Paul Ollendorff (Tome 2p. 157-164).
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À peu près dans le même temps, Antoinette eut un autre chagrin, d’un genre bien différent.

Un très honnête homme, d’une quarantaine d’années, chargé d’un poste consulaire en Extrême-Orient, et qui était revenu passer quelques mois de congé en France, rencontra Antoinette chez les Nathan : il s’éprit d’elle. La rencontre avait été un peu arrangée d’avance, à l’insu d’Antoinette, par Mme Nathan, qui s’était mis dans la tête de marier sa petite amie. Il était Israélite, lui aussi. Il n’était pas beau. Il n’était plus jeune. Il était un peu chauve et voûté ; mais il avait de bons yeux, des manières affectueuses, et un cœur qui savait compatir à la souffrance, ayant souffert lui-même. Antoinette n’était plus la petite fille romanesque d’autrefois, l’enfant gâtée, qui rêvait de la vie, comme d’une promenade que l’on fait par une belle journée avec un amoureux ; elle la voyait maintenant comme un dur combat, qu’il fallait recommencer chaque jour, sans jamais se reposer, sous peine de perdre en un instant tout le terrain conquis, pouce par pouce, en des années de fatigue ; et elle pensait qu’il serait bien doux de pouvoir s’appuyer sur le bras d’un ami, de partager sa peine avec lui, et de pouvoir un peu fermer les yeux, tandis qu’il veillerait sur elle. Elle savait que c’était un rêve ; mais elle n’avait pas encore eu le courage de renoncer tout à fait à ce rêve. Au fond, elle n’ignorait pas qu’une fille sans dot n’avait rien à espérer dans le monde où elle vivait. La vieille bourgeoisie française est connue dans le monde entier pour l’esprit d’intérêt sordide, qu’elle apporte au mariage. Les Juifs sont moins bassement avides d’argent. Il n’est pas rare de voir chez eux un jeune homme riche vouloir, choisir une jeune fille pauvre, ou une jeune fille qui a de la fortune chercher passionnément un homme qui ait de l’intelligence. Mais chez le bourgeois français, catholique et provincial, presque toujours le sac cherche le sac. Et pourquoi faire, les malheureux ? Ils n’ont que des besoins médiocres ; ils ne savent que manger, bâiller, dormir, — économiser. Antoinette les connaissait. Elle les avait vus, depuis l’enfance. Elle les avait vus avec les lunettes de la richesse, et avec celles de la pauvreté. Elle n’avait plus d’illusions sur eux, ni sur ce qu’elle en pouvait attendre. Aussi, la démarche de l’homme qui lui demanda de l’épouser lui fut-elle d’une douceur inespérée. Sans qu’elle pensât l’aimer d’abord, elle se sentait pénétrée pour lui, peu à peu, d’une reconnaissance et d’une tendresse profondes. Elle eût accepté sa demande, s’il n’avait fallu le suivre aux colonies, et abandonner par conséquent son frère. Elle refusa ; et son ami, tout en comprenant la noblesse de ses raisons, ne le lui pardonna pas : l’égoïsme de l’amour n’admet pas qu’on ne lui sacrifie point jusqu’aux vertus qui lui sont le plus chères dans l’être aimé. Il cessa de la voir ; il ne lui écrivit plus, après qu’il fut parti ; elle n’eut plus aucune nouvelle de lui, jusqu’au jour où elle apprit, — cinq ou six mois plus tard, — par une lettre de faire-part, dont l’adresse était de sa main, qu’il avait épousé une autre femme.

Ce fut une grande tristesse pour Antoinette. Une fois de plus navrée, elle offrit sa souffrance à Dieu : elle voulut se persuader qu’elle était justement punie d’avoir perdu de vue, un instant, sa tâche unique, qui était de se dévouer à son frère ; et elle s’y absorba de plus en plus.

Elle se retira tout à fait du monde. Elle avait même cessé d’aller chez les Nathan, qui étaient un peu en froid avec elle, depuis qu’elle avait refusé le parti qu’ils lui offraient : eux non plus n’avaient pas admis ses raisons. Mme Nathan, qui avait décrété d’avance que ce mariage se ferait et qu’il serait parfait, avait été froissée dans son amour-propre qu’il ne se fît pas par la faute d’Antoinette. Elle trouvait ses scrupules fort estimables, assurément, mais d’une sentimentalité exagérée ; et, du jour au lendemain, elle s’était désintéressée de cette petite oie. Son besoin de faire le bien aux gens avec ou malgré leur consentement venait d’ailleurs de faire choix d’une autre protégée, qui absorbait pour l’instant toute la somme d’intérêt et de dévouement qu’elle avait à dépenser.

Olivier ne savait rien des romans douloureux qui se passaient dans le cœur de sa sœur. C’était un garçon sentimental et léger, qui vivait dans ses rêvasseries. Il était bien aléatoire de rien fonder sur lui, malgré son esprit vif et charmant, et son cœur qui était un trésor de tendresse, comme celui d’Antoinette. Constamment, il compromettait des mois d’efforts par des inconséquences, des découragements, des flâneries, des amours de tête, où il perdait son temps et ses forces. Il s’éprenait de jolies figures entrevues, de petites filles coquettes, avec qui il avait causé une fois dans un salon, et qui ne faisaient aucune attention à lui. Il s’engouait pour une lecture, un poète, un musicien : il s’y enfonçait pendant des mois, d’une façon exclusive, au détriment de ses études. Il fallait le surveiller sans cesse, en ayant grand soin qu’il ne s’en aperçût point, de peur de le blesser. Des coups de tête étaient toujours à redouter. Il avait cette surexcitation fébrile, ce manque d’équilibre, cette trépidation inquiète, que l’on rencontre souvent chez ceux que guette la phtisie. Le médecin n’avait pas caché le danger à Antoinette. Cette plante déjà maladive, transplantée de province à Paris, aurait eu besoin de bon air et de lumière. Antoinette ne pouvait les lui donner. Ils n’avaient pas assez d’argent pour s’éloigner de Paris, pendant les vacances. Le reste de l’année, ils étaient pris, toute la semaine, par leur tâche ; et, le dimanche, ils étaient si fatigués qu’ils n’avaient pas envie de sortir, sinon pour aller au concert.

Certains dimanches d’été, Antoinette faisait pourtant un effort, et entraînait Olivier dans les bois des environs, du côté de Chaville ou de Saint-Cloud. Mais les bois étaient remplis de couples bruyants, de chansons de café-concert, et de papiers graisseux : ce n’était pas la divine solitude qui repose et purifie. Et le soir, pour rentrer, c’était la cohue des trains, l’empilement suffocant dans les honteux wagons de la banlieue, bas, étroits, et obscurs, la grivoiserie de certaines scènes, le bruit, les rires, les chants, la puanteur, la fumée du tabac. Antoinette et Olivier, qui n’avaient, ni l’un ni l’autre, l’âme populaire, revenaient dégoûtés, démoralisés. Olivier suppliait Antoinette de ne plus recommencer ces promenades ; et Antoinette n’avait plus le cœur de le faire, avant un certain temps. Elle persistait pourtant, bien que cela lui fût plus désagréable encore qu’à Olivier ; mais elle croyait que c’était nécessaire à la santé de son frère. Elle l’obligeait donc à se promener de nouveau. Ces nouvelles expériences n’étaient pas plus heureuses ; et Olivier les lui reprochait amèrement. Alors, ils restaient bloqués dans la ville étouffante ; et, de leur cour de prison, ils soupiraient après les champs.