fondant en larmes chez moi, je devrais être au jardin et continuer à lui parler, heureuse du simple bonheur de l’amitié. Oui, se dit Armance, je dois retourner au jardin ; madame de Bonnivet n’est peut-être pas encore revenue. En se levant elle se regarda dans une glace et vit qu’elle était hors d’état de paraître devant Octave. Ah ! s’écria-t-elle en se laissant tomber de désespoir sur une chaise, je suis une malheureuse perdue d’honneur et perdue aux yeux de qui ? aux yeux d’Octave. Ses sanglots et son désespoir l’empêchèrent de penser.

Quoi ! se dit-elle, après quelques moments, si tranquille, si heureuse même, malgré mon fatal secret, il y a une demi-heure, et perdue maintenant ! perdue à jamais, sans ressource ! un homme d’autant d’esprit aura vu toute l’étendue de ma faiblesse, et cette faiblesse est du nombre de celles qui doivent le plus choquer sa sévère raison. Les larmes d’Armance la suffoquaient. Cet état violent se prolongea pendant plusieurs heures ; il produisit un léger mouvement de fièvre qui valut à Armance la permission de ne pas quitter sa chambre de la soirée.

La fièvre augmenta, bientôt parut une idée : Je ne suis qu’à demi méprisable, car enfin je n’ai pas avoué en propres termes mon fatal amour. Mais d’après ce qui vient d’arriver, je ne puis répondre de rien. Il faut élever une barrière éternelle entre Octave et moi. Il faut me faire religieuse, je choisirai l’ordre qui laisse le plus de solitude, un couvent situé au milieu de montagnes élevées, avec une vue pittoresque. Là jamais je n’entendrai parler de lui. Cette idée est le devoir, se dit la malheureuse Armance. Dès ce moment le sacrifice fut fait. Elle ne se disait pas, elle sentait (le dire en détail eût été comme en douter), elle sentait cette vérité : du moment que j’ai aperçu le devoir, ne pas le suivre à l’instant, en aveugle, sans débats, c’est agir comme une âme vulgaire, c’est être indigne d’Octave. Que de fois ne m’a-t-il pas dit, que tel est le signe secret auquel on reconnaît les âmes nobles ! Ah ! je me soumettrai à votre arrêt, mon noble ami, mon cher Octave ! La fièvre lui donnait l’audace de prononcer ce nom à demi-voix, et elle trouvait du bonheur à le répéter.

Bientôt Armance se vit religieuse. Il y eut des moments où elle était étonnée des ornements mondains qui paraient sa petite chambre. Cette belle gravure de la madone de San Sisto que m’a donnée madame de Malivert, il faudra la donner à mon tour, se dit-elle ; elle a été choisie par Octave, il l’a préférée au Mariage de la Madone, le premier tableau de Raphaël. Déjà dans ce temps-là je me souviens que je disputais avec lui sur la bonté de son choix, uniquement pour avoir le plaisir de le voir le défendre. L’aimais-je donc sans le savoir ? l’ai-je toujours aimé ? Ah ! il faut arracher de mon cœur cette passion affreuse. Et la malheureuse Armance, cherchant à oublier son cousin, trouvait son souvenir mêlé à toutes les actions de sa vie même les plus indifférentes. Elle était seule, elle avait renvoyé sa femme de chambre, afin de pouvoir pleurer sans contrainte. Elle sonna et fit transporter ses gravures dans la pièce voisine. Bientôt la petite chambre fut dépouillée et seulement ornée de son joli papier bleu lapis. Est-il permis à une religieuse, se dit-elle, d’avoir un papier dans sa cellule ? Elle pensa longtemps à cette difficulté ; son âme avait besoin de se figurer exactement l’état où elle serait réduite dans sa cellule ; l’incertitude à cet égard était au delà de tous les maux, car c’était l’imagination qui se chargeait de les peindre. Non, se dit-elle enfin, les papiers ne doivent pas être permis, ils n’étaient pas inventés du temps des fondatrices des ordres religieux ; ces ordres viennent d’Italie ; le prince Touboskine nous disait qu’une muraille blanchie chaque année avec de la chaux est le seul ornement de tant de beaux monastères. Ah ! reprit-elle dans son délire, il faut peut-être aller prendre le voile en Italie ; le prétexte serait la santé.

— Oh ! non. Du moins ne pas quitter la patrie d’Octave, du moins entendre toujours parler sa langue. En ce moment Méry de Tersan entra dans sa chambre ; la nudité des murailles frappa cette jeune fille, elle pâlit en s’approchant de son amie. Armance, exaltée par la fièvre et par un certain enthousiasme de vertu qui était encore une manière d’aimer Octave, voulut se lier par une confidence. Je veux me faire religieuse, dit-elle à Méry. — Quoi ! la sécheresse d’âme d’une certaine personne serait-elle allée jusqu’à blesser ta délicatesse ? — Ah ! mon Dieu non, je n’ai rien à reprocher à madame de Bonnivet ; elle a autant d’amitié pour moi qu’elle peut en sentir pour une fille pauvre et qui n’est rien dans le monde. Même elle me chérit quand elle a du chagrin, et ne pourrait être pour personne meilleure que pour moi. Je serais injuste, et j’aurais l’âme de ma position, si je lui faisais le moindre reproche. Un des derniers mots de cette réponse fit pleurer Méry qui était riche et qui avait les nobles sentiments qui distinguent son illustre famille. Sans se parler autrement que par leurs larmes et leurs serrements de mains, les deux amies passèrent ensemble une grande partie de la soirée. Armance dit enfin à Méry toutes les raisons qu’elle avait pour se retirer au couvent, hors une seule : que pouvait devenir dans le monde une fille pauvre, et qu’après tout on ne pouvait pas marier à un petit marchand du coin de la rue ? quel sort l’attendait ? Dans un couvent on ne dépend que de la règle. S’il n’y a pas ces distractions que l’on doit aux beaux-arts ou à l’esprit des gens du monde et dont elle jouissait auprès de madame de Bonnivet, jamais aussi il n’y a nécessité absolue de plaire à une seule personne, et humiliation si l’on n’y réussit pas. Armance serait morte de honte plutôt que de prononcer le nom d’Octave. Tel est le comble de mon malheur, pensait-elle en pleurant et se jetant dans les bras de Méry, je ne puis demander de conseils même à l’amitié la plus dévouée, et la plus vertueuse.

Pendant qu’Armance pleurait dans sa chambre, Octave, par un mouvement que, malgré sa philosophie, il était loin de s’expliquer, sachant que de toute la soirée il ne verrait pas mademoiselle de Zohiloff, se rapprocha des femmes qu’il négligeait ordinairement pour les arguments religieux de madame de Bonnivet. Il y avait déjà plusieurs mois qu’Octave se voyait poursuivi par des avances fort polies et qui n’en étaient que plus contrariantes. Il était devenu misanthrope et chagrin ; chagrin comme Alceste, sur l’article des filles à marier. Dès qu’on lui parlait d’une femme de la société qu’il ne connaissait pas, son premier mot était : A-t-elle une fille à marier ? Depuis peu même, sa prudence avait appris à ne plus se contenter d’une première réponse négative. Madame une telle n’a pas de fille à marier, disait-il, mais n’aurait-elle point quelque nièce ?

Pendant qu’Armance était dans une sorte de délire, Octave, qui cherchait à se distraire de l’incertitude où le plongeait l’événement du matin, non-seulement parla à toutes les femmes qui avaient des nièces, mais encore il aborda quelques-unes de ces mères redoutables qui ont jusqu’à trois filles. Peut-être tant de courage était-il rendu facile par la vue de la petite chaise où s’asseyait ordinairement Armance près du fauteuil de madame de Bonnivet ; elle venait d’être occupée par une des demoiselles de Claix dont les belles épaules allemandes, favorisées par le peu d’élévation de la petite chaise d’Armance, profitaient de l’occasion pour étaler toute leur fraîcheur. Quelle différence ! pensait ou plutôt sentait Octave ; comme ma cousine serait humiliée de ce qui fait le triomphe de mademoiselle de Claix ! pour celle-ci, ce n’est que de la coquetterie permise ; ce n’est pas même une faute ; là encore on peut dire : Noblesse oblige. Octave se mit à faire la cour à mademoiselle de Claix. Il eût fallu avoir quelque intérêt à le deviner ou plus d’habitude de la simplicité habituelle de son expression, pour voir dans sa prétendue gaieté tout ce qu’elle avait d’amer et de méprisant. On fut assez bon pour trouver du trait dans ce qu’il disait ; ses mots les plus applaudis lui semblaient à lui-même fort communs et quelquefois même entachés de grossièreté. Comme il ne s’était point arrêté ce soir-là auprès de madame de Bonnivet, quand elle passait près de lui, elle le grondait à voix basse, et Octave justifiait sa désertion par des mots qui semblaient charmants à la marquise. Elle était fort contente de l’esprit de son futur prosélyte et de l’aplomb qu’il prenait dans le monde.

Elle fit son éloge avec la bonhomie de l’innocence, si le mot bonhomie ne rougissait pas de se voir employé à l’occasion d’une femme qui avait de si belles poses dans sa bergère et des mouvements d’yeux si pittoresques en regardant le ciel. Il faut avouer que quelquefois, en regardant fixement une moulure d’or du plafond de son salon, elle parvenait à se dire : là, dans cet espace vide, dans cet air, il y a un génie qui m’écoute, magnétise mon âme et lui donne les sentiments singuliers et pour moi bien réellement imprévus que j’exprime quelquefois avec tant d’éloquence. Ce soir-là madame de Bonnivet, fort contente d’Octave et du rôle auquel son disciple pourrait s’élever un jour, disait à madame de Claix : Il ne manquait réellement au jeune vicomte que l’assurance que donne la fortune. Quand je n’aimerais pas cette excellente loi d’indemnité, parce qu’elle est si juste envers nos pauvres émigrés, je l’aimerais pour l’âme nouvelle qu’elle donne à mon cousin. Madame d’Ancre regarda madame de Claix et madame la comtesse de la Ronze ; et comme madame de Bonnivet quittait ces dames pour aller au-devant d’une jeune duchesse qui entrait : Il me semble que tout ceci est fort clair, dit-elle à madame de Claix. — Trop clair, répondit celle-ci ; nous arrivons au scandale ; encore un peu plus d’amabilité de la part de l’étonnant Octave, et notre chère marquise ne pourra s’empêcher de nous prendre tout à fait pour ses confidentes. — C’est toujours ainsi, reprit madame d’Ancre, que j’ai vu finir ces grandes vertus qui s’avisent de dogmatiser sur la religion. Ah ! ma belle marquise, heureuse la femme qui écoute tout bonnement le curé de sa paroisse et rend le pain bénit ! — Cela vaut mieux assurément que de faire relier des Bibles par Thouvenin, reprit madame de Claix.

Mais toute la prétendue amabilité d’Octave avait disparu en un clin d’œil. Il venait de voir Méry qui revenait de la chambre d’Armance parce que sa mère avait demandé sa voiture, et Méry avait la figure renversée. Elle partit si vite qu’Octave ne put lui parler. Il sortit lui-même à l’instant. Il lui eût été impossible désormais de dire une parole à qui que ce soit. L’air affligé de mademoiselle de Tersan lui apprenait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; peut-être mademoiselle de Zohiloff allait-elle quitter Paris pour le fuir. Ce qui est admirable, c’est que notre philosophe n’eut pas la moindre idée qu’il aimait Armance d’amour. Il s’était fait les serments les plus forts contre cette passion, et comme il manquait de pénétration et non pas de caractère, il eût probablement tenu ses serments.