Paul Ollendorff (Tome 2p. 244-252).
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Elle inspirait, sans le savoir, une sympathie profonde à beaucoup de personnes, qu’elle ne connaissait même pas : ainsi, dans sa propre maison, dont elle ignorait jusqu’aux noms des locataires. Olivier reçut des marques de compassion de gens, qui lui étaient étrangers. L’enterrement d’Antoinette ne fut pas délaissé, comme l’avait été celui de sa mère. Des amis, des camarades de son frère, des familles chez qui elle avait donné des leçons, des êtres auprès desquels elle avait passé, muette, ne disant rien de sa vie, et qui ne lui en disaient rien, mais qui l’admiraient en secret, sachant son dévouement, même de pauvres gens, la femme de ménage qui l’aidait, à la fin, de petits fournisseurs du quartier, la suivirent jusqu’au cimetière. Olivier avait été, dès le soir de la mort de sa sœur, recueilli par Mme Nathan, emmené malgré lui, distrait de force de sa douleur.

C’était bien le seul moment de sa vie, où il lui fût possible de résister à une telle catastrophe, — le seul où il ne lui fût pas permis de se livrer tout entier à son désespoir. Il venait de commencer une vie nouvelle, il faisait partie d’un groupe, il était entraîné par le courant, en dépit qu’il en eût. Les occupations et les soucis de son École, la fièvre intellectuelle, les examens, la lutte pour la vie, l’empêchaient de s’enfermer en lui : il ne pouvait être seul. Il en souffrait ; mais ce fut son salut. Un an plus tôt, quelques années plus tard, il était perdu.

Cependant, il s’isola autant qu’il put dans le souvenir de sa sœur. Il eut le chagrin de ne pouvoir conserver l’appartement, où ils avaient vécu ensemble : il n’avait pas d’argent. Il espérait que ceux qui semblaient s’intéresser à lui comprendraient sa détresse de ne pouvoir sauver ce qui avait été à elle. Mais personne ne parut comprendre. Avec de l’argent emprunté en partie, en partie gagné par des répétitions, il loua une mansarde, où il entassa tout ce qu’il put faire tenir des meubles de sa sœur : son lit, sa table, son fauteuil. Il s’y fit un sanctuaire de son souvenir. Il allait s’y réfugier, les jours où il était abattu. Ses camarades croyaient qu’il avait une liaison. Il était là, pendant des heures, à rêver d’elle, le front dans les mains : car il avait le malheur de ne posséder aucun portrait d’elle, qu’une petite photographie, prise quand elle était enfant, et qui les représentait tous deux ensemble. Il lui parlait. Il pleurait… Où était-elle ? Ah ! si elle avait été seulement à l’autre bout du monde, en quelque endroit que ce fût, si inaccessible que ce fût, — avec quelle joie, quelle ardeur invincible, il se fût lancé à la recherche, à travers mille souffrances, dût-il marcher pieds nus, dût-il marcher pendant des siècles, si du moins chacun de ses pas l’avait rapproché d’elle !… Oui, même s’il n’avait eu qu’une chance sur mille d’arriver jusqu’à elle… Mais rien… Nulle part… Nul moyen de la rejoindre jamais… Quelle solitude l’entourait maintenant ! Comme il était livré, maladroit, enfantin dans la vie, maintenant qu’elle n’était plus là pour l’aimer, le conseiller, le consoler !… Celui qui a eu le bonheur de connaître, une fois dans le monde, l’intimité complète, sans limites, d’une âme amie, a connu la plus divine joie, — une joie qui le rendra misérable tout le reste de sa vie…

Nessun maggior dolore che ricordarsi del tempo felice nella miseria

Le pire des malheurs est, pour les cœurs faibles et tendres, d’avoir une fois connu le plus grand des bonheurs.

Mais si triste qu’il semble de perdre, au début de sa vie, ceux qu’on aime, cela est moins affreux encore que plus tard, quand les sources de la vie sont taries. Olivier était jeune ; et, malgré son pessimisme natif, malgré son infortune, il avait le besoin de vivre. Comme on le remarque souvent après la perte d’un être cher, il semblait qu’Antoinette, en mourant, eût soufflé une partie de son âme à son frère. Il le croyait. Sans avoir la foi, comme elle, il se persuadait obscurément que sa sœur n’était pas tout à fait morte, qu’elle vivait en lui, ainsi qu’elle le lui avait promis. Une croyance de Bretagne veut que les jeunes morts ne soient pas morts : ils continuent de flotter aux lieux où ils vécurent, jusqu’à ce qu’ils aient accompli la durée normale de leur existence. — Ainsi, Antoinette continuait de grandir auprès d’Olivier.

Il relisait les papiers qu’il avait trouvés d’elle. Par malheur, elle avait presque tout brûlé. D’ailleurs, elle n’était pas femme à tenir registre de sa vie intérieure. Elle eût rougi de dévêtir sa pensée, par une curiosité indiscrète et malsaine. Elle avait seulement un petit carnet de notes presque incompréhensibles pour tout autre que pour elle, — un agenda minuscule, où elle avait inscrit, sans aucune remarque, certaines dates, certains petits événements de sa vie journalière, qui avaient été pour elle l’occasion de joies et d’émotions, qu’elle n’avait pas besoin de noter en détail, pour les revivre. Presque toutes ces dates se rapportaient à un fait de la vie d’Olivier. Elle avait conservé, sans en perdre une seule, toutes les lettres qu’il lui avait écrites. — Hélas ! il n’avait pas été aussi soigneux : il avait laissé perdre presque toutes celles qu’il avait reçues d’elle. Qu’avait-il besoin de lettres ? Il pensait qu’il aurait toujours sa sœur auprès de lui : la chère source de tendresse semblait intarissable ; il se croyait sûr de pouvoir y rafraîchir toujours ses lèvres et son cœur ; il avait gaspillé avec imprévoyance l’amour qu’il en avait reçu, et dont il eût voulu maintenant recueillir jusqu’aux moindres gouttelettes… Quelle émotion il eut, quand, feuilletant un des livres de poésie d’Antoinette, il y trouva, sur un chiffon de papier, ces mots écrits au crayon :

— « Olivier, mon cher Olivier !… »

Il fut sur le point de défaillir. Il sanglotait, pressant contre ses lèvres la bouche invisible, qui de la tombe lui parlait. — Depuis ce jour, il prit chacun de ses livres, et chercha page par page si elle n’y avait point laissé quelque autre confidence. Il trouva le brouillon de la lettre à Christophe. Il apprit alors le roman silencieux, qui s’était ébauché en elle ; il pénétra pour la première fois dans sa vie sentimentale, qu’il ignorait jusqu’ici, et qu’il n’avait pas cherché à connaître ; il revécut les derniers jours de trouble, où, abandonnée par lui, elle tendait les bras vers l’ami inconnu. Jamais elle ne lui avait confié qu’elle avait déjà vu Christophe. Quelques lignes de sa lettre lui révélaient qu’ils s’étaient rencontrés naguère en Allemagne. Il comprenait que Christophe avait été bon pour Antoinette, dans une circonstance dont il ne savait point les détails, et que de là datait le sentiment d’Antoinette, dont elle avait gardé le secret jusqu’à la fin.

Christophe, qu’il aimait déjà pour la beauté de son art, lui devint sur-le-champ indiciblement cher. Elle l’avait aimé : il semblait à Olivier que c’était elle encore qu’il aimait en Christophe. Il fit tout pour se rapprocher de lui. Ce ne fut pas chose facile de retrouver ses traces. Christophe avait disparu, après son échec, dans l’immense Paris ; il s’était retiré de tous, et nul ne s’occupait plus de lui. — Après des mois, le hasard fit qu’Olivier rencontra dans la rue Christophe, blême et creusé par la maladie dont il sortait à peine. Mais il n’eut pas le courage de l’arrêter. Il le suivit de loin, jusqu’à sa maison. Il voulut lui écrire : il ne put s’y décider. Que lui écrire ? Olivier n’était pas seul, Antoinette était avec lui : son amour, sa pudeur avaient passé en lui ; la pensée que sa sœur avait aimé Christophe le rendait, devant Christophe, rougissant, comme s’il avait été elle. Et pourtant, qu’il eût voulu parler d’elle avec lui ! — Mais il ne le pouvait pas. Son secret lui scellait les lèvres.

Il cherchait à rencontrer Christophe. Il allait partout où il pensait que Christophe pouvait aller. Il brûlait du désir de lui tendre la main. Et dès qu’il le voyait, il se cachait pour n’être pas vu de lui.