II

Après bataille


 
Le voilà qui chevauche à travers la forêt,
Vigilant, le cœur haut et la lance en arrêt ;
Il va dans l’inconnu des bois, des chemins sombres,
Fuyant tout ce qui luit, scrutant les lieux pleins d’ombres,
Devinant sous les fleurs la guêpe ou le poison,
Craignant l’œil trop ami qui brille hors de saison.
Il ne veut rien toucher que du bout de ses armes,
Résolu d’être aveugle et sourd à tous les charmes,
Tant qu’aux sûres clartés d’un infaillible amour
Son cœur n’aura pas vu s’ouvrir la blanche Tour,

Sans risquer de confondre, en cueillant quelqu’ivraie,
La beauté décevante avec la beauté vraie.

Il va ; les noirs esprits, l’éprouvant de leurs coups,
Cachés sous mille aspects, rôdent comme des loups.

« Chevalier, vois mes fleurs, » murmure ici la branche.
« Vois mon duvet soyeux, » lui dit l’hermine blanche.
« Cueille mes raisins mûrs, » ajoute un cep grimpant.

— « Je flaire le poison et je vois le serpent. »

« Guerrier, sous ce beau frêne, après ta rude course,
Vois ma fraîcheur, et bois de mes eaux, » dit la source.
« Chevalier, » dit le lac qu’il côtoie en chemin,
« Descends, je te convie aux délices du bain. »

— « Mon sang et ma sueur, c’est mon bain sous l’armure. »

Un miel coule du chêne et la ruche murmure :
« Prends ce rayon doré. »

                                               — « Ton miel est vite aigri ;
Le pain et le calice en partant m’ont nourri. »

« Guerrier, qui cours si vite aux nobles entreprises,
Cueille, en passant, au bord du panier, ces cerises. »
« Ami, voici ma cruche et goûte de ce lait. »
« Ami, voici mes fleurs, prends celle qui te plaît. »

— « Je ne veux rien de vous, dames et pastourelles ;
Passez ! j’accepterais si vous étiez moins belles.
L’enfant au chapelet, vous qui ne m’offrez rien,
Recevez le salut d’un chevalier chrétien. »

C’étaient, à chaque pas, tentations pareilles,
Complot malicieux des fruits -, des fleurs vermeilles.
Mais, toujours attentif, à travers vaux et monts,

Le guerrier déjouait les ruses des démons ;
Tous il les devinait sous leurs multiples formes ;
Tous il les écartait, lutins, dragons énormes,
Ou de sa bonne lance, ou d’un signe de croix.
Nuit et jour, sans sommeil, il marchait par les bois :
Ni la rose en berceaux sur les tapis de mousses,
Ni les fines odeurs, ni les paroles douces,
Rien n’arrêtait ce preux pour l’idéal armé,
Fors le devoir d’aller en aide à l’opprimé.

Là-bas, dans ce vallon, quels soupirs lamentables
Percent l’épais rideau des ifs et des érables ?
Ce soleil est si pur, ces lieux sont si charmants !
Quel bruit de pleurs mêlés à des ricanements ?
Suspends, bon chevalier, ton voyage et ton rêve ;
Pour tous les malheureux tu dois tirer le glaive.
Il court, il a pris, seul, libre de son cheval,
Le sentier tortueux qui plonge au fond du val.


Sur un tertre moussu d’où filtre une fontaine,
Les pieds scellés au roc par une étroite chaîne,
Une femme est debout, presqu’enfant, et se tord
Dans les convulsions d’un impuissant effort.
Trois nains velus, dont l’arc a pour flèche une aiguille,
De mille et mille traits percent la pauvre fille ;
Et six dogues affreux, noirs, hérissés, grondants,
Sont découplés contr’elle et lui montrent les dents.
Sa mort est sûre, horrible. Une méchante fée,
Sur un dragon assise et de serpents coiffée,
Mélusine, ivre, heureuse au spectacle du mal,
Excite encor les chiens de son rire infernal.
L’enfant est du village, elle a jupon de bure ;
Sa coiffe de linon cache un peu sa figure ;
Ses bras et ses pieds nus, son cou brun et vermeil
Ont reçu largement les baisers du soleil ;
Pour seul bijou, formant sa parure discrète,
Un rosaire de buis pend sur sa gorgerette.

Elle appelle en pleurant et prie avec ferveur,
Criant : « Merci de nous, Jésus mon doux sauveur !
A moi, bon chevalier ! » Il écoute, il s’élance,
Il frappe, et c’est assez du bâton de sa lance :
Les molosses hurlants, les nains, vils ennemis,
Sont broyés sous ses pieds comme un tas de fourmis.
Alors d’un bras plus fier, tirant sa bonne lame,
Il va, l’œil enflammé, droit à l’horrible dame ;
D’un seul coup le dragon, prêt à prendre son vol,
Tombe ; un épieu sanglant l’a cloué sur le sol.
Le brave osera plus ; la sombre enchanteresse
Sent sur son front ridé la pointe vengeresse ;
L’affreux charme est rompu ; le monstre, en un moment,
Disparaît sous la terre avec un hurlement :
Et le pieux guerrier, sur son armure noire,
D’un grand signe de croix assurait sa victoire.

Or la douce captive et le bon chevalier

Couple uni de hasard et déjà familier,
Près de la source, au pied du frêne qui l’ombrage,
Devisaient, car tous deux parlaient même langage ;
Et, des esprits impurs craignant les noirs desseins,
Tous deux priaient la Vierge et vénéraient les Saints.

— « Ainsi que vous m’aidez, seigneur, que Dieu vous aide. »

— « A vos chagrins, enfant, que Dieu donne un remède. »

— « Chevalier, que vos coups soient toujours aussi sûrs. »

— « Belle enfant, que vos yeux soient toujours aussi purs. »

— « Combien je vous trouvai bon, vaillant, secourable ! »

— « Mon vœu me lie au faible, à tous ceux qu’on accable. »

— « Je n’étais rien pour vous qu’une fille des champs,
Aux projets inconnus et peut-être méchants ;

Que saviez-vous de moi ? »

                                                    — « Vous portez le rosaire ;
Vous parlez d’une voix si suave et si claire ;
Et j’ai vu quelque part, dire où, je ne le puis,
Entre ces fines mains ce chapelet de buis. »

— « Peut-être au bord des prés où je filais ma laine ? »

— « Ou peut-être au balcon de quelque châtelaine. »

— « Sur le char des faneurs ? »

                                                          — « Ou sur un palefroi. »

— « Ou chez un bûcheron ? »

                                               — « Peut-être chez le roi.
Je ne sais ; mais déjà ces beaux yeux, ce me semble,

M’ont souri dans un monde où nous étions ensemble.
Je revois vaguement, comme un rêve lointain,
Briller ce front discret dans un groupe hautain ;
Je retrouve en mon cœur un écho qui me reste,
Parmi d’altières voix, de cette voix modeste. »

— « Je n’ai jamais porté que ces simples habits ;
Vous ne m’avez pu voir qu’au milieu des brebis.
Vos yeux, votre bonté, vous trompent, je le gage ;
Vous êtes de la cour et je suis du village. »

— « Au village, à la cour, sous ces bois chevelus,
Ni mes yeux, ni mon cœur ne s’y tromperont plus ;
Et je ne risque plus, quoique oublié, peut-être,
D’oublier cette enfant ou de la méconnaître. »

— « Passât-il sans me voir, dédaigneux ou rêveur,
Moi pourrais-je, un seul jour, oublier mon sauveur ? »


— « Rien ne vous cacherait, ni serge, ni dentelle. »

— « Je vous devinais bon… »

                                                          — « Moins que vous n’êtes belle… »

— « Seigneur, quand ces méchants m’ont prise en trahison,
Je portais le goûter aux gens de la moisson.
Voyez, là, sous ce chêne entouré de pervenches,
La cruche et le panier couvert de nappes blanches ;
Il faut, après bataille, au chevalier errant,
Mieux que le fruit sauvage et que l’eau du torrent ;
Ce repas de ma main n’est pas œuvre savante.
Acceptez-le, pourtant, de votre humble servante.
Je vous atteste, au moins, que nul méchant sorcier
N’y mêla de poison, si le pain est grossier ;
Que mes fraises, mes noix et le lait de mes chèvres
Ne se changeront pas en crapauds sous vos lèvres. »


— « Soit dit, rieuse enfant, c’est un festin de roi ;
Mais venez partager vos fraises avec moi. »

Et tous deux, sans façon, ainsi que sœur et frère,
Sans souci des géants, des nains, du sort contraire,
Assis près de Peau vive où se mirent leurs yeux,
Épuisent le panier en un goûter joyeux.
Le rire épanouit ces deux franches figures
Car la douce gaîté convient aux âmes pures.

— « Maintenant, » fit le preux, « je me dois souvenir
Que d’autres nécromants pourraient bien survenir ;
Chère petite sœur, je veux, quoi qu’il arrive,
Jusqu’au toit de son père escorter ma captive. »

— « Nenni, mon doux seigneur, il ne m’est pas permis ?
Grâce à vous, dans ces bois je n’ai plus d’ennemis ;
Vous avez pour longtemps écarté Mélusine ;

La ferme de mon père est d’ailleurs si voisine !
Je crains les médisants et les propos jaloux
Autant que les sorciers et bien plus que les loups.
Adieu ! votre chemin vers le château des fées
Sur ces roches, là-haut, de noirs sapins coiffées
Monte, et le mien descend le long de ce ruisseau ;
Allez à vos combats, je vais à mon troupeau. »

— « Déjà vous m’éloignez, ingrate, je demeure ! »

— « Déjà vous commandez et voulez que je pleure ? »

— « Je suis le plus prudent et je veux vous servir. »

— « Moi, je suis la plus faible, on me doit obéir. »

— « J’obéis ; mais qu’au moins, sans laisser de rancune,
J’emporte un souvenir de ma bonne fortune.
Je prends du bout des doigts, sans toucher au corset ;

Ce bouquet de trois fleurs noué par un lacet. »

— « Je ne les donnais pas, vous les avez su prendre !
Gardez-les, » reprit-elle ; et, d’une voix plus tendre :
« Je voudrais vous laisser pour les jours de malheurs
Un talisman plus fort que ces trois pauvres fleurs ;
Mais vous aurez aussi ma meilleure prière ;
Je la dis, chaque soir, la main sur ce rosaire. »

— « Donnez prière et fleur, » fit le bon chevalier,
« Tout, rose et marguerite et brin de violier,
J’en fais mon talisman, et, dans chaque aventure,
Je porterai toujours ces fleurs sous mon armure. »

— « Mes vœux au ciel, mes vœux s’élèveront pour vous. »

— « Le ciel les entendra, l’écho m’en sera doux. »

— « Que Dieu vous paye, un jour, cette bonne œuvre en gloire. »


— « J’ai remporté pour vous ma plus douce victoire,
Soyez sage, toujours ! »

— « Vous, toujours triomphant !
Adieu, bon chevalier ! »

                                             — « Adieu, la belle enfant ! »

Chacun suivit à part son destin et sa route ;
Ainsi fait-on souvent, hélas ! quoiqu’il en coûte.
Mais d’un rêve pareil troublés et palpitants,
Tous deux pour compagnon ils avaient le printemps.
L’air s’emplissait pour eux de baume et d’harmonies ;
Ils allaient escortés par tous les bons génies ;
Les sylphes répétaient, légers, tendres, moqueurs,
La chanson qui tout bas se chantait dans ces cœurs.



CHANSON DES SYLPHES.


A l’heure où le ciel se colore
Des premières roses du jour,
Où le cœur s’éveille et s’ignore
Tâchez d’éterniser l’aurore.
Restez au matin de l’amour.

A l’heure où le flot, sur la grève,
S’enfle et meurt sous un rayon d’or ;
Où la fleur s’ouvre et se soulève,
Où l’esprit n’est plus dans le rêve
Sans être dans la vie encor ;

Où l’avenir a des mirages,
Où l’horizon riche et lointain

Se prête aux plus folles images ;
Où l’œil bâtit dans les nuages,
Où l’âme arrange le destin ;

Restez dans l’aube, à l’heure fraîche
Où la fleur garde son velours.
Laissez son duvet à la pêche :
Fi du glouton qui se dépêche
De la flétrir sous ses doigts lourds !

N’abrégez pas la saison verte
Où nul frelon n’a dérobé
Le miel de la rose entr’ouverte,
Où dans la vigne encor déserte
Nul fruit des rameaux n’est tombé.

Où, pur de tout désir profane,
L’amour est sauvé des douleurs :

Et peut, d’une aile diaphane,
Toucher au lis sans qu’il se fane,
S’y poser sans courber ses fleurs ;

Où, dans son indécise enfance,
On ne sait de quel nom charmant
Pudeur, amitié, confiance,
Sous cette robe d’innocence
Baptiser ce doux sentiment ;

Où l’on se cherche sans mystère,
Où l’on se rencontre sans peur ;
Où, chaque soir, dans sa prière,
L’un peut dire à Dieu : C’est mon frère,
Quand l’autre lui dit : C’est ma sœur.

A l’heure où le ciel se colore
Des premières roses du jour,
Où le cœur hésite

et s’ignore,
Tâchez d’éterniser l’aurore.
Restez au matin de l’amour.


CHANSON DES ONDINES.


Tous les ruisseaux ont des sources connues ;
Toute rosée est un envoi du ciel ;
L’éclair toujours jaillit du flanc des nues ;
Abeille et fleur nous présagent le miel ;
Tous les ruisseaux ont des sources connues.

D’où naît l’amour, qu’il soit triste ou joyeux ?
Qu’il soit de miel, de flamme, ou de rosée,
Qu’il ait le rire ou les larmes aux yeux,
Que l’âme en vive, ou qu’elle en soit brisée,
D’où naît l’amour, qu’il soit triste ou joyeux ?


Veut-il toujours beauté, grâce ou génie ?
Est-ce un essor vers un être idéal,
Est-ce un caprice, un culte, une harmonie,
Est-ce un accord de l’égal à l’égal ?
Veut-il toujours beauté, grâce ou génie ?

La douce flamme a cent foyers divers ;
La douce fleur vient de plus d’une graine,
Fleurit l’été, dans les plus noirs hivers ;
Il naît de tout, et jusque de la haine ;
La douce flamme a cent foyers divers.

C’est d’un sourire et souvent d’une larme,
D’un vague instinct qu’on ne peut définir,
D’un mot du cœur, d’un geste qui nous charme,
C’est d’un espoir ou bien d’un souvenir,
C’est d’un sourire et souvent d’une larme.


Dieu qui le donne en garde le secret.
Pourquoi dans l’air l’atome qui voltige,
Va-t-il ici semer une forêt,
Là féconder une fleur sur sa tige ?
Dieu qui le donne en garde le secret.

On va s’aimer, à quoi le reconnaître ?
L’un près de l’autre on a marché longtemps,
On s’ignorait, se dédaignait peut-être ;
C’était l’hiver et voici le printemps.
On va s’aimer, à quoi le reconnaître ?

Le cœur s’est pris dès le premier regard.
On vient tous deux des deux pôles contraires,
On s’aperçoit de loin et par hasard…
Du premier coup on s’est reconnu frères.
Le cœur s’est pris dès le premier regard.


Un seul rayon a mis le ciel en flamme.
Hier la lumière arrivait lentement,
Tout pâlissait dans les cieux et dans l’âme,
Et ce matin tout brille en un moment ;
Un seul rayon a mis le ciel en flamme.


CHANSON DES GNOMES.


Crois-tu préserver toujours
          Tes amours
Et leur fraîcheur matinale ?
Nous soufflons, d’un air bénin,
          Le venin
Dans la rose virginale.

Venez du val et des monts
          Noirs démons,

Accourez lutins et gnomes !
Chassons les sylphes joyeux ;
          Sous ses yeux
Promenons d’impurs fantômes.

Qu’on le force à désirer,
          Effleurer
La pomme d’or qui le tente ;
Que chez ce couple ingénu
          L’inconnu
Allume une soif ardente.

Qu’ils trouvent, dès aujourd’hui,
          Un ennui
Dans l’extase des prémices ;
Buvant tous deux, à foison,
          Le poison,
La lie au fond des calices.


Soufflons les doutes moqueurs
          Dans ces cœurs ;
Que l’un l’autre se renie ;
Que chacun, perdant sa foi,
          Couve en soi
Les soupçons et l’ironie.


LE CHEVALIER.


Sans peur du gnome impur et du vil nécroman
Je suivrai mon chemin au bord des précipices ;
J’emporte sur mon cœur, j’emporte un talisman
Et, par lui, nous serons sauvés des maléfices.


CHANSON DU CHEVALIER.


J’ai reçu trois fleurs au départ,
Violier, rose et marguerite.

J’ai reçu trois fleurs pour ma part :
Douce faveur que je mérite,
Un mot, un sourire, un regard…
Un printemps qui me renouvelle ;
Un mot, un sourire, un regard…
          J’ai trois fleurs d’elle !

Las ! je n’ai pu la retenir ;
Mais son adieu me fut si tendre !
Je ne sais rien de l’avenir,
Mais j’emporte avec quoi l’attendre.
Estime, honneur, bon souvenir…
Elle est sage autant qu’elle est belle ;
Estime, honneur, bon souvenir,
          J’ai trois fleurs d’elle !

S’il m’est donné de la revoir,
Je lui dirai pourquoi je l’aime.

Ces yeux n’ont pu me décevoir,
Son cœur sera pour moi le même.
Douceur, franchise et bon espoir…
Je la retrouverai fidèle ;
Douceur, franchise et bon espoir…
          J’ai trois fleurs d’elle !