Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 231-238).


XXV.


— Il y a là haut une personne que mademoiselle sera, j’en suis certaine, bien heureuse de voir, s’empressa de dire Jeanne, un jour que madame d’Aulnay et Antoinette arrivaient d’une promenade. M.  de Mirecourt vient d’arriver à l’instant.

— Et maintenant, Antoinette, — dit Lucille à sa cousine qui se hâtait de monter l’escalier — tu dois tâcher d’obtenir la permission de prolonger ton séjour ici. Si tu retournes à Valmont avec ton père, Sternfield va nous donner une inquiétude mortelle, et finira par faire un esclandre dans ton paisible village.

M.  de Mirecourt, qui était d’une humeur charmante, reçut sa fille très affectueusement, et débouta la question de son apparence délicate par l’observation moitié sèche et moitié aimable qu’elle devait être heureuse d’avoir un mari tout choisi dans la personne de Louis Beauchesne, sans quoi sa beauté qui commençait à s’étioler rendrait plus difficile la tâche de lui en trouver un.

M.  d’Aulnay s’empressa de changer la tournure de la conversation, car il savait que ce sujet était très-désagréable à Antoinette.

— Mais dis donc, de Mirecourt, quel air a maintenant Québec ? hasarda-t-il.

— Quel air a Québec ? répéta M.  de Mirecourt dont l’expression devint grave à cette question. L’air que doit avoir une ville qui a été deux fois assiégée et bombardée : tout n’y est que cendres et ruines. Ses environs où trois sanglantes batailles ont été livrées, le district lui-même qui a été habité pendant deux années par les belligérants, tout porte les traces lugubres des combats et de la ruine de notre pays.

— Y as-tu vu quelques-uns de nos anciens amis ?

— Non, ils ont tous quitté la ville après la capitulation de Montréal et ils tâchent maintenant, comme beaucoup d’autres, d’occuper leur temps et de ré-édifier leurs fortunes renversées, en se consacrant eux-mêmes à leurs fermes et à leurs terres. Il s’écoulera du temps avant que Québec puisse, comme un phénix, renaître de ses cendres.

— As-tu rencontré, en descendant, quelques-unes de tes connaissances ?

— Aucune : je n’avais qu’un seul compagnon de voyage, un Anglais, comme j’en ai jugé de suite d’après son accent, quoiqu’il ait parlé au cocher en excellent français.

— Et de quoi avez-vous causé ensemble ? demanda tout-à-coup madame d’Aulnay, dont la curiosité venait d’être éveillée.

— La conversation aurait été très courte, du moins en ce qui me concerne, — car vous savez, ma belle dame, que je n’ai aucun goût pour ces sortes de relations avec nos nouveaux maîtres, — n’eût été une circonstance toute fortuite, ou plutôt, pour être juste, un acte de courtoisie de sa part. Quelques instants après notre départ s’éleva une violente tempête de neige, accompagnée d’un vent piquant qui, malgré ma capote de peau d’ours et mes crémones de laine, ouvrage d’Antoinette, me saisit de part en part. Mes dents qui claquaient vivement trahirent mon malaise à mon compagnon qui, instantanément et avec une bienveillance pour laquelle je lui fus d’autant plus reconnaissant que j’avais préalablement repoussé une de ses tentatives d’entrer en conversation, prit le grand manteau qui recouvrait ses genoux — il en avait un autre sur lui — et insista pour que je m’en servisse. Après cela la conversation s’établit, et je ne tardai pas à découvrir dans mon compagnon, non-seulement une haute intelligence, mais encore un homme juste et libéral, entièrement exempt de préjugés qui sont la règle de conduite d’un si grand nombre de ses compatriotes. Nous discutâmes sur la situation actuelle du pays avec une franchise certainement indiscrète de ma part ; mais quoique je perdisse plusieurs fois patience, il conserva toujours sa modération, en maintenant son opinion avec une courtoisie qui lui fait le plus grand honneur. Sur plusieurs points nous nous sommes accordés, et j’ai vu facilement qu’il avait, comme moi, une grande horreur de tout ce qui ressemble à l’oppression. J’en ai eu une preuve indéniable une fois que nous avions fait relâche à une auberge pour changer de chevaux et prendre quelque chose. Le nommé Thibault qui tenait autrefois cette auberge s’est embarqué pour la France l’année dernière, avec d’autres beaucoup plus illustres que lui, et il a pour successeur un individu du nom de Barnwell, un des nouveaux débarqués qui sont venus dominer sur nous et sur nos fortunes détruites. Pendant que nous reprenions nos places après avoir mangé une bouchée, notre attention fut attirée par la voix de notre hôte, élevée au diapason de la colère. Nous regardâmes derrière nous et l’aperçûmes arrêtant par la bride de son cheval un pauvre habitant que la nécessité avait forcé d’arrêter à son établissement. Le malheureux Jean-Baptiste protestait énergiquement en français qu’il avait payé deux fois la valeur de ce qu’il avait reçu, pendant que son adversaire, avec des jurements et des blasphèmes, insistait pour qu’il donnât le prix demandé et qui était hors de raison. Enhardi par la terreur évidente du paysan et par l’encouragement tacite et l’indifférence des spectateurs, Barnwell serra plus fort la bride du cheval et se mit à frapper le pauvre animal à la tête de la manière la plus cruelle, et il menaçait d’en faire autant au propriétaire du dit cheval s’il ne satisfaisait pas son injuste réclamation. En une seconde mon compagnon avait sauté à terre, saisi le brutal individu par le collet de son habit, et avec le fouet qu’il lui arracha des mains, lui administra deux ou trois bons coups…

« Votre nom, s’écria Barnwell, donnez-moi votre nom, en attendant que je vous fasse traduire devant un magistrat… » — « Le colonel Evelyn, du …ième régiment de Sa Majesté, » répondit-il dédaigneusement en repoussant loin de lui l’aubergiste qui était devenu tout-à-coup craintif et honteux.

— Le colonel Evelyn ! répéta vivement madame d’Aulnay ; mais, mon cher oncle, nous le connaissons très bien.

— Il est à espérer que ce soit le cas ; comme vous avez des relations avec un très grand nombre de ses compagnons contre lesquels on peut trouver à redire, il serait trop déplorable que vous n’en connussiez pas un qui fait tant d’honneur à sa profession. Sur ma parole, ma petite Antoinette, j’aurais pu te pardonner si tu t’étais attirée les hommages de ce brave anglais.

Pauvre Antoinette ! elle venait de recevoir une nouvelle preuve du cœur précieux qu’elle s’était sans doute acquis, mais qui devait être pour toujours au-dessus de ses désirs.

— Et comment as-tu trouvé les chemins ? demanda M.  d’Aulnay.

— Il est temps que quelqu’un d’entre vous me fasse cette question. Mon voyage a été plus fatigant qu’aucun de ceux que j’ai jamais faits, et vous savez que j’ai voyagé bien souvent sur la neige et sur la glace.

— Comment cela ? Racontez-nous votre voyage ! dirent simultanément ses auditeurs.

— Eh ! bien, je vous disais donc que peu après notre départ, une neige épaisse commença à tomber, et comme il en était arrivé une grande quantité la nuit précédente, vous pouvez conclure que les chemins étaient loin d’être beaux. Bientôt elle tomba à gros flocons, et pendant que nous causions, mon compagnon et moi, du Canada, de ses malheurs, et de sa destinée, la neige changeait complètement l’aspect des choses comme si la baguette d’une fée s’en était mêlé. Les palissades, les murs de pierre disparaissaient entièrement, et les arbres fruitiers semblaient être de simples arbrisseaux. Heureusement pour nous, aucun être humain ni aucun animal n’étaient sur le chemin, car il n’y aurait eu rien de plus fâcheux pour nous qu’une rencontre qui, en nous obligeant de dévier un peu de la route tracée, nous aurait forcés de faire le plongeon dans les profondeurs de la neige qui s’était amoncelée de chaque côté de l’étroit sentier. Si nous avions eu plus de prudence, nous serions restés à l’auberge de Thibault ; mais j’avais hâte d’arriver, et mon compagnon aussi. Après quelques minutes de repos, nous nous remîmes donc en route. Bientôt le froid devint intense. La neige avait cessé de tomber, mais le brillant soleil qui lui succéda fut impuissant à nous donner de la chaleur ou du confort. Le vent poussait la neige, nous la lançait en pleine figure, de sorte que nous étions aveuglés et suffoqués. À dire le vrai, nous allions aussi lentement qu’à un enterrement. Des monceaux énormes se trouvaient sur notre chemin, et souvent, très souvent, nous fûmes obligés de recourir aux pelles de bois que notre conducteur, dans la prévision sans doute d’une semblable éventualité, avait mises dans le fond de la voiture.

— Et comment le colonel Evelyn s’est-il conduit, mon oncle ?

— Comme devait se conduire un homme brave, un vrai soldat. Il ne murmurait pas ni ne se plaignait, mais travaillait, et quand il fallait mettre les pelles en réquisition, il se servait de la sienne avec autant d’adresse qu’un de tes héros parfumés, belle nièce, peut se servir de sa canne à pomme d’ivoire.

— Mais, cher papa, vous avez dû souffrir horriblement ? s’écria Antoinette.

— En effet, ma fille. Chaque muscle de mes membres, chaque veine de mon corps souffraient, et ma respiration était courte, quelquefois même embarrassée. Et les chemins !… Oh ! que nos pauvres chevaux se démenaient et se débattaient dans les grands bancs de neige que nous rencontrions si souvent ! Quand nous arrivâmes à la petite auberge où nous devions passer la nuit, j’étais littéralement épuisé.

— Et votre compagnon de voyage ? demanda madame d’Aulnay.

— Tout ce que j’ai à en dire, c’est qu’il a une constitution de fer, car si peu habitué qu’il doit être à notre climat, il en supporte les rigueurs mieux encore que le vieux Dussault qui a transporté la malle pendant tant d’hivers par tous les temps. Il est, de plus, excessivement dévoué, et il m’a témoigné autant d’empressement que si j’avais eu contre lui des réclamations légales… Mais assez de cette longue histoire ; nous n’oublierons pas de sitôt, le colonel Evelyn et moi, le voyage que nous venons de faire.

Ce récit fut suivi de suppositions et de commentaires, puis on se sépara pour la nuit, chacun étant de très bonne humeur.

M.  de Mirecourt, cédant aux sollicitations qui lui furent faites, consentit à rester quelques jours encore, au lieu de partir le lendemain matin avec Antoinette, comme il en avait d’abord manifesté l’intention. Son séjour chez son parent fut très agréable, et en voyant par lui-même la vie régulière des dames de la maison, tout en partageant leurs amusements innocents, il commença à croire que les rapports qu’on lui avait faits avaient en effet été grandement exagérés, et qu’il ne pouvait y avoir un grand inconvénient de céder à la demande de madame d’Aulnay, de laisser Antoinette avec elle jusqu’au retour du printemps.