Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 224-230).


XXIV.


Antoinette trouva les deux jours suivants singulièrement tranquilles, après la terrible agitation par laquelle elle avait passé. M. Cazeau, l’ami de M. d’Aulnay dont nous avons déjà parlé, était un homme aimable et possédait cette délicatesse de manières et cette franche gaieté qui caractérisaient si bien nos pères. Patriote sincère, il déplorait les malheurs de son pays, et Antoinette éprouvait en l’écoutant une salutaire distraction à ses tristes pensées, car l’expression de ses regrets n’était pas accompagnée de ces violentes diatribes que son père lançait ordinairement à l’adresse des conquérants.

— Eh ! bien, mademoiselle Antoinette, — dit M. Cazeau, le troisième soir de son séjour chez M. d’Aulnay, au moment où, après une charmante conversation chacun se préparait à se retirer — lorsque je verrai M. de Mirecourt, ce qui sera bientôt, je ne manquerai pas de lui dire combien les rapports qu’on lui a faits vous ont mal représentée ainsi que madame d’Aulnay. On m’avait dit que vous étiez environnées d’un cercle d’habits rouges, plongées dans la vie fashionable la plus gaie, et tout-à-fait inaccessibles au commun des mortels comme nous. Or, voilà trois grands jours que je passe ici, et je vous ai vues constamment occupées à vos ouvrages d’aiguille ou par vos livres et ne recherchant d’autres amusements que la conversation d’un vieil ennuyeux comme moi.

— Vous oubliez, — interrompit M. d’Aulnay en faisant de la tête un mouvement très-significatif, — que nous sommes dans la Semaine-Sainte et que ces jolies dames, quoique aimant passablement ce monde-ci n’ont pas encore tout-à-fait perdu l’espérance de parvenir à un meilleur. Venez nous voir quand le carême sera passé, et alors vous me direz ce que vous en pensez. Quant à moi, je pourrais souhaiter en mon cœur que toute l’année fût le carême ; volontiers j’en ferais le jeûne et la pénitence pour avoir la paix et le calme.

— Ah ! ma foi, madame d’Aulnay, je ne crois pas mon ami, dit en riant M. Cazeau en réponse à une protestation badine quoiqu’un peu énergique de Lucille contre ce que venait de dire son mari. Je ne puis parler que de ce que j’ai vu, et je pourrai dire franchement à M. de Mirecourt que j’ai été charmé de la vie tranquille qu’on mène ici, que mademoiselle Antoinette est tout ce qu’il peut désirer de mieux, quoiqu’elle soit encore un peu trop pâle.

— Ne dites rien de cela, s’il vous plaît, demanda madame d’Aulnay ; car mon oncle, par crainte pour la santé de sa fille, la rappellerait chez lui, ce qui n’atteindrait nullement son but.

La visite de M. Cazeau produisit un si heureux résultat que, quelques jours après, Antoinette recevait une lettre très-bienveillante de son père qui lui disait que puisqu’elle menait à la ville une vie si paisible, elle pouvait, si elle le désirait, y prolonger son séjour de deux ou trois semaines. Il ajoutait qu’il était sur le point de partir pour Québec où l’appelaient ses affaires, et qu’à son retour il arrêterait la prendre à Montréal pour la ramener.

— Ne trouves-tu pas singulier que Sternfield soit si longtemps sans venir ? demanda un jour madame d’Aulnay à sa cousine. Plus d’une semaine s’est écoulée depuis sa dernière visite ; il n’a pas même fait d’apparition depuis que ce héros de roman, le colonel Evelyn, est venu.

Antoinette se contenta de soupirer, pendant que madame d’Aulnay reprit, avec un bâillement qui défigura sa belle petite bouche :

— Il viendra certainement aujourd’hui : je l’espère du moins, car je suis d’une humeur massacrante, et je voudrais le voir, ne serait-ce que pour me quereller avec lui. Bah ! je suis fatiguée de cet ouvrage stupide.

Et, jetant sa broderie de côté, elle s’approcha de la fenêtre. Les observations qu’elle se mit à faire sur le compte de ceux qui passaient n’étaient pas précisément flatteuses. Tout-à-coup elle s’écria brusquement :

— Aussi vrai que je suis vivante, voici Sternfield qui se promène avec la jolie Eloïse Aubertin avec laquelle il s’est si désespérément amusé à ma dernière soirée. N’est-ce pas infâme ?

La seule réponse d’Antoinette fut un long soupir.

— Comment peux-tu souffrir cela ? continua sa cousine avec indignation. Une semaine sans venir te voir, et passer sous nos fenêtres avec une jeune et jolie fille ! Si tu ne le punis pas, tu es entièrement dépourvue de caractère.

— Qu’ai-je à faire ? demanda Antoinette d’un air abattu.

— Ce que tu as à faire ? Pourquoi ne pas user de représailles ? Sors demain et promènes toi avec un aimable monsieur : cela ramènera ce mari réfractaire au sentiment de ses devoirs.

— Jamais, Lucille, jamais ! j’ai assez longtemps erré ; avec le secours du ciel, je n’irai pas plus loin.

— Alors, la prochaine fois qu’il viendra te voir, fonds sur lui avec colère ; dis-lui qu’il est un tyran, un misérable sans cœur.

— Ce moyen provoquera difficilement son repentir, répondit-elle tristement

— Eh ! bien, alors, si tu ne lui fais pas sentir sa faute n’importe comment, je te dis franchement que tu n’as ni orgueil, ni dignité.

— Lucille ! il ne me reste plus à faire usage que de patience et de douceur.

— Antoinette de Mirecourt ! s’écria madame d’Aulnay soudainement, tu n’aimes pas cet homme ; si tu l’aimais, sa conduite ferait bouillonner d’indignation ton sang dans tes veines.

Antoinette ne répondit pas à cette sortie. Madame d’Aulnay continua rapidement :

— Juste ciel ! cet état, de choses est terrible, exceptionnel! Est-ce que tu appelles cela un mariage ?

— C’est un mariage que tu as fait toi-même, répondit amèrement la pauvre jeune mariée.

— Oui, j’en conviens, répondit madame d’Aulnay un peu déconcertée par cette réponse foudroyante. Mais, aussi, qui aurait pu imaginer que les choses prendraient cette tournure ? qui aurait pu prévoir que le beau et chevaleresque Audley deviendrait un pareil misérable ?

— Je t’ai déjà dit, Lucille, que je ne veux pas qu’on lui applique de semblables épithètes.

— C’est absurde ! et madame d’Aulnay releva la tête avec indignation. Je lui donnerai les épithètes qu’il mérite, au moins une fois, si tu m’obliges de me taire. Lui, mari ! en vérité, c’est un singulier échantillon de ce nom. Je te dis, ma pauvre petite cousine, que je vois clairement que tu ne l’aimes point, et je ne pense pas qu’il t’aime non plus, ou bien il agit comme s’il ne t’aimait pas, ce qui revient au même. Il ne te reste plus d’autre alternative que le divorce.

— Le divorce! répéta Antoinette ; depuis quand l’Église accorde-t-elle le divorce ? Le plus qu’elle ait fait, c’est d’avoir, dans des cas d’urgente nécessité permis aux époux de se séparer ; mais quand bien même il demeureraient aux deux extrémités de la terre, ils seraient toujours mari et femme. Ah ! la chaîne que je me suis, en insensée, forgée à moi-même, quelque lourde qu’elle soit, je dois la porter jusqu’au bout

— Mais ta situation, pauvre enfant, est un cas extraordinaire. Nous pouvons en appeler au pape, par l’entremise de notre évêque.

— À quoi cela servirait-il, puisqu’il n’en a pas le pouvoir ? Qui suis-je pour prétendre à une impossibilité ? Quelle faible excuse est-ce pour moi, que cette ridicule passion, qui m’a fait enfreindre les règles sacrées de la délicatesse et les saints préceptes du devoir filial, ait cessé aussi promptement qu’elle s’était formée ? Non, il n’est que juste que j’expie ma folie.

— Mais si Sternfield, de son côté, fatigué de ce mariage, demandait votre divorce, l’obtenait et épousait une autre jeune fille — chose qui arrive assez souvent et qui est permise dans sa secte — que ferais-tu ?

— Mes chaînes seraient aussi fortement rivées que jamais, et devant Dieu je serais encore sa femme ; non-seulement je ne pourrais pas contracter un autre mariage, mais je serais obligée de lui être fidèle en pensées et en actions, tout comme s’il était pour moi le plus tendre des époux.

— Bon Dieu ! c’est terrible ! s’écria Lucille en frissonnant. Es-tu certaine de ne pas te tromper, Antoinette ?

— Hélas! j’ai trop bien étudié la question pour pouvoir faire erreur.

— Mais votre mariage a été célébré secrètement — n’ayant que moi pour témoin ; les bans n’ont pas été publiés, et tu es mineure.

— Hélas ! encore une fois, tout cela ne le rend que plus criminel, mais il ne me lie pas moins.

— Ô Antoinette ! comme j’étais loin de prévoir le triste dénouement de ce roman qui avait commencé sous d’aussi brillants auspices. Cependant, tu as raison en prenant la décision que tu as adoptée, quelque conflit qu’elle puisse provoquer entre toi et Audley. Une de Mirecourt ne doit pas être l’esclave d’un mari qui a peur ou qui a honte de la reconnaître publiquement.