Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Pierre Quillard

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 328-333).


PIERRE QUILLARD


1864



Pierre Quillard, né à Paris le 14 juillet 1864, fit au lycée Condorcet de brillantes études et fut reçu licencié ès lettres. Après avoir débuté fort jeune encore dans plusieurs Revues poétiques, il publia, en 1866, une légende dramatique en vers, La Fille aux Mains coupées, qui attestait déjà une profonde science du rythme ainsi qu’un sentiment poétique très élevé.

Depuis M. Quillard a fait paraître un certain nombre de poèmes héroïques, notamment dans la Grande Revue. Son prochain recueil aura pour titre : La Gloire du Verbe.

La Fille aux Mains coupées a été éditée par Alcan-Lévy.

Rodolphe Darzens.

LES CAPTIFS


I


Un sage, descendant de cimes inconnues,
S’en allait autrefois par le pays d’Assour,
Et la mystérieuse aurore d’un grand jour
Empourprait, à sa voix, le jardin blanc des nues.


Les peuples le suivaient et ne comprenaient pas
Quels dieux, accompagnant la marche du prophète,
Candidement semaient dans les villes en fête
Des lis miraculeux et calmes sous ses pas.

Mais tous buvaient le miel divin de ses paroles,
Le miel fait de parfums et de baumes puissants,
Forts comme la senteur éparse de l’encens,
Doux comme la senteur éparse des corolles.

Pour s’enivrer des mots que sa bouche versait,
Les laboureurs quittaient le manche des charrues,
Et parmi la clameur des foules accourues
Le Voyant pacifique et sublime passait.

Désormais, dédaigneux des apparences brèves
Et des illusions passagères, fermant
Leurs yeux purifiés à la clarté qui ment,
Les hommes ouvraient l’âme à la splendeur des rêves.

II

Le roi, las des lions traqués dans les filets,
Las des buffles saignant sous la grêle des flèches,
Las des femmes aux chairs odorantes et fraîches,
Fit amener vers lui cet homme en son palais :

« Vieillard, évocateur des merveilles du songe,
« Jongleur qui fais surgir, devant les yeux humains,
« Dans la poussière impure et vile des chemins,
« Des visions de paix, de gloire et de mensonge,


« Vieillard, évocateur des merveilles du ciel,
« Toi qui règnes — là-bas — au pays du mystère,
«  Mon cœur royal déçu par l’horreur de la terre
« Aspire à la beauté du monde essentiel.

« Tel que le cri plaintif des tigres dans les fosses
« Vient à nous à travers les cloisons de la nuit,
« J’entends sourdre en moi-même un lamentable bruit
« Malgré le mur d’airain des apparences fausses.

« Ô vieillard, fais tomber les mauvaises cloisons,
« Montre-moi la campagne et les arbres des plaines,
« Et les fleuves d’azur roulant à vagues pleines
« Vers le gouffre sans fin des vierges horizons. »

Mais l’homme, d’une voix tranquille : « Que t’importe,
« Ô roi des rois, seigneur des mondes, fils des dieux,
« Qui marches revêtu de pourpre et radieux,
« La rumeur entendue au delà de la porte ?

« Ô maître, que veux-tu de la terre et des cieux ?
« Si je t’ouvre la source antique de la vie,
« Je n’apaiserai pas ta soif inassouvie,
« Et ton esprit d’orgueil n’en croira point tes yeux ! »

— « Voilà beaucoup de mots inutiles, prends garde :
« Ta tête pourrait choir d’un coup prématuré. »
Et l’homme répondit : « C’est bien. J’obéirai :
« Roi qui veux voir le fond de l’abîme, regarde. »

Hors du temps, hors du lieu, faite de pur granit,
Enserrant l’univers de ses noires murailles,
Rauque d’un monstrueux râle de funérailles,
Une immense prison montait dans l’infini.


Au milieu de la geôle effroyable, les villes
S’étageaient sous le deuil des deux ; un flamboiement
D’astres sombres luisait épouvantablement
Sur les dieux, sur les rois, sur les foules serviles.

Mais une lueur d’aube emperlait l’Orient
De magiques rayons et d’étincelles blondes :
Les hommes nés depuis la naissance des mondes
Se ruaient vers l’espoir du soleil en criant.

Ils allaient, éperdus et fauves ; les armées
Se heurtaient sous le vol sinistre des vautours ;
Et les blocs de rochers pleuvaient des hautes tours,
Et les ailes du feu nageaient dans les fumées.

Les chefs vainqueurs, avant le rouge lendemain,
Offraient aux dieux d’en-haut les victimes tuées
Et dressaient vers la cime errante des nuées
Des palais effrayants tendus de cuir humain.

Sourds aux tumultes, sourds aux luttes, mains unies,
Regards ravis d’extase et d’éblouissements,
Des couples enlacés de femmes et d’amants
Passaient, dans un concert de tendres harmonies :

Des pétales de fleurs apportés par le vent
Tourbillonnaient vers eux dans l’ombre des yeuses :
— Et tous, couples d’amour et hordes furieuses,
Marchaient, marchaient toujours vers le soleil levant.

Mais l’aube désirée et les futures gloires
De clartés décevaient leurs visibles efforts,
Et, mourant vainement pour renaître, les morts
Poursuivaient à nouveau les astres illusoires.


La même nuit baignait l’éternel horizon,
Et de ceux qui vaguaient dans la geôle des choses
Et tâchaient à s’enfuir de leurs cavernes closes,
Aucun ne s’évadait de la morne prison.

Seuls, les sages tuaient la volonté de vivre.
Aveugles aux lueurs que nul ne peut saisir,
Ils gagnaient, affranchis des chaînes du désir,
Le néant ineffable et la mort qui délivre.

Bienheureux qui savaient la fatigue des pas,
Bienheureux qui savaient le mirage des astres,
Bienheureux qui savaient la vie et les désastres :
Ils s’endormaient un jour et ne renaissaient pas.

III

La vision, vieillard, est morne et ridicule,
« Tu mourras. » — Et le roi Nabou-Koudour-Oussour,
Très juste, fit clouer au faîte d’une tour
La tête qui saignait dans l’or du crépuscule.


LIED



Je ne veux pas courber ma tête sous tes pas,
Ni baisser devant toi les yeux ; je ne suis pas
Un mendiant d’amour et d’aumônes charnelles,
Et la honte des pleurs ternirait mes prunelles.


Mais dans la nuit semblable à mon cœur sombre et fier,
J’irai conter ma peine aux vagues de la mer ;
Elle me bercera, la mer consolarrice,
Avec des rythmes doux et des chants de nourrice.

J’écouterai sa voix et je m’endormirai
Comme un enfant, tandis qu’en un jardin sacré
Surgira, bleu de rêve et parfumé de menthe,
Le magique palais où tu seras clémente.