Paul Ollendorff (Tome 2p. 147-156).
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Elle était d’autant plus bouleversée par ce qu’elle entrevoyait dans le cœur d’Olivier, qu’à la même époque, elle avait à souffrir des poursuites de certains hommes. Quand elle rentrait, le soir, à la nuit tombante, quand surtout il lui fallait sortir après dîner pour chercher ou rapporter quelque travail de copie, ce lui était une angoisse insupportable que cette crainte d’être accostée, suivie, comme il lui arrivait, et d’entendre des propositions grossières. Toutes les fois qu’elle pouvait emmener son frère avec elle, elle le faisait, sous prétexte de le forcer à se promener ; mais il ne s’y prêtait pas volontiers, et elle n’osait insister ; elle ne voulait pas troubler son travail. Son âme virginale et provinciale ne pouvait se faire à ces mœurs. Paris, la nuit, était pour elle une forêt obscure, où elle se sentait traquée par des bêtes immondes ; et elle tremblait de sortir du gîte. Cependant, il fallait sortir. Elle fut longtemps avant d’en prendre son parti ; et elle en souffrit toujours. Et quand elle pensait que son petit Olivier serait — était peut-être — comme un de ces hommes qui lui faisaient la chasse, elle avait peine, en rentrant, à lui donner la main pour lui dire bonsoir. Il n’imaginait pas ce qu’elle pouvait avoir contre lui, et elle se le reprochait elle-même.

Sans être très jolie, elle avait un grand charme, et attirait les regards, quoiqu’elle ne fît rien pour cela. Très simplement vêtue, presque toujours en deuil, pas très grande, fluette, l’air délicat, ne parlant guère, glissant silencieusement au travers de la foule, en fuyant l’attention, elle la retenait malgré elle par l’expression de suavité profonde de ses doux yeux fatigués et de sa petite bouche pure. Elle s’apercevait bien quelquefois qu’elle plaisait : elle en était confuse, — contente tout de même. Qui dira ce qui peut entrer, à son insu, de gentiment, de chastement coquet, dans une âme tranquille, qui sent le contact sympathique d’autres âmes ? Cela se traduisait par une légère gaucherie dans les gestes, un regard timide, jeté de côté ; et c’était à la fois plaisant et touchant. Ce trouble était un attrait de plus. Elle excitait les désirs ; et, comme elle était une fille pauvre, et sans protecteur dans la vie, on ne se gênait pas pour les lui dire.

Elle allait quelquefois dans un salon de riches Israélites, les Nathan, qui s’intéressaient à elle pour l’avoir rencontrée chez une famille amie, où elle donnait des leçons ; et même, elle n’avait pu se dispenser, malgré sa sauvagerie, d’assister, une ou deux fois, à leurs soirées. M. Alfred Nathan était un professeur très connu à Paris, savant éminent, en même temps très mondain, avec ce mélange baroque de science et de frivolité, si commun dans la société juive. Chez Mme  Nathan se mêlaient dans d’égales proportions une bienfaisance réelle et une mondanité excessive. Tous deux avaient été prodigues envers Antoinette de démonstrations de sympathie bruyante, sincère, d’ailleurs intermittente. — Antoinette avait trouvé, en général, plus de bonté parmi les Juifs que parmi ses coreligionnaires. Ils ont bien des défauts ; mais ils ont une grande qualité, — la première de toutes, peut-être : ils sont vivants, ils sont humains ; rien d’humain ne leur est étranger, ils s’intéressent à ceux qui vivent. Même quand il leur manque une vraie et chaude sympathie, ils ont une curiosité perpétuelle qui leur fait rechercher les âmes et les pensées de quelque prix, fussent-elles le plus différentes des leurs. Ce n’est pas qu’ils fassent, en général, grand’chose pour les aider : car ils sont sollicités par trop d’intérêts à la fois, et plus livrés que quiconque aux vanités mondaines, tout en s’en disant libres. Du moins, ils font quelque chose ; et c’est beaucoup dans l’apathie de la société contemporaine. Ils y sont un ferment d’action, un levain de vie. — Antoinette, qui s’était heurtée, chez les catholiques, à un mur d’indifférence glaciale, sentait plus que quiconque le prix de l’intérêt, si superficiel fût-il, que lui témoignaient les Nathan. Mme  Nathan avait entrevu la vie de dévouement d’Antoinette ; elle était sensible à son charme physique et moral ; et elle avait prétendu la prendre sous sa protection. Elle n’avait pas d’enfants ; mais elle aimait la jeunesse, et elle en réunissait souvent chez elle ; elle avait insisté pour qu’Antoinette vînt aussi, qu’elle sortît de son isolement, qu’elle prît quelque distraction. Et comme il lui était facile de deviner que la sauvagerie d’Antoinette tenait en partie à la gêne où elle se trouvait, elle avait même voulu lui offrir de jolies toilettes, que l’orgueil d’Antoinette avait refusées ; mais l’aimable protectrice s’y était prise de telle sorte qu’elle avait trouvé moyen de la forcer à accepter quelques-uns de ces petits cadeaux, qui sont si chers à l’innocente vanité féminine. Antoinette en était à la fois reconnaissante et confuse. Elle se forçait à venir, de loin en loin, aux soirées de Mme  Nathan ; et, comme elle était jeune, elle y trouvait, malgré tout, du plaisir.

Mais dans ce monde un peu mêlé, où venaient beaucoup de jeunes gens, la petite protégée de Mme  Nathan, pauvre et jolie, avait été aussitôt le point de mire de deux ou trois polissons, qui avaient jeté leur dévolu sur elle, avec une parfaite assurance. Ils spéculaient d’avance sur sa timidité. Elle avait même fait l’enjeu de paris entre eux.

Elle reçut, un jour, des lettres anonymes, — ou, plus exactement, signées d’un noble pseudonyme, — qui lui faisaient une déclaration : lettres d’amour d’abord, flatteuses, pressantes, fixant un rendez-vous ; puis, très vite, plus hardies, essayant de la menace, et bientôt de l’injure, de basses calomnies : elles la déshabillaient, détaillaient les secrets de son corps, le salissaient de leur grossière convoitise ; elles tâchaient de jouer de la naïveté d’Antoinette, en lui faisant redouter un outrage public, si elle ne venait pas au rendez-vous assigné. Elle pleurait de douleur d’avoir pu s’être attiré de telles propositions ; et ces injures brûlaient l’orgueil de son corps et de son cœur. Elle ne savait comment sortir de là. Elle ne voulait pas en parler à son frère : elle savait qu’il en souffrirait trop, et qu’il donnerait à l’affaire un caractère plus grave encore. Elle n’avait pas d’amis. Recourir à la police ? Elle s’y refusait, par crainte du scandale. Il fallait en finir, pourtant. Elle sentait que son silence ne suffirait pas à la défendre, que le drôle qui la poursuivait serait tenace, et qu’il irait jusqu’à l’extrême limite où il verrait qu’il y avait du danger pour lui.

Il venait de lui envoyer une sorte d’ultimatum, lui enjoignant de se trouver, le lendemain, au musée du Luxembourg. Elle y alla. — À force de se torturer l’esprit, elle était arrivée à se convaincre que son persécuteur avait dû la rencontrer chez Mme  Nathan. Certains mots d’une des lettres faisaient allusion à un fait, qui n’avait pu se passer que là. Elle pria Mme  Nathan de lui rendre un grand service, de l’accompagner en voiture, jusqu’à la porte du musée, et de l’attendre, un moment. Elle entra. Devant le tableau convenu, le maître-chanteur l’aborda, triomphant, et se mit à lui parler, avec une courtoisie affectée. Elle le regarda fixement, en silence. Quand il eut fini, il lui demanda en plaisantant pourquoi elle le regardait ainsi. Elle répondit :

— Je regarde un lâche.

Il ne fut pas interloqué pour si peu, et commença à devenir familier. Elle dit :

— Vous avez voulu me menacer d’un scandale. Je viens vous l’offrir, ce scandale. Le voulez-vous !

Elle était toute frémissante, parlait haut, et se montrait prête à attirer l’attention sur eux. On les regardait. Il sentit qu’elle ne reculerait devant rien. Il baissa le ton. Elle lui lança, une dernière fois :

— Vous êtes un lâche !

et lui tourna le dos.

Ne voulant pas avoir l’air battu, il la suivit. Elle sortit du musée, avec l’homme sur ses talons. Elle se dirigea droit vers la voiture qui attendait, ouvrit brusquement la portière ; et son suiveur se trouva nez à nez avec Mme  Nathan, qui le reconnut et le salua de son nom. Il perdit contenance, et s’esquiva.

Antoinette dut raconter l’histoire à sa compagne. Elle ne le fit qu’à regret, et avec une extrême réserve. Il lui était pénible d’introduire une étrangère dans le secret de sa vie intérieure et des souffrances de sa pudeur blessée. Mme  Nathan lui reprocha de ne l’avoir pas avertie plus tôt. Antoinette la supplia de n’en rien dire à personne. L’aventure en resta là ; et l’amie d’Antoinette n’eut même pas besoin de fermer son salon au personnage : car il se garda de revenir.