Anthropologie (trad. Tissot)/Obstacles à la sensibilité, son affaiblissement, son abolition




§ XXVI.


De l’obstacle à la sensibilité, de son affaiblissement, et de sa perte totale.


La faculté de sentir peut être empêchée, ou complètement abolie. Tels sont les états d’ivresse, de sommeil, d’évanouissement, de syncope (asphyxie) et de mort réelle.

L’ivresse est l’état contre nature qui empêche de disposer ses représentations sensibles suivant les lois de l’expérience, en tant que cet état est la conséquence de l’usage immodéré d’un moyen de jouissance.

Le sommeil, suivant la définition du mot, est l’état d’impuissance où se trouve l’homme sain d’avoir conscience des représentations par les sens extérieurs. En expliquer le phénomène, c’est l’affaire des physiologistes, qui doivent rendre raison, s’ils peuvent, de ce relâchement qui ne laisse pas d’être en même temps le recouvrement des forces nécessaires pour éprouver de nouvelles sensations extérieures. L’homme, dans cet état, est comparable au nouveau-né dans le monde, et passe ainsi un bon tiers de la vie sans en avoir conscience et sans le regretter.

L’état contre nature de l’engourdissement des organes, dans lequel l’attention sur soi-même est moindre que dans l’état naturel, a quelque chose d’analogue à l’ivresse ; ce qui fait dire d’une personne qui est tement arrachée à un sommeil profond qu’elle est assoupie (schlaftrunken). — Elle n’a pas encore recouvré tous ses sens. — Dans l’état de veille même, on peut être subitement réduit à l’impuissance de se rappeler ce qu’on doit faire dans un cas imprévu ; c’est comme un obstacle à l’usage ordinaire et accoutumé de la réflexion, qui produit un état d’immobilité dans le jeu des représentations sensibles, état que l’on caractérise en disant que l’on est troublé, hors de soi (par joie ou par crainte), embarrassé, étourdi, déconcerté, qu’on a perdu la trantontane (1)[1], etc.

Cet état est comme un sommeil qui s’empare de nous subitement, et qui exige le recouvrement des sensations. Dans une violente passion excitée tout à coup (par exemple dans la frayeur, la colère et même la joie), l’homme est, comme on dit, hors de soi (dans une extase, lorsqu’on se croit saisi d’une intuition qui ne vient pas des sens) ; il ne se commande pas, et se trouve pour ainsi dire paralysé momentanément dans l’usage de ses sens extérieurs.


§ XXVII.


De la défaillance et du sentiment de la mort.


La défaillance, qui succède ordinairement à un étourdissement (changement d’un grand nombre de sensations différentes qui reviennent successivement et avec une rapidité si grande qu’on ne peut les saisir), est un phénomène avant-coureur de la mort. L’obstacle à toutes les sensations en même temps est l’asphyxie ou mort apparente, qui, autant qu’on peut l’observer extérieurement, ne diffère de la mort véritable que par les conséquences (comme chez les noyés, les pendus, les suffoqués).

Nul ne peut expérimenter en soi-même le fait de mourir (car pour faire une expérience il faut vivre) ; ou ne peut donc l’observer que dans autrui. On ne peut juger si la mort est douloureuse par le râle ou les convulsions qui l’accompagnent ; ce n’est là vraisemblablement qu’une réaction purement mécanique de la force vitale ; peut-être y a-t-il une douce sensation à se sentir insensiblement affranchi de toute douleur. — La crainte de la mort, naturelle à tous les hommes, au plus malheureux ou au plus sage, n’est donc pas une appréhension de mourir ; c’est plutôt, comme le dit avec raison Montaigne, l’appréhension de la pensée d’être mort (c’est-à-dire d’être à l’état de mort) ; pensée, par conséquent, que le candidat de la mort s’imagine avoir encore quand il ne sera plus, lorsqu’il conçoit le cadavre, qui n’est plus lui-même, comme étant toutefois soi-même dans un tombeau ténébreux, ou quelque part ailleurs. — L’illusion ne peut se dissiper, car elle tient à la nature de la pensée, comme être qui se parle à lui-même et de lui-même. La pensée : je ne suis pas, ne peut absolument pas exister ; car si je ne suis pas, je ne puis pas non plus avoir conscience que je ne suis pas. Je puis bien dire que je ne suis pas bien portant, ou concevoir de moi-même d’autres prédicats semblables (comme il arrive dans tous les verbes) ; mais il y a contradiction, en parlant à la première personne, à nier le sujet lui-même, puisqu’alors le sujet se nie lui-même.


§ XXVIII.


De l’imagination.


L’imagination (facultas imaginandi), comme faculté intuitive en l’absence même de l’objet, est ou productive, c’est-à-dire une faculté qui représente primitivement l’objet (exhibitio originaria), qui précède par conséquent l’expérience ; ou reproductive de la représentation dérivée (exhibitio derivativa), qui reproduit dans l’esprit une intuition empirique qu’on a eue auparavant.

A la première espèce d’exposition appartiennent les représentations pures d’espace et de temps ; toutes les autres supposent une intuition empirique qui, si elle est unie à la notion de l’objet, et si par conséquent elle devient une connaissance empirique, prend le nom d’expérience. — Une imagination qui produit involontairement des images s’appelle fantaisie. Celui qui est dans l’habitude de prendre ces images pour des expériences (internes ou externes), est un fantaste. — Rêver, c’est être le jouet involontaire de ces imaginations dans le sommeil (qui est un état de santé).

L’imagination est, en d’autres termes, ou poétique (productive), ou simplement remémorative (reproductive). L’imagination productive n’est cependant pas pour cela créatrice ; c’est-à-dire qu’elle ne peut produire une représentation sensible qui n’aurait jamais été donnée à notre faculté de sentir ; il faut toujours que la matière de la représentation lui ait été donnée. On ne pourrait jamais faire concevoir la couleur rouge à celui qui ne connaîtrait que les six autres ; et l’on ne pourrait donner l’idée d’aucune des sept à l’aveugle-né. On ne peut même pas avoir, sans l’expérience, l’idée des couleurs mixtes, qui résultent du mélange de deux autres, par exemple du vert. Le jaune et le bleu, mêlés ensemble, donnent du vert ; mais l’imagination ne produirait pas la plus légère représentation de cette couleur si elle ne l’avait pas vue.

Il en est de même de chacun des autres sens en particulier ; c’est-à-dire que la composition des sensations qui en proviennent ne peut pas être opérée par l’imagination ; elle doit être originellement tirée de la faculté de sentir. Il y a des personnes qui ne distinguent dans les représentations lumineuses que le blanc ou le noir, et qui, bien qu’elles aient bonne vue du reste, ne voient dans le monde sensible qu’une sorte de gravure. Il y a même beaucoup plus de personnes qu’on ne le croirait bien, qui sont douées d’une ouïe excellente, extraordinairement fine, mais dont l’oreille n’est absolument pas musicale, et qui sont incapables non seulement d’imiter les tons (de chanter), mais encore de les distinguer des simples sons. — Il doit en être de même des représentations du goût et de l’odorat ; c’est-à-dire que le sens fait défaut à plusieurs sensations spécifiques de cette espèce, et qu’entre deux interlocuteurs qui croient s’entendre à ce sujet, l’un cependant peut être étranger aux sensations de l’autre, non seulement quant au degré, mais encore quant à l’essence. — Il est des hommes qui sont entièrement privés du sens de l’odorat, qui prennent pour une odeur la sensation de l’introduction de l’air pur dans les narines, et qui, par suite, ne peuvent rien comprendre à toutes les descriptions qu’on leur fait de cette espèce de sensation. La privation du sens de l’odorat entraîne celle du goût et en rend, par conséquent, impossibles l’intelligence et l’expérimentation. Mais la faim et la satiété sont tout autre chose que le goût.

Si donc l’imagination est une grande artiste, si même elle est une magicienne, elle n’est cependant pas créatrice ; elle est, au contraire, dans la nécessité d’emprunter aux sens la matière de ses images. Mais les images ne sont pas si généralement communica-bles, d’après les simples souvenirs, que les notions intellectuelles. Mais on appelle aussi parfois (quoique improprement) la faculté d’avoir des représentations Imaginatives un sens ; c’est ainsi qu’on dit dans la conversation : cet homme n’a pas le sens de telle chose (bien que l’incapacité de saisir des représentations transmises et de les réunir en une pensée ne soit pas une incapacité du sens, mais en partie de l’entendement) ; il n’attache même aucune pensée à ce qu’il dit, et d’autres ne l’entendent par conséquent pas non plus ; il dit un non-sens (nonsense). Ce vice doit être distingué du défaut de sens, qui a lieu lorsque des pensées sont tellement associées entre elles, qu’une autre personne ne sait qu’en conclure. — Si le mot sens (mais au singulier seulement) est fréquemment employé comme synonyme du mot penser ; si même il doit indiquer un degré plus élevé encore de la pensée ; si l’on dit d’une proposition qu’elle a un sens fécond ou profond (de là le mot sentence), et si l’on appelle aussi le sens commun l’entendement sain ; si enfin on place le sens commun en première ligne, quoique cette dénomination n’indique proprement que le degré le plus bas de la faculté de connaître : tout cela tient à ce que l’imagination, qui soumet une matière à l’entendement pour servir d’étoffe aux notions intellectuelles (à la connaissance), semble donner une réalité aux intuitions (fictives), à cause de l’analogie qui existe entre elles et les perceptions réelles.




§ XXIX.


De l’ivresse.


L’imagination (1)[2] ne peut être excitée ou calmée par aucun agent corporel consommé pour le plaisir de s’enivrer. Quelques-uns, tels que des poisons, affaiblissent la force vitale (certains champignons, le lédon, l’acanthe brancheursine sauvage, le chika des Péruviens et lava des Indiens de la mer du Sud, l’opium), tandis que d’autres la fortifient, en exaltent du moins le sentiment (telles sont certaines boissons fermentées. le vin et la bière, ou l’extrait spiritueux connu sous le nom d’eau-de-vie ou de brandevin), mais toutes sont contre nature et artificielles. On dit de celui qui en use avec un tel excès, qu’il ne peut plus pendant un certain temps composer les représentations sensibles suivant les lois de l’expérience, qu’il est ivre ou soûl. C’est donc se soûler que de se mettre volontairement ou de propos délibéré dans un pareil état. Mais tous ces moyens doivent servir à rendre insensible au fardeau qui semble originellement s’attacher à la vie en général. L’inclination très répandue pour ce genre d’intempérance, son influence sur l’usage des facultés, méritent tout particulièrement d’entrer dans une anthropologie pratique.

Toute ivresse taciturne, c’est-à-dire celle qui n’anime pas la société et la communication respective des pensées, a quelque chose de nuisible en soi ; telle est l’ivresse par l’opium et l’eau-de-vie. Le vin et la bière, le premier purement excitant, la seconde plus nourrissante, plus propre à rassasier à la façon des aliments, jettent dans une ivresse sociable. Il y a cette différence pourtant, que l’ivresse par la bière est souvent moins spirituelle et se termine plutôt par la rêverie ; celle au contraire qui résulte du vin a un caractère jovial, bruyant et spirituellement bavard.

L’intempérance dans le boire en commun, lorsqu’elle va jusqu’à troubler les sens, est sans doute un manquement de l’homme, non seulement à l’égard de la société dont il fait partie, mais encore au point de vue du respect qu’il se doit à lui-même, lorsqu’il va jusqu’à chanceler, ou du moins jusqu’à manquer de fermeté dans sa marche, ou simplement jusqu’à bégayer. On peut dire toutefois à la décharge de cet oubli de soi-même, qu’il est facile de perdre de vue et de franchir la ligne de la possession de soi-même, car l’hôte tient à ce que son convive s’en aille pleinement satisfait par cet acte de sociabilité (ut conviva satur).

L’insouciance, et avec elle l’imprudence qui accompagne l’ivresse, est un sentiment trompeur de l’exaltation de la force vitale : l’homme ivre ne sent pas alors les obstacles de la vie, obstacles qui tendent sans cesse à assujettir la nature, et contre lesquels la santé a toujours à combattre. Il est heureux dans sa faiblesse, puisque la nature tend réellement en lui, par une exaltation insensible de ses forces, à rétablir graduellement sa vie. — Des femmes, des religieux, des juifs ne s’enivrent ordinairement point ; du moins ils évitent soigneusement toute apparence d’ivresse, parce qu’ils sont civilement faibles, et qu’ils ont besoin de retenue (ce qui n’est possible qu’à la condition de la sobriété). Car leur valeur extérieure ne repose que sur la foi d’autrui, en la pureté des femmes, à la piété des religieux et au respect particulier pour la loi chez les Juifs. Les Juifs, en effet, sont tous séparatistes, c’est-à-dire soumis non seulement à une loi commune du pays, mais encore à une loi particulière (celle de leur secte). En cette qualité d’hommes singuliers et spécialement choisis, ils sont particulièrement exposés à l’attention générale et aux traits de la critique. Ils ne peuvent donc pas se relâcher de l’attention sur eux-mêmes, parce que l’ivresse qui ravit cette prudence est pour eux un scandale.

Le stoïcien admirateur de Caton dit, à propos de ce grand homme : « Le vin ajoutait encore à la force de sa vertu (virtus ejus incaluit mero) ; » et un écrivain plus récent dit des anciens Germains, qu’ « ils tenaient leur conseil à table, lorsqu’il s’agissait de déclarer la guerre, afin de ne pas se laisser impressionner, et qu’ils y réfléchissaient à jeun, afin de n’être pas sans raison. »

L’ivresse délie la langue (in vino disertus). — Mais elle ouvre en même temps le cœur et sert de véhicule matériel à une qualité morale : la franchise. — La retenue dans la communication de ses pensées est, pour un cœur sincère, un état de contrainte, et de joyeux buveurs ne supportent pas facilement qu’on soit très réservé dans un banquet, parce qu’alors on peut y jouer le rôle d’un observateur qui est attentif aux défauts des autres et qui empêche les siens de paraître. Aussi Hume dit-il : « Le compagnon qui ne s’oublie pas est désagréable ; les folies d’un jour doivent être oubliées pour faire place à celles de l’autre. » Il y a de la bonhomie dans la licence qu’on accorde à celui qui est en veine de bonne humeur, de franchir un peu et pour un moment les strictes limites de la tempérance. La politique qui était à la mode il y a un demi-siècle dans les cours du Nord, d’avoir des ambassadeurs qui pussent boire beaucoup sans se soûler, et qui en faisaient boire d’autres pour les mieux pénétrer ou pour les persuader plus aisément, était astucieuse ; aussi a-t-elle disparu avec la grossièreté des mœurs d’alors, et une mercuriale pour prévenir contre un pareil vice serait inutile aujourd’hui pour toutes les conditions honnêtes.

Peut-on découvrir à travers les vapeurs du vin le tempérament ou le caractère de l’homme qui s’enivre ? Je ne le crois pas. C’est un nouveau liquide mêlé aux humeurs du corps, et un autre stimulant nerveux qui ne met pas clairement à jour le tempérament naturel, mais qui en produit un autre. — Dans l’état d’ivresse, l’un sera tendre, l’autre grand parleur, le troisième querelleur, le quatrième (surtout s ! il s’est enivré avec de la bière) sera sensible, ou dévot, ou taciturne ; mais tous, quand ils auront cuvé leur vin, et qu’ils se seront rappelé leurs discours de la veille, se moqueront de cet accord ou de ce désaccord étonnant de leurs propre sens.


§ XXX.


De l’imagination productive.


L’originalité (production non imitée) de l’imagination, lorqu’elle aboutit à des notions, s’appelle génie ; si elle n’y aboutit pas, c’est une fantaisie. — C’est une chose remarquable que nous ne pouvons concevoir pour un être raisonnable d’autre forme convenable que celle de l’homme. Toute autre forme serait à la vérité un symbole d’une certaine qualité humaine, — par exemple la forme du reptile est l’image de la fourberie, — mais elle ne pourrait pas représenter l’être raisonnable lui-même. C’est ainsi que nous peuplons, dans notre imagination, tous les autres corps célestes d’êtres à forme purement humaine, quoiqu’il soit vraisemblable que ces êtres doivent différer beaucoup de ceux de notre espèce, à cause de la différence de la planète qu’ils habitent et qui les nourrit, comme aussi des éléments qui les composent. Toutes les autres formes que nous pourrions leur donner sont des caricatures (1)[3].

Lorsque la privation d’un sens ( par exemple de la vue) est un vice congénial, celui qui en est privé cultive autant que possible un autre sens qui remplace le premier, et exerce l’imagination productive en grand quand il cherche à saisir les formes des corps extérieurs par le toucher ; et, si le toucher est impuissant, à cause de la grandeur de l’objet (par exemple d’une maison), qu’il cherche encore à s’en faire une idée par un autre sens, tel que celui de l’ouïe, à savoir au moyen de l’écho de la voix dans une chambre. Mais à la fin, si une opération heureuse rend à l’organe sa

susceptibilité naturelle, il n’en faut pas moins apprendre à voir et à entendre ; c’est-à-dire qu’on est dans la nécessité de chercher à réduire ses représentations à des notions de cette espèce d’objet.

Des notions d’objet conduisent souvent à les soumettre involontairement à une image spontanément produite (par l’imagination productive). Quand noue lisons, ou qu’on nous raconte la vie et les œuvres d’un homme distingué par le talent, les services 4>u la naissance, nous sommes ordinairement portée à lui donner dans notre imagination une stature imposante. S’il s’agit au contraire d’un homme d’un caractère souple et doux, nous lui donnons par la pensée une taille petite et souple. Ce n’est pas seulement le paysan, c’est aussi l’homme du monde, qui s’étonne de trouver un tout petit homme dans le héros qu’il s’était fabriqué d’après les actions qu’il en avait entendu raconter, ou de trouver au contraire dans le subtil et conciliant David Hume un homme d’une corpulence énorme. « — Il ne faut donc pas trop exalter l’attente de quelque chose, parce que l’imagination est naturellement portée à l’extrême ; car la réalité est toujours au-dessous de l’idée qu’elle prend pour modèle dans son travail.

Il n’est pas prudent de faire à l’avance un grand éloge d’une personne qu’on veut présenter pour la première fois dans une société ; c’est souvent le méchant tour d’un roué qui veut la rendre ridicule. Car l’imagination agrandit tellement la représentation de ce qui est attendu, que la personne désignée ne peut que déchoir lorsqu’elle vient à être comparée avec l’idée préconçue. Le même fait a lieu lorqu’on annonce avec des éloges excessifs un ouvrage, un drame, ou tout autre chose du domaine des beaux-arts ; car la chute est certaine lorsque vient le moment de la publicité. Rien que d’avoir lu une bonne pièce de théâtre, l’impression en est déjà plus faible à la représentation. — Mais si l’ouvrage auparavant comblé d’éloges trompe de tout point l’attente, fût-il d’ailleurs innocent, il tombe dans un ridicule extrême.

Ce qui change l’es formes mobiles, qui n’ont par elles-mêhles aucune signification propre et capable d’exciter l’attention, tel que le mouvement de la flamme du foyer ou le cours varié d’un ruisseau et les bouillonnements de ses eaux sur des pierres, entretient l’imagination d’une foule de représentations d’espèces toutes différentes (différentes de celles qui affectent ici la vue), qui se jouent dans l’esprit et s’y enfoncent par la réflexion. La musique même, pour celui qui ne l’entend pas en connaisseur, peut placer un poète ou un philosophe dans la situation où chacun, suivant ses occupations ou ses affections, peut saisir des pensées et s’en rendre maître avec plus de facilité et de bonheur que s’il était resté tranquille dans sa chambre. La cause de ce phénomène semble tenir à ce que, si, par quelque chose de divers qui ne peut d’ailleurs par lui-même exciter l’attention, le sens est détourné de quelque autre objet qui le frappe plus fortement, la pensée alors s’en trouve non seulement soulagée, mais encore animée, en ce sens qu’il faut une imagination plus vive et plus soutenue pour fournir la matière des représentations intellectuelles. — Le Spectateur anglais[4] raconte d’un avocat qui avait l’habitude, en plaidant, de tirer de sa poche une ficelle qu’il enroulait sans cesse autour de son doigt ; et comme un jour son adversaire lui subtilisa méchamment sa ficelle, il se trouva tout à fait désorienté, ne débita que des non-sens, ce qui fit dire : « Il a perdu le fil de son discours. » — Le sens qui s’attache fortement à une sensation ne permet pas (à cause de l’habitude) de faire attention à d’autres sensations différentes ; il n’en est par conséquent pas distrait : mais l’imagination peut d’autant mieux alors suivre une marche régulière.


Notes de Kant modifier

  1. (1) Tramontano ou tramontana signifie l’étoile polaire ; et perdere la tramontana, perdre le Nord (comme étoile du navigateur), signifie être hors de soi-même, ne savoir pas se retrouver.
    Dans la première édition, Kant ayant pris le tramontano pour un yent contraire du nord en Italie, ajoutait encore l’explication suivante : « Quand un jeune homme sans expérience entre dans une société plus brillante qu’il ne s’y attendait (surtout par les dames), il est facilement embarrassé au début de la conversation. Il serait malhabile à lui de commencer par une nouvelle du journal ; car on ne voit pas ce qui l’y aurait amené. Mais comme il vient de la rue, la pluie ou le beau temps est la meilleure manière de commencer, et s’il se trouble même en ce point (voy. à propos du vent du nord), alors, dit l’italien, il a perdu la tramontane. » Comparez à ce sujet la première observation du § 31, qui se trouve dans toutes les éditions. Schub.
  2. (1) Je ne parle pas ici de ce qui n’est pas un moyen pour un but, mais d’une conséquence naturelle de la position où se trouve placé quelqu’un, lorsque son imagination le met hors de lui-même. Tel est le vertige qu’on éprouve en regardant en bas lorsqu’on se trouve placé au bord d’une élévation à pente escarpée (c’est ce qui arrive toujours lorsqu’on passe sur un pont étroit dépourvu de garde-fou). Tel est encore le mal de mer. — La planche sur laquelle un homme se sent chanceler en marchant ne lui occasionne pas la moindre peur si elle est placée par terre ; mais si elle forme comme un sentier placé sur un abîme profond, la seule pensée qu’on peut faire un faux pas met aussitôt en péril réel de tomber au passage. — Le mal de mer (dont j’ai fait moi-même l’expérience dans le trajet, ou, si l’on veut, dans le voyage maritime de Pillau à Kœnigsberg) avec ses accès de vomissements, peut m’être arrivé, comme je crois l’avoir remarqué, simplement par les yeux, lorsque, dans le mouvement du navire, aperçu de la cajute, mes yeux étaient frappés tantôt de la vue de la mer, tantôt d’un point plus élevé ; et le mouvement de bas et de haut excitait à l’aide de l’imagination dans mes muscles abdominaux un phénomène antipéristaltique des entrailles. — (Comparez l’observation générale du § 79. Sch.)
  3. (I) C’est ainsi que les trois saints (la Trinité), un vieillard, un jeune homme et un oiseau (la colombe), doivent être représentés, non comme des formes réelles semblables à leur objet, mais seulement comme des symboles. Les expressions figurées : descendre du ciel et monter au ciel, doivent aussi être entendues symboliquement. Nous sommes obligés, pour soumettre à une intuition notre notion d’être raisonnable, de donner à son objet une forme humaine ; mais il serait malheureux ou puéril de prendre la représentation symbolique pour la notion de la chose même.
  4. Journal bien connu, publié par Addisson et Steele : The Spectator. Sch.


Notes du traducteur modifier