Conseils d’ermite


I

Conseils d’ermite


 
LE CHEVALIER, UN ERMITE.


L’ERMITE.
Par tous les noirs esprits cette route est hantée ;
Évite, ô chevalier, la forêt enchantée,
Fuis les sentiers couverts, fuis l’ombre de ces monts
Où, sous des traits charmants, rôdent d’affreux démons.

Va livrer tes combats dans ces heureuses plaines
Où la palme fleurit aux mains des châtelaines.


LE CHEVALIER.


J’accomplis un serment qui m’entraîne plus loin ;
La palme que je veux se cueille sans témoin.
Par cette harpe d’or, par cette armure noire,
J’ai juré de gravir jusqu’à la Tour d’Ivoire.
Je fuis tout faux honneur et tout laurier banal ;
Je veux voir l’invisible et boire au Saint-Graal.
Trouvère et chevalier, loin de ces molles fêtes,
J’aspire à des amours, à des gloires parfaites.
Mais toi-même, ô vieillard si prudent et si vert,
Que fais-tu, seul, dans l’ombre, au bord de ce désert ?
Et pourquoi, si tu crains qu’un jeune homme y périsse,
Braves-tu, d’aussi près, la forêt tentatrice ?


L’ERMITE.


Je vis là pour l’exemple et l’avertissement.
Revenu de ces bois où chaque fleur nous ment,

J’ai connu, j’ai quitté les villes infécondes
Et je veille aujourd’hui, seul entre ces deux mondes,
Aimant et fuyant l’homme, et me ceignant les reins
Pour marcher sans repos vers le Dieu que je crains.
Devant ce faux Éden, prodigue en remontrances,
Je guéris les rêveurs des folles espérances.


LE CHEVALIER.


Des pèlerins tremblants reste le conseiller,
Timide voyageur, moi je suis chevalier ;
Pour finir l’aventure à tes mains échappée,
J’aurai, de plus que toi, ma harpe et mon épée.


L’ERMITE.


Plus heureux et plus pur, instruit par mes revers,
Frappe de plus grands coups, chante de plus beaux vers !
J’ai reçu comme toi l’éperon et l’écharpe ;
J’ai fait sonner le fer, j’ai fait gémir la harpe ;
J’ai fouillé longuement la mystique forêt,
De ses plus noirs détours j’ai percé le secret.

Assisté d’un regard qui m’éclairait dans l’ombre,
J’ai vaincu des géants et des hydres sans nombre ;
Mainte fée au désert m’a conduit pas à pas ;
J’eus des guides charmants et je n’arrivai pas,
Où donc le Saint-Graal, où donc la Tour d’Ivoire ?
Je ne les vis qu’en rêve et j’ai cessé d’y croire.


LE CHEVALIER.

Je ne les vis qu’en rêve et j’y croirai toujours !
Peut-être arriverai-je avec d’autres secours :
Ces lieux, purgés par toi de tant d’hôtes étranges,
Libres de leurs démons, me réservent leurs anges ;


L’ERMITE.


Elles ont disparu des arbres et des fleurs
Celles que j’invoquais et qui séchaient mes pleurs ;
Elles ont disparu des lacs et des fontaines
Celles qui m’apportaient le remède à mes peines.
Chassés par les hivers des prés et des buissons,
Les oiseaux de mon cœur ont fini leurs chansons.

Je les ai vues mourir toutes les bonnes fées,
Toutes les blanches mains qui nouaient mes trophées ;
Et les dragons hideux, plus nombreux que jamais,
Rampent dans les vallons, hurlent sur les sommets ;
Plus nombreux que jamais, au bord des précipices,
Les pâles nécromants forment leurs maléfices.


LE CHEVALIER.


Tu t’es lassé trop tôt, ou tu crains le péril.
Tu me parles d’hiver et je suis en avril,
Et des oiseaux Joyeux j’entends les symphonies !
N’as-tu pas offensé quelqu’un des bons génies ;
Savais-tu quels présents nous leur devons offrir ;
Quels mots mystérieux les forcent d’accourir ?
N’as-tu pas, incrédule à quelque fée absente,
Méconnu la plus belle et la plus bienfaisante ?


L’ERMITE.


La reine des forêts, m’attachant son collier,
Titania me prit, un soir, pour chevalier :

Titania qui veille autour des jeunes plantes,
Rend les eaux, à son gré, plus vives ou plus lentes,
Flotte au milieu des airs sur de molles odeurs,
Et des soleils d’été corrige les ardeurs.
J’ai reconnu ses lois, et j’ai vaincu, par elle,
Les hôtes les plus fiers de la forêt rebelle.
Du printemps à l’automne elle a reçu mes vœux.
C’est elle qui répand l’or sur les blonds cheveux,
Les roses sur la joue et sur les seins la neige ;
Qui prolonge aux amours les nuits, ou les abrège ;
Et régit d’un caprice altier, tendre ou moqueur,
Tous ces charmes des yeux, les souverains du cœur.

Dans ses palais d’azur j’ai consulté Morgane ;
J’ai suivi, jeune encor, son sillon diaphane :
Celle qui porte au doigt d’impalpables aimants,
Qui des globes sacrés conduit les mouvements,
Qui mesure et décrit les bonds de la pensée,

Entre les infinis tient l’âme balancée,
Forme entre les humains et les filles du ciel
Ces nœuds puissants, tressés dans l’immatériel,
Dicte au pâle inspiré les hautes mélodies,
L’enlève et le soutient sur ses ailes hardies,
Et berce le songeur dans un monde enchanté
Où le rêve est plus vrai que la réalité.
Guidé par elle, en vain je me suis mis en quête :
Jamais la blanche Tour n’a laissé voir son faîte.

J’ai pris dans la forêt par un autre chemin :
Urgèle m’a saisi de son ardente main ;
J’ai volé sur son char, traîné par des panthères ;
J’ai bu l’enivrement de ses baisers austères ;
Elle a plongé mon cœur du volcan au glacier,
Et de ma bonne armure elle a trempé l’acier.
J’ai goûté, sur ses pas, dans les nuits ténébreuses,
J’ai goûté les amours, les haines vigoureuses.

J’ai cru, par elle, amant sauvage et furibond,
Aux créneaux de la Tour m’élancer d’un seul bond ;
Mais loin du but j’errais dans la forêt sacrée,
Et m’éveillais, encor hésitant, sur l’entrée.

D’autres guides, ainsi, terribles ou charmants,
M’ont perdu, m’ont lassé de leurs enchantements.
J’ai voulu, maintes fois, recommencer l’épreuve :
Un esprit m’appelait dans l’antre, au bord du fleuve ;
Ange, ou fée, ou démon, tous ceux en qui j’ai cru,
M’ont laissé sur la route, et tous ont disparu.


LE CHEVALIER.


Ces brises du printemps, ce soleil qui m’enivre,
Mes yeux charmés de voir, mon cœur charmé de vivre,
Le murmure qui court sur cette harpe d’or,
Tout me dit qu’en ces bois la fée habite encor :
J’ai vu luire un éclair sous leur ombre éternelle ;
Tu n’as pas su trouver ce qui se cache en elle.



L’ERMITE.


J’ai revu ces forêts, je les parcours en vain,
Plus une fée, une âme, un seul hôte divin ;
Mon appel sans écho meurt sur le roc aride,
Et mes deux bras ouverts se ferment dans le vide ;
Chaque pas, cependant, réveille un ennemi,
Quelque serpent tardif sous la feuille endormi.
Des mille êtres, cachés dans l’épaisse verdure,
Nul ne s’annonce à moi que par une blessure.
Du sang des noirs dragons que j’ai frappés du fer,
Des monstres sont éclos pires que ceux d’hier.
Les vampires affreux, les tarasques, les goules,
Sous des arbres saignants s’y promènent en foule.
Les pâles nécromants ont repris le pouvoir :
La main ne peut toucher ce que l’œil a cru voir ;
Chaque ange est un démon, chaque source un piége.
Inventant chaque jour un nouveau sortilège,
La noire Mélusine, à travers les halliers,

Conduit jusqu’à son antre et perd les chevaliers ;
Et, s’armant des trésors de ses sœurs étouffées,
Règne seule et survit entre toutes les fées.
Combien de ces vaillants, tous jeunes et joyeux,
Tous remplis, comme toi, d’espoirs ambitieux,
J’ai vu, s’étant juré l’impossible conquête,
Entrer dans la forêt comme pour une fête !…
J’aurais bientôt compté ceux qui sont revenus,
Tous vieux, hagards, souillés, sans armes, les pieds nus,
L’un pétri d’ironie et l’autre de blasphème,
Aussi tristes que moi, flétris, n’osant plus même
Nommer la blanche Tour objet de leur ardeur,
Et niant le soleil, l’amour et la pudeur.
Et moi je dis : Si bons que soient l’homme et le glaive,
Du trésor tant cherché la conquête est un rêve,
Un prétexte aux chansons de Geste, aux doux romans,
Un piège des démons et des vils nécromants.
Insensé qui s’y prend et court cette aventure !

J’en sauvai ma raison, du moins, et mon armure ;
Au plus prochain moustier, me confessant vaincu,
J’ai voué mon haubert, ma lance et mon écu ;
Pour punir mon orgueil, je montre ici ma plaie ;
J’y veux vieillir, propice à tous ceux que j’effraie,
Essayant d’écarter du voyage fatal
Ceux qui rêvent de voir, de toucher l’idéal.


LE CHEVALIER.


Par la Vierge et les saints, par la foi qui me porte,
De ce monde interdit je franchirai la porte ;
Je ferai de mon bras, je verrai de mes yeux,
Ce que d’autres ont fait, ce qu’ont vu nos aïeux.


L’ERMITE.


Pauvre inconnu, qui n’as ni renom ni devise,
Va tenter l’impossible, et que Dieu te conduise.