Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 213-223).


XXIII.


Dans cette situation elle ne prit pas garde que le temps passait rapidement et quand la voix bien connue de Sternfield prononça tout-à-coup son nom, elle leva lentement la tête et le regarda en silence.

Audley approcha une chaise, s’y jeta, et d’une voix sombre et lente :

— Je viens, dit-il, savoir pourquoi j’ai trouvé, il y a une heure, ma femme enfermée avec le colonel Evelyn ?

L’expression de douloureuse langueur qui couvrait le visage de la jeune fille ne changea pas, et, d’un accent qui contrastait singulièrement avec sa voix ordinairement claire et douce, elle répondit :

— Je n’étais pas enfermée avec le colonel Evelyn. Je l’ai reçu, comme j’aurais reçu tout autre gentilhomme, dans le salon, et les portes ouvertes.

— Où était, pendant ce temps-là, ton chaperon modèle, la sage et prudente madame d’Aulnay ?

— Sortie avec son mari. Assurément, je ne dois pas être tenue responsable de cela.

— Non. Je demanderai seulement quel était le sujet de la longue conversation que tu as eue avec ce monsieur.

— Je ne puis vous le dire, Audley ; le secret des autres ne m’appartient pas,

— Est-ce là ton idée sur l’obéissance des épouses ?

Pas de réponse.

— Parles, continua-t-il après un moment de silence et d’un ton irrité. Est-ce que ce jonc — et il saisit la main où brillait l’anneau nuptial — est-ce que ce jonc et l’union dont il est l’emblème sacré sont une pure moquerie ?

Et dans sa fureur, il pressa vivement, peut-être sans le savoir, la main qu’il tenait dans la sienne, de telle sorte qu’un cercle, moitié livide, moitié rougeâtre, se forma autour du jonc.

— Continuez ! dit-elle sans trahir autrement que par un amer sourire la douleur physique que ce serrement lui avait causé. Pourquoi ce symbole extérieur de notre union malheureuse ne torturerait-il pas mon corps comme la réalité torture mon âme ?

— Tu es très-flatteuse ! reprit-il en laissant tomber et en repoussant la main qu’il avait si fortement pressée, non pas dans une effusion d’amour, mais dans un mouvement de colère. Il me semble que l’union dont tu déplores les chagrins en termes si éloquents, ne te cause pas une très forte impression : elle ne t’a pas appris les devoirs et l’affection que tu dois à celui que tu appelles ton mari, et elle ne t’a pas empêché de recevoir les aveux d’autres amoureux.

— Mais à qui en est la faute, Audley ? répondit-elle tout-à-coup avec une vivacité extraordinaire. Pourquoi m’avez-vous placée, pourquoi me tenez-vous dans une situation aussi cruelle, aussi exceptionnelle ? Je vous déclare encore une fois que je ne puis supporter cela davantage : je vais tout dire à mon père…

— Et briser ta promesse solennelle, manquer au serment que tu as fait ? interrompit-il. Non, Antoinette, tu ne feras pas, tu n’oseras pas faire cela. Cette promesse jurée sur la croix que tu as reçue de ta mère mourante te lie autant que notre mariage lui-même.

— Mais pourquoi ce secret, pourquoi ce mystère continuels ? Oh ! Audley, c’est mal pour tous les deux : faites-les cesser. Devant Dieu et devant les hommes reconnaissez-moi pour votre femme, tandis qu’il nous reste une chance de bonheur, pendant que nos cœurs ne sont pas encore entièrement séparés l’un de l’autre.

— Impossible, enfant, tout-à-fait impossible.

— Et pourquoi ?

— Parce que — et ses lèvres indiquaient à la fois le sarcasme et l’irritation — parce que je ne suis pas assez riche pour me passer le luxe d’une femme qui n’a point de dot.

— Une femme qui n’a point dot ! répéta-t-elle étonnée.

— Oui. Ne sais-tu donc pas que si nous étions assez aveugles pour révéler notre acte téméraire à ton père, cette confession aurait pour résultat de te faire déshériter immédiatement et que nous aurions pour vivre rien autre chose que l’amour, ce qui est une nourriture fort peu substantielle ? Tu me diras peut-être que dans trois mois, dans six mois, le ressentiment de ton père sera aussi violent que maintenant. Peut-être que non. Le temps dans sa course rapide, opère beaucoup de changements, et avant cette période, il peut survenir des influences assez fortes pour adoucir et calmer, sinon prévenir entièrement, la colère de M.  de Mire-court. Enfin, Antoinette, tu sais qu’à l’âge de dix-huit ans, rien ne peut te priver de la jouissance de la petite fortune que t’a laissée ta mère, dont les désirs sur ce point ont été, heureusement pour nous, enregistrés légalement. Jusque-là, — c’est, comparativement bien peu de temps à attendre, — nous serons probablement obligés de garder notre secret.

Il y eut un long silence. De nouvelles craintes envahirent l’esprit d’Antoinette, et pour la première fois se présenta à elle l’idée affreuse et pleine d’humiliation que Sternfield l’avait épousée non par un romanesque sentiment d’attachement, mais par un froid calcul, pour des motifs d’intérêt !

Cependant, toujours avec le même calme merveilleux, elle demanda :

— Lorsque vous m’avez épousée, Audley, connaissiez-vous, comme à présent, ma condition ?

— Sans doute, naïve enfant. Crois-tu donc qu’avec un revenu qui suffit à peine pour me tenir à la hauteur de mon rang — mes gants seuls coûtent un dollar par jour — (le major Sternfield ne mentionnait pas ses folles dépenses de jeu) — je me serais aventuré dans le mariage sans m’assurer auparavant que ma femme possédait des charmes pécuniaires, en outre de ceux qu’elle a déjà ?

— Merci, je vous suis très-reconnaissante de cette franchise. Maintenant je ne dois plus regretter avec autant d’amertume ni expier par des remords si violents mon amour qui décline, mon indifférence à votre égard qui augmente tous les jours.

— Que ton amour pour moi augmente, ou diminue, cela m’importe fort peu, Antoinette, car tu ne pourras jamais oublier que tu es ma femme.

— Il n’y a pas de danger que le forçat oublie la chaîne qu’il est obligé de traîner, dit-elle amèrement.

— C’est une chaîne que tu as acceptée de ta pleine liberté… Mais trêve de sentiment. Avant de terminer cette entrevue qui, je le crains bien, a été déjà trop prolongée pour notre repos mutuel, je n’ai qu’à ajouter qu’il y a des choses que je supporterai et d’autres que je ne souffrirai point. Ton indifférence, je la supporterai avec philosophie ; mais prends bien garde d’exciter ma jalousie en t’amusant avec d’autres. Adieu !… Comment ! tu ne me permettras pas de t’embrasser ? Bien, qu’il en soit ainsi : ton humeur sera peut-être meilleure à notre prochaine rencontre.

Jeanne, qui se trouvait par hasard dans le corridor et qui reconduisit le major à la porte, ne remarqua rien de particulier sur ses traits souriants ; mais elle fut étonnée quand, allant remettre à Antoinette un message de madame d’Aulnay qui venait d’arriver, elle aperçut l’extrême pâleur de la jeune fille.

— Dites à madame d’Aulnay, Jeanne, que je suis trop malade pour descendre ce soir.

— Pauvre mademoiselle Antoinette ! dit l’excellente femme d’un air inquiet, vous paraissez être très-malade. Je vais vous apporter de suite une tasse de thé, et tantôt une tisane chaude qui vous fera dormir profondément durant toute la nuit.

— Je crains bien que votre tisane ne puisse me rendre ce service, Jeanne.

— En vérité, mademoiselle, vous faites erreur ; cette tisane est un remède merveilleux, surtout pendant la jeunesse, car, Dieu merci ! à votre âge, vous ne pouvez avoir des pensées capables de chasser le sommeil de votre chevet.

Antoinette frissonna comme si un vent froid était venu la saisir, mais elle s’efforça de sourire avec bonté en congédiant la femme de chambre.

— Mon âge ! répéta-t-elle : oui, je suis jeune en années, mais vieille par les chagrins.

Et elle passa les mains sur son front brûlant.

Quelques instants après, Jeanne vint lui apporter une légère collation, avec un billet de madame d’Aulnay qui priait sa cousine de l’excuser pour une couple d’heures, attendu qu’elle tenait compagnie à un ami de M. d’Aulnay qui venait d’arriver de la campagne. Le temps passait lentement, et Antoinette était toujours immobile, en proie aux émotions et aux chagrins qui l’assiégeaient.

Qui pourrait décrire ou peindre sa profonde douleur ? L’entière connaissance qu’elle avait de l’indignité de Sternfield ; la certitude, qui avait donné un coup si violent à ses sentiments de femme, que son mari l’avait recherchée et gagnée — et son visage devenait brûlant lorsqu’elle se rappelait avec quelle facilité il en était venu à bout — pour des motifs d’intérêt sordide ; la pensée qu’elle avait trompé un père aussi bon, aussi indulgent que le sien ; celle de sa propre faiblesse : tout cela la faisait souffrir horriblement. Mais ce qui lui occasionnait une douleur plus forte peut-être que toutes les autres, c’était le souvenir du précieux trésor qu’elle avait perdu dans l’amour du colonel Evelyn, ce cœur brave et sincère avec ses affections nobles et généreuses, cette puissante intelligence, cette nature d’élite en un mot qui aurait pu être à elle, à elle seule, et que maintenant elle ne pouvait plus posséder ! Combien lui paraissait dès lors méprisable le naïf sentiment d’admiration qu’elle avait éprouvé pour la belle figure et les manières agréables du major Sternfield, et que, dans sa vanité, elle avait qualifié du titre d’amour !

C’étaient de bien tristes pensées pour une femme qui, comme elle, faible et environnée de tentations, n’avait pour la garantir contre le mal qu’une petite étincelle de foi religieuse qui ne brûlait plus que Faiblement dans son âme. Elle se mit ensuite à songer à madame d’Aulnay, à cette amie frivole et volage dont les conseils ne lui avaient jamais fait que du mal ; à Sternfield dont la conduite semblait tendre à produire le malheur de sa femme, et enfin à sa propre faiblesse, à son propre cœur devenu tiède. Alors, du fond de son âme s’échappa ce cri qui vint frapper la solitude de sa chambre et qu’elle adressait à Celui dont l’oreille est toujours ouverte à la voix du repentir : « Ô mon Dieu ! vous seul pouvez me sauver. »

Elle tomba à genoux, et avec un accent brisé par les sanglots, elle demanda à Dieu, — non pas superficiellement comme elle avait depuis quelque temps pris la triste habitude de prier, mais avec l’ardeur d’un appel fervent — la faveur de ne plus se rencontrer avec le colonel Evelyn, de faire disparaître l’amour qu’il avait pour elle ; elle implora la grâce d’avoir assez de force pour garder jusqu’à la mort, même contre la moindre pensée rebelle, la fidélité qu’elle avait jurée à Audley Sternfield. Dans la douceur de cette prière elle trouva le courage de demander l’esprit de soumission qu’une femme doit à son mari et qui lui ferait supporter patiemment toutes les épreuves que la dureté de Sternfield pourrait lui faire subir.

Elle était tout entière à cette prière quand la porte s’ouvrit doucement. Madame d’Aulnay entra.

— Comment es-tu, ma chère ? dit-elle avec bonté pendant que la jeune fille se relevait. J’avais espéré que tu dormirais ; pourquoi n’es-tu pas encore couchée ?

— Il faut que je prenne auparavant la panacée de Jeanne, répondit-elle avec un sourire plein de tristesse.

Madame d’Aulnay, qui aimait beaucoup sa jeune cousine, examina bien sa contenance pendant un moment ; puis, passant ses bras autour de son cou et l’attirant à elle :

— Hélas ! dit-elle, cette tisane ne guérit pas les maux de l’âme. C’est ce Sternfield qui te rend aussi malheureuse : décidément je commence à le détester. La pensée que tu es unie à lui pour la vie m’afflige énormément, maintenant surtout que j’ai la secrète conviction que ce charmant misanthrope d’Evelyn t’aime.

— Prêtes moi un instant d’attention, s’écria tout-à-coup la jeune fille en prenant une dignité qui confondit pour un moment sa frivole cousine. Par tes conseils et tes sollicitations tu m’as fait faire une action terrible, une action qui sera le malheur de toute ma vie. Je ne dis pas cela pour te faire des reproches, car, hélas ! je suis encore plus coupable que toi ; mais pour te rappeler que tu as contribué à amener l’état misérable où je suis. C’est te dire de t’arrêter et de ne pas me faire descendre plus avant dans le mal et dans les chagrins. Ne prononce plus le nom du colonel Evelyn en ma présence, et par-dessus tout, ne me dis plus, à moi mariée, que je suis aimée par lui ou par un autre, quel qu’il soit. De plus, quand tu parleras de Sternfield, si tu ne peux pas le faire en termes d’amitié, emploie au moins ceux de la courtoisie, car il est mon mari. Oh ! Lucille, si tu n’es pas capable d’alléger un peu le fardeau de ma croix, ne cherches pas au moins à le rendre plus pesant qu’il est.

— Tu es un ange, Antoinette ! s’écria avec enthousiasme madame d’Aulnay, touchée par ce qu’elle appelait le sublime héroïsme de sa cousine.

Pour les vertus ordinaires d’une bonne femme de ménage elle n’avait que très-peu de respect, elle ne les souffrait même que difficilement ; mais pour tout ce qui touchait au merveilleux, elle avait une grande admiration.

— Oui, mon enfant, continua-t-elle, tous tes nobles désirs, héroïques dans leur sublime abnégation, seront une loi pour moi. Et après tout, ajouta-t-elle pensivement, il vaut peut-être mieux que Sternfield t’éprouve aussi impitoyablement qu’il le fait. Tu sais qu’un écrivain français moderne a dit que, dans le mariage, après l’amour la haine ; que toutes les situations valent mieux que cette indifférence terriblement monotone dans laquelle vivent certains époux l’un vis-à-vis de l’autre, et sous l’influence de laquelle la vie devient une rivière couverte d’une glace épaisse, sans une vague ou une brise légère qui vienne en briser la surface. Mieux vaut l’éclat de la tempête, les ravages de l’ouragan…

— Même s’il répand autour de lui la désolation et la mine ? interrompit la pauvre jeune fille qui, malgré l’état où elle se trouvait, ne put réprimer un léger sourire en entendant cette nouvelle et extraordinaire théorie de la vie conjugale. Non, non, ajouta-t-elle vivement, si je ne puis jouir de l’éclat du soleil, laisse-moi au moins chercher la paix. Je n’ai pas assez de courage pour lutter contre l’orage ou la tempête.

— Dans ce cas, ma chère Antoinette, laisses-moi te dire que tu n’as pas les qualités nécessaires pour faire une véritable héroïne… Mais, voici Jeanne avec cette tisane qui a provoqué notre singulière conversation.