Anthropologie (trad. Tissot)/Faculté de se représenter le passé et l’avenir par l’imagination




§ XXXIV.


De la faculté de se représenter le passé et l’avenir
par l’imagination


La faculté de se représenter volontairement le passé est la mémoire ; celle de se représenter de même l’avenir est la prévision. L’une et l’autre, en tant qu’elles sont sensibles, se fondent sur l’association des représentations d’un état passé ou à venir du sujet avec le présent ; et, sans être même des perceptions, elles servent à les lier dans le temps, à rattacher ce qui n’est plus avec ce qui n’est pas encore par le moyen du présent, en une expérience suivie. La mémoire et la divination s’appellent rétrospection et prospection (s’il est permis d’employer ces termes), lorsqu’on a conscience de ses représentations, comme devant ou pouvant se rencontrer dans un état passé ou futur.



A


DE LA MÉMOIRE.


La mémoire diffère de l’imagination purement reproductive en ce que, pouvant reproduire arbitrairement la représentation antérieure, l’esprit n’est par conséquent pas un simple jouet de cette représentation. La fantaisie, c’est-à-dire l’imagination créatrice, ne doit donc pas se mêler à l’acte du souvenir, autrement la mémoire serait en cela infidèle. — Mettre promptement quelque chose en mémoire, se le rappeler facilement, le retenir longtemps, telles sont les qualités formelles de la mémoire. Mais ces qualités vont rarement ensemble. Quand on croit avoir quelque chose dans la mémoire, et qu’on ne peut le faire surgir dans la conscience, on dit alors qu’on ne peut se le rappeler (et non pas qu’on ne peut s’en rappeler, ce qui signifierait qu’on est privé de sens). L’effort fait pour en venir à bout est très fatigant pour l’esprit, et beaucoup mieux vaut se distraire momentanément de cette préoccupation par d’autres pensées, sauf à revenir de temps à autre et sans effort à l’objet ; alors on tombe ordinairement sur une des représentations associées qui rappelle celle qu’on cherche.

Mettre méthodiquement quelque chose en mémoire (memoriœ mandare) s’appelle apprendre (non pas étudier, comme dit le peuple d’un prédicateur qui apprend par cœur tout son prochain sermon). — Cet acte de mémoire peut être mécanique, ou ingénieux, ou judicieux. Le premier ne repose que sur une répétition purement littérale et souvent réitérée : par exemple quand on apprend le livret, et qu’il faut parcourir toute la série des mots les uns après les autres dans l’ordre ordinaire, pour satisfaire à une question, comme lorsqu’on demande à l’élève combien font 3 fois 7, et qu’il est obligé, pour trouver la réponse, de commencer par 3 fois 3 pour arriver à 21 ; ou lorsqu’on lui demande combien font 7 fois 3, et qu’il est obligé de renverser les nombres, et de revenir à 3 fois 7, pour s’y reconnaître. Si la chose apprise est une formule solennelle, où nul changement dans l’expression ne doit avoir lieu, mais où elle doit être, comme on dit, récitée, beaucoup de gens doués d’une excellente mémoire, craignant de s’y tromper (comme si cette formule même devait les égarer), se croient dans la nécessité de la lire ; c’est ce que font aussi les prédicateurs les plus exercés, parce que le plus léger changement dans les termes prêterait au ridicule.

Le moyen de se rappeler, que nous appelons ingénieux, est une méthode qui consiste à imprimer dans la mémoire certaines représentations en les associant à des représentations accessoires qui n’ont, avec les premières, aucune affinité en soi (pour l’entendement), par exemple des sons d’une langue avec des images tout à fait différentes, qui doivent cependant y correspondre. Pour faire retenir quelque chose plus sûrement à la mémoire, on la charge encore de plusieurs représentations accessoires. Méthode absurde, puisqu’elle consiste dans le procédé arbitraire de l’imagination d’apparier ce qui ne peut être renfermé dans une seule et même notion. Méthode contradictoire dans le rapport du moyen à la fin, puisqu’on cherche l’allégement de la mémoire, quand, en réalité, on la surcharge en lui imposant sans nécessité l’association de représentations très disparates[1]. Les gens d’esprit ont rarement une mémoire fidèle (ingeniosis non admodum fida est memoria) ; c’est une observation qu’explique ce phénomène.

Le procédé mnémonique judicieux n’est autre chose qu’une table de division d’un système (par exemple du système de Linnée) présente à la pensée, à l’aide de laquelle, et en repassant le nombre des membres de division établi, ou peut retrouver ce qu’on aurait oublié. On peut recourir encore aux divisions d’un tout rendues sensibles (par exemple des provinces d’un pays sur une carte, suivant qu’elles sont au nord, à l’ouest, etc.), parce qu’on se sert encore, à cet effet, de l’entendement, et qu’à son tour il est un auxiliaire pour l’imagination. Le souvenir est très particulièrement facilité par la topique, c’est-à-dire par une distribution des notions générales appelées lieux communs ; ce qui, s’obtient par une classification, comme on classe dans une bibliothèque les livres par compartiments avec différentes étiquettes.

Il n’y a pas de mnémotechnie (ars mnemonica) qui soit une théorie universelle. Au nombre des artifices particuliers de ce genre sont les sentences en vers (versus memoriales) ; le rhythme contient une chute régulière de syllabes qui est très favorable au mécanisme de la mémoire. — Il ne faut pas trop se moquer des prodiges de mémoire d’un Pic de la Mirandole, d’un Scaliger, d’un Ange Politien, d’un Magliabecchi, etc., des polyhistores qui portaient dans leur tête une charge de livres de cent chameaux, comme autant de matériaux pour les sciences, — sous prétexte qu’ils ne possédaient peut-être pas le jugement nécessaire pour tirer de toutes ces connaissances le parti convenable ; c’est un assez grand mérite déjà d’avoir abondamment procuré la matière grossière que d’autres doivent, plus tard, mettre en œuvre avec discernement (tantum scimus quantum memoria tenemus). Un ancien disait : « L’art d’écrire est fondé sur la mémoire (en fait une condition indispensable. » Il y a là quelque chose de vrai ; car l’homme du peuple possède ordinairement la diversité des faits à lui connus avec une telle netteté, qu’il peut les mettre dans leur ordre et se les rappeler plus sûrement, parce qu’ici la mémoire est sans mélange de raisonnement. Au contraire le savant, qui a beaucoup d’idées hétérogènes ou accessoires, oublie par distraction beaucoup de choses concernant sa charge ou ses affaires personnelles, parce qu’il ne les a pas saisies avec l’attention suffisante. Mais les tablettes de poche sont un moyen sûr de retrouver nettement et sans peine tout ce qu’on a mis en réserve dans son esprit ; l’écriture est ainsi un art toujours précieux, puisqu’alors même qu’elle ne servirait pas à la communication des connaissances, elle tiendrait encore lieu de la mémoire la plus étendue et la plus fidèle.

La faiblesse de la mémoire (obliviositas), qui est un état dans lequel la tête reste toujours vide, comme un vase troué, quelque peine qu’on prenne pour la remplir, est au contraire un très grand mal. C’est un défaut parfois excusable, comme chez les vieilles gens, qui se rappellent très bien les événements de leurs jeunes années, et qui oublient toujours ceux de la veille. Mais souvent aussi c’est la conséquence d’une distraction habituelle, à laquelle sont particulièrement exposées les liseuses de romans. Cette lecture n’ayant d’autre but que d’occuper pendant qu’on la fait, puisqu’on n’ignore pas que ce sont de pures fictions, la liseuse a donc pleine liberté de s’abandonner, en lisant, au cours désordonné de son imagination ; ce qui la distrait naturellement, et rend habituelle la distraction (défaut d’attention à ce qui est présent), en sorte que l’affaiblissement de la mémoire en est la conséquence nécessaire. — Cet exercice dans l’art de tuer le temps et de se rendre inutile au monde, sauf ensuite à se plaindre de la brièveté de la vie, est, au point de vue des dispositions fantastiques de l’esprit qui en résultent, une des plus dangereuses atteintes qui puissent être portées à la mémoire ?


B


DE LA FACULTÉ DE PRÉVOIR
(prævisio).


Il importe plus de posséder cette faculté qu’aucune autre, parce qu’elle est la condition de toute pratique possible, et le but auquel l’homme consacre ses forces. Tout désir implique la prévoyance (douteuse ou contraire) de ce qui peut le satisfaire. Le retour vers le passé (le souvenir) n’a lieu que dans le but de rendre par là possible la prévision de l’avenir, puisqu’on général nous ne regardons autour de nous, du point de vue du présent, que pour en conclure quelque chose ou y être préparés.

La prévoyance empirique est l’attente de cas semblables (exspectatio casuum similium), et n’a pas besoin de raisonner sur les causes et les effets, mais seulement de se rappeler les événements observés, la manière dont ils se suivent ordinairement ; en quoi des expériences réitérées produisent une certaine habileté. Le temps qu’il doit faire intéresse vivement le navigateur et le paysan. Aussi n’allons-nous pas aussi loin dans nos prédictions de la pluie et du beau temps que ce qu’on appelle le calendrier du cultivateur, dont les prophéties sont recueillies avec soin quand elles tombent juste, et oubliées quand elles tombent à faux, et jouissent ainsi d’un éternel crédit. — On devrait presque penser que la Providence a voulu enchevêtrer d’une manière si impénétrable le jeu des saisons pour qu’il ne fût pas aussi facile à l’homme de faire pour chaque époque les dispositions nécessaires, afin de le forcer à faire usage de son entendement, de façon à se trouver prêt pour toutes les éventualités.

Il n’est pas très honorable, en effet, pour l’esprit humain de vivre au jour le jour (sans prévision ni souci), comme le Caraïbe qui vend son hamac le matin, et qui est si surpris le soir qu’il ne sait plus comment il passera la nuit. Mais quand la moralité n’en reçoit aucune atteinte, on peut regarder celui qui est endurci contre tous les événements comme plus heureux que celui qui est toujours à chercher d’un œil incertain le plaisir de la vie. Mais de toutes les perspectives que l’homme peut avoir, la plus consolante est bien d’avoir, dans l’état moral actuel, un motif d’espérer la continuation et le progrès ultérieur d’un plus grand perfectionnement encore. Lorsqu’au contraire, tout en prenant la résolution courageuse de suivre une voie nouvelle et meilleure, il faut se dire : il n’en sera rien cependant, parce que souvent tu t’es fait cette promesse (pour l’avenir), et qu’elle n’a jamais été tenue, sous prétexte d’une exception pour cette fois seulement, alors on peut s’attendre, sans consolation, à des retours pareils.

Mais lorsqu’il s’agit du sort qui peut nous menacer, et non de notre libre arbitre, la vue de l’avenir est ou un pressentiment (prœsensio) ou (1)[2] un présage (prœsagitio). Le pressentiment est comme un sens caché de ce qui n’est pas encore présent ; le présage est comme une conscience de l’avenir produite par la réflexion sur la loi de l’enchaînement successif des événements (la loi de causalité).

Il est facile de voir que tout pressentiment est une chimère ; comment, en effet, pouvoir sentir ce qui n’est pas encore ? Qu’il y ait des jugements fondés sur des notions obscures d’un rapport de cette espèce, à merveille, mais ce ne sont pas des pressentiments ; on peut développer les notions qui conduisent à ces jugements, et faire voir comment ils se forment. — Les pressentiments ont en grande partie un caractère inquiet ; l’anxiété, qui a ses causes physiques, précède, sans qu’on sache ce qui est à redouter. Mais il y a aussi les pressentiments gais et résolus des illuminés, qui ont pour objet la révélation prochaine d’un mystère pour lequel l’homme n’a cependant pas de capacité sensible, et le pressentiment de ce qu’ils croient voir clairement dévoilé, comme s’y attendaient les époptes dans l’intuition mystique. — La seconde vue des montagnards écossais, par laquelle certains d’entre eux croient voir un pendu à un mât, prétendant avoir été avertis de sa mort après leur entrée réelle dans un port éloigné, appartient encore à cette classe d’illusions.


Notes de Kant modifier

  1. Tels sont les abécédaires et les bibles a images, ou une théorie des Pandectes représentée par des gravures ; ce sont des lanternes magiques d’un maître puéril propres à rendre ses élèves encore plus enfants qu’il ne les avait pris. On peut donner comme exemple de cette dernière manière d’enseigner ou d’apprendre, le titre des Pandectes : De heredibus suis et legitimis. Le premier mot a été représenté par une boîte cadenassée, le second par un porc, le troisième par les deux tables de Moïse.
  2. (1) On a voulu dernièrement mettre une différence entre ahnen et ahnden, mais le premier de ces mots n’est pas allemand ; reste donc le dernier. — Ahnden (pressentir) signifie la même chose que gedenken (penser). Es ahndet mir (j’ai un pressentiment), veut donc dire : quelque chose de confus se présente à mon souvenir ; pressentir quelque chose [pour quelqu’un] signifie penser mal pour lui du résultat de son action (c’est-à-dire la punir). C’est toujours la même notion, mais appliquée différemment.


Notes du traducteur modifier