Anthropologie (trad. Tissot)/Espèces différentes de faculté poétique quant à la sensibilité


§ XXXI


Des différentes espèces de facultés poétiques sensibles.


Il y a trois différentes sortes de faculté poétique sensible. Ce sont la faculté formatrice de l’intuition dans l’espace (imaginatio plastica), la faculté d’associer l’intuition dans le temps (imaginatio associans), et la faculté de l’affinité résultant de l’origine commune des représentations les unes par les autres (affinitas).


A


DE LA FACULTÉ POÉTIQUE SENSIBLE
DE FORMATION.


Pour que l’artiste puisse rendre sensible (pour ainsi dire palpable) une forme corporelle, il doit l’avoir exécutée dans l’imagination ; et cette forme est alors une fiction qui, si elle est involontaire (comme dans le rêve), prend le nom de fantaisie et n’appartient pas à l’artiste ; mais elle s’appelle composition, invention, si elle est réglée par la volonté. Si donc l’artiste travaille d’après des images qui ressemblent aux œuvres de la nature, ses ouvrages sont dits naturels ; s’il travaille d’après des images qui ne peuvent se rencontrer dans l’expérience, les ouvrages exécutés de la sorte (comme le prince Palagonia en Sicile), sont dits bizarres, non naturels, des caricatures ; et de pareilles productions sont comme des visions dans l’état de veille (velut œgri somnia vanœ finguntur species). — Nous jouons souvent et volontiers avec l’imagination ; mais l’imagination (comme fantaisie) ne joue pas moins souvent, et parfois très mal à propos, avec nous.

Le jeu de la fantaisie avec l’homme dans le sommeil est le rêve, qui a lieu également dans l’état de santé ; c’est au contraire un signe de maladie s’il se présente dans l’état de veille. — Le sommeil, comme relâchement de toute faculté perceptive extérieure, comme suspension de tout mouvement volontaire surtout, semble être nécessaire à tous les animaux, à toutes les plantes même (par suite de l’analogie qu’elles soutiennent avec les animaux) pour restaurer les forces exercées et comme dépensées pendant la veille. Mais il semble, au contraire, que si la force vitale ne conservait pas son activité par les rêves, elle s’éteindrait, et qu’un sommeil parfait entraînerait la mort. — Quand on dit avoir eu un sommeil très profond, sans rêve aucun, c’est donc comme si l’on disait qu’au réveil on ne se rappelle point ces rêves ; ce qui peut très bien arriver dans l’état de veille même, lorsque les imaginations se succèdent rapidement, et qu’on est tellement distrait que si quelqu’un, nous voyant les regards longtemps immobiles et attachés sur le même point, demande à quoi nous pensons, nous répondons : à rien. S’il n’y avait pas, au réveil, un grand nombre de lacunes dans nos souvenirs, conséquence de l’inattention aux représentations intermédiaires, et si nos rêves reprenaient, la nuit suivante, au point où ils auraient cessé la nuit précédente, je ne répondrais point que nous ne crussions vivre alors dans deux mondes différents. — Le rêve est une sage institution de la nature, qui a pour but d’exciter la force vitale par des passions qui se rapportent à des événements involontairement imaginés, pendant que les mouvements volontaires du corps, les mouvements musculaires, sont suspendus. — Seulement, il ne faut pas prendre les histoires de rêves pour des révélations d’un monde invisible.


B


DE LA FACULTÉ POÉTIQUE SENSIBLE
D’ASSOCIATION.


Telle est la loi d’association, que des représentations empiriques qui se sont succédé souvent engendrent l’habitude intellectuelle de faire revivre les unes par les autres. — C’est en vain qu’on cherche à ce phénomène une explication physiologique ; on peut, à cet effet, recourir à une hypothèse (laquelle n’est, à son tour, qu’une fiction), comme celle de Descartes relativement à ses prétendues idées réelles dans le cerveau. Mais toutes ces explications sont sans utilité pratique, en ce sens qu’on ne peut les mettre à profit dans l’exercice d’aucun art, par la raison que nous ne connaissons pas assez le cerveau et les endroits du cerveau où les traces des impressions produites par les représentations pourraient mutuellement se reproduire par sympathie, puisqu’elles se tiennent en quelque sorte (au moins médiatement).

Ce voisinage s’étend parfois fort loin, et l’imagination passe souvent du centième au millième avec une telle rapidité, qu’on croirait avoir complètement omis certains anneaux intermédiaires de la chaîne des représentations, quoique seulement on n’ait pas conscience de les avoir parcourus ; en telle sorte qu’on est souvent dans la nécessité de se dire : Où étais-je ? d’où étais-je parti dans mon discours, et comment en suis-je arrivé là (1)[1] ?


C


DE LA FACULTÉ POÉTIQUE SENSIBLE
D’AFFINITÉ.


J’entends par affinité la réunion originelle du divers en vertu d’un principe. — Dans une conversation, Ie passage subit d’une matière à une autre toute différente, à laquelle conduit une association empirique de représentations qui a une raison toute subjective (c’est-à-dire qui tient à la manière toute personnelle dont les représentations sont enchaînées), cette transition brusque, disons-nous, est une espèce de non’sens quant à la forme, qui brise et dissipe toute conversation. — Ce n’est qu’autant qu’une matière a été épuisée, et après une petite pause, que chacun peut entamer un autre sujet, pourvu qu’il ait quelque intérêt. L’imagination qui va çà et là sans règles, brouille la tête par la confusion des représentations qui ne se rattachent à rien d’objectif ; et celui qui vient de quitter une société où pareille conversation a eu lieu croit sortir d’un rêve. — 11 doit toujours y avoir un thème, aussi bien dans la pensée solitaire que dans la pensée communiquée, auquel s’enchaîne le divers, à propos duquel aussi s’exerce l’entendement. Mais ici le jeu de l’imagination suit cependant les lois de la sensibilité, qui donne la matière à cette faculté ; matière dont l’association s’opère sans qu’il y ait conscience des règles, quoique pas comme si elle était dirigée par l’entendement.

Le mot affinité (affinitas), emprunté à la nomenclature chimique, indique une affinité intellectuelle analogue à l’action et à la réaction de deux substances corporelles spécifiquement différentes, agissant très intimement l’une sur l’autre et tendant à l’unité, de façon à produire par leur réunion une troisième substance possédant des propriétés qui ne se rencontrent que dans la réunion de deux substances hétérogènes. L’entendement et la sensibilité s’allient cependant, malgré leur hétérogénéité, de façon à produire d’eux-mêmes notre connaissance, comme si l’une de ces facultés venait de l’autre, ou plutôt comme si toutes deux tiraient leur origine d’une souche unique ; ce qui, toutefois, ne peut pas être, ou qui est du moins inconcevable pour nous, puisque nous ne pouvons comprendre comment ces hétérogènes peuvent provenir d’une seule et même source (1)[2].


§ XXXII.


De l’illusion.


L’imagination n’est cependant pas si créatrice qu’on le prétend. Nous ne pouvons concevoir qu’une forme différente de celle de l’homme puisse convenir à un être raisonnable. C’est pour cette raison que le statuaire ou le peintre, lorsqu’il exécute un ange ou un Dieu, fait toujours un homme. Toute autre figure lui semble renfermer des parties inconciliables, d’après son idée, avec la nature d’un être raisonnable (telles sont les plumes, les ongles ou les sabots). Quant à la grandeur, il peut au contraire la concevoir comme il veut.

L’illusion provenant de la force de l’imagination de l’homme va si loin qu’il croit voir et sentir hors de soi ce qui n’est que dans sa tête. De là le vertige qui saisit celui qui regarde dans un abîme, quoiqu’il y ait autour de lui un espace suffisant pour qu’il ne tombe pas, ou qu’il soit protégé par une barrière solide. — C’est une chose remarquable que la crainte éprouvée dans quelques maladies intellectuelles d’être poussé par une force intérieure à se précipiter volontairement d’une très grande hauteur. — La vue du plaisir que d’autres prennent à des choses dégoûtantes (par exemple quand les Tongouses aspirent et avalent tout d’un trait la morve qui sort du nez de leurs enfants) porte aussi bien le spectateur à vomir que s’il était obligé de partager une semblable jouissance.

La nostalgie des Suisses (et comme je l’ai appris de la bouche d’un général expérimenté, celle des Westphaliens et des Poméraniens de quelques contrées), qui les prend quand ils sont transportés dans d’autres pays, est l’effet d’une passion pour les lieux où ils ont goûté les joies les plus simples de la vie, passion qui est excitée par le souvenir de l’insouciance et de la société du voisinage dans leurs jeunes années. Mais quand plus tard ils revoient ces lieux chéris, ils se sentent trompés dans leur attente et sont par là même guéris. Ils sont persuadés, il est vrai, que tout a changé, quand en réalité, c’est leur jeunesse seule qu’ils n’y ont pas retrouvée. Il n’est cependant pas étonnant que cette maladie atteigne plutôt les campagnards d’un pays pauvre d’argent, mais par la même plus liés par l’amitié et les travaux communs des champs, que ceux qui courent après la fortune, et qui ont pris pour devise le patria ubi bene.

Quand on a entendu dire que tel ou tel est un méchant homme, on croit pouvoir lire la méchanceté dans ses traits ; et alors la fiction s’ajoute ici à l’expérience pour réaliser une sensation, surtout quand le sentiment et la passion s’en mêlent. Helvétius raconte qu’une dame voyait au télescope dans la lune l’ombre de deux amants ; le curé, qui voulut vérifier le fait, lui répondit : « Mais non, Madame, ce sont deux tours d’une cathédrale. »

À tous ces effets de l’imagination, il faut ajouter ceux qui ont lieu par la sympathie de cette faculté. La vue d’un homme qui éprouve des accès de convulsion ou d’épilepsie, porte à des mouvements spasmodiques semblables, comme le bâillement de quelqu’un fait bâiller autour de lui. Le docteur Michaëlis rapporte qu’à l’armée de l’Amérique du Nord un homme étant tombé dans un violent accès de rage, deux ou trois assistants en furent subitement saisis à la simple vue, mais que cet état ne fut que momentané. Il ne faudrait donc pas conseiller aux personnes nerveuses (hypocondriaques) de visiter par curiosité les maisons d’aliénés. Le plus souvent elles fuient d’elles-mêmes ce spectacle, parce qu’elles craignent pour leur tête. — On trouvera également que des personnes impressionnables, quand on leur raconte quelque événement dont on a été victime, et qu’on le fait avec passion, avec colère surtout, se laissent aller, dans leur forte attention, à des mouvements de l’âme, et prennent involontairement la physionomie qui convient à cette passion. — On croit avoir aussi remarqué que des époux bien assortis prennent insensiblement les mêmes traits de visage ; ce qu’on explique en disant qu’ils se sont épousés à cause de la demi ressemblance qui existait déjà entre eux (similis simili gaudet). Mais c’est une erreur ; la nature, dans son instinct des sexes pousse plutôt à la différence des sujets qui doivent s’aimer, afin que toute la diversité qu’elle a placée dans ses germes trouve son développement ; mais la familiarité et l’abandon avec lesquels ils se laissent voir l’un à l’autre dans leurs entretiens solitaires, le temps qu’ils y mettent, l’intimité et le retour fréquent de ces rapports, tout cela produit des physionomies sympathiques qui se ressemblent, et qui, pour peu qu’elles prennent de fixité, deviennent aisément des traits ineffaçables.

On peut enfin attribuer à ce jeu spontané de l’imagination productive, qu’on peut en ce cas appeler fantaisie, le penchant à ce mensonge innocent qui se voit partout chez les enfants, et par ci, par là chez de grandes personnes, d’humeur douce d’ailleurs, et qui est quelquefois comme une maladie héréditaire. Chez les personnes qui en sont atteintes les événements et les prétendues aventures, grossissant comme une avalanche, sortent de l’imagination sans autre calcul de la part du narrateur que de se rendre intéressant. C’est ainsi que le chevalier John Falstaff, dans Shakspeare, faisait de deux hommes en habits de ratine cinq personnes avant d’être arrivé à la fin de son récit.


§ XXXIII.


L’imagination étant plus riche et plus féconde en représentations que le sens, elle est plus animée, s’il y a passion, en l’absence d’un objet qu’en sa présence ; plus encore si la représentation d’un événement revient à l’esprit après en avoir été quelque temps chassée par des distractions. — C’est ainsi qu’un prince allemand, rude guerrier d’ailleurs, mais à sentiments élevés, avait entrepris un voyage en Italie pour se guérir d’une passion amoureuse dont une bourgeoise de sa résidence était l’objet. Mais il n’eut pas plutôt revu à son retour la demeure de cette personne, que son imagination se réveilla plus forte qu’elle n’eût été par une fréquentation assidue ; en sorte qu’il exécuta sans plus de retard une résolution qui répondit heureusement à son attente. — Cette maladie, comme effet d’une imagination poétique, est inguérissable, excepté par le mariage ; car le mariage est une vérité (eripitur persona, manet res. Lucret).

L’imagination poétique nous crée une espèce de société avec nous-mêmes, composée uniquement de phénomènes internes, mais conçue par analogie avec les externes. La nuit l’anime et l’élève au-dessus de sa valeur réelle : de même que la lune, qui fait le soir une grande figure au ciel, n’est plus en plein jour qu’un point nuageux, insignifiant. Elle extravague chez celui qui travaille avec excès dans le silence des nuits ; elle dispute avec un adversaire qu’elle s’est forgé, ou bien elle se fabrique des chimères en voyageant autour de sa chambre. Mais tout ce qui lui semble être important perd toute sa valeur au réveil du lendemain matin, et le temps amène un relâchement sensible des facultés de l’âme à propos de cette mauvaise habitude. C’est donc une règle de psychologie diététique très utile, de mettre un frein à son imagination en se couchant tôt, afin de pouvoir se lever de bonne heure ; mais les femmes et les hypocondriaques (qui le sont le plus souvent par cette raison) préfèrent la vie contraire. — Pourquoi entend-on plus volontiers encore dans une nuit avancée des histoires de revenants qui, le matin, au réveil, paraîtraient insipides à tout le monde, et seraient tout à fait impropres à défrayer la conversation, quand au contraire on se demande ce qu’il y a de nouveau chez les particuliers ou dans l’Etat, ou que l’on poursuit sa tâche de la veille ? C’est que ce qui n’est qu’un jeu en soi est en harmonie avec le relâchement des facultés épuisées pendant le jour, et que ce qui est une affaire est plus d’accord avec les forces réparées, et comme renouvelées par le repos de la nuit.

Les défauts (vitia) de l’imagination sont de forger des fictions sans frein ou sans règle {effrenis aut perversa). Le dernier défaut est le plus fâcheux. Les fictions de la première espèce pourraient cependant bien trouver leur place dans un monde possible (celui des fables) ; mais les autres non, parcequ’elles sont contradictoires. — Il faut mettre au rang des imaginations du premier genre, des imaginations conçues sans frein, les figures d’hommes et d’animaux taillées en pierre que les Arabes ont souvent rencontrées avec épouvante dans le désert Ras-Sem de la Lybie. Ils croient que ces figures sont des hommes pétrifiés par malédiction. — Mais que, dans l’opinion des mêmes Arabes, ces statues d’animaux doivent, au jour de la résurrection universelle, rabrouer l’artiste et lui reprocher de les avoir faites sans avoir pu leur donner une âme, c’est là une contradiction. — La fantaisie effrénée peut toujours rentrer dans la voie du bon sens (comme celle de ce poète qui présentait au cardinal d’Esté un livre qu’il lui avait dédié, et qui en reçut cette question : « Maître Arioste, où diable avez-vous pris toutes ces extravagances ?) » Elle est un luxe de sa propre richesse. Mais l’imagination déréglée se repaît de folies où la fantaisie se joue tout à fait de l’homme, et où l’infortuné n’a plus du tout en sa puissance le fil de ses représentations.

Du reste, un artiste politique peut aussi bien qu’un artiste esthétique conduire et gouverner le monde (mundus vult decipi) par une imagination qu’il entend repaître de chimères au lieu de la réalité, et qui consistent dans de simples formes, par exemple, de la liberté du peuple (comme dans le parlement d’Angleterre) ou du rang et de l’égalité (comme dans la Convention française) ; mieux vaut cependant avoir pour soi l’apparence de la possession d’un bien qui ennoblit l’humanité, que de s’en trouver violemment dépouillé.


Notes de Kant modifier

  1. (1) Aussi celui qui entame une conversation doit-il débuter par ce qui le touche et lui est présent, pour, de là, passer insensiblement à quelque chose de plus éloigné, capable encore d’intéresser. Le mauvais temps est pour celui qui passe de la rue dans un salon où il y a réunion, causerie commune, une habituelle et précieuse ressource. En effet, débuter en entrant par des nouvelles qu’on vient de lire dans les journaux sur la Turquie, c’est faire violence à l’imagination de la compagnie, qui ne voit pas comment le nouveau-venu y a été amené. L’esprit veut, dans toute communication des pensées, un certain ordre, où il y ait à la conversation, comme au sermon, des idées préliminaires et comme un exorde.
  2. (I) On pourrait appeler mathématiques (ou d’augmentation) les deux premières sortes de composition des représentations, et dynamique (de production) la troisième, qui donne naissance à une chose toute nouvelle (analogue aux sels neutres en chimie). Le jeu des forces, dans la nature morte, comme dans la vivante, dans l’âme aussi bien que dans le corps, dépend de la décomposition et de la composition de l’hétérogène. Il est vrai que nous ne connaissons ces forces que par leurs effets ; mais la cause suprême et les parties constitutives simples de la matière qui les compose nous sont inaccessibles. — D’où vient que tous les êtres organiques que nous connaissons ne peuvent être perpétués que par l’union de deux sexes (qu’on appelle male et femelle) ? On ne peut cependant pas supposer que le créateur, par pure singularité, et seulement pour établir sur notre terre un état de choses qui lui plût, ait voulu se jouer, pour ainsi dire ; il semblerait plutôt qu’il devait être impossible de tirer autrement de la matière de notre globe des créatures organisées par propagation, que par l’intervention de deux sexes. — La raison humaine se perd dans cette obscurité, quand elle veut essayer de sonder la souche, ou seulement de la deviner.


Notes du traducteur modifier